Histoire socialiste/La Restauration/09

Chapitre VIII.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre X.




CHAPITRE IX


LE SECOND MINISTÈRE DE M. DE RICHELIEU


Le nouveau ministère. — Lois suspendant la liberté individuelle. — La censure rétablie pour la presse. — Violents débats à la Chambre. — Attitude courageuse des libéraux. — La nouvelle loi électorale restitue à la grande propriété la force politique. — Débats à la Chambre. — Violentes manifestations au dehors. — Désintéressement de la classe ouvrière. — La loi du double vote votée. — Condamnation de Louvel. — Naissance du duc de Bordeaux. — Les conspirations militaires du 19 août. — Les élections. — Succès des ultras. — MM. Laine, Corbière, Villèle, ministres sans portefeuille. — Insurrection de Naples. — Réunion, à Troppau, des puissances. — Ouverture de la session 1820-1821.


Avant de quitter le roi, M. Decazes lui avait indiqué M. de Richelieu comme le seul homme capable de prendre, dans de telles conjonctures, la responsabilité du pouvoir. M. de Richelieu pouvait, par sa loyauté, donner des gages personnels aux libéraux et, par son nom, son passé, l’éclat encore visible de ses services extérieurs, résister aux entraînements extrêmes. On le pensait du moins. M. de Richelieu hésita longtemps, et, sur l’assurance verbale que lui donna le comte d’Artois que le parti royaliste tout entier le soutiendrait, il prit la direction du pouvoir, président du Conseil sans portefeuille, afin de ne priver personne : le ministère ne fut pas modifié.

Ainsi c’était le ministère qui avait, sauf trois exceptions, inauguré en France, avec M. Decazes, la politique libérale, avait maintenu la loi électorale et le projet de loi sur la presse, qui était solidaire de son chef, c’était ce ministère qui allait demeurer aux affaires pour immoler son œuvre jour par jour. La droite, ou du moins cette partie de la droite que gouvernait du dehors la congrégation, que conduisait au dedans la très réelle habileté de MM. de Villèle et Corbière, n’en parut pas affectée. On lui livrait les ministres et elle sentait bien qu’affaiblis par les humiliations qui leur devaient venir de leur attitude contradictoire, irrités chaque jour davantage par les sarcasmes de leurs anciens amis les libéraux, ces ministres leur seraient de plus fidèles auxiliaires que d’autres. Et l’événement ne démentit pas ce pronostic.

Dès les premiers jours qui suivirent le départ de M. Decazes, le ministère demanda la discussion du projet de loi suspensif de la liberté individuelle et destructif de la liberté de la presse que, comme un triste testament politique, M. Decazes avait laissé. Il le fit défendre par M. Pasquier, conscience servile, parole enchaînée au succès, qui avait soutenu l’Empire, le libéralisme, maintenant défendait la thèse adverse, roulant de rares idées dans les flots d’une faconde fleurie. Au moins les libéraux ne désertèrent pas la rude tâche qui leur venait des événements. C’est de cette époque que date vraiment l’éloquence parlementaire. C’est alors qu’habituée à la tribune par cinq années de débats, elle s’y dresse, allégée des lourdes parures qui l’avaient accablée tout d’abord. Ce seront des discours improvisés, non lus en tout cas, pour la plupart au moins, qui retentiront comme un cliquetis où tout ce que la passion a de flamme, et aussi la haine, apparaîtra. Deux Frances vont maintenant se mêler chaque jour dans cet étroit champ clos, et leurs fils, le regard aigu, la lèvre âpre, tour à tour dans des rencontres violentes, se jetteront le dédain, le mépris, l’outrage. C’est la rencontre de la Révolution et de l’émigration, et tout ce qu’il y avait de colères contenues par les années, contenues ensuite par la volonté va faire explosion, en des journées inoubliables pour la France qui, plus attentive, plus soulevée, prendra part de loin, quand elle ne le pourra de près par le grondement de l’émeute, à ces batailles où la liberté mourante devait révéler qu’elle était immortelle.

