Histoire socialiste/La Restauration/15

Chapitre XIV.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre XVI.




CHAPITRE XV


La loi de justice et d’amour. — L’imprimerie menacée. — Discours de Royer-Collard. — La loi votée à la Chambre élective est retirée à la Chambre des pairs. — Allégresse générale. — La garde nationale dissoute. — La censure rétablie. — La Chambre dissoute. — Élections. — Défaite du gouvernement. — Démission de Villèle. — Son œuvre. — Ministère Martignac.


À la fin de l’année 1826 le gouvernement, par l’intermédiaire de M. de Peyronnet, avait déposé un deuxième projet de loi sur la presse. La liberté de la pensée demeurait l’éternelle ennemie et c’est à lui chercher chaque jour de plus fortes entraves que travaillaient tous les réacteurs. À vrai dire, ce projet nouveau était aussi nuisible à l’imprimerie qu’au journal. On obligeait chaque imprimeur d’une feuille périodique à dire par avance, sur le vu des cahiers manuscrits dont il était nanti par l’écrivain, la quantité de feuilles et de lignes que contiendrait, une fois imprimée, cette matière. Malheur à l’imprévoyant industriel qui se trompait d’une ligne ! Tout ce qui dépassait ses prévisions tombait sous le ciseau et la phrase suspendue demeurait suspendue. Interdiction de publier quoi que ce soit s’il n’était observé un délai de cinq ou de dix jours, selon le nombre des feuilles, entre le dépôt de ces feuilles et leur apparition dans le public. Et qui est-ce qui constituait l’acte de publication ? Le fait seul de transporter hors de l’imprimerie les feuilles imprimées, ce qui rendait impossible au relieur de les rassembler en volumes… C’était la mort de cette industrie prospère, l’atteinte portée à des industriels, à des ouvriers, l’entrave mise autour de la pensée, outrage moral et préjudice matériel tout ensemble portés par une main imprudente. Ce fut la loi de justice et d’amour, — ainsi dénommée par dérision dans le peuple.

Un long cri de révolte retentit contre cette cruelle provocation. Des ultraroyalistes, des royalistes sincères, épouvantés par le surgissement de ces fautes, préface du surgissement des catastrophes, des libéraux comme Casimir-Périer protestèrent. Aucun ne le fit avec plus de puissance que Royer-Collard. Le discours par lui prononcé demeure un des monuments les plus hauts de l’éloquence parlementaire. L’apostrophe, l’ironie, la virulence et la mélancolie mêlées en font un des chefs-d’œuvre les plus parfaits de la tribune. C’est à ce moment que, dénonçant les tyrans implacables, minuscules et médiocres potentats qui n’avaient, comme la Révolution ou Bonaparte, ni l’excuse de la gloire, ni celle du génie, il montra la faction invisible, mais aussi saisissable que si elle marchait enseignes déployées : « Je ne lui demande pas qui elle est, où elle va, d’où elle vient : elle mentirait ! » Jamais la compagnie de Jésus n’avait senti plus brûlant sur son âme le feu rouge de la flétrissure. Rien n’y fit, la loi fut quand même votée : si Gutenberg avait vécu, ces mains frénétiques l’eussent certainement conduit à la mort. Un orateur catholique n’allait-il pas jusqu’à dire « que l’imprimerie était une des plaies dont Moïse n’avait pas frappé l’Égypte ? » (Discours de M. de Salabery.)

Le public accueillit avec effroi d’abord cette manifestation nouvelle de la pensée jésuitique, se demandant jusqu’où irait l’envahissement mortel qui recouvrait déjà une partie du pays. Le seul espoir demeurait fixé sur la Chambre des pairs. Celle-ci était depuis longtemps irritée de la brutalité avec laquelle de Villèle menait le gouvernement. Plus irritée encore elle était à la pensée que ce ministre, dont les vues personnelles n’auraient pas été hostiles à une direction plus libérale, inclinait sur la violence par peur des énergumènes surexcités qui s’agitait autour de lui et pour garder, grâce à eux, un pouvoir trop convoité. De plus, l’œuvre passionnée de Chateaubriand commençait à faire sentir ses effets. La rupture plus personnelle que politique qui avait à jamais rendus implacables l’un à l’autre ces deux hommes avait, au début, diminué la portée des attaques violentes dont, sous la main de Chateaubriand, le Journal des Débats était rempli, mais le temps avait effacé ce souvenir et maintenant l’origine des coups retentissants était allé dans l’oubli. Restaient les coups, tenaces et rudes. Et la Chambre des pairs s’apprêtait à faire à ce projet de loi, à la loi vandale, comme avait dit Chateaubriand, un accueil détestable, d’autant que, recherchant les occasions de montrer sa brutalité, le gouvernement, à l’enterrement de M. de la Rochefoucauld-Liancourt, avait arraché le cercueil à des porteurs volontaires, engagé une lutte sacrilège au terme de laquelle le cercueil brisé avait roulé dans la boue.

