Chapitre XVI.
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CHAPITRE XVII
Malgré sa grande confiance en sa force, en la popularité dont il jouissait parmi la majorité du pays hier encore plébiscitaire, aujourd’hui ralliée à la République, confiance semée de certaines appréhensions qui auraient pris le dessus s’il ne s’était trop cru indispensable, M. Thiers, éloigné de la tribune pour la défense dans les moments décisifs, devenait désormais le point de mire des manœuvriers du parti conservateur. Ses hésitations, ses capitulations si fréquentes, ses crises démissionnaires ne produisaient plus l’effet escompté ; il fallait constater sous peu, d’autant que le parti républicain avancé, tout en le soutenant contre les plus rudes, les plus dangereux assauts, allait lui infliger une juste et retentissante leçon.
Après l’adoption du projet de la Commission des Trente, né d’une série de négociations et de transactions, qui autorisait le chef du pouvoir exécutif à paraître à la tribune, à donner son avis, mais non à participer à la discussion des projets de lois ou interpellations ; qui affirmait le droit et le pouvoir constituant de l’Assemblée nationale, vint à l’ordre du jour la question brûlante de l’organisation de la municipalité lyonnaise.
Les droites et, disons-le, les centres aussi étaient fort émus, fort irrités de la série de conflits qui ne cessaient de surgir entre la municipalité de Lyon et l’autorité préfectorale représentée par le célèbre ingénieur Ducros « aux ponts trop courts » transformé en agent politique ; un des plus ardents, des plus odieux, des plus ridicules qui se soient rencontrés dans la si singulière administration de cette époque. La population lyonnaise, dans sa majorité, était fermement attachée à la cause républicaine ; elle a, du reste, des traditions inoubliables, illustrées par de terribles et sanglantes luttes, les unes d’un caractère purement politique, les autres d’un caractère purement ouvrier et social.
La municipalité avait à sa tête M. Barodet, qui avait succédé à M. Hénon, et luttait pied à pied contre les mesures prises par le préfet, toutes fort réactionnaires, quelques-unes simplement odieuses, réclamées ou appuyées par la minorité de la population très cléricale. Il serait long de les énumérer, mais il en faut citer quelques-unes, plus marquantes, telles que l’interdiction des enterrements civils après huit heures du matin en hiver et sept heures été ; la suppression des journaux républicains pour la publication d’articles parfois anodins ; l’interdiction des représentations de la Muette de Portici, de Ruy-Blas, de Patrie ; l’obligation imposée aux conseillers municipaux de présenter une carte signée du secrétaire du préfet pour être admis dans l’Hôtel de ville !…
M. Barodet, ancien instituteur, avait eu de graves difficultés avec M. Ducros, relativement aux mandats de paiement des instituteurs laïques auxquels, autorités et congréganistes livraient une lutte de chaque jour. Il manifestait de la volonté, de l’énergie, de l’intelligence ; il avait l’appui du Conseil municipal et de tout le parti républicain. Cette situation ne pouvait se prolonger, d’autant que la population s’irritait et que ses rapports avec toutes les autorités, se tendant, menaçaient de provoquer une crise aiguë.
Ce que cherchait la réaction, depuis longtemps déjà, c’était la suppression de la Mairie centrale qui lui apparaissait comme un danger permanent ; pour cette fin, il fallait procéder à la réorganisation de la municipalité entière un projet avait-il été déposé le 13 février 1873 par le baron Chaurand ; il comportait, en même temps que cette suppression, le sectionnement de la cité. Le 13 du même mois, le Gouvernement en présentait un autre offrant une seule différence notable, le maintien de la Mairie centrale : mais M. de Goulard, homme de la Droite, avait pris le portefeuille de l’intérieur enlevé, malgré sa condescendance, à M. Victor Lefranc qui l’avait si maladroitement, si débilement tenu et, de négociations en transactions, le Gouvernement s’était rallié au projet de la Commission qui fut adopté ; — la Mairie centrale avait vécu ; le 12 avril, M. Barodet avait quitté son poste non sans avoir adressée la population une proclamation simple, mais énergique et fière, dont le préfet s’empressa d’interdire l’affichage.
