Histoire socialiste/La Restauration/11

Chapitre X.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre XII.




CHAPITRE XI


LE MINISTÈRE DE VILLÈLE. — LA CONGRÉGATION ET LES SOCIÉTÉS SECRÈTES


La situation des partis. — La confusion dans le programme libéral. — La précision dans le programme ultra-royaliste. — La Congrégation. — Les sociétés qu’elle fonde. — Son action sur le Parlement. — Son action sur l’enseignement. — Elle introduit auprès du roi une favorite. — Mme du Cayla et Louis XVIII. — Les carbonari. — Les Chevaliers de la Liberté. — Les deux conspirations militaires de Belfort. — Exécution du colonel Caron. — Les délateurs militaires reçoivent le prix du sang. — Les quatre sergents de la Rochelle. — Impuissance du carbonarisme à les sauver. — Leur mort. — Les deux conspirations militaires de Saumur. — Exécution du général Bedon et autres. — Condamnation à mort — La chute du carbonarisme. — Ses causes. — Rôle de M. de La Fayette. — La fin des complots. — Leur inutilité politique et leur utilité morale. — Double session de 1822. — Suppression de la liberté de la presse. — Élections. — Nouvelle méthode budgétaire.


On connaîtrait mal l’action des partis pendant la Restauration si l’on se contentait de jeter les yeux sur la Chambre des députés. Même en temps de démocratie, alors que la représentation est vraiment nationale par son ampleur, le seul spectacle de la Chambre ne suffit pas à informer la juste curiosité. À plus forte raison dans une monarchie étroite, où l’action parlementaire intéressait à peine quelques milliers de privilégiés, est-il nécessaire de regarder d’un peu plus près le pays.

Les partis, comme à la Chambre, y étaient fortement hostiles les uns aux autres, et toute chance de transaction eût été impossible entre ces factions diverses. Pour bien des motifs cependant, l’ultra-royalisme dominait. D’abord il prenait la source de sa puissance dans la grande propriété, à laquelle une loi imprudente avait imparti toutes les prérogatives politiques. Quand à l’influence sociale basée sur la richesse vint s’ajouter, par l’insouciance de MM. de Richelieu et de Serre, ensuite par la ferme volonté de M. de Villèle, l’appui gouvernemental, la totalité de l’influence, celle de l’argent, celle du pouvoir, fut remise aux ultras. Mais il faut, pour être juste, rappeler une autre raison de leur prédominance : elle était tout entière dans la simplicité de leur programme et l’uniformité de leurs désirs.

Les ultras, en effet, voulaient la royauté, la voulaient sans partage, défendaient à la dignité royale de se commettre dans une charte offerte, plaçaient le pouvoir sur la tête du monarque et assimilaient la Chambre à une assemblée capable seulement de donner des conseils que le roi n’était pas contraint de suivre. Ceux qu’on appela d’abord les indépendants, ensuite les libéraux, étaient loin d’offrir aux regards cette unité de doctrine et d’action. Que voulaient-ils ? Chaque interrogation adressée à des hommes différents risquait de recevoir une réponse différente. M. de La Fayette pensait à restaurer les principes de 1789, penchait à une monarchie constitutionnelle ou à la République, selon les jours, et la mobilité des événements dont il avait été l’infatigable témoin semblait lui avoir communiqué la mobilité des idées. Jusqu’à la République allait fièrement et sûrement Voyer d’Argenson, qui, seul, et le premier, dans ce parti libéral, entrevoyait un problème supérieur au problème des formes politiques et s’inquiétait, avec une curiosité plus généreuse que bien ordonnée, du sort des misérables. Manuel était devenu républicain. M. Casimir Périer était royaliste ; M. Laffitte était à mi-chemin de la République, l’un et l’autre prêts à soutenir le régime qui, une fois réservées certaines libertés, assurerait un appui aux intérêts. Benjamin Constant, qui avait fui la tyrannie de Bonaparte, était un républicain. Mais le groupe des libéraux contenait en lui une faction assez forte constituée par les anciens serviteurs de l’Empire, et qui n’avaient pas renié les idées d’autrefois. Ceux-là penchaient pour un rétablissement militaire qui donnerait quelques-garanties à la liberté, et le général Foy fut l’ardent interprète de ces pensées. Ainsi, dans un groupe restreint, plusieurs conceptions se faisaient jour. Les uns voulaient timidement la République, dont ils n’osaient prononcer le nom ; ceux-là, la monarchie constitutionnelle ; les derniers, Napoléon II. C’était là l’incurable faiblesse de ce parti, qui n’offrait que des velléités à la ferme et féroce volonté de la droite. Certes la diversité des opinions enrichit un parti, et ce sont par elles autant de lumières diverses qui le viennent réchauffer et éclairer. Mais il faut qu’il y ait un parti, c’est-à-dire un principe, et que ce soit sur l’application de ce principe que les hommes discutent. Or, là, il y avait trois ou quatre partis, en désaccord sur le principe, et qui ne se rassemblaient que pour tenir en échec les propositions de la droite. C’était une opposition. Mais qu’est-ce qu’une opposition qui ne révèle pas par avance sa puissance de gouverner ? Le pays apercevait le vide derrière cette admirable façade, et c’est là la raison qui tout en laissant au parti libéral le prestige que conquerront toujours l’éloquence et le courage, tout en mettant à sa disposition les irritations soudaines ou prolongées d’innombrables mécontents, ne lui donnera pas la force et la cohésion d’un véritable parti.