Aussi M. de Villèle redouta-t-il le contact de cette assemblée, et, par un artifice misérable qui trompa un moment la naïveté publique, il fit retirer le projet de loi. La joie éclata partout, sur les visages, dans les rues, par les illuminations dont chaque scintillement dévoilait le fond de l’opinion. Des ministres avertis et sages, pour qui le gouvernement n’eût pas été une entreprise de combat contre la Nation, eussent puisé dans ce fait un enseignement et le projet retiré l’eût été pour toujours. Mais l’esprit cauteleux de de Villèle et l’esprit brutalement hardi de M. de Peyronnet, hommes d’expédients plus qu’hommes de principes, en avait autrement décidé. Et même ils allaient, comme pour accroître les difficultés que les événements accumulèrent, procéder à la dissolution de la garde nationale, et porter ainsi, sur la tête d’une milice civique qui se confondait avec la population, un défi définitif à toute la ville.

Le roi, le 12 avril 1827, quelques jours avant que le projet fût retiré, avait approché de près la garde nationale qui, ce jour-là, jour anniversaire de sa rentrée à Paris, prenait par exception la garde aux Tuileries. Il en avait reçu des marques de respect, chacun croyant qu’il était un prince débonnaire, mais bien intentionné, que ses ministres trahissaient en le conduisant à une politique mauvaise. Touchante candeur de la population et qui prouve qu’avec un peu d’habileté un roi aurait pu étayer sur elle une popularité sinon durable, au moins sérieuse ! Le roi, tout heureux de ces marques de respect, promit de passer en revue toute la garde nationale et fixa au dernier dimanche d’avril cette cérémonie militaire.

Mais les ministres veillaient : précisément on retirait le projet de loi de la Chambre des pairs et les manifestations ardentes auxquelles donna lieu à Paris et à Lyon ce retrait blessèrent des gouvernants trop disposés à rechercher une revanche politique à des défaites personnelles. Qu’allait faire le roi au milieu de ce peuple hostile à ses ministres et qui l’avait montré ? La revue eut lieu : les cris de « Vive la charte ! vive la liberté de la presse ! » égalèrent les cris de « Vive le roi ! » et le front de Charles X se rembrunit. Mais la revue finie et la dislocation ayant eu lieu, ce fut une autre manifestation : ces bataillons traversaient les rues de Paris, la rue de Rivoli, en acclamant la liberté et en criant : « À bas les ministres ! » C’en était trop. Le conseil se réunit et l’ordonnance de dissolution de la garde nationale vint ajouter à l’impopularité de ce ministère précaire. On peut, certes, trouver qu’il était impossible à un gouvernement de laisser une troupe en armes juger violemment ses actes, tandis qu’elle était en service commandé. Soit, mais gouverner, c’est prévoir. Et la moindre clairvoyance, en l’état des esprits, eût prévu qu’un rassemblement aussi formidable (il y eut à la revue 300 000 spectateurs) était susceptible de donner lieu à une manifestation. Mais, frappés de folie, les ministres ne recherchaient-ils pas cette manifestation pour en déduire des actes de rigueur nouvelle ? On le peut croire.

La session de 1827 allait être close (22 juin). Des rumeurs circulaient sur les actes de violence que préparaient les ministres. Ceux-ci étaient muets. Mais leur silence masquait des coups de force. On le vit dès que la Chambre fut partie. Une simple ordonnance rétablissait la censure en matière de presse. Et, peu attentif aux colères que cet acte engendrait, le ministère travaillait à une autre mesure. Il regardait l’horizon, interrogeant ses préfets, se réunissant, donnant l’impression d’une minorité factieuse, qui aurait détourné l’arme des lois et en frapperait une nation un moment stupéfaite. Quand M. de Villèle crut que tout était prêt, il agit et le même jour, 5 novembre 1827, le Moniteur enregistra quatre ordonnances : 1o la Chambre était dissoute et les élections fixées au 24 novembre ; 2o la censure était retirée ; 3o soixante-seize pairs nouveaux étaient nommés ; 4o les présidents des collèges électoraux étaient choisis.