Manuel, Benjamin Constant et le général Foy attaquèrent ces propositions, le premier avec la force intrépide d’une parole exercée à tous les combats, le second avec l’âpreté agressive d’une parole qui ne sacrifiait pas à la colère sa pureté, le troisième avec la généreuse ardeur d’une éloquence qui atteignit, à certains jours, surtout par le jaillissement de l’apostrophe, le sommet. Manuel demanda comment les ministres actuels pouvaient, sans se souffleter eux-mêmes, apporter des propositions qui étaient pour leur œuvre passée un brûlant démenti. Et Benjamin Constant, raillant les rôles successifs que, depuis tant d’années, tenait M. Pasquier, lui demanda la définition de l’arbitraire. L’impudence de M. Pasquier fut extrême : il avouait l’arbitraire, disant qu’il était légal et préférable, par là, à l’arbitraire qui s’autorise de la violation des lois. Pour son passé, il rejeta aisément le fardeau sur la route, en invoquant l’éternel argument des déviations et des trahisons : l’expérience et les années… La loi fut votée par 134 voix contre 115, c’est-à-dire avec une majorité formée par les ministres eux-mêmes… Sur la loi destructive de la liberté de la presse le débat se renouvela ardent et âpre mais n’aboutit pas pour la liberté à un résultat plus heureux. Cette loi nouvelle replaçait sous l’autorisation royale et sous la censure les journaux et même les cahiers périodiques qui, comme la Bibliothèque historique, y avaient jusque là échappé. La Chambre revint à la législation de 1815, rendue encore plus sévère, par 136 voix contre 109. Ainsi la liberté avait été blessée du même coup qui avait inutilement tué le duc de Berry ! Ainsi en quelques jours étaient jetées au vent toutes les conquêtes de l’esprit ! Les sombres jours de 1815 allaient revenir.

C’était le 31 mars qu’avaient été votées les deux mesures que nous venons d’analyser. Elles ne suffisaient pas à consolider le pacte qui unissait, par le cadavre du duc de Berry, les hommes de 1815 et ceux dont l’honneur était de les avoir combattus. À quoi eût servi de suspendre la liberté individuelle et d’éteindre la liberté d’écrire si le code électoral, source de tous les triomphes libéraux, fût demeuré le même ? C’est là que M. Decazes, converti, avait médité le premier de porter la hache. Le temps lui avait manqué, non la volonté. L’exemple qu’il avait donné allait porter ses fruits. Ses anciens collègues lui demeuraient fidèles en recueillant de lui l’héritage de ses désaveux ; mais, au lieu de présenter la loi électorale telle que M. Decazes l’avait écrite, ils la modifièrent encore dans le sens du pire, et voici le projet qu’ils présentèrent le 17 avril 1820 :

La loi nouvelle créera un collège dans chaque arrondissement et un collège de département. Le collège d’arrondissement sera composé de tous ceux qui paient 300 francs et il choisira un nombre de candidats égal au chiffre des députés du département. Le collège de département sera composé des électeurs qui paient 1 000 francs et ils éliront les députés qui, eux aussi, devront payer 1 000 francs.

C’était le brutal retour au despotisme de la grande propriété, seule maîtresse des urnes dérisoires où sa volonté seule pourrait descendre. Cette loi livrait 28 millions d’êtres à 9 000 privilégiés. Voilà son caractère politique et son caractère social d’un seul trait dessinés.

L’émotion fut considérable dans le Parlement où cette loi tranchait, avec la netteté du couperet, la moitié des destinées parlementaires, et dans le pays dont le sort allait être confié à une élite parasite et égoïste qui pourrait transformer la loi en profit de classe.

