Histoire socialiste/La Restauration/14

Chapitre XIII.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre XV.




CHAPITRE XIV


SITUATION POLITIQUE. — PREMIÈRES MESURES. — RÉACTION. — LE SACRE. — MORT DU GÉNÉRAL FOY. — MORT DE L’EMPEREUR ALEXANDRE.


La mort de Louis XVIII n’avait surpris personne, et la somnolence alourdie qui fut pour lui la longue préface du trépas avait préparé les autres à la succession. Dès que le duc d’Uzès eut, selon le cérémonial restitué par la royauté française, crié : « Le roi est mort ! » tous se levèrent et l’agenouillement des courtisans fit place à une autre attitude : « Vive le roi ! » répondirent les clameurs déjà adulatrices. Et ce vœu bruyant qui venait saluer un vieillard presque aussi âgé que le roi mort, quoique, il est vrai, plus indemne de par la nature, avait quelque chose d’ironique et de dérisoire.

Sous les pas du roi, la foule des quémandeurs royalistes se pressait, tandis que la foule ignorante, écartée des fastes et des manifestations de la politique, attendait pour voir ce qui allait choir du geste nouveau. Le premier effort d’un roi, fût-il destiné par l’ambition jusque-là contenue de son âme à l’autocratie la plus âpre, son premier effort est pour sourire, bénir et pardonner, comme si les plus inflexibles monarques sentaient cependant que l’absolutisme est un outrage au monde et qu’il a besoin de se faire tolérer. Charles X ne manqua pas, sur les conseils de de Villèle, à cette mode, fit amnistier quelques captifs, voulut paraître, sans cortège ni gardes, au contact du peuple et faire prendre confiance à ses sujets. Même ces gestes ayant paru trop courts et trop simples, Villèle y ajouta la garantie au moins provisoire d’une modification légale et, par ses soins, la censure fut supprimée, la liberté de la presse rétablie : ce qu’on appelait la liberté, c’est-à-dire un précaire et intermittent régime de discussion tempérée par les saisies et par les poursuites. Mais, en dépit de cet effort pour conquérir les sympathies, aucune communication ne s’établit avec le peuple. Comment aurait-elle pu se former ? Il eût fallu, pour cela, que le peuple, frappé d’amnésie instantanée, rayât de la plus récente histoire politique, des actes et

(D’après un document de la Bibliothèque nationale.)


des inspirations de réaction, et il savait bien que le pouvoir occulte du comte d’Artois avait poussé aux mesures extrêmes de rétrogradation le vieillard chancelant dont il escomptait la fin. On savait bien que sa maison avait été le nid de toutes les intrigues, son entourage, l’état-major tour à tour éclatant ou perfide qui menait tous les combats, qu’il avait exploité le sang de son fils dans un intérêt politique. Comment et pourquoi le roi n’aurait-il pas ressemblé au prétendant, et comment le masque dur de l’héritier présomptif se serait-il prêté à des adoucissements tardifs ? L’habitude revint vite, et tous s’aperçurent que sous le front médiocre que meurtrissait le poids de la couronne, aucune idée nouvelle et hardie n’était issue ; que ce cœur, figé comme l’était l’esprit, restait fermé à toutes les inspirations suprêmes. La réaction allait se déchaîner, et son premier sourire n’était que l’emprunt traditionnel fait au protocole royal qui veut que le premier geste du roi, dès l’avènement, soit une caresse.

Le passé du roi ne pouvait longtemps mentir, et ce n’était pas à son âge, quand les préjugés écrasaient en lui toute velléité libérale, que Charles X pouvait se modifier. Aux gestes de parade succédèrent des actes, et si le libéralisme fut sur les lèvres, on s’aperçut que la réaction était dans le cœur. Le ministère, investi d’autant plus de la confiance du roi que, comme héritier du trône, c’était lui qui l’avait formé, le ministère va surprendre l’opposition libérale par le zèle rapide et brutal avec lequel il va remplir sa tâche rétrograde.

