Histoire socialiste/La Restauration/18

Chapitre XVII.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre XIX.




CHAPITRE XVIII


LES TROIS GLORIEUSES


La folie de la cour. — Le peuple de Paris. — Défaillance de la bourgeoisie libérale. — Première journée. — Seconde journée. — Paris est debout. — L’insurrection est générale. — Le drapeau tricolore. — Marmont supplie la cour de rapporter les ordonnances. — Ordre d’arrestation contre six députés. — Les réunions des députés. — Troisième journée. — Défection de deux régiments. — La commission municipale. — La Fayette général en chef. — Départ de Saint-Cloud. — Le duc d’Orléans lieutenant général. — Sa visite à l’Hôtel de Ville. — La royauté nouvelle. — Chute de l’ancienne. — La République. — Jugement sur la Restauration.


Le sort était jeté ! Une cour hostile à tout progrès, fermée à toute idée moderne, conduite par un gouvernement inconscient, allait se perdre. L’histoire de ce suicide historique vaut, pour plus d’une raison, d’être conté. D’abord, parce que ce récit, qui appartient à notre histoire, marque, plus peut-être que tous ceux qui le précèdent, ce qu’était l’état d’esprit de Charles X, et quels hommes, surgis des profondeurs du passé au début du XIXe siècle, gouvernaient le pays. Par le contraste entre ces hommes, semble-t-il, d’une autre race, et la société qui les entoure, l’esprit s’imprègne d’amertume, il est vrai, mais aussi de lumière. Et puis le récit des faits héroïques qui marquèrent ces trois journées libératrices montre le peuple sur le piédestal immortel d’où la philosophie décevante du scepticisme historique ne le pourra faire choir. Il fut intrépide, ce qui est peu, il fut désintéressé ; il fusilla, pour se défendre, sur les barricades du droit ; mais, le coup parti, il tendit la main aux blessés, même aux Suisses, héritiers historiques des assassins du 10 août. Il ébranla sous son poing robuste la porte royale des Tuileries, mais il garda sous sa main délicate des trésors innombrables. Ce spectacle se vit, dont beaucoup sentirent leur cœur s’attendrir, d’hommes hâves, pâles, déguenillés, sanglants quelquefois, noirs de poudre, sans pain, monter une faction intrépide auprès de caisses emplies d’or. Chair meurtrie tous les trente ans par la mitraille des coups d’État, et quelquefois, dans l’intervalle, par la mitraille des guerres dynastiques, toujours prête à s’offrir aux coups, à saigner, à souffrir ! Ces journées à défaut d’autres feraient le peuple de Paris immortel.

Son courage, sa pitié, ses fureurs puissantes et ses larmes douloureuses, sa noblesse devant le malheur de ses ennemis, le mépris de sa pauvreté rançonnée pour la fortune opulente, ce n’est pas seulement par ces admirables traits qu’il s’offre au regard de l’histoire. À d’autres époques, il fut pareil, et chaque coin de rue, dans ce Paris tourmenté et tordu par les tempêtes, pourrait redire un récit héroïque ou touchant. Mais en 1830 le peuple fut le seul qui sut, comprit, vit le but, marcha. Les politiciens s’écartèrent de lui, les uns parce qu’une délicatesse raffinée s’effrayait de ce dur contact, d’autres parce que ce rude artisan du droit futur désertait, pour créer son œuvre, la légalité passée. M. Thiers, ses rédacteurs, ses amis, nombre de députés protestèrent, puis, sur une visite de la police, après avoir honorablement résisté, à la nouvelle d’arrestations, partirent pour une retraite isolée, cherchant la fraîcheur d’un abri contre cet été deux fois brûlant. M. Baude, du Temps, s’enhardit jusqu’à repousser, le code pénal à la main, le commissaire qui venait briser ses presses, jusqu’à ameuter le peuple autour du serrurier qui rivait les fers des forçats, le seul dont on pût obtenir les services. Les députés étaient introuvables. Quatorze à peine se réunirent chez M. Casimir-Périer. Pâle, incertain, nerveux, larmoyant, M. Casimir-Périer ne redoutait rien tant que les responsabilités. Pendant ce temps, sans la direction morale des journaux, sans l’aide des orateurs libéraux, le peuple agit. Seul, laissé à lui-même, il fut un profond politique.

