Histoire socialiste/La Restauration/12

Chapitre XI.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre XIII.


CHAPITRE XII


MINISTÈRE DE VILLÈLE. — L’INTERVENTION EN ESPAGNE.


La Révolution à Madrid. — La Congrégation en France. — Les émigrés veulent l’intervention. — Résistance secrète de M. de Villèle. — Le Congrès de Vienne. — Les élections. — Échec de Benjamin Constant. — Le rôle de Mathieu de Montmorency et de Chateaubriand. — Ce dernier est nommé aux Affaires étrangères. — La Congrégation somme M. de Villèle. — Il cède. — Les crédits. — Débats à la Chambre. — Discours et expulsion de Manuel. — La guerre décidée. — L’armée part. — M. Ouvrard. — Marchés scandaleux. — Conspiration éventée. — Marche sur Madrid. — La corruption livre l’Espagne. — Fuite des Cortès. — Siège de Cadix. — Héroïque résistance de Riego. — Sa défaite. — Sa mort. — La corruption livre Cadix.— Ferdinand restauré. — L’Église et le Capitalisme.


Pendant que ces faits se déroulaient en France, à l’intérieur, et que les derniers cris de révolte contre la servitude écrasante s’éteignaient au geste du bourreau, l’Espagne offrait le spectacle d’un bouleversement sans précédent. Sur le trône que Joseph avait abandonné, Ferdinand, un Bourbon, s’était fixé. L’absolutisme le plus féroce lui tint lieu de programme et la sinistre terreur religieuse, par ses mains, glace les cœurs et les consciences. Une insurrection partie de l’île de Léon, et qui s’était répandue dans Cadix, se leva, forte de toutes les saintes colères exaspérées par l’iniquité. Son chef, le colonel Riego, marcha en avant ; la capitale répondit à son coup d’audace et, après des épreuves diverses, l’insurrection maîtresse, sinon du royaume, dont l’ampleur échappait à son emprise, du moins des rouages du pouvoir, s’imposa à Ferdinand. C’était le 6 janvier 1820.

La lâcheté royale accepta la Révolution accomplie et reçut de ces mains irritées la Constitution qu’elle promit publiquement de défendre, sauf à trouver dans la perfidie d’une traîtrise la suprême revanche de la peur.

Or, cette occasion lui sembla offerte en 1822.

La fièvre jaune vint s’installer à Barcelone et séjourner dans toute la Catalogne. Des milliers d’êtres disparurent sous des tourments jusqu’alors inconnus. Afin d’éviter l’entrée en France de malades ou de convalescents qui auraient contaminé nos villes, le Gouvernement établit une sorte de service, fort de trente mille soldats. Or, les intentions du Gouvernement étaient différentes de celles qu’il exprimait, et ce n’était pas le seul souci de la salubrité publique qui le hantait. Pourquoi ce service était-il composé d’hommes si nombreux et pourquoi, s’il devait borner ses efforts à une sorte de surveillance sanitaire, un maréchal avait-il revendiqué le droit, peu glorieux, de commander ? La fièvre jaune d’ailleurs, exaspérée par l’été de 1822, tomba avec l’automne et le corps sanitaire demeura survivant à sa fonction pacifique. Pour quelle fonction belliqueuse ? Et surtout pourquoi le renforcer au point de porter l’effectif à 50 000 soldats ?

L’esprit public, un peu lent à s’émouvoir, parce qu’il était partiellement informé, ne se posait pas encore toutes ces questions et l’intrigue ministérielle, savamment ourdie, ne s’épanouissait pas encore dans un résultat monstrueux. Mais, en Espagne, et ce n’est pas une coïncidence fortuite, l’esprit de la contre-révolution fut fortifié. Ferdinand, qui tremblait devant les rebelles ministres que la Constitution lui imposait, tremblait moins : il éludait les problèmes, attendant le jour où, plus hardi, il les écarterait. En même temps, les partisans de l’absolutisme relevaient le parti, tiraient l’épée. C’est de France que partaient les volontaires du fanatisme, de Bayonne, de Toulouse.