Il faut dire que la droite recevait de l’extérieur une direction unique qui faisait sentir son frein jusqu’au milieu des plus déplorables violences. C’était la direction de la Congrégation ; nous avons assisté déjà à la formation, dès 1815, de cette Congrégation, d’abord simple cercle d’études et de controverses parlementaires, où MM. de Villèle et de Corbière avaient appris à mesurer leurs forces amies, à connaître et à pratiquer les hommes de leur parti. Depuis, cette congrégation avait passé sous la direction effective et infatigable d’un jésuite, le Père Ronsin, et était devenue aux mains invisibles de la redoutable Société une arme souple et forte. Elle avait pris comme siège, le siège de ces missions étrangères qui avaient répandu à l’intérieur leur lave, et dont nous avons ailleurs signalé les excès. L’important pour elle, était de ne pas paraître et d’agir, d’avancer et de retirer la main, de frapper sans que rien décelât l’origine du coup. Ainsi elle étendit des tentacules formidables, visibles, celles-là, dans leur action accapareuse, mais qui semblaient entre elles sans lien alors qu’un nœud central, la Congrégation, les rattachait. Il y eut la Société des bons livres qui, fidèle à son nom, mettait en vente ou en circulation gratuite les livres, les brochures qui écrasaient sous l’erreur les germes de philosophie libératrice que la grande tempête de 1789 avait dispersés sur le pays. Il y avait la Société des bonnes lettres, cénacle littéraire et artistique, où M. de Chateaubriand daignait quelquefois montrer sa personne, et qui groupait les esprits enclins à la douceur d’une littérature où étaient flétries et répudiées toutes les audaces de la pensée. Il y avait la Société des bonnes études, sorte d’œuvre post-scolaire, qui réunissait, pour les former davantage, les jeunes étudiants, et habituait leur esprit à la discipline, les accoutumait à trouver dans les livres ce qui tue et non ce qui vivifie. Ainsi, par ces trois grands bras jetés sur l’avenir, toute la jeunesse était ramassée, ramenée, parquée dans l’obscurité salutaire. Mais les femmes n’échappaient pas à cette terrible absorption de la substance humaine. La Société de l’adoration du Sacré Cœur de Jésus et du Sacré Cœur de Marie les attirait, mystiques, rêveuses, lâchement abandonnées par la société civile qui n’a pas encore libéré les esprits dont elle attend cependant son triomphe. Enfin les ouvriers étaient intéressés au mouvement religieux par la Société de Saint Joseph.

Toutes ces sociétés étaient pleinement laïques, ne recevaient leurs adeptes que pour les enrôler dans la vie toute politique et sociale, ne les enlevait pas au grand courant laïque. Ces six associations étaient dirigées par la Congrégation, organe supérieur et central qui veillait sur elles, les organisait, les administrait. Chacune d’elles était régie par un directeur, qui était un jésuite, cinq dignitaires et un conseil de six ou huit conseillers laïques. Au-dessous de ces directions particulières se tenait le directeur général de la Congrégation, qui était le Père Ronsin, et les deux coryphées, MM. Sosthène de La Rochefoucauld et Mathieu de Montmorency. Toute la société aristocratique, représentée par ses duchesses, ses généraux, ses pairs, ses députés, ses nobles, se rendait, comme à un agréable salon, à ses réunions étroites et sévères, où le rite le plus ponctuel les asservissait, où la discipline broyait la pensée. C’est là que prenait conscience de sa force le royalisme rétrograde, prêt à tout pourvu que la Révolution tant de fois condamnée fût chassée même du souvenir. C’est là que s’avisant que l’union de la religion et de la monarchie étaient indispensables, s’organisèrent toutes les tentatives par où l’on espérait reprendre sur l’ordre moderne toutes ses conquêtes et restaurer le clergé, non pas seulement dans ses pompes fragiles, mais dans sa puissance politique, religieuse et sociale, en lui remettant les actes de l’état civil, la propriété et l’instruction des enfants. Effroyable complot qui ne procédait pas par éclats soudains et par coups de poignard, où dans l’obscurité à l’abri de laquelle ils préparaient des chaînes pour les générations, les conjurés ne risquaient rien ! On sait ce que le clergé avait tenté déjà d’obtenir dans les années dont le récit nous a conduit jusqu’ici, et ce qu’il a obtenu du budget (suppression des pensions pour les prêtres assermentés, accroissement des pensions aux prêtres en service, inscriptions de rentes garanties par des hypothèques sur les biens de l’État). On va voir ce que tenta la Congrégation dans les années 1821 et 1823.

Dès 1814, un enseignement s’était établi en France sur le modèle de l’enseignement de Lancaster, et s’appelait l’enseignement mutuel ; par là on entendait une méthode nouvelle. Le maître n’enseignait qu’à un nombre restreint d’enfants bien choisis, qui, à leur tour, recevaient le droit d’instruire leurs camarades. C’était provoquer l’émulation dans l’enfance et attacher à l’étude un intérêt immédiat qui en doublait la valeur. Cet enseignement trouva un défenseur dans Royer-Collard, alors président du conseil de l’instruction publique. M. Decazes, lui aussi, avait recommandé cet enseignement au roi, et depuis lors, chaque budget portait une allocation annuelle de 50 000 francs destinée à cette institution. La Congrégation protesta ; elle avait créé les Frères de la Doctrine chrétienne, qui avaient la mission d’accaparer l’esprit des enfants pauvres, tandis que les jésuites réservaient leurs manières plus distinguées et leur culture moins médiocre à l’instruction des enfants riches. Mais la Congrégation se brisa à la résistance de Royer-Collard. Grâce à lui, l’enseignement mutuel prospéra si bien que, après 1817, ses écoles étaient au nombre de 100 avec 12 000 élèves (Levasseur, Histoire des classes ouvrières, tome I), tandis que les Frères de la Doctrine chrétienne protestaient toujours. En 1820, il y avait 1073 écoles mutuelles, et grâce à l’effort de la Congrégation, les écoles des Frères montaient de 60 à 187 (Discours de Cuvier, Moniteur de 1821). Cela ne pouvait durer : la calomnie fit son œuvre, on représenta que l’école mutuelle était un foyer d’incrédulité. Chaque élève apprenant à instruire son voisin faisait un effort d’esprit qui l’accoutumerait peut-être à secouer le joug de la religion. Après la calomnie, vint l’action ; le 21 décembre 1820, M. Corbière remplaça M. Royer-Collard à la direction de l’instruction publique. M. Corbière était l’homme de la Congrégation ; au premier budget qu’il prépare, il s’efforce, par la commission, de faire supprimer ce mince crédit. Ce crédit, défendu par le général Foy, et même par M. Lainé, ne fut maintenu sur la demande de Cuvier, qu’à la condition d’être distribué aux écoles les plus favorables à la religion. On savait ce que signifiait cette formule vague. Plus tard, Villèle et Corbière, devenus tout à fait les maîtres, donnèrent un plus vaste essor à la Congrégation. Mais, avant d’aller plus loin, qu’on retienne ces chiffres : sur 37 000 communes, il y en avait 27 000 dépourvues d’écoles et d’instituteurs. On pense si c’est avec ce crédit de 50 000 francs, disputé et devenu de plus en plus précaire, que l’on pourra lutter contre les Frères ; avant peu, par eux, la Congrégation sera maîtresse du cerveau frêle de l’enfance, et M. Piet, un ultra-royaliste, n’aura pas à regretter, comme il le fit en 1821, « que les Frères fussent obligés de demander un diplôme à l’Université contrairement à leurs statuts. »