Successivement des projets sont déposés, tant à la Chambre des députés qu’à la Chambre des pairs. À la Chambre des pairs, on demande de décider que dorénavant les congrégations de femmes puissent être autorisées non plus par une loi, mais par simple ordonnance. C’était lever toute difficulté à l’éclosion monstrueuse de ces associations innombrables qui vont envelopper d’invisibles et mortels réseaux la conscience du pays. La loi est salutaire, car le Parlement, mis en garde par la sollicitation dont il est l’objet, responsable, et tout de suite, devant l’opinion publique, le Parlement n’agit pas légèrement. Et la formidable machine parlementaire ne crée pas aussi aisément des congrégations qu’une obscure et simple ordonnance qui coule pour ainsi dire, d’une seule goutte d’encre, de la plume d’un ministre. Ceux-là savaient ce qu’ils voulaient qui allaient soustraire au contrôle aigu du Parlement la formation légale des congrégations de femmes, et on ne peut que rendre hommage à leur volonté rétrograde dans l’instant même où on mesure les excès. Pouvoir, par l’artifice de la foi et par l’exploitation matérielle des pensées mystiques, pouvoir ainsi arracher aux familles pauvres ou riches les missionnaires gracieux et fidèles de la religion, guetter l’heure opportune où la faiblesse, la douleur, la désespérance, le dégoût de vivre, l’horreur des complications matérielles, la terreur de l’avenir, où toutes ces forces malsaines et provisoires livrent les femmes débiles au cloître, agir, les attirer, les emprisonner dans la douceur amollissante du couvent, c’était, ce fut toujours le but suprême de la religion, qui a besoin du dévouement, de la discipline d’esprit, de l’abdication de la nature pour prospérer. Or, le Parlement aurait tenu la comptabilité publique des autorisations réclamées et accordées, et pu prendre peur de la répétition meurtrière de ses propres consentements. Mais qu’une ordonnance soit sollicitée, signée, publiée, enfouie dans des publications légales, et que de ce simple geste naisse la congrégation, voilà qui était bien et utile. Malgré tout, cependant, la Chambre des pairs n’osa se dessaisir et, à la voix de MM. Lanjuinais et Pasquier, maintint la nécessité du contrôle et de l’autorisation législatifs.

La Chambre des Pairs, cependant, allait racheter par un impardonnable vote tout l’effort qu’elle avait accompli contre la congrégation et, pour ainsi dire, donner satisfaction à l’Église après lui avoir refusé un avantage. L’occasion lui en fut offerte dans le vote de la loi sur le sacrilège. Depuis longtemps le clergé, le haut clergé surtout, le banc des Évêques à la Cour des pairs sollicitait un redoublement de rigueur contre l’incrédulité du siècle. Il avait obtenu, malgré M. de Serre, autrefois, que la morale religieuse fût mise à l’abri de tout débat. Cela ne lui pouvait plus suffire, et il voulait, par des actes éclatants, frapper, au nom de la miséricorde, les profanations :

« La profanation des vases sacrés et des hosties consacrées est crime de sacrilège.

« Toute voie de fait commise sur des vases sacrés ou sur les hosties consacrées est déclarée profanation.

« La profanation des vases sacrés est punie de mort simple.

« La profanation des hosties consacrées est punie de la peine du parricide. »

À ces quelques dispositions tranchantes comme un couperet peuvent se réduire les dispositions de la loi nouvelle. C’était un implacable attentat au bon sens, à la raison, à la religion. Au bon sens, car quel être, à moins de déséquilibre, irait manifester la liberté de son incrédulité en brisant des vases et en souillant des hosties ? À la raison, car, même si ces actes étaient accomplis, qu’engageaient-ils et quelle opinion, quelle théorie, quelle philosophie auraient jamais accepté de se produire sous ces brutales apparences. À la religion enfin, car, d’abord, ces mesures législatives laissaient croire que des ennemis du dogme catholique en voulaient même aux innocents symboles où il se réfugie. C’était, en outre, supposer que, par son propre rayonnement et son seul prestige, elle ne parvenait pas à conquérir les âmes et qu’il lui fallait l’appui du juge.