En même temps qu’eux, les encouragements belliqueux venus de Paris passaient la frontière. La France d’autrefois s’exaltait à la pensée que la Révolution extirpée, croyait-on, du vieux sol gaulois, allait resplendir sur le sol rocailleux de l’Espagne et que la patrie sanglante de l’Inquisition expierait ses formidables forfaits. Ferdinand, autre Louis XVI, était le représentant lointain de la cause légitime. C’était un Bourbon, et la France n’assisterait pas une seconde fois à l’épreuve impie où une couronne et une tête s’étaient de si près suivies dans leur chute. Ainsi, cette rhétorique exaspérée, comme un souffle d’orage, traversait la frontière et allait, contre l’indépendance espagnole, réconforter les insurgés royalistes. Mais la rhétorique ne fut pas la seule arme que trouvèrent nos royalistes français. De l’argent, de la poudre, des fusils, furent apportés aux révoltés sous la surveillance complaisante du Gouvernement.

En Espagne, soutenue par tous ces témoignages, l’insurrection royaliste devenait, pour les libertés publiques, un péril. C’était de l’Église qu’était parti le mot d’ordre. Afin de refaire les finances de l’État et d’obvier à la faillite nationale, le Gouvernement espagnol avait levé des impôts. Il avait frappé les privilèges, surtout les privilèges ecclésiastiques, qu’il rémunérait en même temps d’une indemnité suffisante. L’origine de la révolte était donc dans l’âpreté des revendications économiques en même temps que dans l’ardeur d’un zèle fanatique. Et dès les premières rencontres, l’insurrection fut appuyée par la présence de l’armée française, adossée à la frontière, conduite par un jésuite hardi dont le crucifix meurtrier en son symbole miséricordieux frappait au front les ennemis. Ferdinand, encouragé, relevait la tête : il la du baisser, en apprenant cependant que les troupes régulières avaient eu raison de l’insurrection. Mais voici qui allait le réconforter : sa garde, inspirée par sa femme et par lui-même, se révolte. Elle va être maîtresse de la ville et marche sur les Cortès quand les miliciens et les partisans de la Charte la déciment et la massacrent. De nouveau la Constitution a vaincu et Ferdinand lui-même, de ses propres mains, livre à l’expiation légale les hommes qu’il avait conviés à la révolte.

En France, l’opinion suivait avec une attention passionnée tous ces troubles. À trente années de distance, comme en un miroir vieilli, la France revoyait son image. L’Indépendance espagnole, la cause du peuple avaient pour naturels soutiens les libéraux, les républicains. Tout le royalisme exalté, toute l’émigration rancunière, toute la race abominable par qui la Sainte-Alliance des rois avait meurtri la France, tombait en prière pour le triomphe du roi félon, traître à sa parole, traître aux instruments misérables de ses ambitions. La Chambre entendit la noble protestation du général Foy réclamant pour le peuple espagnol le droit de vivre sous la Charte par lui réclamée. Le ministère des Affaires étrangères était échu à Mathieu de Montmorency, émigré farouche, esprit borné, incapable déporter sur l’état de l’Europe un jugement sûr. Naturellement, ce fut dans sa bouche l’apologie de l’absolutisme royal et l’allusion inévitable au malheur des Bourbons. Le ministre promit de secourir s’il y avait lieu, par les armes françaises, le roi d’Espagne en péril. La forte parole de Manuel releva l’outrage. Pour l’honneur de la France libérale et révolutionnaire, l’orateur vengea de tous les sarcasmes et de tous les sophismes le peuple espagnol et fit par avance retomber sur les têtes incapables ou coupables des ministres la responsabilité du sang français.