Pour l’enseignement secondaire, M. Corbière agit de même. Le 27 février 1821, le roi, sur sa demande, signait l’ordonnance suivante, dont il suffit de rapporter les premières lignes :

« Les bases de l’éducation des collèges sont la religion, la monarchie, la légitimité et la charte. »

« L’évêque diocésain exerce pour ce qui concerne la religion le droit de surveillance sur tous les collèges de son diocèse. Il les visitera lui-même ou les fera visiter par l’un de ses vicaires-généraux, et provoquera les mesures… »

Ainsi l’évêque devenait le maître absolu de l’enseignement secondaire. Chargé d’une inspection permanente, il pouvait, sous le prétexte de la religion, gouverner l’esprit des élèves. À quoi ne tient pas la religion et quelle difficulté y a-t-il de la relier aux lettres et à l’histoire et même à la science ?

La Congrégation ne se contentait pas de pousser ainsi silencieusement ses racines au cœur même de la France, de se faire verser tout le profit moral et matériel des lois, elle agissait avec plus d’audace encore. L’expérience qu’avait fournie M. Decazes n’était pas perdue pour elle, et le secret de l’influence détestée de l’ancien premier ministre avait été recueilli avec ferveur. M. Decazes avait régné tout puissant sur l’esprit du vieux roi : il avait été le compagnon patient pendant de longues heures, et le roi accoutumé à sa présence avait bien souvent pleuré son départ, moins par tendresse véritable que par égoïsme. Ce roi avait l’habitude des favoris, et il avait passé de M. d’Aravay à M. de Blacas, de M. de Blacas à M. Decazes. La Congrégation comprit que son pouvoir serait fragile tant qu’elle n’aurait pas introduit auprès du roi le personnage au charme redoutable par qui, loin du tumulte des partis, elle régnerait toute puissante. Elle chercha et ne fut pas longue à trouver son instrument.

Il y avait à Paris, reçue à la cour quoique de noblesse médiocre, une comtesse du Cayla, née Zoé Talon. Son père, avocat-général au Parlement, avait tenu en mains les pièces du dossier de Favras et sa discrétion avait plu au comte de Provence. Ce souvenir, les services rendus sous l’Empire à la cause royaliste, et surtout une beauté ferme et gracieuse, firent penser à M. Sosthène de La Rochefoucauld, un des deux coryphées de la Congrégation, qu’il y avait là peut-être un moyen d’action. Mme du Cayla, instruite de ce que la Congrégation attentait d’elle, s’introduisit comme une solliciteuse, même du temps de M. Decazes, auprès du roi. M. Decazes eut vite fait de juger le péril et d’écarter l’intruse ; mais quand il partit, c’est elle qui surgit auprès du fauteuil où Louis XVIII affaissé sur lui-même attendait la mort. Il lui fallut être patiente, et se résigner à de longs silences, à de longs ennuis, entendre enfin souvent le roi se lamenter sur le départ de « son enfant, M. Decazes ». Elle brava tout, fit oublier tous les favoris anciens, et dès 1821, elle régnait en maîtresse sur le cœur et l’esprit du roi. De longs entretiens solitaires les réunissaient dans le cabinet royal, où les charmes florissants de la jeune femme affrontaient d’ailleurs sans risques la sénilité tremblotante du roi. Par cette femme de trente-six ans qu’elle avait placée auprès du monarque, c’était la Congrégation qui parlait, priait, requérait, imposait, et on peut dire qu’ayant ainsi fait garder toutes les issues qui menaient à la volonté suprême et vacillante à la fois, la Congrégation était la véritable souveraine et la dominatrice de la politique.

Cette organisation secrète et puissante en avait naturellement suscité d’autres qui, pour répondre à tant de défis éclatants et à tant de persécutions sournoises, se formèrent peu à peu dans le camp des libéraux. Au début de son règne, Louis XVIII pouvait faire illusion, mais dès la chute de M. Decazes, parmi ceux qui même étaient mêlés à la politique, aucun ne pouvait conserver le moindre doute sur le but poursuivi. C’était bien une restauration, le retour pur et simple au régime ancien, comme un pont construit pour rejoindre une rive désertée, par-dessus le torrent endigué de la Révolution. À cette audace croissante, et qui trouvait pour s’exprimer mille voix injurieuses à la Chambre et dans la presse, comment répondre ? La loi électorale due à M. de Serre, restituant aux grands propriétaires tout le pouvoir, ajournait même l’espérance, même le rêve lointain d’une résurrection libérale. La presse censurée et mutilée dans chacune de ses expressions était en des mains fiévreuses comme un instrument inerte. Que faire ? Que devenir ? Il ne restait plus à l’énergie de quelques hommes indomptables, qui ne pouvaient tolérer ce joug de fer, qu’à se répandre dans des sociétés secrètes, à y former les complots libérateurs de ce régime et, comme précisément la Congrégation avait depuis de longues années donné l’exemple, l’exemple fut suivi.

Au mois de février 1821, dans la chambre modeste d’un étudiant, Coupeau, fut fondée la société des carbonari. Les statuts, adaptés aux coutumes françaises, avaient été rapportés d’Italie par deux jeunes hommes MM. Joubert et Dupied, qui s’étaient rendus dans la péninsule pour offrir leur courage et leurs armes aux insurrections vaincues. Cette association formée en Italie pour résister au nom de l’indépendance nationale aux entreprises étrangères, encouragée par Murat, puis refoulée par lui, avait toujours groupé les plus intrépides soldats. Elle venait fleurir en France, allégée de tous les rites et de toutes les formalités tragiques dont il a plu aux romanciers d’exagérer encore l’importance. Elle était une association fermée, certes, mais qui s’ouvrait au premier coup, et si vite même, que tous les insuccès qui ont suivi les tentatives de complot peuvent être attribués à la naïveté de ceux qui étaient chargés d’accueillir les nouveaux venus.