La première journée, celle du 27 juillet, fut moins mouvementée qu’on ne l’aurait supposé. Marmont, à qui le commandement était échu, désireux de ne pas charger sa conscience d’un massacre, s’installa fortement sur la place du Carrousel et aux alentours. De là il pensait braver une émeute que la cour réfugiée à Saint-Cloud prenait pour une manifestation puérile, et que Marmont eut cependant la clairvoyance, dès les premières heures, de hausser aux justes proportions d’une révolution. Des gendarmes parcoururent les rues : on tira. Trois hommes du peuple tombèrent, premières victimes desquelles la vengeance allait descendre. La nuit fut formidable sous les étoiles.

Le lendemain, 28 juillet, un mercredi, le peuple presque tout entier fut debout. Sorties de dessous terre, construites pendant la nuit, des barricades innombrables coupaient Paris en fractions, en parcelles, en morceaux. Chaque quartier se subdivisait en plus étroites places où des combattants attendaient. Une émotion sainte les soulevait dans ce combat pour le droit. Indifférents, à ne considérer que leur intérêt immédiat, à l’enjeu de la bataille, ces soldats désintéressés faisaient face à l’armée, cautionnant de leurs poitrines la liberté de la presse ravie, le droit électoral mutilé, le contrôle parlementaire anéanti. D’ailleurs, des combattants venaient de partout. Les anciens soldats de Waterloo, humiliés si souvent, appelés « les brigands de la Loire » par les revenants de Coblentz, avaient ressaisi d’une main raidie le fusil qui, meurtrier autrefois du droit des autres, allait s’ennoblir à la défense de la liberté…

Cependant l’armée, composée de 19 000 hommes, disciplinés, armés, commandés, opposait encore une force redoutable à ces impatiences. Soudain les rumeurs s’accrurent, une sorte de soulèvement, un mouvement profond se firent sentir. Un bruit à la fois sinistre et joyeux, qui appelait à la mort mais aussi à la liberté, retentit : le tocsin de Notre-Dame ébranlait les airs et, pour la première fois depuis quinze ans, le drapeau tricolore, aujourd’hui drapeau de la révolte, flottait. Ce fut le premier appel collectif et général. Des maisons, jusque là fermées, de nouveaux combattants sortirent. Ouvriers et étudiants, ouvriers surtout, désertèrent le travail quotidien pour la tâche ininterrompue des siècles qui réclamait leur sang. Les femmes montaient sur le haut des maisons des pavés, s’apprêtant à achever l’œuvre de mort et à lapider ceux que la fusillade aurait épargnés. Le tocsin, qui avait tant de fois appelé les âmes à la servitude, les appelait à l’émancipation. Et, s’il fut entendu, s’il suscita de nouvelles recrues pour la bataille des rues, c’est que jusque-là beaucoup, redoutant une manifestation sans lendemain, s’immobilisaient. Du moment que le mouvement était général, profond, qu’il s’agissait de briser le trône, toutes les natures réfléchies se firent enthousiastes, et beaucoup qui avaient marchandé leur bras à une œuvre provisoire pénétrèrent dans le combat, puisqu’on y pouvait mourir.

Marmont avait pris ses dispositions. Mais il se sentait envahi. Avec les minutes croissait sa responsabilité. Que faire ? Il ne voulut pas attendre que l’insurrection forçât ses cantonnements, et après avoir écrit à Charles X pour l’avertir du tour des événements et lui dire qu’il s’agissait d’une révolution, il donna les ordres : une colonne devait fouiller les Champs-Élysées, une autre se diriger vers la Porte-Saint-Denis, une troisième rejoindre la Bastille, la quatrième tâcher de toucher à la Madeleine. En même temps il écrivait encore à Saint-Cloud pour prévenir avec instance le monarque aveugle et sourd. Il reçut une réponse. Et quelle réponse ! Ordre donné par M. de Polignac d’arrêter : MM. Laffitte, général Gérard, général La Fayette, de Salverte, Marchais, Mauguin, Audry de Puyraveau… Quant à M. Casimir Périer, récemment décoré par le roi, il était épargné.

Il faut exécuter l’ordre et, si Marmont le veut, il le pourra de suite, car les députés à lui dénoncés viennent en délégation lui demander de faire cesser le feu. Marmont ne voulut pas devenir un geôlier pour ceux que leur loyauté lui livrait. Il reçut les délégués. Il était d’accord avec eux, moins peut-être parce que son esprit penchait vers la justice que parce que son cœur « abreuvé d’outrages », comme il disait, gardait une mortelle rancune à la cour, au roi, à ses ministres qui avaient désigné Bourmont et non lui pour conquérir Alger. Mais il ne pouvait rien faire que transmettre un avis.


