Histoire socialiste/La Restauration/17

Chapitre XVI.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre XVIII.




CHAPITRE XVII


LE MINISTÈRE POLIGNAC


Les intentions du ministère. — Convocation de la Chambre élective. — Discours menaçant de Charles X. — La réponse énergique des députés. — Agitation de la cour. — Prorogation, puis dissolution de la Chambre. — Campagne personnelle de Charles X. — Écrasement électoral du ministère. — Expédition d’Alger. — Plan du ministère. — Les ordonnances de Juillet. — Protestation des journalistes — Calme apparent de la capitale.


« Charles X est bien toujours le comte d’Artois de 1780 ». Par cette exclamation, Royer-Collard, en apprenant la formation du ministère nouveau, traduisit l’opinion générale, non pas seulement celle des libéraux, évidemment suspects de partialité à l’égard du choix du roi, mais l’opinion des royalistes sincères qui n’avaient pas séparé, dans leur conception, la monarchie de la Charte et rêvaient l’accouplement transactionnel de la liberté et du sceptre. Ceux-là étaient atteints jusqu’à la conscience : ils prévoyaient la longue suite de folies et de provocations par où sombrerait, sous la colère et le mépris, la tentative nouvelle.

Comment la justifier, en effet ? Dès l’avènement du régime, en 1814, en 1815, le roi avait rencontré des résistances. Il pouvait en redouter la longueur et la puissance. Le prestige exercé par la force impériale, le souvenir de sa splendeur, même déchue, tout cela pouvait inquiéter la monarchie. De vieilles rancunes demandaient à s’assouvir ; des émigrés revenaient les mains vides, la tête blanche, le cœur empli d’une haine farouche…

Dans cet état, un roi, un régime avaient pu peut-être faire appel à des mesures de réaction, mesurer la liberté, ruser avec la Charte imposée. Mais, depuis, qu’avait fait la France pour mériter qu’on la meurtrît encore ? Elle avait élu des libéraux, envoyé à la Chambre des royalistes équilibrés et sages, voulu prendre au sérieux le système représentatif dont, d’une main avare, le régime l’avait doté. Mais, ce faisant, elle avait exercé son droit reconnu par le roi lui-même. Fallait-il qu’elle l’exerçât, pour gagner ses faveurs, dans le sens imposé par ses préfets ? Alors, c’était le despotisme ancien aggravé de l’hypocrisie constitutionnelle… Toutes ces réflexions amères vinrent à l’esprit de tous, et plus d’un royaliste sincère sentit se détacher de son cœur l’amour fidèle et loyal qui le portait à défendre le roi. D’autant que, si jusqu’ici Charles X avait été tenu au-dessus des fautes ministérielles par la constante pensée du peuple, en ce jour il devenait personnellement responsable, ayant congédié lui-même, sans même l’apparence d’un vote de la Chambre, des ministres qui formaient, par une sélection choisie, un groupe d’hommes de culture élevée, de talents assouplis et divers et de connaissances étendues.

Le défi éclatant que la seule formation de ce ministère contenait en elle fut entendu et compris. Une révolte, sourde d’abord et qui va devenir plus sensible, y répondit. À toute occasion, le peuple et la bourgeoisie, la pensée et le travail, les intérêts et les convictions, tout ce qui constitue la solidité et la splendeur d’un pays, tout protestait. La Fayette traversa la France de l’Auvergne à Grenoble, de Grenoble à Lyon, au milieu d’une haie d’admirateurs qui acclamaient en ce vieillard debout le souvenir ancien de la Constituante et revoyaient dans ses yeux, encore vifs, les lueurs premières des jours révolutionnaires.

Pendant ce temps, le ministère se livrait à toutes les dissensions intestines. M. de La Bourdonnaye, s’opposant à la nomination d’un président du Conseil, de peur, sans doute, que ce président fût un autre que lui, donna sa démission dès que M. de Polignac, avec raison d’ailleurs, en voulut imposer un. Cette sortie violente ne peut pas cependant être attribuée uniquement à la question de la présidence.

M. de la Bourdonnaye était demeuré un des rares royalistes gallicans, ennemi de la congrégation, hostile à l’empiétement du pouvoir religieux de la Société de Jésus sur le domaine législatif. Sans doute, de sourdes intrigues ourdies autour de lui, et où la vivacité de son caractère ardent était escomptée, ne furent pas indifférentes à son départ.