Par conséquent une assemblée vraiment attachée à la religion eût dû répudier cette loi barbare qui faisait couler le sang des hommes comme avait coulé le sang de son fondateur déifié. Quelques catholiques, en effet, protestèrent. MM. Portalis, Pasquier, de Broglie s’honorèrent à soutenir les droits de la raison et ceux de la foi sincère, par hasard d’accord, contre l’attentat légal. Il était réservé au théoricien absolu de la monarchie dogmatique, à M. de Bonald, de prononcer de sanguinaires paroles et, pour ainsi dire, d’aiguiser, au rebord de la tribune, l’arme souillée du bourreau. « Que fait-on en prononçant en cette matière une condamnation à mort, disait-il, sinon renvoyer devant son juge naturel le criminel sacrilège ? » L’orateur raya lui-même d’une main pudiquement tardive cette abominable parole, mais la tache de sang est demeurée sur ce discours. La Chambre des pairs, après avoir substitué à la peine du parricide, qui entraînait la chute du poing, l’amende honorable du coupable, crut avoir assez fait pour l’humanité et vota cette loi bestiale où le spiritualisme chrétien venait chercher un refuge (127 voix contre 92). Peut-être était-ce dans l’esprit des pairs qui attachèrent leur nom à ce legs sanglant de l’ancien régime, peut-être était-ce de leur part une concession théorique qui leur permettait de faire excuser leur résistance pratique à la loi sur les congrégations de femmes. En fait, la loi du sacrilège ne fut pas appliquée : les pairs savaient qu’elle ne le serait pas, et ils la votaient pour satisfaire platoniquement une Église dont les colères avaient été allumées par leur précédent refus hostile aux congrégations. À tout prendre, et pratiquement, il valait mieux ne pas laisser éclore dans une nuit funeste des couvents innombrables, et voter une loi qui ne serait pas appliquée. Peut-être est-ce bien le compromis douteux où s’est arrêté l’esprit parlementaire du temps. Si cela est, ce compromis est haïssable. Certes, le bourreau ne fut jamais mis en mouvement par cette loi, mais c’est aux lois votées que se juge une époque : et qu’on puisse dire plus tard que la Restauration a pris de pareilles mesures, voilà qui jette sur elle un reflet sinistre et sanglant.

La Chambre des députés devait, en effet, souscrire à ces mesures, au mois d’avril 1825, par 210 voix contre 95. En vain Royer-Collard immortalisa le débat en y mêlant sa parole grave et triste, traductrice sincère des regrets qui agitaient cette âme désabusée par les excès du royalisme. En vain il distingua entre le péché que la religion châtie des feux éternels, et le crime que la société frappe de ses plus provisoires arrêts, rien ne tint devant la majorité frénétique qui voulait donner pour symbole au dogme le code pénal et qui ne voyait pas ce qu’il y avait de dérisoire à pleurer au pied d’une croix pour exulter au pied d’un échafaud.

La Chambre discuta avant la loi sur le sacrilège et, tandis que la Chambre des pairs était saisie de la loi sur le sacrilège, la Chambre discuta l’indemnité des émigrés. On se rappelle que M. de Villèle avait vainement essayé de trouver des ressources pour doter les émigrés. Aussi il voulait tenir, vis-à-vis de l’extrême fraction de son parti, une promesse faite et donner une satisfaction au personnel aigri, remuant, enveloppant et impérieux qui s’agitait déjà autour du comte d’Artois et qui n’avait pas quitté Charles X. Mais où trouver ces ressources que lui avait, en refusant la conversion, refusé la Chambre des Pairs, lui causant un premier et cuisant affront ?