(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Les députés revinrent rendre compte chez M. Audry de Puyraveau de leur inutile mandat. Ils se trouvaient peu nombreux, à peine trente. Parmi eux, beaucoup cherchaient une issue à cette terrible situation. Que deviendraient-ils si Charles X triomphait ? Et comment ne triompherait-il pas ? Cependant, les députés menacés d’arrestation furent irréprochables, et c’est à ces six parlementaires, en y joignant MM. Bérard, qui offrait sa maison aux réunions, de Schonen, le général Lobau, c’est à ce groupe restreint d’hommes que se peut circonscrire le courage parlementaire ; MM. Périer et Sébastiani défaillirent à chaque heure du jour. Les députés qui avaient protesté refusèrent de signer la protestation !

Marmont avait bien fait connaître au roi la visite qu’il avait reçue. Il appuyait de son avis personnel l’opinion devant lui émise, et parlait de retirer sans retard les ordonnances. Il chargea de ce pli un de ses aides de camp, chargé de mettre verbalement en relief, d’après ses impressions propres, la situation. Cet officier partit pour Saint-Cloud. Déjà le fidèle et clairvoyant ami du trône, l’ami des premiers jours, M. de Vitrolles, avait supplié le roi de céder. Il s’était heurté à un vieillard obstiné, ne parlant que de son droit, de ses sujets et rempli d’illusions. Le colonel porteur du pli ne fut pas plus heureux, « Abrégez ! » disait sèchement le roi, quand l’officier rappelait, par quelque détail, l’audace triomphante des insurgés. « Agissez par masse ! », C’est tout ce que put tirer du roi l’aide de camp, presque suspect…

Agir par masse ! Il n’était plus temps. L’insurrection, comme une mer, battait les colonnes qui étaient venues la sillonner. Le chef de la colonne Porte-Saint-Denis, le général Quinsonnas, était prisonnier. Autour de lui, des poitrines haletantes et robustes formaient un intrépide rideau que les mains tremblantes des soldats n’osaient pas percer. À la pointe Saint-Eustache, les Suisses qui venaient par là à son secours furent assaillis avec un redoublement de colère. Balles et pierres, un orage effroyable les cribla. Ils purent cependant se frayer un chemin. Mais l’insurrection était générale. Le sang coulait partout. Partout des barricades, des fusils qui les hérissent, des fenêtres matelassées qui sont des créneaux meurtriers d’où la mort inlassable s’échappe. La nuit vint faire cesser le combat, mais non le terminer. Elle fut impénétrable dans cette ville où les réverbères avaient servi de matériaux aux barricades. Mais elle ne fut pas silencieuse. Des rumeurs, des piétinements, des roulements de charrettes, des coups de pics, tout témoignait d’une activité héroïque. Le soleil du 29 juillet, en se levant, éclaira une capitale subdivisée en mille camps retranchés.

Marmont est livré à lui-même. Dans son ombre, et sans paraître, agissent des ministres accablés, sauf M. de Polignac, qui promène à travers ces catastrophes, par lui seul causées, une sérénité faite de son inconscience. Marmont veut proposer un armistice. Il écrit. Mais comment imprimer cette proclamation et qui la portera à la connaissance du peuple ? Coup sur coup cependant ses plans s’écroulent. La troupe peut vaincre une émeute, mais une révolution la submerge. Après deux jours de combats, les Parisiens étaient plus nombreux, plus violents, plus audacieux. L’éclair de leurs yeux hardis faisait apparaître l’espérance. Ils se battaient pour la justice, pour le droit. Ils s’offraient à la mort. Et toute la population était debout. Sous la conduite du jeune polytechnicien Charras, l’École polytechnique ayant été licenciée, soixante élèves s’étaient joints au peuple. Un homme comme M. Laffitte, dont les caisses contenaient des millions, présidait, blessé au pied et ne pouvant marcher qu’avec une béquille, les réunions insurrectionnelles des députés. L’illustre La Fayette était prêt à devenir le chef militaire de la révolte. Des avocats, des médecins, des rentiers, des négociants, tous se mêlaient au peuple pour que la libération fût prompte et complète. Comment les officiers, les soldats n’auraient-ils pas été frappés de cela ? Le 5e et le 53e de ligne, qui se trouvaient stationnés sur la place Vendôme firent défection. Les Suisses qui occupaient le Louvre, sur un ordre mal compris, l’abandonnent. Un enfant s’y glisse, appelle les insurgés. Ceux-ci garnissent les fenêtres et tirent. Les Suisses s’enfuient épouvantés. Ainsi deux trouées formidables étaient faites à travers les positions de Marmont, et le drapeau tricolore flottait sur la demeure royale. Il n’en devait plus descendre.