Les carbonari étaient ainsi formés : il y avait des associations particulières, appelées ventes particulières, ayant chacune leur président, leur censeur, leur député. Quand dans la même ville il se trouvait vingt ventes, les vingt députés se réunissaient et formaient une vente centrale. Une seule communiquait avec les ventes particulières placées au-dessous d’elle, et qui s’ignoraient totalement l’une l’autre. De plus, elle communiquait au-dessus d’elle avec la haute vente, organe directeur et centralisateur, d’où tout venait, où tout revenait. Il était absolument interdit d’écrire, de laisser derrière soi la moindre trace palpable d’une entente ; tous les ordres étaient verbaux et ils étaient portés par des hommes sûrs.

Dès le début, cette société avait peu prospéré : c’est qu’elle était dirigée par des hommes à peu près inconnus, quoique d’un entier dévouement. La pensée leur vint de placer à leur tête La Fayette ; celui-ci accepta, et près de lui vinrent prendre place Cauchois-Lemaire, Arnold-Scheffer, Kœklin, Merilhou, avocat, de Cercelles, député, Voyer d’Argenson, député, M. de Schonen, conseiller à la cour royale de Paris ; dès que l’on connut cette formation, rassurées par la présence de La Fayette et de ses amis, les adhésions furent très nombreuses : il y eut, à Paris seulement, plus de cinquante ventes. Kœklin en fonda une à Mulhouse, et on distribua la France en trois sections dont chacune devait être couverte de ventes : est, avec Duchy comme directeur ; le midi, avec Arnold-Scheffer ; l’ouest, avec Rouen aîné, avocat.

L’organisation de l’ouest commença tout de suite, et un jeune étudiant, nommé Riobé, fut chargé, avec des lettres de La Fayette, d’aller parcourir cette région. Il se rendit à Saumur, s’aboucha avec quelques libéraux notoires, notamment avec l’aide-major Grandménil. Sa stupéfaction fut profonde : c’est qu’il trouvait en face de lui un groupement solide, organisé silencieusement par quelques hommes d’action, et qui s’appelait : Les chevaliers de la liberté. Ce groupement débordait au-delà de Saumur, allait de Poitiers à Nantes, de Nantes à Paimbœuf. Il comprenait vingt mille adhérents, englobait dans son sein une grande partie de l’école des sous-officiers de Saumur. Pour communiquer entre eux, il y avait des commissaires qui, infatigables, parcouraient la région, relevaient les courages, réconfortaient les consciences, livraient au despotisme royal mille et mille combats obscurs. Pour se reconnaître, les adhérents formaient avec les doigts de la main droite un chiffre que devait compléter celui auquel le signe s’adressait, jusqu’à former le chiffre cinq : si le premier adhérent formait le chiffre trois, l’autre formait le chiffre deux.


(D’après une lithographie de la Bibliothèque nationale).


Voici quelles étaient les forces mises au service du libéralisme par l’ardente propagande de quelques hommes. Mais à quoi allaient pouvoir servir toutes ces énergies enrégimentées, et qu’en faire si on ne les employait pas à la libération ? La seule forme qui s’offrît aux organisateurs était la forme du complot, et du complot militaire : précisément les carbonari avaient fait dans l’armée des adeptes. La plupart des ventes étaient militaires et groupaient en elles, avec un petit nombre d’officiers, un nombre plus étendu de sous-officiers, et quelques soldats. Ces ventes militaires, à qui le hasard des déplacements de garnison faisait sillonner la France, s’occupaient toujours, sur leur passage, d’en former d’autres. Et ainsi, en 1821, les cadres inférieurs de l’armée prêtaient leurs chefs obscurs à la conspiration.

Le premier complot formé fut celui de Belfort. Joubert, Bazard, Voyer d’Argenson s’y étaient rendus et, sûrs d’un régiment, avaient formé le projet de prendre Belfort, puis de donner la main à la vente de Mulhouse, que Kœklin avait fondée, de se joindre à la vente de Strasbourg et, dans cette ville forte, de hisser le drapeau tricolore et d’attendre. Le 24 décembre 1821 était la date de l’événement, mais cet événement fut reculé. La Fayette s’était engagé à se présenter à Belfort pour former avec Voyer d’Argenson et Kœklin un gouvernement provisoire. Mais il fut retenu à son château de Lagrange (Seine-et-Marne) par la commémoration de la mort de sa femme, décédée là le 24 décembre 1807, des suites de la maladie par elle contractée dans les prisons d’Omulz, où elle subit héroïquement la même captivité que son mari. On ajourna la révolte au 1er janvier ; La Fayette se met en route avec son fils Georges. À Belfort tout est prêt ! les conjurés sont tellement certains du succès qu’ils revêtent ce jour-là, dans un banquet, les uniformes bannis et la cocarde tricolore, c’est le colonel Pailhès qui doit agir, colonel en demi-solde ; toutes les dispositions sont prises. L’adjudant Tellier donne l’ordre à toutes les compagnies de mettre la pierre aux fusils et de se tenir prêtes pour la nuit. Mais voilà que tout s’écroule : un sergent que la confidence n’avait pas touché demande des explications le soir même à un capitaine, qui en réclame à son colonel, qui prévient le major de la place. On décommande les mesures ; on arrête quelques-uns des conjurés qui s’enfuyaient ; on arrête Pailhès, Buchey et Dublar. Mais pendant ce temps, La Fayette, son fils, Voyer d’Argenson, Manuel s’avancent. M. Bazard se précipite à leur rencontre, arrête La Fayette à quelques lieues, fait bifurquer sa voiture, qui maintenant roule sur Gray, et va chercher un abri chez un ami ; les autres personnes qui le suivaient, parmi lesquelles était Manuel, furent averties.

Pendant qu’on instruisait le procès de Buchez, Dublar et Pailhès, une tentative fut faite pour leur délivrance. Elle avait à sa tête l’ex-colonel Caron, acquitté dans la conspiration du 19 août en même temps que Pailhès. Caron se confie à un ancien officier, Roger, et à un sergent en activité, Delzaive. Ce dernier trahit les confidences de Caron ; mais les autorités, afin d’avoir en mains autre chose qu’un témoignage, méditent d’attirer Caron dans un piège. Delzaive l’avertit qu’un escadron va aller le rejoindre ; effectivement Caron, sur la route de Mulhouse, trouve des hommes qui le rallient avec le cri de « Vive Napoléon ! ». Il prend le commandement ; la petite troupe s’ébranle, parcourant les villages, jusqu’au petit village de Dattenheim. Là les hommes mettent fin à cette comédie indigne ; ils sautent sur Caron et sur Roger, les attachent, les ramènent et un des sous-officiers apparaît sous son vrai nom et sous son vrai grade : c’est le capitaine Nicol. Caron, quoique n’appartenant plus à l’armée, d’où l’a chassé M. de Latour-Maubourg, est condamné à mort par le conseil de guerre ; il forme un pourvoi. La Cour de cassation se réunit, mais on l’avertit que l’objet du litige a disparu : Caron, nonobstant son pourvoi éminemment suspensif, ayant été fusillé. Roger fut condamné à mort par la cour d’assises de Metz, gracié, exposé au milieu des sympathies publiques, couronné de chêne par un courageux citoyen, puis envoyé au bagne de Toulon, d’où Mme Récamier, en 1824, devait le faire sortir. Quelques jours après, le maréchal-des-logis Thiers et le capitaine Nicol, qui avaient prêté les mains à cette œuvre de police, recevaient de l’avancement et touchaient sans honte le prix du sang.