Tout d’abord, on essaya d’évaluer la valeur totale des biens qui avaient été remis par la Révolution à la Nation. Comment faire ? Il fallait connaître les revenus. Or, il y avait, à cause des dépréciations subies, une difficulté très grande à connaître ce revenu. On le fixa tout de même à l’aide d’une évaluation arbitraire et il se trouva que, sous la plume de de Villèle, ce chiffre vint s’inscrire à 1 297 760 007 fr. 96 ! Plus d’un milliard était dû aux émigrés. Mais comme ils avaient reçu (l’État ayant payé à leur place dettes ou reprises) une somme de 309 940 445 francs, en bon et honnête comptable, de Villèle opérait la soustraction : tout compte fait, l’État devait 987 819 962 fr. 96  ! Où trouver les ressources  ? Voici : On créait 30 millions de rentes 3 0/0 représentant un capital de un millard et inscrites par cinquièmes, pendant cinq ans par conséquent, sur le grand-livre de la dette publique.

Le débat qui s’institua à ce sujet fut certes éclatant et la parole déjà mourante du général Foy, comme si elle sentait qu’elle adressait un adieu au monde, y fut incomparable de vigueur et d’éclat. Mais ce débat aurait pu être formidable par les conséquences sociales auxquelles il aurait pu et dû aboutir. La mesure dont profitaient les émigrés ne fut envisagée que sous son aspect politique. Quel redoutable aspect économique elle offrait ! Ainsi une assemblée régulière avait mis à la disposition de la Nation les biens des émigrés, les châtiant d’avoir quitté le sol national et de le livrer à l’ennemi, et avait exigé des acquéreurs un prix. Or, que faisait une Assemblée nouvelle, elle aussi régulière ? Elle faisait payer par la Nation les émigrés dépossédés par la loi. Ainsi les acquéreurs du bien avaient versé le prix, et de plus, comme contribuables, devenaient, eux ou leur fils, débiteurs vis-à-vis des anciens propriétaires. Ainsi était atteinte leur propriété, cependant consacrée par la loi qui avait autorisé la vente, et par le contrat qui l’avait enregistré. À quoi servaient donc les lois, ces contrats des nations, les contrats, ces lois des particuliers ? Où était la sécurité pour le possesseur ? Que devenait le fondement du droit de propriété puisque le pic infatigable des générations futures le pouvait atteindre ? Peut-être même, par l’effroi causé à l’aristocratie et à la bourgeoisie possédante dont cet exemple et ce précédent pouvaient ralentir le zèle, on aurait pu éviter le vote de la loi.

Cet aspect de la mesure ne fut pas abordé. Les ultra-royalistes, par une rencontre inattendue, se trouvaient d’accord avec les libéraux pour repousser la loi. Les royalistes trouvaient que le paiement de l’indemnité consacrait le rapt révolutionnaire et ils auraient voulu que les terres fussent reprises à leurs possesseurs et l’indemnité à eux versée. Quelques-uns des orateurs royalistes traitèrent de voleurs et de scélérats les acquéreurs. Le général Foy releva, dans une brûlante apostrophe, cet outrage. Et ce cri révolutionnaire échappa de ses lèvres déjà contractées par la douleur : « Les possesseurs des biens nationaux sont presque tous les fils de ceux qui les ont achetés ! Qu’ils se souviennent que leurs pères furent traités de voleurs et de scélérats !… Et si on essayait de leur arracher par la violence les biens qu’ils possèdent réellement, qu’ils se souviennent qu’ils ont pour eux le roi et la Charte et qu’ils sont vingt contre un. »

Une foule de voix : « C’est un langage de factieux ! C’est un appel à la révolte ! »

En effet, et il était difficile qu’il fût plus brutal. Ni ce cri, ni les discours ne purent empêcher ce vote (259 voix contre 124). Ce fut là, si l’on excepte un discours spécial du général Foy sur l’organisation militaire, son dernier grand discours, et d’ailleurs la Chambre, après le vote du budget de 1826, entrait en vacances (Juin 1825).

Ces vacances furent un peu remplies par la cérémonie du sacre de Charles X. Le vieux monarque avait hâte de recevoir l’onction sainte sur ce front où la fortune infidèle avait jeté tour à tour tant d’obscurités et de rayons. Ce fut une fête officielle par excellence où le clergé eut naturellement la première place, protégé hautain, protecteur invisible, maître des couronnes chancelantes et des volontés débiles. Le bruit était à peine terminé de cette cérémonie où les robes d’évêques se mêlaient aux uniformes martiaux que tombait sur le champ de bataille politique un homme que le champ de bataille militaire avait épargné. Le général Foy succomba à une maladie cruelle, l’hypertrophie du cœur.

