Histoire socialiste/La Restauration/10
Chapitre IX.
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Session de 1820 1821. — Violents débats. — La loi sur les dotations. — Éloge de l’armée de Napoléon par le général Foy. — La Cour des Pairs et la Conspiration du 14 août 1820. — Acquittement général. — Colère de la Cour et de la majorité. — Faiblesse croissante du ministère. — Les conférences de Laybach. — Entrée des Autrichiens à Naples et à Turin. — Les élections d’octobre 1821. — Succès éclatant des ultras. — Ouverture de la session 1821-1822. — Discussion sur l’adresse. — Le ministère battu se retire. — M. de Richelieu. — Ministère de Villèle. — Jugement sur la situation.
La droite tout entière n’approuvait pas cependant l’entrée dans le ministère de trois de ses représentants et, avant même de porter les responsabilités effectives du pouvoir, dans cette sorte de stage ministériel où ils se trouvaient, MM. Lainé, de Villèle et de Corbière devaient sentir la pointe de bien des irritations. Le général Donnadieu donna dès l’une des premières séances pleine licence à ces sentiments. Cet officier général était celui qui avait exterminé le département de l’Isère et qui avait trouvé dans les Bouches-du-Rhône une circonscription digne de lui. Il critiqua vivement ces ultras trop pressés qui, après avoir tant accusé l’impéritie et le libéralisme des ministres, leur devenaient des auxiliaires. M. de Villèle répondit que, ces ministres s’étant amendés, l’opposition royaliste avait dû désarmer. L’incident n’eut pas de suite, mais il devait se renouveler et créer aux trois ministres une situation équivoque.
Les premiers mois de cette session ne se signalèrent d’ailleurs que par des débats orageux mais qui n’engageaient pas de grands principes. Aucune loi de quelque importance ne vit le jour de la tribune, qui sembla réservée à des pétitions émanant d’officiers mécontents. Beaucoup avaient été révoqués, privés de leur emploi, privés de leur traitement. Ce fut l’occasion de débats violents où le général Foy, pour avoir fait l’éloge de « la glorieuse cocarde tricolore », fut hué, exposé aux rappels à l’ordre, couvert d’outrages par le côté droit, où M. de Girardin (Stanislas) subit le même sort pour avoir rappelé la noble révolte, que nous aborderons bientôt, de « l’héroïque Espagne ». Forts de leur nombre, de leur succès croissant, de la faveur électorale qui n’était que le fait de la victoire, les membres de la droite dépassaient toute mesure. L’outrage était quotidien : Manuel surtout semblait être la cible vivante et d’ailleurs intrépide que visaient ces paroles meurtrières. Aussi M. de La Fayette et le général Foy, qui, comme survivant de Waterloo, avait droit, de la part de l’émigration, à toutes les haines. Entre les libéraux qui se défendaient et portaient par l’éloquence de rudes coups à l’ennemi, et cet ennemi, entre ces deux partis déchaînés, pareil à une triste épave, le cabinet demeurait. M. de Richelieu, qui avait une nature droite et haute, était le plus détestable des orateurs, non seulement incapable de parler, mais même de lire un document. M. de Serre parlait, certes, improvisait, tenait tête aux libéraux que sa seule vue exaspérait, mais il était impossible de jeter autre chose à cette Chambre que des discours mutilés par des interruptions furibondes. Nos assemblées, même aux jours de violence, ne donnent aucune idée de cette assemblée de la Restauration, plus libre, il le faut reconnaître. « C’est faux. » « Ce n’est pas vrai. » « C’est infâme. » « Vous êtes la calomnie en personne ! » « La France n’a rien de commun avec vous ! » Telles étaient les quotidiennes répliques qui s’entrecroisaient dans l’air surchauffé. L’esprit cependant ne perdait pas ses droits et un jour que M. Casimir Périer, solennel et tragique, s’écriait, parlant à M. de Serre : « Si vous voulez ma tête, prenez-la ! », une voix répartit : « Très bien ! Les petits présents entretiennent l’amitié », force fut à l’intéressé de partager, dans une courte accalmie, l’hilarité générale. Mais l’injure avait plus souvent son emploi : l’injustice des partis ne respectait rien et, obligés de se défendre par les armes, tels le général Foy et le général Demarcay, les libéraux cependant restaient le plus souvent les maîtres de la tribune jusqu’à épuisement des forces. Qu’on ne se hâte pas de condamner ces violences : elles étaient, éclairant les yeux, brûlant les lèvres, après avoir dévoré les cœurs, les traductrices sincères des passions comprimées pendant quinze années ! Et après tout, mieux valait forger l’instrument parlementaire au feu des colères que d’attendre, comme au Parlement impérial, du geste d’un maître le droit de lui donner raison !