À Saint-Cloud des visites se succédaient. M. de Senmonville, le grand référendaire, et M. d’Argout, après avoir été entretenir Marmont, étaient venus supplier le roi de céder. M. de Polignac les avait devancés. M. de Vitrolles était revenu. L’inconscience, l’impéritie, l’incapacité régnaient avec le roi dans ce palais tranquille, où l’écho des fusillades meurtrières ne soulevait pas un remords. Après diverses discussions, on nomma chef de toutes les troupes le dauphin, qui devenait le chef de Marmont. Celui-ci immédiatement recevait l’ordre d’abandonner Paris : Paris fut abandonné.

Ainsi, devant l’insurrection victorieuse, pas à pas, les contingents armés reculaient. Le drapeau de la force s’inclinait devant la majesté du droit. Face à face pendant trois jours avec ces combattants bariolés, faisant du costume du travail l’uniforme martial de la révolte sainte, les soldats décontenancés, doutant de leurs chefs, comprenant que la consigne ne peut rien entreprendre sur la conscience, ces soldats avaient vu une révélation supérieure à leurs ordres, un droit supérieur à leur force, une discipline morale faite d’idées supérieure à leur discipline physique commandée par le règlement et sanctionnée par la peur. Aussi, après avoir quitté Paris, ils se répandirent à travers champs. À toute heure on venait annoncer une désertion nouvelle ; des soldats rendaient, à Sèvres, leurs fusils aux habitants ; un colonel arrivait à Saint-Cloud avec le drapeau et huit hommes, tout ce qui demeurait de son régiment. Et M. de Polignac, à qui on indiquait ces abandons collectifs qui désorganisaient la troupe, avait cette réponse qui juge l’homme et le temps : « Eh bien, qu’on tire sur la troupe ! »

Cependant le dauphin avait pris possession de ses fonctions qui mettaient sous ses ordres le maréchal Marmont. Marmont, à qui la déclaration de l’état de siège avait donné deux jours entiers une souveraineté de pouvoir effroyable, avait résigné son mandat meurtrier avec aisance. Il était cependant frappé de la rapidité de la catastrophe et, comme toute sa fortune était destinée à s’écrouler avec la dynastie, il tenait au triomphe de cette dynastie. Clairvoyant, plus avisé, lui, un soldat chargé d’une besogne de vigueur, que les politiques prétendus qui l’avaient fait nommer général en chef, il avait averti deux fois Charles X de la nécessité de concessions. Mais tout glissait, la parole de Marmont, celle de Vitrolles, sur cet esprit obstiné et vieilli. Cependant, à défaut des paroles, les actes allaient emporter la volonté du roi.

À Paris, en effet, l’insurrection victorieuse cherchait à s’organiser, parce qu’elle redoutait un retour offensif, parce qu’elle voulait profiter de la victoire. Elle cherchait un chef, un organe, un symbole. Le symbole rayonnait par tous les éclats du drapeau tricolore. L’organe fut constitué à l’aide d’une commission dite municipale. Comment fut constituée cette commission ? et surtout pourquoi, devant l’ampleur révolutionnaire d’un tel mouvement qui menaçait la monarchie tout entière, prit-elle ce qualificatif modeste et restreint ? Ce fut l’œuvre des députés timorés ; lorsque l’on parla devant eux d’installer un gouvernement provisoire, la pâleur couvrit leur front. M. Casimir Périer, qui avait à demi fermé sa demeure aux réunions et qui avait avec le roi assez de relations pour ne pas avoir été jeté sur la liste des arrestations, protesta ; aussi M. Dupin, qui n’offrait que des consultations juridiques à propos de la Charte. Un gouvernement provisoire brisait tout lien avec Saint-Cloud, donnait une figure révolutionnaire au mouvement, jetait, en cas d’insuccès, devant le conseil de guerre les hommes responsables. À part Laffitte, Benjamin Constant, La Fayette, Bérard, le général Lobau, Audy de Puyravau, Manguin, quelques autres, aucun ne voulait envisager cette éventualité. Une commission municipale formée pour ramener la sécurité dans Paris prenait tout de suite l’allure d’une assemblée dont le mandat seulement matériel se pouvait défendre, même au lendemain d’une victoire du roi.