Au sein du Gouvernement, cependant, un homme se tenait, silencieux et fermé, qui n’apparut pas au débat, et qui était hostile autant que ces hommes du parti libéral à toute intervention française. C’était M. de Villèle lui-même. L’histoire lui doit cette justice de lui attribuer le difficile mérite d’une résistance obstinée aux conseils furieux de l’opinion et aux pressions de l’entourage royal et ministériel. Seul entre tous, il avait sur les événements espagnols une vue claire et si le courage en lui n’eût pas défailli, peut-être la France eût-elle fait devant l’histoire l’économie d’une iniquité, sans compter l’épargne du sang. Mais le premier ministre devait céder.

Sur ces entrefaites s’ouvrit le Congrès de Vienne. À la vérité ce Congrès n’avait pas été fixé pour qu’on s’y occupât des affaires d’Espagne. On se souvient que les puissances affectaient de tenir des assemblées où se rencontraient les diplomates chargés d’apporter, au nom de leur pays, leurs vues sur l’État de l’Europe. À Troppau, à Laybach, à Aix-la-Chapelle déjà, les diplomates s’étaient abouchés. Ils allaient se rencontrer à Vienne et l’occasion s’offrait de traiter les affaires d’Espagne : c’étaient celles-ci que réservait à l’examen l’ordre du jour des nations.

Le Conseil des ministres délégua pour représenter la France le ministre des Affaires étrangères, M. de Montmorency. Le choix était en tous sens déplorable, en ce qu’il portait sur un incapable et en ce que cet incapable était un fanatique partisan de l’intervention en Espagne. M. de Villèle ne pouvait, sans se trop découvrir, faire obstacle à ce choix. Il crut qu’il serait suffisant de donner à M. de Montmorency des instructions précises et de lui dicter une réserve prudente. Il lui fut donc recommandé de jouer un rôle effacé « de ne pas être le rapporteur » des affaires d’Espagne et surtout de ne pas permettre que le rôle de la France fût indiqué par les puissances, la France voulant se réserver toute liberté d’action. En même temps on adjoignait à M. de Montmorency M. de Chateaubriand, qui venait de remplacer à Londres, comme ambassadeur, M. Decazes, démissionnaire.

La réserve imposée à M. de Montmorency était puérile et M. de Villèle était doué d’un trop pénétrant esprit pour s’imaginer que ces faibles lisières embarrasseraient la véhémence fanatisée de son envoyé. D’ailleurs, à interroger l’esprit et non la lettre de son mandat, M. de Montmorency tenait le droit d’agir en faveur de l’intervention. Certes l’opinion de M. de Villèle était défavorable à l’entreprise. Mais le Conseil tout entier et le roi lui étaient gagnés. Or, M. de Montmorency ne représentait pas M. de Villèle, mais le roi. Et dès son arrivée, déchirant la commission prudente qu’il avait reçue, il posa la question redoutable : Si la France retire de Madrid son ambassadeur, que feront les puissances ? Si elle intervient, lui prêtera-t-on un secours moral et même matériel ? L’Angleterre, par l’organe de Wellington, récusa le Congrès, s’opposa même au débat et refusa même de signer les procès-verbaux. La Prusse et l’Autriche promirent de retirer leur ambassadeur et de fournir un secours moral ; seule, la Russie prêtait même la caution matérielle de son appui.

Ainsi la question était posée, résolue, en dépit de M. de Villèle, en dépit de ses ordres précis, de ses sages remontrances, de ses hautes leçons de prudence diplomatique dont sa correspondance (3e volume) porte la trace. Mais que faire ? M. de Villèle résista encore. Il attestait que le pays ne lui était pas hostile dans sa répugnance à cette guerre et prenait à témoin le cours de la Bourse, le taux de la Rente qui avait baissé pendant que se nouait à Vienne contre l’indépendance espagnole cette intrigue internationale. Il essayait, par le cabinet anglais, d’aboutir à une transaction où le roi et le pays trouveraient leur compte et qui désarmerait les puissances. Même ce paradoxe se produisit que la Prusse, la Russie, l’Autriche retirèrent leur ambassadeur avec des formules variées, la Prusse poliment, l’Autriche durement, la Russie avec une insolence voulue. Le colonel répondit en donnant des passeports et en haussant lui aussi le ton jusqu’au mépris et jusqu’à l’insulte. Et la France, dont l’envoyé avait posé la question, gardait à Madrid son ambassadeur !