À propos du budget, le général Donnadieu, que la tutelle de M. de Villèle rendait impatient, critiqua durement le cabinet, et, par ricochet, ceux de ses amis qui le soutenaient. À mesure qu’intervenait l’orateur ultra-royaliste, la situation devenait plus épineuse pour M. de Villèle au sein de son propre parti et on verra que peu à peu ce sont ces leçons données d’une voix sévère qui ont amené dans la politique une déviation, (mars 1821).
Mais un des plus furieux débats auxquels aient assisté encore les membres de la Chambre lui fut offert le 23 mai par une proposition d’essence gouvernementale. On se rappelle que le traité du 30 mai 1814, qui avait suivi la première capitulation de Paris, abandonnait aux puissances les dotations faites à des Français par le Gouvernement impérial et qui étaient gagées par des biens situés dans la zone annexée à la France et que la France venait de perdre. Ces dotations étaient représentées par le domaine
extraordinaire impérial : or, celui-ci avait été appréhendé par la Restauration en 1815. Elle devenait donc débitrice des sommes dues et force était à la Chambre de voter une indemnité qui était un droit.
Dès que la droite entendit la lecture de cette proposition, elle se dressa tout entière et dès que la proposition lui fut livrée, ce fut de sa part un éclat sans précédent. « Comment ? On osait offrir une indemnité aux officiers de Bonaparte ! Et que donnerait-on aux émigrés qui, pour suivre leur roi, avaient tout sacrifié ? ». Le général Donnadieu, M. de La Bourdonnais, M. Clausel de Coussergue dénoncèrent ce projet comme une trahison de la volonté du roi, un outrage aux services éclatants et aux nobles souffrances de l’exil. Mais aucun n’atteignit le degré de violence auquel s’éleva avec une naturelle aisance M. Duplessis de Girardin, le député de la chouannerie bretonne, qui, en 1815, avait réclamé des gibets et des supplices. Prenant d’une main fiévreuse la liste des indemnitaires, il choisit avec une infernale habileté quelques noms : Lavalette, condamné à mort, Moulon-Duvernet exécuté avaient droit, ce dernier dans la personne de sa veuve, à une indemnité ! Et Drouet-d’Erlon et Lefebvre Desnouettes et les frères Lallemand et Dobelle ! Tous poursuivis, condamnés et indemnisés ! Mais l’orateur, à qui la haine vraiment donnait un tragique accent d’éloquence, avait gardé pour la fin le nom de Hullin, du juge militaire qui, après une nocturne décision de justice, avait, dans les fossés de Vincennes, prêté les mains au meurtre du duc d’Enghien ! Ce que fut l’effet de cette nomenclature sur une assemblée royaliste, on le comprend. « Je n’attends plus que les noms des parricides », dit l’orateur en descendant de la tribune. Il n’y avait plus de projet.