Mais la discussion de ce projet de loi, qui avait passionné l’opinion, n’avait pas passé sans provoquer un incident grave : la démission du président de l’Assemblée. M. Jules Grévy, dont le fauteuil était depuis longtemps visé par la réaction qui considérait cette conquête comme le plus sûr travail d’approche dirigé contre le chef du pouvoir exécutif. Le motif le plus futile avait fait naître l’incident. M. Le Royer, député du Rhône, tandis qu’il combattait le projet de loi et défendait les intérêts de Lyon, après avoir résumé les arguments sur lesquels M. de Meaux avait échafaudé son rapport, avait prononcé ces simples mots : « Voilà le bagage de la Commission » et il n’en avait pas fallu davantage pour une tempête tellement grotesque et violente que M. Jules Grévy n’avait pu calmer, avait dû lever la séance en annonçant sa démission que le lendemain il adressait à l’Assemblée en une lettre brève et fort sèche. À la vérité, il avait été réélu, mais sa majorité habituelle était diminuée dans les proportions caractéristiques : 349 voix contre 231 à M. Buffet. Il maintint sa démission et après un second scrutin, M. Buffet, un des plus froids et des plus fieffés réacteurs qui se soient rencontrés, fut définitivement élu par 304 voix contre 285 données à M. Martel.
Les droites venaient, par l’incompréhensible susceptibilité et la faiblesse de M. Grévy, de conquérir un poste important ; elles devaient en user, en abuser, pour aboutir à quelques succès partiels, puis à un misérable avortement.
La démocratie parisienne devait répondre par une énergique protestation à l’acte d’hostilité commis par la droite de l’Assemblée contre la démocratie lyonnaise et sa protestation devait atteindre toujours en passant, un de ses élus, le chef du pouvoir exécutif lui-même, M. Thiers qui avait montré tant de faiblesse en laissant M. de Goulard abandonner son projet pour se rallier à l’avis de la Commission. En effet, tandis que l’Assemblée était en vacances depuis le 7 avril pour ne rentrer que le 19 mai, des élections complémentaires devaient se faire et, à Paris, le décès de M. Sauvage rendait un siège vacant et les électeurs étaient convoqués pour le dimanche 27 avril.
A qui reviendrait ce siège ? quel parti l’emporterait sur les autres ? questions importantes pour le gouvernement, pour le parti républicain, pour les modérés, pour la réaction elle-même qui, loin d’éviter la lutte, allait s’y engager à fond.
La candidature de M. de Rémusat, ministre des affaires étrangères, avait été posée par les modérés, par les ralliés, coalition dans laquelle pénétrèrent des orléanistes avérés. Il était courant, sinon officiel, que M. Thiers patronnait cette candidature bien faite pour éveiller les méfiances des vrais républicains. M. Thiers escomptait que son candidat ne pouvait que réussir ; que Paris oublierait l’homme de la semaine de Mai pour ne se souvenir que du chef du pouvoir exécutif qui venait d’aboutir à la libération du territoire, après de longues, délicates et laborieuses négociations. Il n’en devait pas être ainsi ; Paris qui, déjà, avait manifesté son réveil lors des élections municipales, allait prouver que, malgré la saignée subie, il lui restait assez de vigueur morale pour élever une énergique protestation contre tous les réacteurs, sous quelque masque qu’ils pussent se présenter. Avec un ensemble, un entrain incomparables, des Comités se formèrent, fusionnèrent et la candidature fut offerte à M. Barodet. Paris se solidarisait avec Lyon pour affirmer sa foi démocratique et sa haine des ruraux de Versailles.
M. Barodet accepta, résumant son programme en quelques points très précis : Dissolution immédiate de l’Assemblée nationale ; intégrité absolue du suffrage universel ; convocation immédiate d’une Assemblée unique, seule capable de voter l’amnistie et la levée de l’état de siège.
Le colonel Stoffel était le candidat des bonapartistes et les réactionnaires devaient voter pour lui.