Pendant ce temps, une autre conspiration qui avait germé à Paris éclatait à la Rochelle. Le 45e de ligne, en garnison au Havre, avait quitté cette ville pour Paris, en 1820, et séjournait dans la capitale en 1821. Ce régiment possédait un sergent-major, Bories, jeune et ardent adepte du libéralisme. Il ne tarda pas à se rencontrer avec des membres du carbonarisme, et fonda dans le 45e une vente, où entrèrent avec lui Pommier, sergent-major, Raoulx et Goubin, sergents. Lefèvre, soldat, d’autres encore. En janvier 1831, ce régiment allait quitter Paris ; les carbonari militaires se rencontrèrent à dîner avec des membres de ventes : Hénon, Barradière, avocat, Gouran, chirurgien à Beaujon, d’autres encore. On y prémédita de faire révolter le régiment, Puis le régiment partit, pour son malheur, à Orléans, Bories, provoqué par un sergent suisse, se battit et fut, de ce chef, mis en prison. Pommier prit à sa place la présidence de la vente. Sur la route, Bories se confia à tort à diverses personnes, si bien qu’en arrivant à La Rochelle, une partie du complot était soupçonnée. Le sergent-major Goupillon, mis au courant, se trahit devant un tiers et, effrayé, dévoila tout. Précisément Pommier avait eu le tort de donner un banquet au général Berton, recherché au même moment pour une tentative insurrectionnelle dont nous aurons à parler, et d’aller rendre visite à Leresche, intermédiaire de La Fayette. On l’arrête avec Raoulx et Goubin qui ont assisté au banquet. On ne sait alors ce qui s’est passé. Les accusés ont raconté que le général Despinois, qui les interrogea, avait simulé son initiation au carbonarisme, qu’ils s’étaient fiés à lui, et qu’il avait recueilli à titre d’aveux ces confidences arrachées par la plus infâme des ruses. Ce général, cité à comparaître, ne se présenta jamais en justice.

Pommier, Raoulx, Goubin n’avaient pas seulement dévoilé ce qui se passait dans le régiment, mais tout ce qu’ils savaient et, par là, mis en cause les hommes de la vente supérieure qui se trouvaient à Paris et avec lesquels ils avaient dîné. Ceux-ci furent arrêtés et, vu la connexité, les sergents de la Rochelle, y compris Lefèvre, furent amenés devant le jury parisien. C’est là, qu’après une instruction de plus de six mois, pendant lesquels on tâcha de découvrir d’innombrables complices, c’est là qu’au mois de septembre 1822 vinrent échouer près de trente accusés. Après de longs débats, quelques uns furent condamnés à des peines d’emprisonnement ; d’autres acquittés ; Raoulx, Pommier, Goubin, Bories, Goupillon condamnés à mort, ce dernier exempté de toute peine pour avoir révélé le complot. En vain Bories, dans un suprême appel au jury, l’avait supplié d’absoudre tout le monde sauf lui, avait appelé sur lui les responsabilités mortelles, offert la rançon de ses veines ouvertes pour racheter le sang de ses amis. Dans cette nuit, à peine éclairés par des torches, les quatre condamnés s’embrassèrent ; bien des larmes coulèrent devant cette glorieuse moisson de jeunesse que la mort allait inutilement faucher.

À Bicêtre, où on les incarcéra, on tenta de les faire évader ; 70 000 francs avaient été réunis, mais le complot échoua. Le 17 septembre, ils furent conduits à la Conciergerie, et de là, à six heures du soir, sur la place de Grève. Les carbonari, impuissants à les enlever par la ruse, ne les enlèveraient-ils pas par la force ? Laisseraient-ils le bourreau accomplir son office ? Dix mille carbonari, armés, pouvaient faire irruption et, avec la complicité de la foule, délivrer les prisonniers ; pour leur honneur et celui de l’association, ils pouvaient au moins le tenter. Rien ne vint ; ces vaillances qui, rassemblées et conduites, eussent fait à travers la troupe une trouée meurtrière, isolées et désunies se manquèrent à elles-mêmes. Au milieu de leur inutile cortège les quatre voitures passèrent. Au pied de l’échafaud, les quatre condamnés se donnèrent le tendre baiser de l’amitié fraternelle. Raoulx gravit le premier les marches et cria : « Vive la liberté ! » Puis Goubin, puis Pommier, Bories, enfin, s’écria : « N’oubliez pas que c’est le sang de vos fils qu’on fait couler ! » et il s’étendit sur la planche sinistre, chaude déjà de trois forfaits. Jusque dans la lunette il acclama la liberté. De cette tribune sanglante, ce cri partit, traversa la foule et alla vers l’avenir : le soir, il y avait bal aux Tuileries.

Quelques jours après, d’autres exécutions avaient lieu : c’était le règlement, par le pouvoir, de la conjuration de l’ouest. Cette fois, ce n’étaient plus les carbonari, c’étaient les Chevaliers de la liberté qui étaient frappés. Cette société, nous l’avons dit, avait son siège à Saumur et, de là, rayonnait partout dans l’ouest ; ses chefs étaient Grandménil, aide-major, Delalande, notaire, Baudrillet, commerçant, Delon, lieutenant d’artillerie, Caffé, médecin. Le noyau vigoureux était formé par des élèves-officiers de l’école de Saumur. Au mois de décembre 1821, le signal allait être donné, lorsqu’un incendie éclate, que les élèves de l’École sont conviés à éteindre ; quelques-uns tombent sous l’écroulement d’un mur, on les transporte morts, on les fouille, on trouve des notes, des cartes, des appels, des mots d’ordre. On arrête divers d’entre les survivants : quelques mois après, le sous-officier Sirejean est fusillé (avril 1822).