Manuel répondit le lendemain. Son discours grave et mélancolique ne semble pas avoir visé la vraie question. Une foudroyante réplique l’a, seule, relevé. Comme il allait finir, la droite lui crie : « Très bien, avocat, ce discours vous sera bien payé. » L’orateur demeura calme sous l’outrage et, écrasant de son mépris le groupe des insulteurs publics : « Oui, ce discours me sera payé, mais d’une monnaie qui vous est inconnue, messieurs. Quand on parle justice et raison, quand on défend les intérêts de son pays, il est impossible qu’on ne trouve pas tôt ou tard sa récompense dans l’estime publique. C’est tout ce que j’ambitionne. »
C’était au général Foy qu’il était réservé de prendre la défense de ses compagnons d’armes. Il le fit dans la séance du 25 mai avec une force où l’émotion des souvenirs avait sa part. Il commença par détruire la légende de générosité et de désintéressement dont se couvrait le royalisme, qui affectait de reprocher aux soldats de l’Empire leurs profits, de leur faire grief de tendre la main à l’État, en affirmant à tous que les soldats de la royauté, au temps lointain où ils se battaient, répudiaient tout avantage. D’où sortait donc la magnificence de la maison de Condé et sur quelle pauvreté avait-elle donc établi jamais sa splendeur présente ? Et puis il fit l’éloge des officiers, des soldats qui s’étaient levés aux heures de l’invasion… Peut-être eut-il tort de le faire trop complet. Il était difficile, surtout au général Foy, qui était un témoin averti et informé, de n’avoir pas entendu les accusations formulées contre les maréchaux. Ayant servi en Espagne, ne savait-il pas ce qu’avait été la conduite de Soult, les malédictions qui avaient suivi sa prompte retraite et qu’à l’heure même où l’on se trouvait, il avait 26 millions déposés à la Banque d’Angleterre ? Ne savait-il pas que Davoust avait 1 800 000 francs de rente ? Et Junot, et Masséna, et Marmont ? Pour ce dernier, le général Foy ne connaissait-il pas la terrible dépêche de Napoléon ? (Bayonne, 8 mai 1808. La solde de l’armée de Dalmatie est arriérée parce que vous avez distrait 400 000 francs de la caisse du payeur pour d’autres dépenses. Vous n’avez pas le droit, sous aucun prétexte, de forcer la caisse…) Mais il restait à poser et à résoudre la seule question du débat : l’indemnité est-elle due ? Si elle était due, que pouvait faire le déchaînement de colères et en quoi un contrat loyalement passé par l’État pouvait-il être sacrifié aux passions ? Or l’indemnité était due, et la Restauration en avait la charge comme héritière du régime précédent : sans doute une Révolution peut se dégager des promesses antérieures, parce qu’elle est la Révolution, et qu’elle bâtit sur une terre nouvelle un édifice nouveau. Mais la Restauration n’était pas la Révolution, elle héritait les charges et les avantages du régime impérial. N’avait-elle pas soldé l’arriéré des budgets, payé les frais de la guerre ? N’avait-elle pas accepté le Code civil et, après quelques hésitations, l’œuvre concordataire ? N’avait-elle pas conservé les grandes administrations centralisées ? N’avait-elle pas, pour le moment, comme ministres, quatre des anciens collaborateurs de Napoléon ? Il semblait donc que la thèse gouvernementale allait prévaloir : elle ne fut même pas présentée. M. Pasquier balbutia quelques paroles, éleva contre les projets de la commission de timides protestations, et quand on passa aux votes, le cabinet s’abstint ! La Chambre transforma en secours distribués par le caprice royal l’indemnité due : la dette fut transformée en aumône. Bien plus : on se servit de l’argent disponible pour accroître la pension des officiers émigrés ! Le ministère s’abstint. De plus en plus livré à la folie de ses alliés, il commençait à voir ce qu’il avait perdu, en indépendance, en dignité, en utilité, dans ce marché politique.
M. de Serre, plus qu’aucun autre, devait sentir le poids de cette tutelle dégradante. Mais la colère qu’il éprouvait en constatant qu’il était tombé dans un piège grossier ne se manifestait que contre les libéraux. Il semblait que leur vue seule l’exaspérait, lui rappelant sans doute une communauté de combats et de souvenirs, que, pour son malheur, il avait effacée : aussi bien, c’est entre lui et les libéraux que les duels oratoires s’engageaient, que s’élevaient les redoutables querelles, que s’amoncelaient les outrages. Rarement et avec plus de persistance ministre s’enfonça dans l’impopularité ! La session se termina le 31 juillet, après que le budget eut été voté le 21 juillet et que Manuel eut prononcé sur l’esclavage des noirs, sur les mesures auxquelles, pour éviter plus tard des résistances, il fallait recourir tout de suite de concert avec les colons, un discours pénétré de vues pratiques à la fois et généreuses, qui souleva contre lui la violente ardeur de la droite l’accusant d’exciter les noirs à la révolte.