Restait à convoquer la Chambre ? On la convoqua pour le 2 mars 1830. M. de Polignac, qui a disparu dans une tourmente et qui a subi la déprédation que la défaite impose aux vaincus, n’avait pas cependant négligé de méditer pendant de longs mois sur une conception politique. Peut-être était-il, l’ayant adoptée ou recueillie d’un autre esprit, hors d’état de la faire prévaloir, car il était léger, manquait d’esprit de suite, était peu préparé aux luttes de plus en plus amples de la tribune. Il voulait, après quatorze années d’une éclipse heureuse, ramener, par la force des armes, la gloire militaire sur le sol national et ressusciter, pour le profit de la royauté légitime, encore humiliée de ses auxiliaires prussiens et anglais, les victoires d’autrefois. Cependant les arts de la paix, ses intérêts, ses labeurs n’échappaient pas à son esprit et il se flattait, embrassant ainsi des réalités contradictoires, de fonder, à l’extérieur, sur le développement de l’industrie et du commerce, un régime puissant. Quant à la liberté, elle était exclue de ce programme, M. de Polignac ayant décidé que la bourgeoisie, une fois enivrée des victoires où le sang du peuple aurait seul coulé, une fois repue d’avantages matériels, ne voudrait plus penser…

Ce paradoxe politique, qui, sans tenir compte des ressources budgétaire, accouplait les contraires, la guerre et la paix, le labeur intérieur qui réclame les mêmes bras que la besogne de sang, servit de base à l’évolution de la politique royaliste. Tout de suite, dès la rentrée du Parlement, le roi exprima le désir de venger la civilisation sur les Barbaresques. En même temps que l’expédition d’Alger était annoncée, le roi, menaçant, déclara qu’il ne voulait même pas prévoir les résistances qui pourraient être apportées, à la Chambre, à sa politique.

Ce fut, sinon une stupéfaction, du moins une colère fort vive et d’autant qu’elle était excitée par le triomphe bruyant où la droite manifestait sa joie. Le Parlement avait donné cependant à la droite une indication qui rendait vains tous ces espoirs en désignant le premier pour la présidence Royer-Collard et en n’accordant que quelques voix au représentant de toutes ces fureurs attardées. Par là, il est vrai, la Chambre, avait marqué qu’elle ne suivrait pas cette politique rétrograde, que, par un coup de force, on tentait d’acclimater parmi elle. Il ne pouvait expliquer la colère du roi par ce vote. Cependant il désigna encore Royer-Collard.

Maintenant il fallait répondre et rédiger l’adresse. La Chambre des pairs répliqua par une solennelle adhésion à la Charte. La Chambre élective y voulut ajouter une affirmation de plus. Sa commission, pénétrant dans le débat, ne se bornant pas à afficher des marques de respect, mais discutant l’état de la situation, donna le jour à une réponse ferme et forte. La partie politique y était traitée avec un ménagement où la pusillanimité n’entrait pour rien et où l’on sentait au contraire la mesure d’une Assemblée qui, ayant le droit pour elle, le voulait garder. Et voici la petite phrase révolutionnaire qui se distingua parmi les autres et amena les complications extrêmes où va maintenant se mêler notre histoire nationale :

« Sire, la Charte que nous devons à votre auguste prédécesseur et dont votre Majesté a la ferme résolution de consolider le bienfait, consacre, comme un droit, l’intervention du pays dans les délibérations des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites sûres, exactement tracées, et que nous ne souffrirons jamais qu’on ose tenter de franchir ; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas. »

C’était la condamnation forte et mesurée à la fois de toute la politique de Charles X. C’était l’indication à lui donnée que le nouveau ministère n’avait pas, n’aurait pas la confiance de la Chambre. Dès lors, une seule voie, par la main de la Chambre élective, était tracée à l’impérieux monarque : c’était de renvoyer ses ministres. En vain, dans la discussion qui suivit, pour atténuer les effets de cette Charte, pour calmer les craintes de la fraction royaliste apeurée qui les suivait, les libéraux soutinrent-ils que ce résultat n’était pas par eux visé. Lequel, alors ? La Chambre d’ailleurs accorda une attention soutenue, solennelle à ces débats. Elle sentait qu’elle pénétrait dans une voie nouvelle et qu’elle marchait vers un horizon inconnu. Ce fut son honneur de s’y enfoncer avec calme, maîtresse d’elle-même comme la France était maîtresse de ses destinées et de n’avoir pas donné pour préface, à l’un des plus grands actes de notre histoire une violente ou fiévreuse ou frivole controverse.