Ce désolant échec n’avait pas entamé le courage des conjurés ; avant même le procès de Sirejean, et dans le but de le délivrer avec ses coaccusés, un autre complot est ourdi. Il avait pour agent d’exécution le général Berton ; ce général, qui avait commandé la cavalerie d’Exelmans au Mont-Saint-Jean, avait été licencié, emprisonné un an sans motif, relâché, repris, conduit par une persécution indigne à l’exaltation la plus explicable. Le plan est fait : la ville de Saumur se lève ; on prend au château, que la garde doit livrer, 8 canons et 30 000 fusils ; on s’est emparé de la griffe du sous-préfet et on écrit aux généraux d’alentour : ils viennent, on les arrête, on décapite le commandement ; on rejoint à Nantes le 13e de ligne qui n’attend qu’un ordre ; à Angers, d’autres conjurés ; on marche sur Paris. Mais au moment d’exécuter le plan, sur la demande du docteur Caffé, on le modifie : c’est de Thouars que l’on doit partir pour soulever les paysans et enlever Saumur. Détestable pensée ! De Thouars à Saumur il faut presque une journée de marche, et les autorités prévenues ne manqueront pas de se concerter. Le 24 février 1822, Berton a quitté Thouars, après avoir perdu quatre heures, traverse avec un faible contingent des villages stupéfaits, arrive le soir devant Saumur et s’arrête : personne ne bouge. Mais le sous-préfet est prévenu, on ferme les portes, on parlemente ; Berton se retire, la petite troupe se disperse, et Berton va se cacher près de Rochefort. C’est alors qu’il va à la Rochelle s’offrir à la conjuration des quatre sergents et qu’on lui donne un banquet qui fut une des causes de l’arrestation des sergents de la Rochelle.

Berton, dont tous accusaient la faiblesse, est irrité contre lui-même : il lui faut une revanche. Précisément un autre complot va naître : Grandménil et Baudrillet sont allés à Paris, ont eu des rapports avec La Fayette qui les encourage. Berton est mis au courant : le régiment de Saumur doit se soulever, à la voix de l’un des sous-officiers, Voelfled, que La Fayette lui-même a recommandé. Une première entrevue a lieu le 12 juin ; on prend rendez-vous pour le 17 juin. Voelfled se présente avec quatre sous-officiers, les recommande comme d’ardents « patriotes », on boit, et, soudain, ces hommes mettent en joue Berton, Baudrillet, Delalande, les arrêtent, les ligottent, les amènent à Saumur. Au mois d’octobre le procès vint devant la cour d’assises de la Vienne. Une particularité de ce procès fut la déposition de Baudrillet : à l’interrogatoire, devant le juge, Baudrillet avait imprudemment avoué avoir été chez M. de La Fayette, rue Saint-Honoré. Heureusement M. Delalande lui montre sa naïveté et le conjure de donner du général une telle description que ce dernier fût méconnaissable, et que la pensée commune fût que c’était un faux La Fayette qui avait été présent. Seulement, comme c’était Grandménil qui avait fait la présentation et que Grandménil était absent, c’était donner à croire à tous qu’il s’agissait d’un complot de police, alors que Grandménil était, comme Nantil, un homme d’un admirable dévouement. Le jury n’en condamna pas moins à mort Grandménil, Delon, d’autres par contumace, et Berton, Caffé, Henri Fradin, Sénéchaut, Saugé ; les autres, au nombre de trente, sont condamnés à des peines variables. C’était le 11 septembre.

L’exécution de l’arrêt fut ajourné par des pourvois en révision et des demandes de grâces ; furent graciés Fradin et Sénéchaut. Le 5 octobre, à midi, sur une place de Poitiers, devait avoir lieu la double exécution de Berton et de Caffé. À onze heures, ce dernier, dissimulé sous sa couverture, s’ouvrait l’artère crurale ; on se précipita pour arrêter l’hémorragie afin que, par la décapitation, l’exemple fût fourni ; mais la mort, plus clémente que la justice, délivra le malheureux de l’ignominieux contact du bourreau ; sous peine de mutiler un cadavre, on ne pouvait plus porter le condamné à l’échafaud. Berton attendit la mort, se fit raser, rudoya le prêtre qui offrait l’hypocrisie de ses prières, et, à midi, parut sur la place. Il cria : « Vive la France ! Vive, la liberté ! » et donna une vie que toute la mitraille de Waterloo avait épargnée, Le surlendemain, 7 octobre, Juglin et Sauge étaient exécutés à Thouars ; Sauge jeta le cri de : « Vive la République ! ». Deux condamnés seulement, l’un au Mans, l’autre à Thouars, l’avaient fait entendre.

Ce ne furent pas les dernières condamnations à mort, mais ce furent les dernières exécutions. Aussi bien le glaive de la Restauration pouvait s’émousser, car les conspirations étaient mortes, tuées par les conspirateurs. L’arrêt qui tranchait la tête des sergents de la Rochelle condamnait du même coup le carbonarisme. Impuissant devant l’échafaud, il ajoutait à l’insuccès de sa tentative, l’inertie au jour du péril. Toutes les vaillances tenues en réserve s’écartèrent de lui et, par d’autres voies, cherchèrent l’action salutaire.

Les échecs successifs subis par ces conspirations militaires étaient dus à plus d’une cause ; d’abord à l’imprécision des ordres donnés, et surtout à ce fait que c’étaient d’obscures victimes qui tombaient, éclairées d’un faible rayon de gloire seulement au jour de l’expiation. L’attitude de la Restauration vis-à-vis des chefs a été diversement jugée, et l’on a discuté pour savoir si, en étendant la main, elle n’aurait pas pu saisir les plus hautes personnalités. Cela n’est pas douteux ; la Restauration ne fut ni magnanime ni aveugle, elle fut habile, et voilà tout. À qui fera-t-on croire que, s’il l’eût voulu, M. de Villèle n’eût pas pu faire arrêter La Fayette et Voyer d’Argenson  ? Il avait promis avec éclat de poursuivre tous les coupables, si des preuves juridiques lui étaient fournies, mais toute cette indignation masquait sa volontaire inertie. La police savait bien que M. de La Fayette était parti pour Belfort et n’avait bifurqué en route que sur un contre-ordre. Elle aurait pu, sur la déposition de Baudrillet, qui dénonçait formellement La Fayette et donnait son adresse, ouvrir une enquête. Elle ne le fit pas ; M. de Marchangy, d’ordinaire très brutal, et M. Mangin, procureurs généraux, ne firent que des allusions à ce fait. M. de Villèle ne se souciait pas d’ajouter aux difficultés en arrêtant l’illustre vieillard dont la jeune épée avait ouvert la voie à la liberté américaine. Il se disait aussi que cette impunité laissée aux chefs finirait par écarter les soldats, et en cela il ne se trompait pas.