C’était là la pensée secrète des hommes de la bourgeoisie libérale qui, sauf les exceptions que nous avons plus haut rappelées, défaillirent tous devant leur tâche. Mais qu’importait aux autres, au peuple, à la classe ouvrière qui s’étaient levés et, en cas de revers, étaient voués à l’écrasement, à la persécution qui suit les défaites civiques ? Le fait effaçait la forme et, municipale ou non, cette commission ne siégerait pas une heure sans devenir une commission nationale, d’autant que M. Laffitte en prenait la présidence et que La Fayette, désigné par le vœu ardent du peuple, imposé plus qu’il ne fut nommé, prenait le titre de général de la garde nationale. Tout de suite il se rendit à l’hôtel de ville et ce fut, tout de suite aussi, autour du vieux chef militaire, autour des souvenirs qu’il symbolisait, que se rallièrent les troupes épuisées mais vaillantes de l’insurrection.

Il faut dire aussi, pour ne pas jeter un trop absolu jugement sur les hommes et sur les choses, que le retrait des troupes ordonné par le dauphin pouvait et devait prendre pour les esprits une toute autre signification que celle d’une retraite. L’idée qui hantait obstinément l’esprit des libéraux, et qui était logique, c’est que ce coup d’État contre la volonté électorale du pays, préparé pendant des mois dans des conseils secrets, n’avait pas pu ne pas être envisagé dans toutes ses conséquences. Pour les libéraux, Charles X et M. de Polignac avaient dû prévoir leur défaite, le soulèvement parisien, la rencontre des troupes et du peuple, l’insuccès des armes royales dans Paris, la nécessité de faire appel à toute l’armée pour noyer Paris dans le sang, au prix d’un grand meurtre collectif. Le retrait des troupes, ordonné par le dauphin dont on connaissait l’impéritie, il est vrai, mais l’obstination dans le dessein, n’était-il pas le premier acte de cette sombre tragédie où Paris menaçait de succomber ? On pouvait d’autant mieux s’en douter que l’on connaissait les conseils de Marmont qui pressait le roi de se retirer sur la Loire, au sein d’une armée de cent mille hommes, et de convoquer, pour renforcer ses actes, la Chambre à Tours ou à Blois. On s’en pouvait d’autant mieux douter que, toute sa vie, Charles X avait blâmé son frère, Louis XVI, de sa pusillanimité et déclaré qu’un acte de force aurait arrêté l’élan de la Révolution. L’acte de force n’allait-il pas venir maintenant et Paris n’était-il pas à la veille du jour où il allait une fois de plus s’immoler pour défendre le droit de la nation et, par là, le droit des peuples ?

Cette immolation probable fut, sinon l’excuse, du moins l’explication des faiblesses parlementaires, et l’histoire en doit tenir compte, car elle est humaine. Mais cette œuvre sinistre et prochaine ne fit pas baisser le regard ardent et fier des combattants, et ce sera leur gloire éternelle d’avoir assumé sans pâlir les responsabilités dernières. Ce sera celle de La Fayette qui, le premier, eût succombé sous les coups, de quelques hommes intrépides à qui l’histoire donne l’éclat de ses mentions, du plus grand nombre, inconnu, obscur, anonyme, héroïque, qui, hélas ! ne peut avoir dans l’histoire qu’un piédestal innommé, pareil à ces colonnes brisées et vides de noms qui s’élèvent, dans les cimetières, pour symboliser le double néant de la mémoire des hommes et de la mémoire des choses. Mais la génération qui provoqua, appela sur elle le choc redoutable, préféra le sacrifice à une vie inerte, se prépara à faire don au monde, par l’amoncellement des cadavres, d’un magnifique exemple de fierté, demeure lumineuse sous le regard reconnaissant. Elle a relié à l’acte sublime de la Révolution notre temps et épuré et agrandi, pour nos mains qui furent, hélas ! souvent trop petites, le patrimoine de la noblesse humaine.