Le deuil fut général et la manifestation qui enveloppa ce cercueil, à la fois éclatante et émue. La mort stupéfie davantage ceux qui survivent quand elle scelle à jamais la parole sur les lèvres d’un orateur. Celui-là avait été grand par lui-même et la noblesse naturelle de sa pensée avait fait surgir en lui l’éloquence qui leur servit tour à tour d’arme et de parure. Soldat depuis la vingtième année, mêlé aux boucheries dont le premier Empire fit sa gloire, il n’avait pu recevoir une éducation oratoire. Mais sa culture, accrue par d’incessantes recherches et formée, dès le tout jeune âge, par un goût prononcé pour les sévères études, avait incessamment déposé en cette âme de soldat le levain immortel de la parole. Dès qu’il eut abandonné l’épée impuissante qui avait guidé une division à Waterloo, il s’était jeté au combat politique. Il y vieillit vite comme on vieillit vite à l’autre combat. Il fut l’interprète des idées libérales et renoua les traditions de ce temps avec le temps de la Constituante. Le peuple, la bourgeoisie libérale vinrent au bord de sa tombe. Et comme il laissait dans la misère sa femme et ses enfants, une souscription nationale leur offrit un million dans un élan spontané, mêlant aux dons de M. Laffitte (50 000 francs), Casimir Périer (10 000 francs), les plus humbles oboles.

Pendant ce temps agonisait à l’extrémité de l’Europe, sur la mer d’Azof, l’empereur Alexandre, qui devait mourir le 30 décembre 1825. Il mourut déséquilibré, en proie à un mal mystique, fuyant les lieux qui lui étaient coutumiers parce qu’ils lui apparaissaient peuplés de fantômes. Il laissa, quelque temps avant sa mort, la cour, Saint-Pétersbourg, son palais, ses amis, et descendit vers le midi de son Empire, sentant qu’il suivait la voie funèbre qui le menait au tombeau entrevu. Il mourut du typhus, mais son corps délabré et son esprit surexcité avaient, pliant sous les excès, depuis longtemps perdu la force qui lui aurait permis de résister au fléau. On s’arrête devant cette nature un peu fuyante qui déconcerte l’analyse. Il fut certes secourable à la France égorgée et rançonnée, au lendemain de Waterloo, et ne permit pas que la pesanteur prussienne écrasât tout à fait notre essor. Est-ce par générosité, par amitié pour M. de Richelieu, par intérêt et pour ne pas laisser grossir de spoliations nouvelles le lot de ses associés ? En tous cas, il le fit. Mais la France ne prêta qu’une attention évasive à ce théâtral décès. Cet homme était mort des excès de l’autocratie, grisé des parfums enivrants du despotisme, ivre à la fois d’action et de pouvoir, impuissant parce qu’il pouvait tout, ne voulant plus parce qu’il pouvait tout vouloir, attristé de la vanité même de sa force… On ne le put faire remarquer en France où une pareille constatation eût été un outrage pour le monarque constitutionnel malgré lui et qui s’efforçait de monter vers le pouvoir absolu — à soixante-neuf ans  ! En effet, l’année 1826 s’ouvrait.

Elle s’ouvrit par un acte qui, quoique louable, ne peut emporter dans la balance le poids des autres actes ni racheter les mesures meurtrières par où la Restauration tenta de procéder à un rétablissement chimérique. Le gouvernement régla, au mieux des intérêts nationaux et particuliers, les difficultés soulevées à Saint-Domingue depuis 1814 par le retour des anciens colons chassés par les noirs qu’avaient d’ailleurs surexcités et provoqués, en 1802, le général Leclerc, émissaire de Bonaparte. On reconnut l’indépendance du gouvernement et on fit payer des droits à concurrence de 150 millions pour indemniser les colons… Mais cette mesure était à peine prise qu’un projet audacieux émanant du pouvoir marquait jusqu’à quel degré, dans le passé, entendait retourner le nouveau régime : nous voulons parler du droit d’aînesse.