Ce coup de force semblait devoir frapper les oppositions diverses que le gouvernement rencontrait sur son chemin, surtout en ne leur laissant pas le temps de se rassembler, de se concerter. Du même coup, la Chambre des pairs expiait son hostilité, en recevant l’afflux nouveau de soixante-seize membres qui allaient noyer sous leur docilité toute prête l’indépendance relative de l’assemblée. Mais le gouvernement qui se portait à de telles mesures s’obligeait à vaincre totalement ou à périr. Il avait frappé toutes les têtes, les individus, toutes les collectivités : l’Académie, en la personne de Villemain qui avait protesté contre la loi de justice et d’amour, la Chambre en la dissolvant, la Chambre des pairs en brisant son ressort de libre contrôle, les ouvriers, les industriels, les gardes nationaux, ceux qui pensent, ceux qui travaillent, la presse, le livre, et défié ainsi toutes les forces vives et saines dont une nation ne peut se passer sans mourir. Comment vaincre tous ces ennemis qui, d’ailleurs, puisque le combat prenait cette âpreté et cette ampleur, allaient s’unir tous ensemble ? Le zèle maladroit des préfets, les violences, les fraudes, rien de tout cela ne pouvait arrêter le mouvement formidable qui surgissait de la rue, des salons, des ateliers, des banques, ameutait les carrefours et surexcitait les esprits. La presse donne l’exemple : elle soutient à la fois M. de la Bourdonnaye, l’ancien ultra, converti aux exigences du parlementarisme, et La Fayette ! Tout était prêt : en quelques jours, les indignations surprises avaient noué un concert irrésistible…

Le gouvernement profita de quelques incidents à Paris pour créer un mouvement de stupeur : à la suite de manifestations puériles par le nombre et par l’âge des manifestants, la troupe avait tiré. Mais la province ne fut pas entamée par l’exploitation de cette bagarre sanglante où la main de la police avait laissé des traces visibles. L’opposition revenait avec soixante sièges. Paris, sur 8 000 suffrages exprimés, avait donné 1 100 voix au gouvernement. Benjamin Constant n’avait eu contre lui que 22 voix. Royer-Collard était élu sept fois. M. de Peyronnet n’était élu nulle part !

C’était la défaite irrémédiable et sombre. En vain, M. de Villèle voulait se rattacher au pouvoir qui lui était dérobé, conclure, transiger, promettre, duper.

Toutes les fractions lui montrèrent un visage irrité ou méprisant. Il dut comprendre. Il dut partir et ne s’y résigna qu’en janvier 1828. Après la combinaison frivole de M. de Chabrol, naquit celle qui devait être plus durable et plus féconde, celle de Martignac.

M. de Villèle était vaincu par lui-même. Le caractère lui avait toujours manqué et le goût violent pour le pouvoir lui avait suggéré des actes d’autant plus répréhensibles que sa conscience les lui reprochait tout bas. Autour de lui, une minorité agitée et brouillonne avait agi, voulu, gouverné. Il lui avait assez de temps tenu tête pour qu’on puisse dire de lui qu’il était clairvoyant. Mais cela aussi permet de dire, puisqu’il céda, qu’il fut plus qu’un autre responsable. C’est lui qui a amené, par la succession des fautes les plus graves et les plus aisées à éviter, la chute de la monarchie. C’est lui qui a préparé les folies dernières par lesquelles dans quelques mois s’effondrera le régime. Et tout cela pour durer ! En effet, il a blâmé la guerre d’Espagne, le projet sur le droit d’aînesse, d’autres lois encore. S’il laissa la guerre se faire et les lois se préparer, c’est qu’il ne voulait pas résigner son pouvoir. Administrateur, financier, homme de budget et de chiffres, il ne fut pas un homme d’État : à ce degré supérieur ne montent que les hommes publics en qui la conscience parle et qui savent ne pas incliner au caprice des forces et aux entraînements des hommes leur pensée mûrie par l’expérience.

Les difficultés qu’allait rencontrer M. de Martignac tenaient à la dispersion dans la Chambre élective des partis. Il n’y avait pas eu contre de Villèle une opposition, mais des oppositions, rassemblées par des haines communes. Et maintenant qu’avait disparu le ciment qui les fortifiait, elles ne formaient plus qu’une poussière dans l’Assemblée.