Mais M. de Villèle était au terme de la résistance. Le parti religieux veillait. C’était une intervention en faveur de la religion que méditait la Congrégation, ou plutôt une entreprise contre-révolutionnaire. Pour la Congrégation, défendre le roi, c’était défendre à la fois le principe de la légitimité royale et de la suprématie spirituelle, principes brisés par cette Révolution haïe dont le spectre se dressait menaçant dans la Péninsule. La Congrégation ne pouvait admettre que le ministre politique, le misérable instrument de sa volonté, se rebellât contre elle, et elle le briserait s’il ne voulait se montrer plus docile. On organisa un nouveau ministère dont M. de Vitroles était le chef avec M. de La Bourdonnaie et on demanda à M. de Villèle de choisir entre la guerre et son portefeuille : l’homme choisit le pouvoir et, le lendemain même, présentait à la Chambre un crédit de 100 millions pour envoyer 100&nbsc ; 000 hommes en Espagne. M. de Martignac fut chargé du rapport.

Il s’acquitta avec élégance de cette tâche où la conscience seule devait apparaître, rappella pour la flétrir la première expédition de Napoléon qui, lui, ne cherchait que la gloire, tandis que le roi Louis XVIII cherchait la gloire et la justice. La justice commandait, paraît-il, que l’on meurtrît sur leur sol les Espagnols réfractaires à l’absolutisme royal, et ainsi l’émigration qui avait jeté sur la France le torrent d’hommes de l’Europe armée allait reprendre sur l’Espagne sa revanche.

C’est ce caractère que prit et que garda, par le débat passionné qui suivit à la Chambre, l’intervention de la France. La discussion fut une des plus hautes et des plus âpres qui aient honoré la tribune et elle eût suffi à illustrer les orateurs du parti libéral. Le général Foy y apporta la chaleur de son âme ardente et la compétence du vieux soldat qui avait en 1808 pris part à la guerre impériale. M. Royer-Collard y fit apparaître la noblesse constante d’une éloquence qui s’alimentait aux sources les plus pures du désintéressement dynastique. Tout ce que la parole humaine put dire pour écarter de la France cette œuvre impie et de sa gloire ce forfait, toutes les inspirations de la justice, de l’équité, de la liberté, se multiplièrent sur les lèvres des orateurs et dans des interruptions passionnées. Le parti ultra-royaliste célébrait la guerre avec une véritable furie, opposait au droit prétendu du peuple le droit du roi, flétrissait à l’égal d’un crime l’âpre désir de l’indépendance espagnole et rappelait par la voix de Chateaubriand que déjà Charles 1er et Louis XVI avaient été immolés. Allait-on supporter ces précédents et admettre qu’il serait dans le droit des peuples de tuer les rois ?

C’était là l’unique raison : prendre la revanche dans le sang espagnol de la formidable défaite de 1793. Toute l’étroitesse de l’esprit de ce temps apparaît dans ses fureurs fanatiques et il est déplorable qu’un homme comme Chateaubriand y ait sacrifié. La mort de Louis XVI n’était pas toute la Révolution : elle en était un incident. La Révolution était, dans l’égalité au moins théorique, dans la suppression des droits féodaux, dans la destruction de la propriété ecclésiastique, surtout dans la substitution même d’une charte d’asservissement, c’est-à-dire d’un contrat, à l’absolutisme irresponsable d’autrefois. Personne n’était capable de défendre la