C’était un projet cher à l’ultra-royalisme, à ces survivants vieillis et aigris d’un passé mort, que ce projet qui devait restituer au XIXe siècle étonné la législation de l’ancien régime. Et, dans le désir de revenir à cette législation ancienne, il n’y avait pas seulement le désir de rétablir une mesure rétrograde, mais celui d’humilier la Révolution, de brouiller sur des sillons glorieux sa trace géante, de détruire l’égalité souveraine qui, de ces mêmes sillons, s’était levée. Mais, malgré tout, le projet fut arrêté à la Chambre des pairs et par des hommes qui cependant, comme MM. Molé et Pasquier, ne tenaient pas à la Révolution par des liens bien vivants. À la vérité, le rétablissement du droit d’aînesse entraînait la reconstitution de la grande propriété, enrayait le morcellement, était une atteinte à la petite propriété. En reconstituant de grands domaines entre quelques mains, on créait une caste privilégiée au point de vue social, au point de vue politique aussi, puisque le droit de vote s’appuyait sur l’importance de l’impôt. On organisait autour de la monarchie une garde éclatante et solide, armée de droits redoutables, dont la vie dépendrait du sort de la monarchie et qui serait liée par l’intérêt plus que par la conscience, à son périssable destin.

Ce projet témoignait non seulement d’un désir violent de résurrection féodale, mais aussi d’une pauvreté de vues qui étonne quand on pense qu’on peut imputer cette médiocrité dans les aperçus à M. de Villèle. La vérité, c’est qu’il n’était nullement partisan de ce projet que lui imposait, au nom des émigrés insatiables, son collègue M. de Peyronnet. Comme pour la guerre d’Espagne, il laissait l’initiative de toutes ces fautes à d’autres, sans se douter qu’un ministre de sa taille adhérait à ces fautes quand il ne protestait pas et que les responsabilités historiques s’alourdissaient sur son front.

Il fallait, en effet, être frappé de cécité pour ne pas apercevoir que par un pareil projet le régime marchait à l’encontre du siècle et revenait sur des chemins désertés par la société. On pouvait haïr la Révolution et regretter que la fatalité historique l’ait fait surgir ; mais la supprimer, supprimer les semences jetées au monde de ses mains pleines, arracher à la conscience, des hommes le dépôt des vérités et des principes qui y avait été placé, c’était une œuvre qui eût été impossible même au Dieu qu’imploraient tant d’agenouillements et qui ne pourrait, s’il existait, effacer ce qui fut. D’autre part, c’était ne pas comprendre l’essor économique nouveau dû à la création de la fortune mobilière et s’imaginer qu’on concentrerait les terres en quelques mains quand les capitaux tendaient à se diviser et à évoluer. C’était une folie. Sans compter la brutale atteinte à l’égalité cimentée par la famille, la déchéance jetée sur les cadets, sur les filles, le droit de tous les enfants au même régime familial et qu’ils tiennent de ce que le sang qui circule dans leurs veines fut le même dans les veines paternelles. Il y avait enfin l’avenir du pays, si cette chimère avait pu se réaliser, l’avenir du pays, écrasé sous cette concentration formidable, ennemie du progrès, fermée à toute application nouvelle de la science, routinière, rétrograde, stagnante. Tous ces spectres effrayèrent la Chambre des pairs, qui repoussa le projet ; restait la tentative qui marquait un état d’esprit inquiétant.

Comme toujours, la religion, pour marquer la défaite qu’elle venait d’éprouver en partie, faisait appel à des manifestations exubérantes et couvrait les rues, les places, les carrefours du tumulte de ses processions. Une sorte de nervosité dévote s’emparait du pouvoir qui, humble et soumis, suivait ces processions, le roi donnant l’exemple de la docilité obséquieuse devant les évêques.