La discussion générale s’ouvrit le 26 mai et elle dura onze jours. Elle fut éclatante, violente, éloquente, et, au point de vue politique, fit honneur aux libéraux. Mais il ne semble pas que la portée sociale de la loi ait été ou comprise ou définie par aucun de ceux qui lui manifestèrent leur hostilité. Le premier, le général Foy, la caractérisa : « Les grands propriétaires seuls sont éligibles… C’est le despotisme non d’un homme, mais d’une classe ». M. Royer-Collard flétrit la loi comme contraire à l’égalité et prononça sur le privilège ces graves paroles : « Le privilège est descendu au tombeau, aucun effort humain ne l’en fera sortir. Il serait le miracle impossible d’un effet sans cause… ». Mais son esprit philosophique ne pénétra pas au cœur des choses et il ne dit pas la tare secrète de cette loi. M. Benjamin Constant non plus. Et cependant, sans le vouloir peut-être, M. de Villèle, défenseur acharné de la loi, offrait l’occasion : « M. Royer-Collard a prétendu que le projet de loi violait l’égalité… Mais l’égalité n’exclut nullement les degrés hiérarchiques. Ainsi nous sommes tous égaux devant la loi d’élection en ce sens que nul ne pourra être électeur sans remplir telle ou telle condition exigée par elle ; il n’y aurait inégalité que si l’on admettait à voter ceux qu’elle exclura ». Monstrueux sophisme ! Et c’était là cependant que la réponse aurait dû être faite : l’égalité dont parlait la loi c’était une égalité sociale et ce qui était en question, c’était précisément l’existence de ces degrés hiérarchiques. Pourquoi existaient-ils ? Et surtout de quel droit en tenait-on compte ? Le bulletin de vote n’exprimait pas seulement un intérêt, il exprimait aussi une idée. Et tous, par conséquent, devaient avoir le droit de voter ! Aucun orateur ne fit même allusion, sur les bancs libéraux, à ce droit du nombre. Aucun, à vingt-sept années d’une Révolution où beaucoup avaient été des acteurs, ne se rappelait qu’elle avait passé sur la terre. Et aucun surtout, en protestant contre l’accaparement politique qu’allait pouvoir opérer la grande propriété, ne songeait à dénoncer l’accaparement économique dont elle allait s’enrichir : c’est que, au fond, c’était la même classe qui, divisée en fractions politiques ennemies, tenait ce pouvoir. Autant de richesses se trouvaient représentées sur les bancs libéraux que sur les autres bancs. Et ainsi, parce qu’elle ne s’alimentait pas à la complète justice, parce qu’elle répugnait à la complète égalité, l’éloquence libérale, ce jour-là, si elle ne manqua pas de hauteur, manqua de fond, de chaleur, de sincérité.

Et pendant que la Chambre luttait sur cette loi, quelle magnifique réponse faisait à son égoïsme de classe la classe expropriée même du droit de penser ! Les débats auxquels avait donné lieu la loi retentissaient dans le public. Des groupes de plus en plus nombreux, mêlés d’étudiants, d’abord, se réunissaient autour du Palais-Bourbon. À mesure que les jours passaient et que le résultat se faisait prochain, les passions montaient et les manifestants s’accroissaient. On huait au passage tel député hostile, pour acclamer tel député favorable au libéralisme, par exemple, M. de Chauvelin, qui, malade, se faisait porter dans sa chaise, pour que son bulletin ne manquât pas à ses amis. Mais des contre-manifestations eurent lieu ; des individus à figure suspecte se mêlaient à la foule, provoquaient ceux qui criaient : « Vive la charte ! » et les obligeaient à crier : « Vive le roi ! » Des coups furent échangés, jusqu’au jour où le crime fut commis : un jeune étudiant fut foudroyé par derrière.

C’était dans les premiers jours de juin. Cette manifestation, de jour en jour plus grosse, contenait l’émeute, comme la mer houleuse contient la tempête. Étouffée sur la place Louis XV (place de la Concorde), entre les dragons et les soldats d’infanterie, elle échappa un jour, et des milliers, des milliers d’hommes se répandent par la rue de Rivoli au cri : « Aux faubourgs ! »


(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


C’était l’appel aux ouvriers ; et l’appel fut entendu. Dans le faubourg Saint-Antoine, des milliers de bras robustes offrent leur vigueur à la manifestation pour le droit. Quinze mille hommes sont là : en vain les gendarmes, les cuirassiers s’assemblent. Rien ne bouge. Que va-t-il se passer ? Le ciel eut pitié de la fureur humaine et il ouvrit ses cataractes sur ces déchaînements ; une pluie sans fin vint calmer les colères et dissiper cette armée populaire que recrutera éternellement la justice aux jours tristes et glorieux.