Comment le roi, entouré de ses ministres, reçut-il cette communication ? On n’en peut douter, par ce qu’on sait de son caractère léger et obstiné, par ce qu’on sait de l’état d’esprit de ses collaborateurs. Il reçut avec une dignité hautaine Royer-Collard qui lut la déclaration de la Chambre, au pied de ce trône déjà branlant. Il répondit que ses intentions étaient immuables et qu’il les ferait connaître à l’Assemblée. Le roi était prêt, en effet. Dans un conseil antérieur, où avait été discutée la réponse qu’il opposait à l’adresse, la majorité des ministres avait décidé de dissoudre la Chambre. Mais, comme pour ce coup de force inattendu les préfets pouvaient être surpris, on se contenta, pour masquer la dissolution, d’une prorogation qui devait durer jusqu’en septembre. La Chambre fut donc prorogée.

Après cette prorogation, la cour ne demeura pas immobile. L’ardeur du roi sexagénaire était à chaque instant excitée par un entourage violent qui lui faisait prendre pour une injure personnelle le refus de concours dont la Chambre l’avait menacé.

Ce ne furent, dans les jours qui suivirent, que fiévreuses enquêtes auprès des préfets, communications, lettres, visites. Une agitation scandaleuse soulevait l’administration tout entière, la portait, selon les lieux et selon les hommes, à la ruse ou à la force, à la corruption ou à la violence. Peu d’électeurs, dans ce chiffre restreint que constituait le corps électoral (80 000), purent se dispenser de recevoir l’affront d’une pression cynique ou d’une sollicitation. Pendant ce temps, les députés, à qui étaient signalés ces actes, ne pouvaient demeurer indécis sur leur caractère et sur leur portée. Pourquoi tous ces préparatifs et à quoi devaient-ils servir, sinon au combat ?

D’autant que, malgré le désir qu’avait le ministère de tenir secrètes ses propres délibérations, il ne pouvait échapper à certaines indiscrétions qui trahissaient, en soulignant la gravité de la mesure préparée, les dissensions gouvernementales. On allait dissoudre la Chambre ; tous étaient d’accord sur cet acte. Mais que ferait-on le lendemain au cas, où en dépit des affirmations préfectorales, la Chambre réélue serait aussi hostile que la Chambre dissoute ? Comme tous les esprits faibles qui redoutent pour la fragilité de leurs conceptions le contact de la réalité, M. de Polignac s’emportait et ne souffrait pas qu’on pût, sans s’attacher à une chimère, s’attacher à une telle hypothèse. Cependant, pressé de répondre, il avait déclaré qu’en ce cas le roi tiendrait tête à la représentation issue d’un scrutin révolutionnaire et frapperait encore de dissolution cette chambre inacceptable. — Quoi ! même avant d’entrer en contact avec elle ! même avant de savoir quelles sont ses vues  ! même avant de justifier par une première discussion l’acte de force prémédité ! — « Oui, même avant », répliquait M. de Polignac, que le roi et le dauphin approuvaient de la tête. — Oui, même avant et au nom de l’article 14 qui donne au roi le droit d’agir « pour la sûreté de l’État ». M. de Courvoisier, effrayé, se retira, suivi de M. de Chabrol ; on les remplaça par M. de Chantelauze et par M. de Peyronnet. Ce revenant du ministère Villèle suffisait à indiquer aux timides ou aux aveugles le plan de violence frénétique auquel M. de Polignac allait attacher son nom.

Quelques jours avant que ces remaniements ne s’opérassent, avait paru l’ordonnance de dissolution, le seize mai 1830. La Chambre était dissoute, les collèges d’arrondissement étaient convoqués pour le 25 juin, les collèges de département pour le 3 juillet, et la Chambre elle-même pour le 3 août. La cour attendait merveille de ces élections où une majorité minima de quarante voix lui était promise par les préfets. Pour la gagner, le Gouvernement descendit à l’acte qu’avait toujours, jusqu’ici, refusé le roi. Charles X rédigea un manifeste électoral, pour prier à la fois et commander. Ainsi il entrait tout armé dans la lice. Ainsi il devenait le monarque de combat et non le roi constitutionnel que la fictivité souveraine d’une feuille de papier

(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)


constitutionnelle sépare au moins des responsabilités. Ainsi il appelait sur sa tête blanchie et entêtée tous les coups. Ainsi, par avance, il faisait sienne la défaite, et interprétait, non contre un ministère, mais contre le régime, le vote qu’allait émettre le pays.