Heureusement la logique n’habitait pas sur les hauteurs de Saint-Cloud, où, parmi le luxe et la somptuosité suprême de cette dernière demeure, errait un roi épouvanté de sa tentative. Trois jours de combat, les représentations de Vitrolles, de MM. de Sennonville et d’Argout, l’inconscience hébétée de M. de Polignac, le silence des autres ministres, la création d’une commission municipale, le surgissement de La Fayette armé de l’épée civique, tout inclina à la fin cet esprit à la conciliation. Il était trop tard ! Le roi s’imaginait qu’il lui suffirait de nommer M. de Mortemart président du conseil et de révoquer six ministres pour tout changer. Il le fit. Mais quand, sur les conseils de Vitrolles, on lui présenta la révocation des ordonnances comme nécessaire, il signa sans vouloir lire. M. de Mortemart, incapable, vint errer dans Paris, comme une épave sur une mer houleuse. Il perdit toute une journée — celle du 30 juillet — à chercher à qui parler. Il alla à la Chambre des pairs, ne vint pas à la Chambre des députés, où on l’attendit vainement, fut éconduit par la commission municipale, qui refusa, sous le prétexte qu’elle manquait de pouvoirs suffisants, de recevoir la révocation des ordonnances, finit enfin par se faire donner acte par La Fayette du dépôt qu’il effectuait au nom du roi, s’engouffra obscurément dans ce mouvement comme dans une mer, et si profondément qu’il ne put même pas aviser du résultat de ses démarches le roi, qui attendit vainement un jour et une nuit une communication de son envoyé.

Cependant l’insurrection ne pouvait pas attendre de la grâce des événements une solution. Le peuple avait rendu nécessaire cette solution. Qui allait la dégager ? Après l’heure des résolutions vint l’heure des intrigues. Les libéraux, effrayés autant de l’indomptable énergie du peuple que de l’âpre tyrannie des Bourbons, cherchaient à asseoir leur fortune entre ces deux camps violemment ennemis. Des démarches furent faites par M. Laffitte, en leur nom, auprès du duc d’Orléans qui, au début des événements, s’était subitement effacé. Il s’était exilé au Raincy, à l’insu de tous, et d’inutiles visites lui furent faites à Neuilly. Il vint enfin sur un mot pressant de Laffitte. Son état d’irrésolution était extrême ; le désir violent de la couronne était combattu en lui par la crainte de l’insuccès, soit que le trône branlant se raffermît, soit que le peuple, allant jusqu’au bout de son mouvement, fondât la République. Même il expédia à Charles X une lettre où il se déclarait son fidèle sujet… Mais soudain il la fit redemander au porteur. Que s’était-il passé ?

Fuyant devant le peuple, devant la majesté enfin aperçue de sa révolte, la Cour avait quitté Saint-Cloud pour Versailles. C’était la retraite, la retraite éperdue, au milieu de l’isolement qui précède la triste fin des puissants. Si le roi fuyait, c’est donc que la couronne vacillante allait choir de ce front sans audace et devenir la proie du premier geste. Redevenu courageux, Louis-Philippe enfin répondit : il accepta la fonction de lieutenant-général du royaume. La Chambre se réunit. Elle décida, pour frapper un coup, d’aller faire consacrer ce lieutenant-général à l’Hôtel de Ville, la légalité mourante cherchant dans la force créatrice de la Révolution un sûr auxiliaire.

Pénible et triste démarche à travers ces rues encore soulevées de la capitale ! Quelques-uns à peine saluaient au passage le duc d’Orléans, dont la main cherchait les étreintes avec une ostentation trop visible. Derrière lui, quelques députés précédés de Laffitte dans une chaise à porteurs. L’arrivée à l’Hôtel de Ville réservait un plus froid accueil au roi futur, qui trouva sur les marches du palais insurrectionnel tous les combattants irrités, ou déçus, ou refroidis. La commission municipale lui donna enfin asile. Mais restait à accomplir le geste symbolique : La Fayette prit par le bras l’homme dont le père lui avait été ennemi, se montra aux fenêtres, agita les trois couleurs révolutionnaires et subversives, et embrassa le duc. Ce fut une acclamation. La royauté nouvelle était née de la chaude étreinte de la révolution.