(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Les casernes étaient envahies par les processions, chaque compagnie devant se rendre en corps à l’église, l’aumônier était maître des consciences et des grades, véritable espion de la congrégation et par qui les notes étaient fournies sur le compte des officiers. L’injustice violente de la faveur rejetait dans le rang ou tout près du rang les officiers qui avaient déplu. Des démissions suivaient les promotions scandaleuses où d’autres officiers triomphaient, leur uniforme n’étant plus que la livrée des valets de l’Église. Des missions partout parcouraient le pays, interdisant les représentations théâtrales sous le prétexte d’outrage au ciel, et surtout poursuivant Molière jusque dans la tombe en empêchant la reproduction de ce Tartufe dont les manœuvres souples et cyniques rappelaient trop leurs actuels procédés. La sacristie gouvernait, et dans son obscurité, le prêtre, redouté, dominait les familles. La congrégation allait jusqu’à placer des domestiques et jusqu’à rechercher les secrets de l’alcôve. Jamais son insolence ne fut pareille. Elle avait emprisonné dans ses mains invisibles tout le pouvoir, le roi, la cour, une partie de la presse. L’heure de son règne était venue et c’était elle qui tenait le sceptre débile que Charles X ne maniait plus.

À ce moment cependant, un coup redoutable, presque mortel, lui fut frappé. Il ne lui venait pas des soldats du libéralisme que cette réaction débordait, mais d’une main qu’on lui croyait amie. M. de Montlosier, ancien membre de la Constituante, émigré, défenseur intransigeant de l’ancien régime, publiait un Mémoire à consulter, qui fut contre l’organisation des jésuites un brillant réquisitoire. Certes le vieil ennemi de la Révolution, qu’avait plus encore aigri l’exil, ne pensait pas défendre par ce retentissant pamphlet la pensée libre dont il avait l’instinctive horreur. Il ne défendait même pas le libéralisme. Fidèle à sa foi, il parlait au nom de la religion, compromise par l’exploitation éhontée dont la compagnie de Jésus se faisait un bénéfice moral et un lucre matériel : sous les coups de ce catholique agenouillé devant l’autel dans un sincère élan, et qui n’était suspect à aucun, la congrégation recula. À la Chambre, M. de Frayssinous, interpellé, avoua l’existence, niée jusqu’alors, de cette association illégale que tant d’édits avaient proscrite. M. de Montlosier, ne se contentant pas de son accusation publique, dénonça à la cour de Paris cette existence irrégulière. Tous attendaient l’arrêt de la cour, déjà odieuse au royalisme pour avoir acquitté des journaux libéraux. La cour se déclara incompétente, mais en rappelant le nombre et la date et la substance des édits qui avaient interdit la congrégation des jésuites. La condamnation indirecte, mais tout de même redoutable, frappait au front cette compagnie, qui chancela. Contre elle, toutes les forces restées intactes, celles de la vieille France gallicane que représentait M. de Montlosier, celle de la France libérale qui parlait par M. Casimir Périer, la France des philosophes que la presse libérale symbolisait, la France des juristes indifférents à tout ce qui n’est pas la loi et qui s’exprimait par la cour de Paris, tout luttait. Mais, pris de vertige sur les hauteurs où le hasard de la vie et les retours de la fortune l’avaient placé, le vieux roi ne pensait plus, ne voyait plus. Il livrait son intérêt même, l’intérêt dynastique, ou dignité de roi laïc, tout le prestige résumé officiellement en lui de la longue lignée des rois ; il livrait tout à l’association insatiable pour qui les peuples sont des moyens, et aussi les monarques… En même temps, à l’extérieur, la politique de la France s’assombrissait. L’Angleterre, par la bouche de son ministre Canning, insultait la France en rappelant l’expédition militaire en Espagne, au moment où l’Angleterre envoyait une armée en Portugal. Mais qu’importait la baisse de notre influence et la fin de notre rayonnement extérieur ? Oui, dedans l’Église triomphait, les jésuites relevaient le front, la pensée de Voltaire était honnie, la honte de la Révolution lavée sous les flots bénits de l’eau sainte. Et cependant la réaction n’avait pas épuisé son souffle !