Emmaillotté dans la fraude et dans la ruse, courbé sous la pression de la propriété insolente et du pouvoir arrogant, le pays se leva tout de même et, devant le péril ressuscité de l’ancien régime, dressa, sous l’air pur du ciel, sa taille fière et forte. Sous l’amas des bulletins vengeurs, le trône fut submergé : sur 148 députés à élire, le trône en obtint 55 ! M. d’Haussez, ministre, fut repoussé dans cinq collèges. Ainsi, non seulement les 221 votants de l’adresse revenaient, mais la minorité de 181 voix, qui avait soutenu le roi, était entamée au profit des libéraux. Il y avait bien une majorité de 40 voix, mais elle était, portée au double, du côté des adversaires du ministre…

C’était la déroute. En vain, pour en pallier l’effet, toutes les cloches saintes, dans la journée du 9 juillet, renvoyèrent leurs échos à tous les tumultes des grandes villes ou à toutes les solitudes des champs. En vain on célébra par l’encens et par la poudre mêlés la victoire que nos troupes venaient de remporter sur les murs d’Alger. La France, depuis trois ou quatre ans, avait de légitimes griefs contre les Barbaresques qui rendaient tous les jours moins sûres et moins honorables les relations de commerce. Des réclamations introduites touchant des créances non recouvrées s’étaient heurtées à la fois à l’iniquité et à l’insolence du dey. Les ministres s’étaient souvent entretenus de la question de savoir s’ils ne mettraient pas fin à cet état, purgeant ainsi la Méditerranée des vols et des rapts que des corsaires audacieux venaient accomplir loin même de leurs propres eaux. Soudain, un incident brutal ne permit plus l’indécision. Notre consul Deval se présentant devant le dey pour faire valoir des réclamations au nom du Gouvernement, sur une réponse par lui faite à une insolence du dey, reçut un coup d’éventail. Le ministère, soutenu par tous les partis, encouragé même plus fortement par les libéraux que par les royalistes, décida une expédition armée.

Le commandement de l’armée de 37 000 hommes qui devait débarquer fut confié, au milieu des protestations les plus violentes, à M. de Bourmont. Marmont, qui avait sollicité la fonction, que son ancienneté et l’élévation de son grade rendaient plus susceptible de recevoir le commandement, fut écarté. Le destin le réservait à une besogne aussi sanglante et moins glorieuse.

La flotte ne commit pas la faute qui avait failli coûter à Charles-Quint plus que ses navires et son prestige, sa vie. Elle n’aborda pas Alger de front, faisant face, sur une côte hérissée de canons, à des hauteurs d’où la mort, comme tombant du ciel, jaillissait. Le chef de l’expédition profita d’un plan habile, conçu pendant sa captivité par un officier du génie capturé sous le premier Empire et puis échangé. Celui-ci avait vite reconnu que le débarquement sur la place de Sidi-Ferruch, à dix-huit kilomètres d’Alger, serait moins meurtrier et qu’ensuite l’armée escaladerait les hauteurs et redescendrait sur Alger qu’on dominerait ainsi au lieu d’en être dominé. Ce plan de génie, tracé par la main obscure d’un prisonnier, enveloppé depuis vingt ans de la poussière des archives militaires, permit donc à Bourmont, en spoliant de sa gloire le véritable artisan de sa victoire, d’essayer de réhabiliter sous le drapeau blanc l’infidèle soldat qui avait, devant l’ennemi, déserté le drapeau tricolore.

Le plan fut suivi jusqu’au bout. Les Français débarquèrent, écrasèrent les Arabes à Staoueli et, maîtres des hauteurs qui environnaient Alger, imposèrent au dey affolé et menacé par ses janissaires la capitulation la plus étendue. Par ce coup éclatant, la porte de l’Algérie était ouverte, et ses plaines, jusque-là insalubres, témoins des révoltes et des meurtres, allaient s’ouvrir, d’abord sous l’âpre conquête de l’épée, ensuite sous l’âpre conquête de la charrue. Mais ce ne fut que peu à peu, et sans que les ministres de Charles X aient eu devant les yeux, aussi vaste qu’elle le devint, l’entreprise complète à laquelle la France doit son prolongement radieux…