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Révolution et son œuvre d’émancipation mieux que Manuel. Le grand orateur ne manqua pas à son devoir. Sa parole grave et forte, s’appuyant sur une connaissance parfaite des hommes et des choses, alimentée par la plus haute culture, trouva, pour venger l’immortelle libératrice, de magnifiques accents. Il représenta que Louis XVI avait été précipité sous les coups de la menace étrangère et que pareil sort attendait peut-être, en son palais captif, le cruel et féroce Ferdinand. Et c’est alors que, pour défendre la Révolution, il prononça la phrase célèbre, ou que du moins rendit célèbre l’esprit de parti : « Ai-je besoin d’ajouter que les dangers de la famille royale en France sont devenus plus graves lorsque l’étranger eut envahi notre territoire et que la France, la France révolutionnaire (Voix à droite : Il ne connaît que celle-là ! ), sentant le besoin de se défendre par des forces nouvelles et une nouvelle énergie… » Il ne peut achever. Un tumulte concerté couvre sa voix d’une effroyable clameur. Cent députés, debout, trépignent, hurlent, le menacent, tandis que, calme et hautain, accoudé à la tribune, l’orateur regarde cette furieuse mêlée. Pendant une heure, les injures et les outrages pleuvent autour de lui ; l’orateur essaie de parler et le président, impuissant, lève la séance. Manuel descend, s’asseoit à la gauche, écrit au président pour protester.

La séance est reprise ; mais on ne la peut tenir. On la renvoie au lendemain 27 février. Alors M. de La Bourdonnaie réclame l’expulsion pour toute la session du membre qui a apporté à la tribune l’apologie du régicide. Manuel veut parler. Les colères lui ferment la bouche. M. de Saint-Aulaire. M. Demarcy, le général Foy, se précipitent pour le défendre. Aucune raison ne peut entamer le parti-pris violent de la droite. Manuel refuse de se défendre et de s’abaisser, revendique son droit de défendre la Révolution, écarte toute apologie du régicide et déclare qu’il est victime d’un guet-apens où l’on veut avoir raison de sa constance et de son courage. Enfin on renvoie aux bureaux la proposition que rapporte son propre auteur, et la Chambre s’ajourne au 3 mars.

L’expulsion ne faisait aucun doute. Au moins le parti libéral décimé fit face à la violence spoliatrice de la liberté et, par tous les orateurs, vengea par avance la tribune de la souillure de la force. Après quoi, Manuel fut expulsé, en dépit de l’appui que lui prêta Royer-Collard. La Chambre se sépare ; mais le lendemain voici Manuel, en costume, à son banc. Sommé de quitter son banc, il refuse : la garde nationale, mandée, répudie comme abominable l’ordre qui lui est donné. Il fallut faire donner les gendarmes qui, conduits par le colonel de Foucault, « accompagnèrent » l’orateur républicain.

Tous les députés de la gauche se retirèrent, protestèrent, refusèrent de prendre part aux débats, s’exclurent eux-mêmes avec la victime de toutes les haines rétrogrades. Au dehors, des manifestations vite réprimées vengèrent de cet affront le noble représentant de la démocratie terrifiée. Soixante-deux députés s’abstinrent de siéger jusqu’à la fin de la session, tandis que le centre gauche négligea de prendre part aux délibérations et aux votes.