Qu’avaient à gagner à cette levée qui pouvait être meurtrière tous ces travailleurs ? S’agissait-il d’un débat où leur droit fut engagé ? Nullement : la loi électorale ne mettait aux prises que la bourgeoisie enrichie, et l’aristocratie foncière. D’un côté, les descendants de la féodalité terrienne formaient une catégorie hautaine, de l’autre une bourgeoisie riche, et qui protestait parce que ses droits n’étaient pas assez étendus ; partout, les maîtres de la classe ouvrière, sous le masque libéral ou la figure royaliste ; à droite, de grands seigneurs égoïstes et implacables ; à gauche, les Casimir Périer, les Laffitte, faiseurs d’affaires, banquiers, infatigables exploiteurs du travail humain… Et c’était avec ces derniers que se liguait la classe ouvrière, appuyant jusque devant les fusils chargés, la protestation parlementaire, contre l’insolence revenue du régime ancien… La classe ouvrière n’avait pas d’intérêts propres : mais elle a, elle avait, même en ces jours lointains où aucune lueur n’éclairait sa route douloureuse, elle avait la conscience des grands intérêts généraux que représente la civilisation. Sans doute, ce n’était pas son sort qu’elle défendait ; mais, intervenant entre deux fractions privilégiées aux prises, elle allait, de premier bond, à côté de ceux qui étaient les plus rapprochés de la liberté humaine. Grand et noble exemple de désintéressement et qui prouve que ceux-là sont dignes du pouvoir qui, à travers les calomnies et les épreuves, plus que les prétendus dirigeants de la politique, ont eu la conscience des actes nécessaires.

Naturellement, au tumulte de la rue correspondait le tumulte parlementaire. La discussion de la loi était suspendue. Chaque jour un député libéral accaparait la tribune et y faisait le récit des scènes de meurtres qui, sous ses yeux, avaient ensanglanté la ville. Des protestations, des démentis, des injures, des rappels à l’ordre se croisaient sur ce chaos soulevé par les colères les plus ardentes. La droite inlassable réclamait la fermeture de la discussion, les libéraux infatigables occupaient la tribune, les bras croisés, attendant le silence, jetaient un mot dans le tumulte, se reprenaient ; Manuel demeura un après-midi à la tribune. Les jours fuyaient ainsi et, par cette résistance acharnée comme par le soulèvement extérieur les esprits libres, marquaient la capitale importance de cette loi qui remettait aux mains de quelques uns, pour leur influence et pour leur profit, les destinées mêmes de la nation.

Certes la loi se suffisait à elle-même ; mais elle fut aggravée encore pendant le débat. Cette loi ne disait pas que les électeurs de l’arrondissement, après avoir pris part aux opérations électorales de l’arrondissement, auraient le droit, s’ils figuraient parmi les plus imposés, de voter encore dans le collège de département. C’était l’équivoque, et il eût peut-être mieux valu la laisser passer pour essayer plus tard d’en tirer profit. M. Courvoisier, dans un amendement, voulut faire préciser que les mêmes personnes ne pourraient pas voter deux fois. Mais M. de Serre, revenu de Nice, et qui soutenait tout le poids de la loi, répliqua : « Ce serait donner trop d’influence à la démocratie. — Alors j’abandonne l’amendement, dit M. Courvoisier. — Je le reprends », s’écrie M. Boiri ; on vote, et la théorie du double vote est inscrite dans la loi ! Ainsi la richesse ne se contentait plus d’un privilège, elle en cumulait deux ! Enfin, le 12 juin, par 154 voix contre 95, la loi fut votée ; les libéraux l’avaient repoussée avec le concours des doctrinaires Royer-Collard et Camille Jordan. Contre ces derniers avait pris violemment parti M. de Serre, leur ami ancien, qui sacrifiait tout, son autorité et son prestige, à ses nouvelles fonctions. La saison s’acheva après qu’eurent été votés des projets de moindre importance ; MM. Royer-Collard et Camille Jordan, conseillers d’État, furent révoqués.