Aussi la victoire était-elle célébrée sur tous les tons, et les hymnes reconnaissantes montaient des autels vers le ciel. Mais tout ce tumulte exagéré ne pouvait distraire la France du coup de force qui venait de la meurtrir, et du coup de force qui contre ses destinées se préparait. En effet, ni Charles X, ni M. de Polignac, fidèles à leur première opinion, n’abandonnaient l’espoir de continuer le combat. Et comme toujours, pour assurer leur faiblesse ou leur violence, ce qui est la même chose, contre toute velléité raisonnable, ils s’empressaient de fonder sur des rapports de préfecture ou de police leur conception agressive. Que pouvaient valoir ces rapports rédigés par des plumes asservies qui, sachant que la vérité affirmée les rendrait suspectes, chargeaient de toutes les illusions propres à flatter le roi les lourdes feuilles officielles ? Ces rapports disaient que la masse était indifférente, restreignaient à une agitation superficielle le tumulte civique qui déjà s’apprêtait, et le roi savourait ces renseignements conformes à ses désirs, se croyant en face seulement d’une poignée d’agitateurs qui n’auraient pas raison de sa divine mission.

Jamais gouvernement plus aveugle n’a conquis l’impopularité avec un art plus savant. Ce qui se préparait, ce n’était pas une révolte, mais une révolution. Des symptômes éclatants pour des esprits non prévenus en eussent averti le ministère. Des sociétés, entre autres Aide-toi, le ciel t’aidera, appelaient à elles, selon leur rang et leur profession, tous les citoyens dont le droit diminué ou anéanti réclamait la justice. La presse, en dépit des lois qui étouffaient son essor, s’enhardissait à des critiques quelquefois acerbes. MM. Thiers, Mignet, Armand Carrel, dans le National ; Baude, dans le Temps, d’autres encore dans le Courrier Français, meurtrissaient chaque jour de leur plume un régime qui enlevait l’espérance aux plus confiants et le calme aux plus placides. Penché sur cette opinion bouillonnante, le duc d’Orléans, habile, irréprochable, incapable de compromettre par un mot, même par un geste, sa situation de prince du sang, observait. Il attendait. Il s’offrait au roi comme un ami discret, à la bourgeoisie comme un soutien sûr. Qu’il le voulût ou non, il était enveloppé de toutes les espérances d’une bourgeoisie qui se serait accommodée de Charles X libéral, qui ne voulait pas la ruine de la monarchie, qui avait besoin de l’autorité politique pour soutenir son autorité sociale, mais qui ne pouvait pas offrir son front et sa conscience aux outrages. Cette bourgeoisie, dont M. Casimir Périer était le représentant et Dupin le conseil intéressé, voulait un changement dynastique dans la monarchie et se contentait d’une charte libérale, loyalement observée.

Tous ces désirs, à peine voilés, dénoncés même par l’imprudent langage du général Sébastiani, eussent dû éclairer le gouvernement et lui montrer que c’était la personne de Charles X qui était visée. Royalistes sincères, ces ministres, par amitié pour le roi, par affection pour le régime, auraient dû disparaître. Même à ce moment, la réconciliation était possible, il suffisait que Charles X s’inclinât, en roi et en honnête homme, devant la volonté du pays légal. Mais où gouvernaient l’amour-propre, la passion, la rancune, l’ambition, il n’y avait plus place pour la sagesse, et le sort de la monarchie fut joué comme aux dés par des mains puériles, dont on ne peut pas dire qu’elles étaient affolées, tellement elles étaient inconscientes de l’œuvre pour elles mortelle qu’elles accomplissaient.

Le conseil se réunit donc. M. de Peyronnet trouvait peu opportunes les ordonnances préparées, et pour que cet esprit imprévoyant fût frappé de cette éventualité, il fallait vraiment que la réalité fût bien proche des regards. Mais M. de Polignac insista : il dépeignit, telle qu’il la connaissait par ses préfets, la situation de la France, impatiente de voir son roi triompher et l’autocratie satisfaite ; la masse paisible et qui ne recherchait qu’un bonheur matériel, repoussant les tentatives ambitieuses d’une minorité brouillonne. Eternelle caricature de l’âme de la France à toutes les époques ! Entraînés, les collègues du prince de Polignac ne réclamèrent plus que le droit de signer respectueusement après le roi les ordonnances fameuses. Un lourd silence pesa sur le conseil après que chaque ministre eut d’un mot attaché sa responsabilité au document meurtrier des prérogatives légales. Le dauphin, insouciant, incompétent, frivole, appuya d’un signe de sa tête légère ces mesures graves. Charles X réfléchit, le front dans ses mains. Revit-il, en quelques secondes, les journées révolutionnaires, la fuite éperdue de l’émigration, la voie ouverte à la charrette, une couronne abattue, un régime tombé ? Cela est infiniment probable. Cette vision funèbre l’animait alors. Toute sa vie il avait gourmande la faiblesse fraternelle qui avait, à l’entendre, conduit au désastre la monarchie. Toute sa vie, il avait déclaré que l’acte brutal du fer déchaîné eût sauvé de la captivité et de l’échafaud le débile monarque dont il entendait bien ne pas suivre le détestable exemple. Il aimait mieux « monter à cheval qu’en charrette. » Il se prépara donc à monter à cheval. On verra que ce ne fut que pour forcer le cerf dans les bois de Rambouillet pendant qu’à Paris tombait sa couronne.