Mais cette fin de session, lamentable pour ce cabinet chaque jour humilié, lui annonçait sa fin prochaine. Les ultras ne connaissaient plus de bornes à l’injure et, par une juste loi de répartition, c’est sur leurs tristes alliés du banc des ministres que la pluie des sarcasmes et des injures retombait le plus souvent. C’était, en même temps, la loi de la politique. M. de Serre parlait d’ingratitude, se plaignant que l’on manquât d’égards pour un cabinet qui avait donné tant de gages à la droite. Quelle naïveté ! La droite voulait gouverner pour elle-même et par elle-même, et si elle avait supporté ce ministère, c’est avec la pensée qu’il servirait de transition rapide entre le libéralisme vaincu, et non encore dompté, et le fanatisme, « l’ultracisme », comme disait M. de la Bourdonnaie. Mais, dans la sauvage sincérité de son désir, elle n’avait que mépris pour la plupart des hommes qui gouvernaient, et notamment M. Pasquier, le rhéteur à tout faire, devait subir sans se plaindre les plus grossières exécutions. « Croyez-vous, lui dit un jour, du haut de la tribune, M. de la Bourdonnaie, qu’il y ait un homme d’honneur qui puisse accepter une liaison politique avec vous ? » Voilà où en était l’alliance à la fin de la session 1820-1821.
La droite, il faut le dire, avait été irritée contre le ministère de la solution donnée par la Cour des Pairs à la conspiration du 19 août 1820. Quelques officiers avaient pu être arrêtés et aussi des conjurés non militaires ; mais Nantil, qui s’était réfugié chez un étudiant, avait pu échapper aux investigations policières de Paris, s’enfuir dans l’ouest et, telle était l’indomptable énergie de cet homme que, libre, il utilisait ses loisirs à former un complot nouveau dont nous verrons de plus près la trame et l’explosion. Bérard avait été arrêté. Après une première information, on renvoya soixante-cinq prévenus devant la Cour des Pairs. Celle-ci, siégeant comme chambre de mise en accusation, déclara, en février 1821, qu’elle ne retenait que quarante et un accusés. Et c’est alors, avec un procureur général nouveau, M. de Peyronnet, le premier ayant démissionné, que commença l’instruction. Au début, cette instruction avait été fort embarrassée. Elle reposait uniquement sur les délations de deux ou trois sous-officiers et officiers, mais ces délations même ne s’appuyaient sur rien de sérieux. Aucun écrit, aucune lettre, sauf une seule, écrite dans une forme convenue, qui affectait un tour commercial trompeur, et qui pouvait compromettre Voyer d’Argenson en ce sens qu’elle annonçait qu’une visite lui avait été faite à une auberge dont le nom était donné. Mais l’instruction, qui se heurtait aux dénégations irritées et tranchantes des conjurés, n’aurait pu aller plus loin, si elle n’avait, comme il devait toujours arriver dans ces complots de la Restauration, bénéficié des aveux de l’un des prisonniers. Le commandant Bérard était un homme droit et courageux, mais que la prison accablait et que les larmes de sa femme, le suppliant de se sauver par l’affirmation de la vérité, amollissaient. Il céda, parla, mais, honteux de lui-même, se reprit assez vite pour ne donner à l’instruction qu’un grand espoir suivi d’une grande déception, et, comme on va le voir, ce demi-aveu de ses lèvres, vite refermées, devait davantage servir le procès qu’une dénégation persistante.