La faute de M. de La Fayette ne fut pas d’éviter l’échafaud, car il ne fit pour cela aucun acte, brava par sa présence et par sa parole toutes les menaces, et il ne pouvait, après tout, forcer la main du geôlier. Sa faute fut d’avoir laissé, à l’abri de sa renommée et par elle entraînés, se grouper tant de dévouements obscurs sans les diriger vers un but. Pourquoi, en effet, tous ces complots, et qu’auraient fait les conjurés triomphants ? Ils voulaient prendre les villes fortes, s’avancer sur Paris, forcer le roi à capituler, soit. Mais une fois réalisé ce plan militaire si difficile, qu’auraient-ils fait ? Ce qui est intéressant dans une insurrection, ce n’est pas seulement le jour où l’on agit, c’est d’abord la veille, car on peut être surpris, c’est surtout le lendemain, car il faut créer après avoir détruit. Que voulait-on créer ? Les divergences étaient telles que ces conspirations avaient l’aspect d’un carrefour bruyant où toutes les opinions s’expriment à la fois. Tous se levaient au nom de la liberté, nom magique, mais aussi nom équivoque s’il ne s’appuie pas sur un ferme dessein et sur un programme. Or la liberté, pour beaucoup parmi ces militaires mécontents et aigris, elle prenait la figure pâlie de Napoléon II, et si, par impossible, celui-ci avait été restauré, les mêmes hommes, qui avaient avec son père piétiné le droit, l’eussent percé encore de leur épée. Ceux-ci voulaient le fils de Philippe Égalité. D’autres, mais en nombre extrêmement restreint, rêvaient à la République… Et c’était cette cohue désordonnée, sans lien moral, sans discipline d’esprit, qui allait à la conquête du trône !

M. de La Fayette n’a rien fait pour donner l’unité à cette foule ; que voulait-il lui-même ? Certes, il était désintéressé, ne recherchait rien que le rôle qu’il avait joué déjà, en Amérique, aux débuts de la Révolution, avant qu’il ne désertât son armée, le rôle de protecteur de la liberté. Il offrait sa vie allégremment et n’est pas responsable des ménagements habiles dont les ministres l’ont entourée. Mais ce n’est pas tout qu’un chef soit prodigue de son sang, il doit être avare du sang de ses soldats. Et pour cela, non seulement il doit les organiser, mais il doit encore prendre des mesures pour que la part, toujours si grande, du hasard malheureux soit restreinte ; au lieu de cela, ce furent des ajournements, des retards, des initiations, comme celle de Voelfled, qui devaient coûter la liberté et la vie à bien des hommes.

Et puis si ces complots n’ont pu réussir, c’est qu’il n’était pas dans leur nature d’aboutir. Un complot qui vise seulement une personne, qui ne réclame que peu de bras pour son exécution, celui-là réussit presque toujours. Une main se lève, redescend, un homme est abattu, et l’œuvre sinistre est accomplie dans sa sauvage simplicité. Mais quand un complot veut renverser un régime, il faut bien en instruire des centaines de confidents qui, sans cela, seraient surpris par l’événement. Et voilà alors la contradiction insoluble, c’est que trop peu d’hommes ne suffisent pas à l’ampleur de l’entreprise, et trop d’hommes peuvent toujours contenir un imprudent ou un scélérat. En fait, sur cinq conspirations militaires, la Restauration a donné l’exemple de cinq délations militaires, et c’est par elles que tout a échoué.

Est-ce à dire cependant que ces conspirations aient été finalement inutiles ? Il n’est jamais inutile de faire appel aux réserves de noblesse et de vaillance que l’homme porte en lui. Mettons à part les officiers généraux et les officiers supérieurs du premier Empire, qui ne pouvaient se consoler de la chute du régime, pour lesquels la Restauration, qui aurait pu les rallier, fut d’ailleurs injuste et brutale, et qui formèrent un syndicat militaire en face du syndicat royaliste. Les autres hommes qui se sont levés avaient un admirable désintéressement, s’ils ne possédaient qu’un idéal imprécis et une doctrine un peu confuse. Ils ont maintenu l’intégrité du patrimoine de fierté humaine que les générations doivent se transmettre et montré qu’ils avaient hérité de la Révolution le mépris souverain de la mort. Ne nous plaindrions-nous pas si cette époque, au lieu d’avoir été troublée même par des tumultes sans lendemain, s’était silencieusement résignée au joug ? Ne pense-t-on pas que les frères de ces hommes, en 1830, leurs fils en 1848, ont frappé d’un bras plus robuste parce qu’ils vengeaient des martyrs ? Et si le suffrage universel a enfin été restitué au peuple, avec la force révolutionnaire qu’il contient, si, par lui, les expropriations politiques et économiques se préparent au profit d’une humanité affranchie, n’est-ce pas un peu à toutes ces révoltes saintes que nous le devons ? Il n’y a pas une immolation, une goutte de sang, une douleur, une larme, qui soient inutiles dans l’histoire du progrès humain…

On pense ce que put être la session parlementaire qui s’écoula pendant que les faits que nous venons de relater se produisaient et quelles délibérations la Chambre a pu prendre au bruit des feux de peloton et du couperet inlassable. La réaction sanglante dans le pays était doublée d’une réaction férocement froide au Parlement. La première victime qui lui fut offerte fut naturellement la liberté de la presse qui, restreinte et mesurée, éclose débilement sous le regard de la censure, n’en fut pas moins responsable de tous les maux. C’est elle qui avait déchaîné les complots ; c’est la plume, même asservie, qui avait aiguisé les poignards, et pour punir la glorieuse et éternelle vaincue, c’est elle qu’on voulut décapiter. M. de Peyronnet, qui succédait à M. de Serre, trouva trop libérale la loi. Et il convient de rappeler les atteintes qui lui furent portées, car elles sont démonstratives du fol esprit de réaction dont la France va souffrir. On supprime le décret qui punissait l’attaque au roi constitutionnel et, par là, on signifie