Mais au moment où M. de Martignac succédait à M. de Villèle, si ardente que fût la lutte politique, l’attention des partis n’était pas tout entière absorbée par les événements intérieurs. Depuis six années, l’opinion, de degré en degré, participait par une émotion plus vive aux événements extérieurs. La lutte héroïque que soutenait la Grèce, le retentissement des combats livrés sur cette terre rendue prodigieuse par l’antiquité, de jour en jour les incidents davantage connus sollicitaient l’esprit public et le cœur de chacun.

La Grèce, soumise au joug turc, après l’avoir longtemps subi, s’était à la fin révoltée contre l’absolutisme d’une tyrannie sans repos. Si la tyrannie est toujours dure, quelles que soient les mains qui l’imposent, elle est intolérable aux moins sensibles, quand elle tombe sur une race des mains d’une race différente, ennemie, hostile, quand rien avec elle n’est commun, ni la langue, ni la pensée, ni la croyance, quand le passé interrogé proteste en rappelant des traditions d’indépendance. C’était le cas pour la malheureuse et noble nourricière intellectuelle du monde, à laquelle tout homme cultivé doit les joies sans nombre de l’esprit. Elle s’était révoltée, tandis que l’Europe, indifférente à son initiative comme elle l’avait été à son martyre, semblait ne pas voir. Nous ne parlons que de l’Europe officielle, des diplomaties, des cours, des parlements. À dire le vrai, l’embarras était grand pour tous les pouvoirs, et surtout pour le pouvoir français qui, dirigé par M. de Villèle, était hostile à toute intervention pacifique de la France.

Il faut bien reconnaître que M. de Villèle était dans la logique même de sa politique. Il s’était sourdement opposé à l’expédition d’Espagne, encore qu’il s’agît pour la légitimité d’aller soutenir la légitimité, pour les Bourbons de soutenir à la fois un principe et leur famille. Il n’avait cédé que quand la Congrégation lui avait montré prête à le laisser choir la main puissante qui l’avait élevé. Ici, c’était une opération contraire : il s’agissait d’aller au secours d’un peuple en révolte contre son souverain légitime, et de donner un détestable exemple révolutionnaire. Aussi M. de Villèle résistait.

Pendant ces années, la guerre s’allumait sur tous les points de cette Grèce et, près des lieux immortalisés par ses premiers héros, d’autres héros renouaient à travers le temps la tradition sublime. L’audace de ce peuple sur terre, sur mer, surtout, jetait dans la terreur les Turcs. Sur les flots, les vaisseaux turcs ne pouvaient résister, malgré leur masse, à ces esquifs légers qui voltigeaient autour d’eux, les enserraient, portaient par des brûlots sacrifiés le feu à leur bord, déterminaient des explosions formidables. L’amiral Miaoulis surtout se distinguait par la rapidité des coups forcenés qu’il portait à la flotte du sultan, si bien que celui-ci, menacé, fit appel à Mohammed-Ali, le sultan d’Égypte, lequel lui délégua son fils Ibrahim.

La lutte va se resserrer à partir de ce moment. Rachyd, le général turc, met le siège devant Missolonghi, la citadelle fortifiée de la Grèce. Le siège dura quinze mois, fut fertile en sorties, fut levé, repris, et aurait duré plus longtemps, si Rachyd, écrasé, n’avait fait appel à Ibrahim. Ce dernier fut repoussé deux fois ; il préféra prendre la ville par la famine que par la force, et y pénétra, en 1826, non sans qu’une explosion effroyable ait jeté dans les airs plus de cinq mille hommes. La Grèce était vaincue, et le pays de Léonidas allait disparaître sous les flots de la bestialité turque.

À la fin l’esprit public brisa l’inertie des diplomaties. L’opinion publique s’émut en France, formée de royalistes, de libéraux, de tous ceux à qui le souvenir de l’antiquité restituait tant de joies rares et précieuses. Mais il est probable que le sentiment tout seul n’aurait pas triomphé si l’intérêt politique et l’intérêt mercantile n’y avaient ajouté leur force.