Ce coup d’État parlementaire avait été organisé. La droite ne pouvait tolérer l’orateur véhément, dont la parole inspirée la flagellait et qui, répondant aux provocations par des coups soudains, attestait, par sa seule présence, l’invincible espoir des générations opprimées. Déjà, lors de sa double élection, en Vendée, on avait voulu l’invalider. On préféra attendre et, pour la simple phrase qu’il avait prononcée, toutes les colères préméditées éclatèrent dans une feinte explosion. Même le Moniteur falsifia les paroles de l’orateur pour rendre apparent le grief allégué. Manuel avait montré la France faisant appel à des « forces nouvelles ». Le Moniteur porta « formes nouvelles » faisant ainsi ressortir qu’il y avait eu apologie du régime conventionnel… Manuel disparut : il ne devait plus reparaître sur la scène politique et, retiré à Maisons chez son ami le banquier Laffitte, il mourut à cinquante-deux ans, de ses blessures, reçues comme engagé volontaire de 1793. Le Gouvernement exigea que l’enterrement suivît, pour aller au Père-Lachaise, les boulevards extérieurs. Ainsi tomba, presque frappé à mort par la calomnie, l’un des premiers orateurs de ce temps, le premier, en tous cas, qui se présenta à la tribune les mains vides de tout factum, se confiant à sa parole libre et fière, artisan glorieux de l’éloquence parlementaire, noble soldat de la Révolution qu’il protégea, jeune et encore enfant de sa poitrine, et devenu homme, de son talent.

À une majorité formidable, surtout en l’absence du côté gauche qui, par son départ, portait le deuil de la tribune, le crédit de l’expédition fut voté. La Chambre des Pairs, en dépit d’une résistance opposée par les pairs que le duc Decazes avait nommés et d’une courte lutte de Talleyrand, approuva. Et la guerre fut déclarée ! Cent mille homme s’ébranlèrent, en quatre corps, commandés par les maréchaux Moncey, Molitor, Oudinot, le général Dudesoulle, commandant la réserve, le duc d’Angoulême planant du haut de son inexpérience sur la médiocrité reconnue de ces chefs vieillis. Le major général était le général Guilleminot avec un chef d’État major, M. de Lestonde. Mais précisément, le carbonarisme agonisant allait profiter de ce rassemblement formidable pour préparer une insurrection militaire et pour faire se retourner contre les Bourbons de France l’épée tirée en faveur des Bourbons d’Espagne. Cette tentative folle était condamnée d’avance. L’armée s’était retirée du carbonarisme après lui avoir prêté une fidélité qui ne se démentit pas jusque dans la mort. Mais les exécutions sommaires qui l’avaient ensanglantée, et surtout celle des quatre sergents de la Rochelle, si elles ne l’effrayèrent pas, la jetèrent à tous les doutes. Toujours et toujours la main du bourreau s’abattait sur les soldats, jamais sur les civils. Or, tout ce qu’allait tenter sur cette armée, irritée de l’inégalité des châtiments, le carbonarisme, ne pouvait que se retourner contre lui. En vain, le colonel Palvoi se jeta en Espagne pour rassembler sept ou huit mille insurgés français, puis pénétrer avec eux au sein de l’armée, à la frontière et ébranler les soldats par la vue du drapeau tricolore. À peine trois cents hommes furent fidèles au rendez-vous, près d’Irun, et ils étaient dispersés par les mitrailles au pont de Béhobie. En même temps, la police surprenait dans une diligence la preuve du complot, dont, comme toujours, de jeunes imprudents clamaient les complications. On y vit des lettres adressées à M. de Latonde : on révoqua le général Guilleminot, on arrêta M. de Latonde, et le duc de Bellune quitta Paris, quoique ministre de la Guerre, pour aller remplacer le major général. Mais, sur les représentations du duc d’Angoulême, tout ce bruit cessa. Les chefs disgrâciés reprirent la faveur de leur commandement, et, pour étourdir l’armée et l’entraîner dans une diversion, le 7 avril 1823, on lui fit passer la frontière.