La clôture de la session avait eu lieu le 22 juillet. Mais auparavant la Chambre des Pairs avait jugé le procès de Louvel. Du 13 février 1820, jour du meurtre du duc de Berry, jusqu’au 26 mai 1820, pendant trois mois, le procureur général Bellart, en quête de complices, et ne pouvant croire que Louvel eût résolu son acte dans la solitude, avait lancé sur la France plus de 140 commissions rogatoires. Rien ne vint, et ce magistrat dut se résoudre à ne demander qu’une seule tête. Le procès de Louvel dura deux jours, le 5 et le 6 juin. Il fut sans intérêt. Louvel garda le maintien ferme qu’il avait eu dès la première heure, ne répudia ni le crime, ni la préméditation, jeta aux pieds de la Cour le brutal aveu de son désir qui était d’éteindre d’un coup brusque la dynastie. Il fut condamné à mort, apprit sans pâlir l’arrêt d’ailleurs attendu, demanda à dormir sa dernière nuit de la Conciergerie dans des draps moins rudes que ceux qui lui avaient été donnés, s’endormit calme, se réveilla de même et, le soir du 7 juin, vers les sept heures, au milieu d’une assistance d’autant plus considérable que Paris était soulevé contre les votes de la Chambre des députés, fut livré au bourreau. Son acte devait être stérile, puisque la duchesse de Berry était grosse et devait, le 24 septembre suivant, accoucher. Des bruits de substitution avaient couru, la Cour était accusée, en cas de progéniture féminine, de tenir en réserve un enfant mâle afin que les droits de la couronne demeurassent fixés. Il faut lire les journaux, les mémoires du temps pour se rendre un compte exact des inquiétudes du monde royaliste. Le roi Louis XVIII penchait chaque jour vers la tombe, son frère n’avait que deux ans de moins que lui, le duc de Berry était mort, et le duc d’Angoulême n’offrait aucune confiance. Que deviendrait la couronne si un enfant mâle ne naissait pas ? Enfin il naquit le 24 septembre. Depuis deux jours, la duchesse de Berry, sentant les douleurs libératrices, avait pris toutes les mesures pour que l’accouchement fût public : le corps de garde voisin devait être appelé. Il fut en retard, et la duchesse attendit que des témoins irrécusables fussent présents pour laisser trancher entre elle et son fils le lien de vie. Ce fut à la Cour et dans le monde royaliste une joie délirante. Les cloches et le canon se renvoyèrent leurs échos sonores et graves. Louis XVIII, au matin, vint embrasser son petit neveu, nommé tout de suite duc de Bordeaux, apportant à la mère une magnifique parure de diamants. Il donna des croix de commandeur de Saint-Louis à divers personnages, et d’abord au tendre ami dont le départ l’affligeait encore, M. Decazes. La diplomatie, habile à trouver les formules, baptisa tout de suite la chétive créature : on l’appela l’enfant de l’Europe… Il devait, en effet, mais à un autre titre, mériter ce nom, car dix années après, jeté en exil par la branche cadette, il devait errer en Europe, connaître la froide hospitalité des cours, l’ingratitude des courtisans, la solitude du malheur. Le coup de poignard de Louvel avait donc en vain frappé la poitrine du père ; au gré du meurtrier le coup était tardif. Mais ce coup n’avait pas, pour cela, été tout à fait stérile, car grâce à lui la politique était bouleversée, les réacteurs de 1815 victorieux, les lois modifiées, les plus rétrogrades mesures prises. Cela prouvait que le libéralisme parlementaire, s’il n’était pas factice, ne correspondait pas à une force égale dans le pays, et soulignait le danger des coalitions conscientes ou inconscientes entre partis séparés par des abîmes. On ne pourra pas, en effet, croire qu’un événement tragique, si important qu’il fût, ait pu à ce point remuer l’opinion que, soudain, d’un seul coup, toutes les forces libérales se soient éteintes, que les convictions soient tombées et les courages. C’est que la réaction était encore puissante. Mais heureusement, elle avait un peu perdu de sa force, depuis 1816, et ces quatre années, si elles n’avaient pas suffi à doter le parti libéral d’une action réelle, avaient suffi à empêcher le retour, sous la même forme, des abjectes violences qui en 1815, et 1816 avaient déshonoré et ensanglanté le pays. Aussi, partout, des comités secrets, des sociétés secrètes s’organisaient et, puisque le combat nécessaire ne pouvait être public et loyal, qu’il fût caché et décisif, tel était le vœu de beaucoup. Une Union de la liberté de la presse qui, elle, avait fonctionné au grand jour, avait cependant servi de lieu de rencontre entre beaucoup. Là, des hommes politiques, comme La Fayette, Manuel, Laffitte, Casimir Périer, Voyer d’Argenson, Saint-Aignan se réunissaient à de jeunes étudiants que les derniers événements avaient soulevés d’indignation. Mais MM. Laffitte et Casimir Périer, s’ils étaient capables de se liguer ostensiblement contre le pouvoir, d’organiser des réunions, de recueillir et de drainer des fonds pour solder les frais de procès de presse innombrables, n’avaient pas la hardiesse suffisante pour pénétrer dans un concert secret. Benjamin Constant non plus, qui trouvait d’ailleurs à la tribune et dans la presse une issue naturelle à sa pensée. Il n’en allait pas de même des autres libéraux notoires dont nous avons donné le nom et déjà, dans leur esprit, une conviction s’était faite que des coups de main seraient nécessaires pour ébranler et briser le vieil arbre dynastique qui se survivait miraculeusement sur une terre labourée par la Révolution.