Au mois de mai 1821, l’affaire fut soumise à la Cour des Pairs ; cette affaire avait pris à l’instruction et devait garder jusqu’à son terme un tour singulier. La pensée générale était que cette conspiration était fictive, qu’il y avait là une grossière erreur de la police, et que le cabinet avait voulu par là tendre des pièges à des hommes légers, peut-être, et non coupables. L’attitude des accusés, auxquels leurs défenseurs soufflaient leur rôle, rendit plus précise cette pensée qui finit par devenir, en l’esprit même des juges de la Cour des Pairs, une conviction. Dans ce procès, chargé par ses co-accusés, écrasé de responsabilités, le capitaine Nantil passa pour un agent de la police, et son fin profil le céda à la louche figure de l’agent provocateur. Vingt fois, du fond de sa retraite où il complotait, il voulut s’élancer, au risque de l’échafaud, pour donner sa vie et reprendre son honneur ; mais il s’immola au salut commun et se résigna au rôle qui seul pouvait arracher à la place de Grève ceux qu’elle attendait. Le commandant Bérard, lui aussi, ne tarda pas à supporter toute la responsabilité d’une conspiration avortée. Il dut subir les outrages de ses compagnons qui, afin de mieux jouer leur rôle, affectaient de ne le pouvoir garder comme voisin, et les dures et méprisantes paroles des témoins. Enfin la Cour des Pairs eut jusqu’au bout l’illusion qu’elle tenait un complot de police, et elle rendit un arrêt, le 29 juin, pour acquitter tous les condamnés présents, et condamner à cinq ans de prison cinq d’entre eux : elle avait condamné à mort les accusés contumaces. Cet arrêt irrita violemment la cour et la majorité : il fut imputé comme un acte de coupable faiblesse au cabinet. Mais qu’y pouvait-il ? C’était plutôt contre lui qu’en faveur des accusés que s’était prononcée la Cour. De la part de cette assemblée, jugeant judiciairement, c’était la première manifestation politique d’une hostilité qui va s’accroître. Était-ce jalousie d’une assemblée reléguée au loin, tandis que l’attention et l’émotion publique se portaient sur la Chambre des députés ? Était-ce influence déterminante exercée par la fournée des 64 pairs nouveaux que M. Decazes avait jetés dans la pairie ? Était-ce réveil, sinon du libéralisme, au moins des souvenirs du passé chez ces pairs, presque tous anciens serviteurs et privilégiés de l’Empire ? Des sentiments complexes mènent les assemblées et il est certain qu’à cette triple cause était due cette évolution heureusement pacifique… en même temps qu’à l’insistance de M. de Talleyrand, qui recommençait à agir.
Pendant que ces faits se produisaient à l’intérieur du pays, des incidents graves et que nous avons fait pressentir éclataient coup sur coup en Europe. Les souverains de Russie, de Prusse, d’Autriche arrivaient à Laybach le 8 janvier 1821 ; ils avaient auprès d’eux appelé Ferdinand, roi de Naples, qui régnait sur un peuple en révolte au moyen d’une Constitution dictée en un jour d’insurrection. Les Chambres ne voulurent permettre à Ferdinand de partir qu’à la condition qu’il promît de défendre auprès des souverains le fait accompli. Ferdinand promit, gagna Laybach, en laissant à Naples son fils sous le titre de régent. Dès qu’il eut mis quelque distance entre l’insurrection et lui, il changea de visage et de langage, ne défendit que sa cause personnelle. Le résultat ne se fit pas attendre. Une armée autrichienne de 80 000 hommes pénétra en Italie avec le désir de mettre à la raison le peuple de Naples. Celui-ci, sur le premier moment, se leva, et jura avec ses représentants de s’ensevelir avec la liberté. L’Europe prêta quelque crédit à cette démonstration, et le général Foy prédisait aux Autrichiens qu’ils ne sortiraient pas vivants des Abruzzes. La France surtout suivait avec des sentiments divers cette lutte, les uns attendant le triomphe de la légitimité sur les peuples, d’autres la victoire de la cause populaire. L’attente fut courte. En quelques jours les Autrichiens arrivaient sur les confins du royaume de Naples ; l’armée qui leur avait été envoyée pour les arrêter se fondit devant eux et, sans tirer un coup de fusil, les Autrichiens pénétraient à Naples à la fin de mars, restauraient Ferdinand, laissaient une armée forte de 42 000 hommes pour assurer sa sécurité. Le parti des ultras triompha violemment de ce succès tout en gardant au roi rancune de son inertie. Le Piémont avait suivi l’exemple du royaume de Naples, mais il tenta au moins la fortune des combats. Cernée par les Autrichiens, sa petite armée dut se retirer lentement et ne plus s’offrir à une défaite certaine. L’Autriche occupa Turin au mois d’avril 1821, et laissa dans le Piémont une armée de 12 000 hommes.