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


qu’il n’y a plus de respect à garder pour la Charte, abominable document arraché à la faiblesse royale, dont l’absolutisme est du même coup proclamé. On enlève au jury la connaissance des diffamations produites contre les fonctionnaires, et par là on dérobe à l’esprit public le droit de contrôle qui lui avait été tardivement restitué. Enfin, un délit nouveau est constitué : l’attaque contre une ou plusieurs classes de personnes. C’était prévoir uniquement la critique de l’aristocratie, devenue ainsi, de par la loi, une institution d’État, comme la religion, que la même loi, d’ailleurs, dans un texte nouveau, défendait contre « la dérision ». À ce propos, Royer-Collard prononça un admirable discours, supérieur à son temps et où, pour la première fois, apercevant au delà de la politique, il sonde le mal social dans sa profondeur. Il rappela ce qu’avait laissé derrière lui l’orage révolutionnaire et que, comme l’avait dit M. de Serres, la démocratie coulait à pleins bords. Mais ce fut pour montrer l’aristocratie inférieure à toutes les aristocraties de tous les temps, classe inerte et inférieure si ses ancêtres avaient été utiles, chargée dans son impuissance de tous les pouvoirs politiques. Il prononça à ce sujet la phrase fameuse et profonde : « Le gouvernement est constitué en sens inverse de la société : on dirait qu’il existe contre elle, pour la démentir et pour la braver ». C’était la première fois qu’un orateur s’élevait à cette philosophie et, désertant la superficie politique des problèmes, jugeait le fond. Mais cette parole, toute débordante d’amertume, passa sur la fureur parlementaire sans la calmer. Les brillantes philippiques de Benjamin Constant eurent le même sort. C’était l’ancien régime, son esprit étroit et fermé qui était redevenu le maître. La loi fut votée en dépit des efforts de Manuel, et le budget aussi, le 1er mai 1822.

Alors, à ce moment, eurent lieu, par anticipation, les élections pour les dix-sept départements renouvelables. Cette campagne électorale fut une débauche odieuse d’arbitraire et d’iniquités. La pression officielle se manifesta au clair regard par des circulaires où le fonctionnaire était placé publiquement entre sa fonction et sa conscience. Les injures, les calomnies, les délations, toutes les violences qui furent toujours en ce pays le cortège de la contre-révolution se donnèrent carrière. Cependant cet effort fut inutile, et les libéraux, grâce au vote de Paris qui élut dix libéraux sur douze députés, gagnèrent des sièges. Alors s’abattit sur la tête des fonctionnaires coupables de ce résultat la fureur des révocations et des disgrâces. Le baron Louis, pour avoir assisté au dépouillement d’un scrutin et surveillé les opérations, fut révoqué par le ministre Peyronnet de son titre de ministre d’État.

Le contre-coup de ces violences se fit tout de suite sentir à Paris. Les manifestations dues à la jeunesse des écoles se firent fréquentes et ardentes, ne suffit pas toujours du sabre des gendarmes chargeant les étudiants en droit sur la place du Panthéon pour avoir raison de ces légitimes ardeurs. La rage du gouvernement se tourna contre tous les citoyens, sans même qu’il prît garde, si fort était l’instrument de servitude qui le défendait contre les révoltes possibles, de discerner parmi eux ceux qui le pouvaient servir de ceux qui lui étaient hostiles. Il faut supposer une armée envahissante dominant un pays conquis pour se faire une idée des exactions et des abus imposés à cette France conquise par cette troupe d’émigrés. Croit-on que l’on réclame des passeports de tout homme qui voulait se déplacer ? Les affaires, les nécessités, les exigences de la vie commerciale ou privée, tout fut suspendu en France, car, bien entendu, le maire gardait le droit de refuser ses papiers à quiconque « pensait mal ». Ainsi deux habitants de Versailles, dont l’un chevalier de la Légion d’honneur, furent ramenés à pied, les fers aux mains, de Paris à Versailles, leurs papiers n’étant pas en règle !

À la Chambre, une courte session ramenait le débat sur le budget, qui fut voté au mois d’août 1822. C’était le premier budget du ministère Villèle, et en voici les éléments : Dépenses : 905 206 000. Recettes : 914 408 000. Excédent des recettes : 9 292… M. de Villèle, qui fut surtout un financier, inaugura à ce sujet une méthode budgétaire dont on peut dire qu’il y aurait profit pour nous à la reprendre. Il changea le point de départ de l’exercice financier et, au lieu que l’année budgétaire, s’adaptant au calendrier, commençât en janvier pour se terminer en décembre, il la fit commencer en juillet pour finir en juillet, chevauchant ainsi sur deux années. Il évitait ainsi les douzièmes provisoires, c’était une bonne méthode. Mais de quelles rétrogradations elle était composée ! À ce même budget, le gouvernement daigne faire voter la somme de 50 000 francs pour les écoles primaires. C’était la somme annuelle. M. de Laborde proposa de voter une augmentation qui fut écartée. À ce propos Royer-Collard, ancien directeur de l’Instruction publique, qui ne constituait pas encore un ministère, se demanda si quelqu’un, pour la défense du principe d’ordre, avait intérêt à l’ignorance humaine, et il prononça cette fière parole : « Je me demande s’il y a deux espèces humaines. » Quelle tristesse de penser que ces paroles adressées à la seconde Chambre introuvable peuvent revivre au spectacle qu’offre quelquefois notre temps !

De la Chambre avait disparu M. de Serres. Il avait reçu aux élections le salaire auquel il avait, droit, de la main même de ces ultras dont sa parole passionnée, après les avoir meurtris, avait suivi les intérêts. Les ultras, redoutant le retour de sa conviction capricieuse, le firent échouer : il partit pour Naples, chargé de quelque mission obscure, en proie à un mal physique dont sans doute les regrets et l’amertume accrurent la violence et auquel il succomba. Exemple vivant et hélas ! inutile de la vanité du talent que ne soutient pas le caractère ! Grand orateur, il est associé à la gloire naissante de cette éloquence parlementaire dont il fut un des artisans. Homme de pensée débile et incertaine, il serait rayé de l’histoire, si celle-ci n’accueillait comme des manifestations du génie français l’éclat de la parole et la beauté, même nuisible, de l’effort.