Il signa. Il signa le testament d’ailleurs inefficace de la monarchie. Quatre ordonnances reçurent aussi le sceau des ministres. La première ordonnance visait la presse : elle interdisait à tout journal de paraître sans autorisation, renouvelée tous les trois mois et révocable. Un écrit qui aurait plus de vingt feuilles ne pouvait paraître qu’avec l’autorisation du ministre de l’intérieur. Conséquence : c’était la presse mise dans la main du pouvoir et les livres aussi.

La seconde ordonnance dissolvait à nouveau la Chambre.

La troisième ordonnance et la quatrième avaient trait aux élections ; la Chambre était réduite de moitié ; les patentés exclus, la grande propriété foncière seule admise au droit de vote ; la Chambre renouvelable partiellement par cinquième, et dépouillée du droit de proposer un amendement.

Le cri de révolte que devait arracher à toute conscience, même oblitérée par le principe royaliste, cet acte de folie, ne fut poussé, cependant, que par quelques hommes. Une sorte de stupeur pesa d’abord sur les esprits. Ce n’était plus la violence couverte au moins d’une apparence légale. C’était la provocation armée, la guerre civile ouverte. Précisément, en prévision des troubles légers qu’il prévoyait tout de même, M. de Polignac avait massé à Paris quelques effectifs. Près de vingt mille hommes se tenaient prêts et on avait remis aux mains impopulaires de Marmont les pouvoirs rigides de la répression même sanglante.

La stupeur pesa longtemps sur les esprits. Que faire ? On avait envisagé tous les moyens légaux, articles de journaux, banquets de protestation, réunions, rédaction d’une adresse nouvelle (car on ne croyait pas à la dissolution), tout, sauf que le pouvoir violerait la Charte et hérisserait autour de lui les baïonnettes. Que faire ? Le peuple lent à s’émouvoir, peu touché par des journaux qui agitaient tous les problèmes sauf celui de son indépendance définitive, écarté par un cens étroit du champ des partis, le peuple ne savait rien encore quand les privilégiés, à qui le sort de la politique était remis, déjà enfiévrés et indécis, s’agitaient. On prit même pour de l’indifférence cette ignorance.

La bourgeoisie libérale, étroite et rude, sauf quelques exceptions qui l’honoraient, n’était pas prête à une résistance violente. Et d’ailleurs, comment l’eût-elle opposée, sans les faubourgs, sans le peuple, sans l’auxiliaire redoutable et désintéressé qui avait été jusque-là le soldat de ses ambitions ? Elle chercha donc à préparer une résistance légale. Dans les bureaux du National, les journalistes se réunirent, et la plume à la fois modérée et vive de M. Thiers, rédigea, pour une protestation collective, un document qui fut publié. MM. Dupin et Casimir-Périer effrayés fermaient leur demeure totalement ou à demi aux protestataires.

Les députés dispersés se rassemblaient avec peine. Dans la soirée du 26 juillet tout semblait perdu pour la cause de la liberté et Saint-Cloud où la Cour, des hauteurs ensoleillées, pouvait apercevoir la capitale, recélait à ce moment tous les espoirs… Mais le peuple va entrer en ligne, le peuple, que cette querelle ne touche pas et qui ne va travailler qu’au changement d’un trône, ce peuple accusé d’ignorance, et qui seul clairvoyant, même où son intérêt immédiat n’apparaît pas, lève son bras robuste, car il sait, par l’histoire de son patient labeur, que sa victoire totale dépendra des défaites partielles imposées par lui aux préjugés et aux réactions.