Les élections eurent lieu le 10 octobre. Le cabinet y fut écrasé, et le ministre de l’Intérieur lui-même, M. Siméon, fut battu. Les ultras l’emportaient avec d’autant plus de facilité, qu’en outre de l’appui formidable de la grande propriété privilégiée, on le sait, même devant les urnes, ils eurent l’appui officiel et avoué du gouvernement. On sait que le gouvernement désignait lui-même les présidents de collège départemental : il eut l’imprudence de désigner soixante ultras, indiqués par là comme députés, la tradition récente, mais d’autant plus respectée, voulant que les suffrages se reportassent d’abord sur ce président. Ainsi, l’influence économique qui vient de la richesse, et l’influence politique qui venait de la consécration gouvernementale, tout s’était réuni pour permettre aux ultras de forcer la porte de la Chambre des députés ! Les libéraux décroissaient en face de l’ultra-royalisme débordant, et leurs bancs se vidaient à chaque élection ; encore quelques-unes de ce genre et le libéralisme perdrait son point d’appui, qui était la tribune parlementaire.
La Chambre ouvrit ses séances le 5 novembre et accueillit le roi, un roi fatigué, courbé, qui ne put même pas se traîner jusqu’au siège de la représentation nationale, et qui fit ouvrir la séance inaugurale dans le palais du Louvre. C’est là que Louis XVIII prononça la phrase à laquelle la réponse de la Chambre devait être pour lui si injurieuse et si dure : « Nos relations avec les puissances étrangères n’ont pas cessé d’être amicales et j’ai la ferme confiance qu’elles continueront à l’être. » La Chambre se réunit, chargea une commission de répondre à l’adresse, et la commission donna le mandat de rédiger ce document à l’un des plus furieux parmi les ultras, M. Delalot. Sous la plume fielleuse et agressive de M. Delalot, la réponse, qui chaque année, n’était qu’une plate amplification du discours lui-même, devint une riposte virulente. Et cette phrase souffletait le roi et ses ministres, devant la France, devant l’Europe : « Nous nous félicitons, Sire, de nos relations constamment amicales avec les puissances, dans la juste confiance qu’une paix si précieuse n’est point achetée par des sacrifices incompatibles avec l’honneur de la nation et la dignité de la couronne. » En vain le ministère voulut faire modifier cette phrase et s’y employa d’abord officieusement. Il avait, d’humiliations en humiliations, perdu toute autorité, et, symptôme grave, MM. Lainé, Corbière, de Villèle n’assistaient plus à ses conseils, ne s’étaient pas installés au banc des ministres lors de la première séance, donnaient à tous l’assurance qu’ils n’étaient plus les auxiliaires de ce gouvernement usé, discrédité, abandonné.
La séance publique s’ouvrit enfin où la réponse à l’adresse fut discutée. M. Pasquier s’opposa à la phrase menaçante, comme il pouvait s’opposer à quoi que ce soit, avec un discours qui ne fut écouté qu’à demi. Cette fois, l’extrême-droite et la gauche se réunirent, M. de la Bourdonnaie et le général Foy mêlèrent leurs âpres reproches, demandèrent comment le roi de France avait pu ne pas intervenir dans les affaires de Naples et de Sardaigne et s’effacer aussi misérablement. L’adresse, y compris la phrase qu’elle contenait, fut votée par 176 voix contre 98. Le ministère, depuis si longtemps moralement atteint, était matériellement frappé.