De grandes difficultés l’avaient jusque-là retenue, des difficultés d’ordre matériel. La campagne d’Espagne avait été préméditée et le plan avait été, depuis longtemps, préparé au ministère de la Guerre. Or, l’armée, à la veille de l’invasion, se trouvait sans vivres, l’intendant général n’ayant pris aucune mesure. Cette inertie coupable et volontaire profita au célèbre financier Ouvrard. Par une coïncidence qui doit bien peu au hasard, il se trouvait à Bayonne quand le duc d’Angoulême, pressé par les événements et par les jours, ne savait comment il nourrirait l’armée. Cet homme audacieux, sorte d’aventurier gigantesque, tour à tour favori et vaincu de la fortune, spéculateur sous le Directoire, arrêté, ruiné par Napoléon, en ce moment même faible et privé de tous ses droits, s’offrit comme munitionnaire général ; il fut agréé et un contrat fut signé qui, soumis plus tard à l’examen de la Chambre — et nous l’y retrouverons — donnait le droit au bénéficiaire de prendre dans les magasins de l’État toutes les fournitures, et obligeait l’État à lui verser dans les cinq premiers jours du mois les onze douzièmes des sommes présumées pour la dépense du mois. Moyennant cette double condition, l’État donnait à M. Ouvrard, représenté au contrat, que son indignité légale lui interdisait de signer, par son fils, le titre et le profit de munitionnaire général. Comment, par quelles intrigues et par quelles corruptions M. Ouvrard est-il arrivé là ? Nous le retrouverons plus tard.

Cette expédition d’Espagne fut, sauf la fatigue, une promenade militaire et nos troupes ne se rencontrèrent le plus souvent avec les troupes espagnoles que pour en constater le soudain évanouissement. Sans faire usage de leurs armes, les soldats traversèrent cette région escarpée qui, au sortir de la France, par Irun, avait offert en 1810 aux conquérants un redoutable et difficile passage. Mais l’émotion patriotique, l’exaltation d’autrefois étaient tombées : seuls les hommes aisés et riches, les hommes de la classe moyenne déclaraient leur haine publique et impuissante à l’envahisseur. Mais le peuple, sous la domination abrutissante des moines complices de l’invasion, tantôt se taisait, tantôt acclamait l’armée française, le roi absolu, bénissant de ses mains serviles les armes meurtrières qui égorgeaient la liberté publique. La pauvreté aussi fut l’auxiliaire de la force en ce pays d’où la traditionnelle fierté semblait exilée : M. Ouvrard, démuni de toutes fournitures, avait fait appel, dans la région traversée, aux habitants, offrant de payer dix fois plus cher le produit réclamé, étalant sous le regard ébloui de cette détresse profonde des millions en pièces d’or ou d’argent. Dès lors, d’Irun à Madrid, par Vittoria, Valladolid, Segovie, l’armée passa entre une double haie de fournisseurs improvisés, marchands, trafiquants, paysans, montagnards, toute l’ignorance et toute la misère, dont, une fois de plus, la main des moines se servait.

Pour hâter la marche facile de cette armée, le duc d’Angoulême employa encore un autre moyen : la corruption. Les munitions que traînait derrière elle cette armée n’étaient pas seulement des boulets et des balles, mais des millions. Ces millions, par parcelles, furent offerts aux généraux espagnols dont le premier geste fut de mépris pour la faible quotité à laquelle les généraux français avaient fixé leur honneur.

Les offres, selon la procédure ordinaire de la corruption, se firent plus importantes et plus pressantes, et, le premier, le général L’Abisbal, chargé par les Cortès de défendre la ville de Madrid, déclara ne pouvoir plus résister. Il prit ses précautions pour livrer Madrid découvert, s’enfuit, mais laissa à de dignes lieutenants l’ordre de tenir en son nom l’infamante promesse que sa conscience stipendiée avait faite au plus délicat des Bourbons. Il fut fait comme il avait prévu et, le 24 mai, le duc d’Angoulême pénétrait courageusement dans Madrid en même temps que le maréchal Oudinot. Où était l’héroïque Madrid de 1808 ? Où étaient les défenseurs de Saragosse ?