La campagne électorale fut acharnée ; Paris se tapissa d’affiches et la France entière se passionna. Tandis que MM. Littré, Langlois, H. Carnot, Jules Grévy se prononçaient, au nom de l’intérêt supérieur de République, pour la candidature de M. de Rémusat et déclaraient dangereuse celle de l’ex-maire de Lyon, MM. Gambetta, Rouvier, Challemel-Lacour, Louis Blanc, Edmond Adam appuyaient la candidature Barodet et, dans une grande réunion privée à Belleville, Gambetta prononçait un grand discours en sa faveur. Après le succès de M. Vautrain contre Victor Hugo, les modérés escomptaient une nouvelle erreur de Paris ; grande fut leur déception : M. Barodet fut élu par 180.000 voix contre 135.000 à M. de Rémusat ; la candidature du colonel Stoffel ne rallia que 27.000 voix. C’était un écrasement pour la réaction bonapartiste et cléricale, un grave échec pour M. Thiers. La victoire républicaine remportée à Paris fut accueillie avec enthousiasme dans tous les centres démocratiques. On écrivit, on a écrit depuis que cette élection joua un rôle prépondérant dans les manœuvres menées par le parti conservateur contre le chef du pouvoir exécutif. Assertion inexacte, incrimination plus perfide que fondée. Tout était prétexte aux adversaires de M. Thiers pour le combattre, aussi bien ce dernier, par son attitude si fréquemment indécise, par ses nombreuses capitulations, par ses obstinations étroites, avait-il fini par lasser tout le monde. En réalité ce n’était plus qu’une épave ballottée, puisqu’il n’avait su ou voulu se fixer ; il allait être emporté au premier orage sérieux. Chaque élection lui avait été une indication, un avertissement ; il n’avait voulu ni voir ni entendre, les scrutins des 27 avril et 11 mai, dans les départements, devaient, une fois de plus, affirmer le développement du parti républicain et l’orientation d’une importante fraction vers le radicalisme, tel qu’on le concevait à cette époque ; dans tous ses programmes électoraux figurait la prompte dissolution de l’Assemblée nationale. À Lyon, sur six députés à élire, cinq furent républicains, dont M. A. Ranc ; dans les Bouches-du-Rhône, M. Édouard Lockroy fut élu, partout, sauf dans le Morbihan et la Charente-Inférieure, où un clérical-monarchiste et un bonapartiste battirent, à très peu de voix près, les candidats républicains, l’écrasement de la réaction fut complet.
Perdus au point de vue électoral, le parti monarchiste et la faction bonapartiste n’avaient plus d’espoir que dans l’action parlementaire et, au besoin, extra-parlementaire ; ils allaient se mettre à l’œuvre dès la rentrée de l’Assemblée. Ils se sentaient ragaillardis depuis que M. Buffet avait remplacé M. Jules Grévy au fauteuil de la présidence ; c’était bien l’homme qui convenait à leurs projets ; autant M. Grévy s’était montré froid, apathique et avait eu en des circonstances graves, une attitude inexplicable, autant M. Buffet allait manifester sa partialité, son activité, sa haine des idées républicaines les plus modérées. Sous sa présidence, les énergumènes, les grotesques de la Droite allaient donner libre cours à leurs fantaisies, fréquemment du goût le plus déplorable.
Sous des déclarations libérales, c’était un autoritaire énergique et obstiné, à mine renfrognée. Il avait manifesté sa « poigne » durant les vacances à l’occasion d’un discours prononcé par M. Jules Simon, à la Sorbonne, devant l’Assemblée générale des Sociétés savantes ; il avait commis le crime impardonnable de faire remonter à M. Thiers tout l’honneur de la libération du territoire. M. Buffet avait saisi la balle au bond ; il en profita pour démontrer à ceux qui l’avaient élu président qu’il avait grand souci de « leur dignité », des prérogatives de l’Assemblée nationale. Il s’empressa de déclarer que si le Gouvernement ne désavouait pas, sans retard et officiellement, le discours du ministre de l’Instruction publique, il considérerait de son devoir le plus strict de convoquer l’Assemblée. Grand émoi dans tous les camps, car, dans tous, on pressent qu’une bataille décisive se prépare et va bientôt se livrer, maintenant que le territoire est libéré. Que sortira-t-il de cette rencontre ? Une Restauration ou le maintien de la République, car l’Assemblée est devenue Constituante et est décidée à ne se séparer, à se dissoudre, que quand elle aura déterminé la forme définitive du Gouvernement.