Le roi hésita longtemps à recevoir la délégation qui lui devait remettre l’adresse. Il finit par l’admettre, en la restreignant au président Ravey et à son secrétaire. Il ne la lut pas, répondit par des paroles hautaines et sévères à l’insinuation qui visait sa dignité, et la congédia. Ceci n’était pas pour rendre plus facile le contact entre le ministère et la Chambre. Cependant le cabinet voulait résister : il tenta de négocier avec les libéraux, et M. de Richelieu fit des ouvertures au général Foy. Mais il était trop tard, trop d’abîmes étaient ouverts entre les libéraux et le cabinet, et les revendications libérales, qui tenaient tout entières dans l’abrogation de la loi électorale, rendirent impossible toute union. Du côté droit, aucun espoir et, le 19 décembre, M. de Richelieu et ses collaborateurs démissionnaires étaient remplacés par MM. de Villèle et Corbière, que le comte d’Artois présentait à Louis XVIII.
Voilà à quoi avait abouti cette combinaison misérable des éléments les plus disparates, où quatre anciens collaborateurs de Napoléon s’étaient mêlés à d’anciens émigrés, où la fortune de la plupart des ministres était fondée sur une abdication. Pendant un an, ces ministres furent des dupes, les dupes de la droite extrême, et le seul hommage que l’histoire leur puisse rendre, c’est qu’ils ne furent pas des dupes volontaires. Mais qu’importe à la politique l’intention dont il ne faut tenir compte que pour la sauvegarde de la probité ? On peut dire de ces ministres qu’ils ont livré peu à peu le patrimoine qu’ils avaient à garder aux ultras, et que toutes les violences qui vont pendant huit années tout recouvrir leur sont dues.
M. de Richelieu ne devait que de peu de mois survivre à sa chute et, le 17 mai 1822, s’éteindre, sans agonie, d’un transport au cerveau. Il ne fut pas un politique. Il n’avait pour le gouvernement aucun goût, ne savait pas défendre ses prérogatives, tenait surtout au repos et, au demeurant, ne possédait sous un régime parlementaire aucune des qualités nécessaires, aucun des défauts admis, n’avait ni l’éloquence de M. de Serre, ni l’esprit d’intrigue de M. Pasquier. Il a rendu à la France, en hâtant la libération du territoire, un service qui ne le défendit pas contre les insinuations abjectes. N’était-il pas accusé d’avoir, lors de la disette de 1817, favorisé la venue des blés d’Odessa, pour enrichir la Russie et complaire au czar, son ami ? Ecœuré, fatigué, brisé, il quitta le pouvoir avec joie et, quelques mois après, pauvre et sans tache, mourait en emportant l’estime de tous, après avoir honoré son pays et fidèlement servi la royauté.
À ce ministère, que ni le nom de M. de Richelieu, ni la parole de M. de Serre n’avaient pu défendre, et qui manqua surtout de clairvoyance et de courage, succéda le ministère de M. de Villèle. Aussi bien, depuis longtemps, la liste ministérielle, rédigée par le comte d’Artois lui-même, était prête. M. de Villèle avait montré une des qualités les plus rares de la politique, qui est la patience. Il avait su attendre son moment et ne pas saisir d’une main trop prompte les apparences du pouvoir sans être certain d’en posséder aussi la réalité. M. de Richelieu lui avait offert un portefeuille en 1818, lors de son premier ministère, et M. de Villèle avait refusé, sentant bien que l’heure de « l’ultracisme » n’avait pas encore sonné. Il attendait que périssent sous ses yeux et par ses coups, tantôt violents, tantôt sournois, les deux formes de gouvernement nécessaires, le libéralisme et le royalisme constitutionnel. Avec M. Decazes le libéralisme tomba, avec M. de Richelieu tomba le royalisme constitutionnel, et c’est alors seulement, devant l’inanité de ces tentatives et sur les débris de ces deux politiques que M. de Villèle fonda sa politique,
politique rétrograde et violente, où toutes les passions de 1815 éclatèrent, et qui, pendant huit années, sauf un court réveil de l’esprit libéral, devait accumuler en France les regrets, les colères, les vengeances, ouvrir incessamment et sûrement la voie aux lentes réparations.