La royauté ancienne, pendant ce temps, marchait vers l’exil, par étapes et comme si elle avait voulu savourer sa déchéance. De Saint-Cloud, où elle régnait encore arrogante, l’autocratie de droit divin s’était repliée sur Versailles et puis sur Rambouillet, au milieu d’un désordre sans pareil, cheminant parmi les paysans gouailleurs, les soldats déserteurs, les officiers transfuges, les citadins soulevés. Le long des routes, des gibernes, des fusils, des sacs jetés pêle-mêle attestaient que la force se retirait de cette royauté qui ne se pouvait imposer que par le fer et à qui le fer manquait. En vain, par un suprême artifice, Charles X, pour laisser croire à la prééminence de son pouvoir, avait investi le duc d’Orléans de ses fonctions de lieutenant-général. Il était trop tard, la fonction avait été décernée par la Chambre, reconnue par la rue, et l’investiture royale était une capitulation et non une consécration. D’ailleurs les premiers pas vers l’exil, si discrets fussent-ils, avaient eu dans Paris le retentissement d’une fuite éperdue. Les libéraux apeurés avaient relevé un front pâli par la crainte ; MM. Thiers et Guizot, un moment absents, avaient montré leur profil aigu et souriant à la fois ; le duc d’Orléans s’était enhardi et, comme toujours, le fait donnait naissance au droit. L’Assemblée délégua à Charles X des commissaires qu’il ne voulut point voir et qu’il accepta. Par une ironie supérieure, telle que seul le destin la peut contenir, le maréchal Maison était au nombre des délégués, et ce même soldat, indifférent sous son armure servile, avait, comme général, reçu le comte d’Artois à Calais en 1814, et l’accompagnait à Cherbourg en 1830. Marmont fut au nombre des rares courtisans pour lesquels le malheur avait encore un rayonnement : il avait quelque mérite à s’endurcir ainsi contre l’infortune. Maltraité par la royauté, qui devait cependant à sa défection son succès rapide, laissé sans commandement important, privé du commandement des troupes en Algérie au profit de Bourmont, dont la trahison éclatante devant l’ennemi recevait des récompenses, il avait encore, dans une scène d’une violence inouïe, été désavoué par le dauphin, injurié, emprisonné, presque frappé, s’était démis de ses fonctions de général, et n’avait repris son grade que pour chevaucher à la portière de la dernière voiture où la dernière royauté de droit divin s’acheminait vers l’exil. Le supplice fut long à celle-ci. Pendant quelques jours, en effet, Charles X, à petits pas, comme si son incurable orgueil attendait un rappel de la sympathie populaire, voyagea de Paris à Cherbourg. La dignité civique lui épargna de tardifs affronts, et ce convoi presque funèbre connut au moins le silence qui respecte les morts. Mais on ne put masquer au roi le drapeau tricolore flottant, dans l’air rayonnant du mois d’août, au-dessus des monuments, ce drapeau de la France impie et révolutionnaire qui avait abrité au Temple le premier captif du peuple. Enfin à Cherbourg finit l’exode de cette dynastie impopulaire et folle : le roi, le dauphin, les princesses, sa suite s’embarquèrent pour l’Écosse.

De là, le roi, quelques mois après, partit pour l’Autriche et il mourut en 1838, incorrigible, s’amusant à comploter, avec la fortune, une restauration.

Louis-Philippe allait monter sur ce trône, fait de tous les soutiens libéraux, appuyé sur les baïonnettes révolutionnaires qui n’avaient lui sur ce champ de bataille qu’au profit d’une monarchie nouvelle. On a beaucoup discuté pour savoir si dès 1830 la République n’aurait pas pu se relever du tombeau et soulever, d’un geste brusque, la lourde pierre qui l’avait, avec Danton et Robespierre, scellée au néant. On peut, certes, hardiment soutenir qu’une minorité intrépide, agissante, toute prête, aurait, après avoir proclamé la République, pu fonder, sous son égide, un régime libéral résistant. D’innombrables sociétés existaient, avaient vécu en laissant des héritiers de leurs espérances, un peu épars, il est vrai, mais qu’un geste eût ralliés. Du sang des soldats d’une cause sainte, le germe répandu par les échafauds politiques aurait levé. Et quant aux esprits craintifs et étroits qui ont confisqué au profit de Louis-Philippe la royauté, un rayon violent de lumière eût jeté en eux une clarté nouvelle. Quant à Paris, debout encore et frémissant, debout par sa jeunesse ardente, par sa maturité toute prête, debout par ses ouvriers dont les mains durcies devaient encore soutenir d’autres combats, il aurait arboré fièrement les couleurs de la République, et aucune main n’eût été assez virile pour les lui ôter.

Qu’est-ce donc qui a manqué à la République, puisque l’élan ne lui faisait pas défaut, puisque les grandes villes de province, préparées par tant d’agitation, auraient accepté le règne renouvelé de la liberté ? Il lui manqua d’abord les intérêts du commerce, de l’industrie, l’appoint d’hommes comme MM. Laffitte, Casimir Périer, qui redoutaient, pour leurs intérêts, le régime de nivellement égalitaire.