La Commission de permanence se réunit et se préoccupe d’une interpellation sur la politique générale ; au cours d’une séance du Cabinet, une scène très vive a lieu ; des explications amères, véhémentes s’échangent ; le ministre de l’Intérieur, M. de Goulard, qui ne cherche qu’une occasion de reprendre, parmi ses collègues de Droite, sa place de combat, abandonne son portefeuille, désavouant hautement M. Jules Simon qui, lui-même, est démissionnaire le 16 mai. La situation est grave ; tout autorise à prévoir que M. Thiers, malgré toute son habileté, ne pourra résister au premier choc et l’on s’occupe de lui trouver un successeur. Pressenti par certains, le duc d’Aumale accepte, le cas échéant, d’être candidat à la présidence de la République, d’où fureur et menaces des légitimistes intransigeants ; le maréchal de Mac-Mahon reçoit les offres du plus fort contingent ; il hésite, mais finit par se tenir à la disposition des conjurés, consacrant par cette attitude les remerciements émus qu’il a adressés au chef du pouvoir exécutif, pour ce qu’il lui a « rendu son honneur militaire » si gravement compromis à Sedan, en lui confiant le commandement de l’armée de Versailles. Singulière façon d’envisager l’honneur que de le considérer restauré par une victoire sur des Français après avoir été entamé par des défaites infligées par l’ennemi, l’envahisseur de la patrie ! A défaut du duc de Magenta, on avait songé au vieux maréchal Baraguay-d’Hilliers, mais nul, si ce n’est lui-même, n’avait pensé au général Changarnier qui, cependant, s’était exténué en offres de services ; il avait paru vraiment trop ridicule, même aux de Lorgeril, aux Dutemple et autres fantoches de la Droite.
L’accord se fit promptement entre les conjurés, les bonapartistes ne voyant pas d’un mauvais œil la candidature éventuelle du maréchal de Mac-Mahon.
De son côté, M. Thiers avait compris qu’il n’avait pas une journée à perdre, pas une faute à commettre ; aussi bien avait-il maintenant la sensation très nette que la partie était pour lui sinon perdue du moins gravement compromise. Il lui fallait prendre position et là était la difficulté, car, jusqu’à ce jour, il avait oscillé entre le camp républicain et le camp réactionnaire, plus souvent penchant vers celui-ci que vers celui-là. Le 19 mai, jour de la rentrée de l’Assemblée, le Journal Officiel annonçait la constitution d’un nouveau Cabinet pris dans la Gauche, la plus modérée il est vrai, mais dans la Gauche ; seul des réactionnaires avérés, M. de Fourtou en faisait partie avec le portefeuille des cultes ; quelques heures après, devant une chambrée complète et fort agitée, sous les regards attentifs des spectateurs emplissant les tribunes publiques, le président annonçait qu’une demande d’interpellation avait été déposée et il en donnait lecture :
« Les soussignés, convaincus que la gravité de la situation exige à la tête des affaires un Cabinet dont la fermeté rassure le pays, demandent à interpeller le ministère sur les modifications opérées dans son sein, et sur la nécessité de faire prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice ».
Trois cents signatures environ soulignaient cette singulière demande d’interpellation, tendant à « rassurer le pays », alors que, à chaque consultation, le suffrage universel affirmait que seules la dissolution de l’Assemblée et le maintien de la République pouvaient rassurer la France.
La discussion de cette interpellation fut fixée au 23 mai. Le lendemain, à l’occasion du renouvellement de son bureau, l’Assemblée manifesta sa division en deux camps à peu près d’égale force numérique. MM. Buffet et de Goulard furent bien élus l’un président, l’autre vice-président, mais la seconde vice-présidence échut à M. Martel pour qui volèrent les gauches et ce dernier scrutin donna à M. Thiers un moment d’espoir ; il devait être de brève durée. Au surplus ne s’était-il pas produit une indication sérieuse lorsque M. Dufaure, vice-président du Conseil des ministres, avait pour ainsi dire mis en demeure l’Assemblée d’exercer le pouvoir constituant qui lui avait été reconnu par la loi du 15 Mars ? Elle avait reculé en refusant d’entendre même la lecture du projet de loi.