La colère certes était vive en toutes ces natures contre la race des Bourbons. Nulle part, quoique contenue, elle n’était plus ardente que dans l’armée, et dans cette demi-armée que constituaient, en marge de l’autre, les officiers révoqués, les officiers réduits à la misère de la demi-solde. Gouvion Saint-Cyr, en réorganisant l’armée au lendemain de la loi de recrutement, avait ouvert, ou du moins réouvert la carrière des armes à plus de 12 000 officiers. Depuis son départ, la rage du général Latour-Maubourg s’était exercée sur les hommes qui, comme lui, d’ailleurs, et avec moins de profits, avaient suivi Napoléon à la guerre, et les exclusions, les licenciements, les révocations avaient plu sur l’armée. Il ne faut pas oublier une mesure qui va servir d’explication à bien des actes hostiles à la Restauration : c’est que les anciens sous-officiers, pour rentrer dans la garde royale, devaient perdre leurs galons et les reconquérir péniblement dans leur nouveau corps.

On pense si les rancunes et les regrets agitaient ces hommes. Ainsi, avec l’Union de la liberté de la presse, les liens s’établirent vite. Une autre société, le Rayon, située rue Louis II, recueillait toutes les initiatives qui cherchaient une issue dans la révolte. Là se rencontrèrent le capitaine Nantil, de la légion de la Meurthe, qui tenait garnison à la caserne de la Pépinière, le commandant Bérard, d’autres officiers, comme M. Dumoulin, ancien aide de camp de l’empereur. M. de La Fayette, surtout, suivait de près les préparatifs de ces coups de main. Mais des querelles dans le comité éclataient entre M. de La Fayette et le général Turgot, partisan résolu de Napoléon II, dont l’ancien général de la Révolution ne voulait pas. Et puis des divergences de vue sur la meilleure manière d’opérer, les uns voulant agir à Paris, pour frapper un coup décisif ; d’autres sur plusieurs points de la France, pour diviser la répression et la vaincre plus aisément. Enfin des retards, des contre-ordres lassaient les courages en condamnant à l’inertie des hommes dont la tête, en cas de découverte, devenait, avant tout jugement, la proie assurée du bourreau.