La rue Saint-Antoine.
(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)


Il lui manqua, ensuite, la confiance dans l’Europe, et on peut bien dire que c’est à la crainte d’une revanche extérieure et d’une guerre néfaste que céda, par exemple, un homme comme La Fayette. Pour lui, pour quelques-uns des hommes qui le suivirent, la royauté constitutionnelle qui allait éclore était une transaction nécessaire entre la Révolution encore calomniée et redoutée, et la République, sa fille trop débile.

Ce qui a manqué, surtout à ce moment, c’est l’éducation populaire. Les libéraux, dans leur opposition à la royauté, avaient toujours, et pour cause, dédaigné la propagande active par où les cœurs et les cerveaux se gagnent, par où les consciences s’épurent. Le peuple ne votait pas, et aucune voix désintéressée n’avait tenté d’apporter un peu de vérité à ce souverain déchu. Nul n’avait osé, pendant ces quatorze années de prostration, parler de la République. Son nom n’avait été jeté que comme une outrance paradoxale et non comme un mot d’ordre. Les libéraux s’étaient épuisés dans une opposition dynastique, parlant du respect de la Charte et ne prévoyant aucun horizon derrière l’enceinte bornée de la Chambre. Aussi, dans la vacance du pouvoir royal, la République ne put se dresser comme le fait nécessaire ; elle n’avait pas assez frappé les oreilles et les yeux. Grande leçon et qui prouve que le peuple ne doit jamais laisser à d’autres mains qu’aux siennes la direction de ses destinées ! Grand exemple et qui prouve que l’éducation incessante des individus est la seule sauvegarde des collectivités !

En tombant, Charles X entraînait avec lui la dynastie d’essence divine et féodale, qui se rattachait, par tous ses espoirs, à un régime ancien aboli, qui n’avait accepté le régime nouveau qu’à titre transactionnel et provisoire. La perfidie de Louis XVIII et celle de Charles X caractérisent la Restauration ; ils n’eurent pas le courage de restaurer les anciennes coutumes, ils n’eurent pas la loyauté d’accepter les nouvelles lois que le monde moderne avait promulguées. Toute leur politique fut de ruser avec la Charte qui leur fut un intolérable fardeau, avec le suffrage restreint dont les manifestations outrageaient leur absolutisme, avec la Chambre qui, même en les approuvant, leur fut toujours odieuse. Cette déloyauté contient l’histoire de toutes les crises et surtout de la crise suprême, où, trop longtemps abusée, la naïveté populaire enfin éclata en colère.

Qu’on ne s’empresse pas d’ailleurs de conclure que plus d’habileté aurait ménagé à la dynastie une pérennité éclatante ! Plus d’habileté et de confiance auraient évidemment acclimaté plus longtemps en France la dynastie des Bourbons. Des princes plus fermes, plus instruits, plus vivants, plus souples, auraient, par des concessions habiles, gagné du temps. Le drapeau tricolore arboré dès 1814, le cens peu à peu agrandi, une liberté moins avare de ses dons, un respect scrupuleux de la Charte, plus de cordialité, plus de popularité, un appel direct à la bourgeoisie libérale, tout cela eût permis sans doute l’économie de 1830 ; mais non l’économie de 1848 qui eût été avancé par le destin. Il est pour une monarchie, même libérale, un terme aux concessions : c’est la République. Or, celle-ci planant au-dessus des cœurs, serait devenue visible pour les yeux, et jamais même une Charte libérale n’eût effacé des annales humaines la Déclaration des droits de l’Homme. Un peu plus tôt, un peu plus tard, la République eût donc surgi, et quand on pense que pour les générations les années sont les mois des hommes, on juge par là la puérilité de la question.

La Restauration eut cependant des mérites. Elle prit le fardeau des défaites nationales et déshabitua la nation de la gloire militaire par où tant de catastrophes avaient surgi. Elle créa la tribune parlementaire, et ce trône nouveau, dans le chancellement des trônes anciens, est demeuré debout, supérieur aux tempêtes. C’est le bienfait inestimable de ce régime d’avoir laissé vivre l’instrument qui lui devait donner la mort. La génération de libéraux qui a relevé la tribune, l’a illustrée, gardée, malgré ses défaillances, a droit à notre gratitude. Du moment que la parole pouvait retentir, les destins mauvais étaient enchaînés et la République devait naître.