La discussion de l’interpellation était attendue avec impatience, anxiété. Elle allait démasquer les manœuvres insidieuses des Droites. Tous les députés étaient à leur poste et les curieux se pressaient en foule. M. Thiers assistait à la séance, placé dans la situation toute particulière que lui créait la loi due à la Commission des Trente. Il pouvait monter à la tribune, exposer ses vues, dire ses intentions, mais il lui était interdit de se mêler directement à la discussion ; elle ne pouvait même se poursuivre en sa présence.
Ce fut M. le duc de Broglie, devenu le véritable chef de la coalition réactionnaire, qui ouvrit le feu. Avec un art consumé, il traça un tableau fort sombre des dangers que faisaient courir à l’ordre politique et social les progrès du parti républicain, surtout de la fraction radicale, progrès qui venaient de s’affirmer au cours des dernières élections ; c’était le parti du désordre qui gagnait du terrain. C’est grâce à la faiblesse ou à la complicité du gouvernement que le mal s’accroît et devient de plus en plus menaçant. Il se garde de parler de monarchie ou de république. À dessein il n’envisage pas un seul instant la forme du gouvernement ; il semble invoquer seulement les intérêts du pays, tant extérieurs qu’intérieurs.
«… Il y a ici, dit-il, trois cent vingt députés ayant signé l’interpellation, qui sont profondément convaincus que, contre le progrès des doctrines radicales, l’action active, énergique du gouvernement dans la voie légale est indispensable ; qui attribuent à ses oscillations, à ses indécisions, la plus grande partie du progrès que ces doctrines font dans le pays, l’autre partie seule étant imputable aux passions qu’elles flattent dans le cœur des populations.
« Ils pensent qu’un gouvernement n’a pas tout fait quand il a assuré l’ordre national, que l’ordre moral dépend beaucoup de lui, qu’il peut le fortifier ou l’affaiblir par son attitude, par les doctrines qu’il professe hautement, et surtout par l’esprit qu’il inspire à son administration. »
Le discours du duc de Broglie, qui devait faire la fortune de la formule l’ordre moral, était un appel à tous les monarchistes et à tous les peureux des centres ; il produisit grand effet, tant il était habile et perfide. Ce fut M. Dufaure qui y répondit au nom du gouvernement. Il fut brutal, mais à l’attaque subtile il répondit avec habileté pour terminer par un coup droit, bien inattendu du vieil orléaniste qui tant de fois avait capitulé devant la réaction menaçante.
Le duc de Broglie avait menacé le pays des plus grandes calamités, si les progrès du parti républicain, du parti radical n’était pas enrayés ; à son tour, M. Dufaure, ripostant du tac au tac, déclara qu’il fallait s’attendre aux plus graves crises si la République n’était pas définitivement reconnue comme forme de gouvernement.
« Oui, déclara-t-il, j’ai été frappé, comme l’honorable duc de Broglie lui-même, des élections des 27 avril et 11 mai, j’ai cru qu’elles nous donnaient une grande leçon ; j’ai compris que, pour lutter désormais contre le péril qu’on a signalé, il fallait un gouvernement définitif : c’est pour cela que nous avons présenté les projets de lois constitutionnels.
« Nous vous les avons présentés avec conviction ; nous étions prêts à vous déclarer que, si vous n’accordiez pas ce que nous vous demandions : la reconnaissance du gouvernement de la République, nous ne nous sentions plus la force de répondre de l’ordre public dans le pays ».
Le discours du Garde des Sceaux avait été écouté avec une visible impatience, coupé par des interruptions nombreuses et vives ; à peine fût-il terminé que des clameurs s’élevèrent réclamant la clôture de la discussion et le passage au vote…. à l’acte d’exécution longuement prémédité, savamment combiné ; mais, par un pli remis au président, M. Thiers avait demandé la parole, usant de la prérogative que lui accordait la loi. Le lendemain, dans une séance tenue le matin, il prononça un discours qui aurait gagnée être plus bref, mais qui fut écouté avec le plus grand silence, sans une seule interruption. Il se montra aussi conservateur, même plus que jamais ; après avoir évoqué son passé, rappelé la tâche accomplie depuis la réunion de l’Assemblée à Bordeaux, il plaça l’Assemblée en présence de la situation de fait qui se présentait. À son avis, le seul moyen d’assurer l’ordre, de former en France un grand et solide parti conservateur ; c’était de reconnaître la République, de s’y rallier, de la fonder définitivement ; il était dangereux de vouloir endiguer ou remonter le courant qui se manifestait dans le pays : «…. La raison qui m’a décidé, moi vieux partisan de la monarchie, déclara-t-il, outre le jugement que je portais en considérant la marche des choses dans le monde civilisé, c’est qu’aujourd’hui pour vous, pour moi, pratiquement, la monarchie est impossible.