On avait enfin décidé, sur les désirs du capitaine Nantil, d’assiéger et d’emporter le fort de Vincennes, où les conjurés avaient des intelligences, et le plan ajourné encore allait être exécuté, quand l’autorité militaire fut prévenue. Il y avait trop de confidents, l’opération avait trop traîné, les ordres divers avaient trop mêlé leur contradiction pour qu’il n’en fût pas ainsi. Des officiers de la région du nord prévenus firent tout savoir. Le capitaine Nantil dut s’enfuir. Le commandant Bérard fut arrêté, le capitaine Dumoulin, d’autres encore, en assez grand nombre, furent incarcérés, et nous les retrouverons, au mois de juin 1821, devant la Cour des Pairs.

Le 13 octobre eurent lieu les élections, sous le régime de la nouvelle loi : par suite de cette loi, et par le jeu naturel de l’élection partielle, il y avait à élire, députés nouveaux et députés sortants, 224 candidats. Le succès alla presque tout entier aux ultras qui, de la Chambre de 1815, revinrent 76, avec les passions acharnées d’autrefois et surexcitées un peu plus par la défaite. Les libéraux tombèrent dans la Chambre à 75 ou 80 voix. La grande propriété avait ressaisi ses armes, avait relevé la tête, et elle envahissait la Chambre avec le désir d’y voter des lois pour son enrichissement et pour la satisfaction de ses rancunes. L’ouverture de la session eut lieu le 19 décembre 1820 ; deux jours auparavant, M. Lainé, M. de Villèle, M. Corbière avaient été priés d’accepter le titre de ministres sans portefeuille, ce qui leur donnait droit à la délibération dans le Conseil. C’était le prix de la fidélité des ultras qui était versé aux trois représentants de la politique rétrograde… C’était un encouragement donné à la politique suivie jusqu’à ce jour, et, s’il en était besoin, la preuve que le pacte existait et allait être respecté. Il devait l’être davantage par le ministère que par ses alliés. Mais n’anticipons pas.

Au mois de juillet 1820, avait lieu à Naples une insurrection formidable contre le roi Ferdinand, de la maison de Bourbon. Ce roi, restauré après le congrès de Vienne, s’était installé sur le trône, et depuis n’avait tenu aucune de ses promesses. Ni Charte ni Constitution. Il fut face à face, depuis le 2 juillet jusqu’au 9, avec l’insurrection triomphante qui, le 15, lui dictait un serment, celui de respecter une constitution libérale.

La Russie, la Prusse, l’Autriche surtout, ne purent accueillir cette insurrection qui faisait brèche au congrès de Vienne, sans protester. Les souverains se réunirent à Troppau, sur les confins de la Silésie, le 3 octobre 1820, et devaient demeurer là quelques semaines à délibérer sur les mesures à prendre et à convaincre Alexandre de la nécessité d’une action combinée. L’esprit obsédé par des visions funèbres, en proie à la folie mystique qui, par les soins de Mme de Krüdener, va bientôt le coucher sous la terre, Alexandre fut vite vaincu. L’envoyé des insurgés napolitains fut froidement reçu par Metternich, qui lui opposa le double dogme de la légitimité pour les rois et de l’immobilité pour les peuples, et l’ambassadeur put rapporter aux Napolitains, qui s’armèrent de suite, la nouvelle qu’une expédition allait les venir châtier de leur audace. L’Angleterre, peu favorable à une intervention, ne s’opposait cependant pas au châtiment, pourvu qu’il ne fût pas le prélude d’une conquête dont les mains de l’Autriche garderaient le profit. Pour cela, l’Angleterre veillait. Mais la France garda une attitude expectative : certes, il pouvait déplaire au roi Louis XVIII que, s’agissant du royaume de Naples, ce fût l’Autriche qui mît son armée à la disposition des trônes. Mais quelle autorité avait-il pour éluder cette dure obligation ? Il tenait son trône de l’intervention des puissances, laur devait son sceptre, sa place, son titre…

Il laissa faire, et d’ailleurs, d’accord toutes trois, les cours de Russie, de Prusse, d’Autriche terminèrent les conférences de Troppau, et se donnèrent rendez-vous, pour le 8 janvier 1821, à Laybich, sur les confins de l’Italie, où l’on se réservait d’appeler Ferdinand.