Le peuple, dans la désolation des classes aisées, les seules que l’esprit de la Révolution avait éclairées d’un faible rayon, le peuple acclama les libérateurs. Quelques jours après, le 1er juin, l’armée française se mit en campagne pour poursuivre les Cortès et le roi Ferdinand qu’ils tenaient captif. Les Cortès s’étaient réfugiés à Séville. À l’approche du général Boudesoulle ils quittèrent Séville et allèrent se jeter, avec leur proie royale, dans l’imprenable Cadix, tout près de cette île de Léon, d’où, en 1820, l’intrépide Riego s’était levé pour l’indépendance. Il s’y trouvait encore, et méditait d’en sortir, pour aller, par les chemins glorieux où il avait déjà passé, réveiller le sentiment de fierté qui semblait éteint à jamais. Il arriva ainsi à Gibraltar, puis à Almeria, désarma le général Tagar, ancien lieutenant d’Abisbal, traître comme lui, et, avec ses troupes, marcha vers le général Ballesteros, à Priego. Celui-ci avait été touché par la grâce corruptrice ; il avait lentement reculé devant l’armée française et à chaque pas livré pour toujours à l’envahisseur une parcelle de ce pauvre pays trahi. Riego fait appel à lui, à son courage ; mais Ballesteros résiste. Riégo est obligé de se retirer. Trois colonnes françaises le poursuivent. Il lutte, blessé se cache dans une ferme, où la dénonciation le fait découvrir. Alors, ce prisonnier de guerre que l’armée française eût dû garder et protéger contre les fureurs, les généraux français le livrent aux autorités espagnoles, c’est-à-dire au bourreau. Seul, avec le général Mina et le général Quevada, qui, au dernier moment, s’enfuit, Riego sut défendre la Constitution et son pays. Tous les autres trahirent leurs promesses et vendirent leur épée à d’autres généraux qui la leur achetèrent.

Ce fut là toute la gloire de cette expédition, dont la fin couronna dignement les débuts. L’imprenable Cadix fut achetée, les Cortès se rendirent et le roi Ferdinand, par des émissaires d’Ouvrard, reçut quatre millions pour distribuer, en monnaie de corruption, parmi ses gardiens. Sous la révolte de quelques jeunes hommes, Ferdinand promit par écrit, sans donner à sa signature d’autre caution que sa conscience, de n’user d’aucune représaille. Après quoi, la ville ouvrit ses portes : les deux Bourbons, celui de France et celui d’Espagne se rencontrèrent, l’un et l’autre ayant dignement trafiqué de l’honneur espagnol et de la liberté de ce malheureux pays.

La guerre était close : c’était un financier failli qui en avait été le plus intelligent, sinon le plus glorieux stratège. Alors commencèrent les saturnales de la vengeance : pillages de boutiques, provocations, violences, délations, assassinats ; on fit au digne roi une fête sanglante. Un spectacle particulier en rehaussa l’éclat : le procès et l’exécution de l’intrépide Riego, pendu au milieu des acclamations. Cela, c’était la revanche visible de la contre-révolution victorieuse. Vint tout de suite la revanche invisible et pesante, dure et cruelle : les moines restaurés dans leurs privilèges, la religion toute puissante, la Congrégation exaltée. C’était la religion qui avait mené à la trahison la malheureuse Espagne. Le formidable pouvoir international, agissant aussi bien à Paris dans le cabinet de M. de Villèle, qu’à Cadix dans celui de Ferdinand, s’était montré partout, au camp des généraux félons, aux assemblées des représentants infidèles, au prétoire où Riego était égorgé, sur les places publiques où la foule ignorante et basse acclamait l’insolent triomphe de la force. En même temps qu’elle, c’était le capitalisme naissant, mais déjà corrupteur, avilissant et avili, qui, sous les traits du failli Ouvrard, avait agi.

La Congrégation avait inspiré l’abominable campagne, l’argent en avait été l’instrument, et l’acier des épées n’avait même pas eu le féroce mais probe honneur du triomphe. Dès l’aube du siècle se montraient donc associées pour la même tâche d’asservissement et de rétrogradation les deux forces qui tiennent encore le monde captif, mais dont des symptômes éclatants annoncent cependant la fin par les coups et pour le bonheur de la démocratie.