L’Angleterre avait souscrit un emprunt en faveur des Grecs. Allait-elle laisser disparaître son gage avec la Grèce immolée par les barbares ? La Russie désirait faire de la mer Noire un lac russe. N’était-ce pas le moment pour elle de satisfaire son ambition ? Seule, la France désintéressée agitait ses armes par amour pur et vrai de la Grèce vouée à un malheureux destin. L’opinion publique fut si forte dans les trois pays que, le 26 juillet 1827, les gouvernements préparèrent une convention où ils s’engagèrent à faire des représentations au sultan, à enrayer sa marche, à soustraire en partie la

nnnnn
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Grèce à son joug et à ne plus lui laisser qu’un lien financier, par un impôt annuel, avec la Turquie.

Le sultan refusa. On le menaça. Il refusa encore. Il fallait agir, Les trois flottes anglaise, française, russe se présentèrent devant Navarin, où elles mouillèrent en octobre. Pour mieux surveiller les vaisseaux turcs, ces escadres pénétrèrent dans le port. Soudain un coup de feu abattit, sans provocation, un aspirant de vaisseau venu sur un navire turc. Ce fut le signal d’une épouvantable tuerie : pendant cinq heures, les canons tonnèrent. Après quoi, la fumée ayant disparu, on chercha les navires turcs. Ils étaient détruits et, avec eux, avaient péri six mille hommes, La Turquie n’avait plus de marine. La Grèce était délivrée de son redoutable ennemi.

Pas tout à fait cependant. Si les ports où la flotte turque gouvernait avec insolence étaient libérés de sa présence grâce au désastre qui l’avait engloutie, restait à ses troupes de terre l’intérieur du pays. Et Ibrahim vengeait par le fer et par le feu, sur les hommes et sur les femmes, l’écrasante défaite par où avait succombé la marine du sultan. Allait-on le laisser faire, et l’immolation de la Grèce serait-elle la rançon ironique et sanglante de la victoire non cherchée à Navarin ? L’embarras était extrême, et jamais vainqueurs ne furent plus attristés de leur victoire que les Anglais, dont l’amiral avait, par le privilège de l’ancienneté, commandé en chef à Navarin. En détruisant la flotte turque, les canons de la coalition européenne avaient anéanti la Turquie, et celle-ci, sans marine ni troupes, ne pourrait plus faire face au colosse russe. Ainsi l’Angleterre se trouvait avoir travaillé au triomphe d’une politique qui lui était odieuse.

Néanmoins il fallut agir. Les trois nations une fois encore se mirent d’accord pour porter le coup décisif à l’insolence d’Ibrahim. Mais ce coup, qui le frapperait ? L’Angleterre en revendiquait l’honneur, d’autant plus jalousée par la Russie, que celle-ci redoutait de la part de l’Angleterre l’occupation sans fin de la Grèce et la revendication d’un salaire plus formidable que la tâche. On finit par décider que ce serait la France, qui devait ainsi à son désintéressement le mandat de civilisation qu’elle allât rapidement remplir.

Ainsi fut décidée l’expédition de Morée, Quatorze mille hommes partirent sous les ordres dit général Maison, au refus par M. de Caux, ministre de la guerre, d’employer Marmont ou Bourmont que lui voulait imposer le roi. L’Angleterre essaya de gêner le débarquement en négociant directement le départ d’Ibrahim à Alexandrie. Le général Maison débarqua, bivouaqua. Il lui suffit de faire le geste et, sans tirer l’épée, il obtint la soumission d’Ibrahim. Ainsi, pour toujours, la Grèce voyait disparaître de son sol sacré la lourde infanterie arabe et, par les mains de la France, était préservé d’une plus grande souillure le jardin délicat où la pensée humaine vit éclore tant et tant de merveilles.

En France, par là même, le libéralisme triomphait. C’est lui qui, en partie, avait fait décider l’expédition sur mer, puis l’expédition sur terre, aidé cependant, il faut le dire, de quelques royalistes comme Chateaubriand qui, outre le désir de déplaire à Villèle, voyaient dans les Grecs moins des soldats de l’indépendance nationale que des chrétiens levant la croix devant l’Islam, Mais le triomphe tout moral du libéralisme fut indirect et non moins puissant. Cette expédition de délivrance, faite pour arracher la Grèce à son joug, était la revanche de l’ignominieuse expédition d’Espagne, par où tant de chaînes avaient été nouées. Cette fois le fer, si souvent souillé, était épuré à un noble usage, et la force n’était plus une prostituée puisqu’elle s’ennoblissait au service du droit.