« Et je ne veux pas vous déplaire davantage en vous en donnant les motifs. Mais vous le savez bien, et c’est ce qui vous justifie de ne pas venir, au nom de votre foi, nous proposer le rétablissement de la monarchie, car, enfin, ce serait votre droit. Puisqu’on propose telle ou telle République, vous avez le droit de proposer telle ou telle monarchie. Pourquoi ne le faites-vous pas ? Pourquoi, vous qui êtes plus calmes que tels ou tels autres ― je ne veux pas faire de personnalités ― pourquoi leur dites-vous qu’il serait imprudent de venir ici proposer la monarchie ? Pourquoi, par exemple, quand la polémique s’engage entre vous et nous, vous hâtez-vous de dire : « Nous, ce n’est pas comme monarchistes que nous parlons, c’est comme conservateurs ! ». C’est, convenons-en de bonne foi, que vous même sentez que, pratiquement, la monarchie est impossible. Je n’ai pas besoin d’en dire la raison encore une fois, elle est dans votre esprit à tous : il n’y a qu’un trône et on ne peut l’occuper à trois ».
Toutes les questions de protocole constitutionnel réglées, après un nouveau discours prononcé par M. Casimir-Périer, ministre de l’Intérieur, durant la séance de l’après-midi, la bataille engagée reçut sa conclusion par l’adoption, à 16 voix de majorité, d’un ordre du jour présenté par M. Ernoul auquel se rallièrent M. Target et plusieurs de ses amis du centre droit qui passaient pour des amis de M. Thiers et le trahirent avec une désinvolture toute parlementaire. Voici la teneur de ce document :
« L’Assemblée nationale, considérant que la forme du gouvernement n’est pas en discussion ;
« Que l’Assemblée est saisie de lois constitutionnelles présentées en vertu d’une de ses décisions et qu’elle doit examiner ;
« Mais que, dès aujourd’hui, il importe de rassurer le pays en faisant prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice ;
« Regrette que les récentes modifications ministérielles n’aient pas donné aux intérêts conservateurs la satisfaction qu’ils avaient le droit d’attendre ;
« Et passe à l’ordre du jour ».
Le soir, à 9 heures, au début de la troisième séance de cette mémorable journée, le Cabinet annonçait qu’il était démissionnaire et le président Buffet donnait lecture d’un message qui venait de lui être remis. Ce message portait la démission de M. Thiers comme président de la République. Tout étant préparé, concerté d’avance ; quelques instants après l’Assemblée procédait au scrutin pour l’élection du nouveau chef du pouvoir exécutif et le maréchal de Mac-Mahon était élu par 390 voix. Il y avait eu 391 volants seulement sur 731 députés présents ! A minuit et demi tout était terminé. Le duc de Magenta avait accepté de succéder à celui qui lui avait « remis une épée en main ».
Toute la France avait attendu avec une impatience, une anxiété fort intenses l’issue de cette journée ; la victoire des réactions la stupéfia, l’irrita ; elle froissait tous les sentiments du pays évoluant de plus en plus vers la République ; elle apparaissait comme une menace pour la France elle-même avide de tranquillité intérieure et extérieure. Dans les grandes villes eurent lieu de significatives manifestations ; à Paris elles furent menaçantes. Cependant l’ordre ne fut pas énormément troublé ; une coalition républicaine se forma pour résister aux entreprises monarchistes, cléricales et bonapartistes dont la série de conspirations, d’efforts, d’actes d’audace, allaient misérablement aboutir à la reconnaissance officielle de la République comme forme définitive du gouvernement !