Histoire socialiste/La République de 1848/P1-08

Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 78-86).
PREMIÈRE PARTIE. HISTOIRE POLITIQUE.



CHAPITRE VIII


LES JOURNÉES DE JUIN 1848


Il n’entre pas dans le cadre de cet ouvrage de raconter les épisodes héroïques ou sauvages, ni de détailler les opérations militaires qui remplirent cette bataille de trois jours dans les rues, de Paris. Nous n’avons qu’à en marquer le caractère social et les conséquences.

Il nous suffit donc de dire que le Gouvernement, incertain du succès, mais certain d’avoir à craindre ses auxiliaires autant que ses adversaires, se résigne, la mort dans l’âme, à engager le combat ; que, dès lors, la haute main passe aux militaires ; que la garde nationale, pleine d’ardeur dans les quartiers riches, mais tiède ou favorable aux insurgés dans les quartiers pauvres, est la première à donner et se bat bientôt avec ce qu’on a nommé l’héroïsme de la peur ; que la garde mobile, d’abord hésitante, mais « habilement compromise par Lamoricière » se décide à marcher à fond contre la population ouvrière dont elle est tirée ; que l’armée, massée autour de l’Assemblée, reste longtemps l’arme au pied, réservée pour un grand mouvement d’ensemble, et que certains corps refusent de tirer sur le peuple ; que l’inquiétude est par suite assez grande pour qu’on songe, sur le conseil de Thiers, à se retirer sur Versailles d’où l’on reviendrait assaillir Paris, une idée fixe que Thiers avait émise dès février 1848 et qu’il finira par réaliser en 1871.

Que fait cependant la Chambre durant cette première journée ? Pendant que plusieurs de ses membres vont et viennent entre les insurgés et les troupes elle reprend son ordre du jour : la discussion du rachat des chemins de fer. Elle en profite même pour ajourner un projet déposé par Trélat, sur la prière du maire de Lyon, et destiné à ouvrir un débouché aux ouvriers de cette ville, en autorisant la construction de la voie ferrée entre Collonges et Châlon. Puis Falloux reparaît avec un rapport au nom de la Commission parlementaire des Ateliers nationaux. « Elle a, dit-il, continué de délibérer avec le calme le plus parfait. » Mieux eût valu sans doute un peu moins de calme et un peu plus d’esprit fraternel. Dupont de Bussac s’est retiré de la Commission pour ne pas s’associer à cette provocation. Un représentant, Raynal, sachant que le rapport apporte de nouvelles sévérités, s’écrie que ce n’est pas le moment de le lire. Mais Falloux s’obstine, il a menacé de donner sa démission si on ne lui laisse pas lire immédiatement ce rapport, qui pourtant ne devait être communiqué à l’Assemblée que le lendemain 24. Il lit donc, et, après des phrases vagues en faveur de la classe ouvrière, à laquelle les députés sont priés « d’assurer promptement les institutions tutélaires qui sont déjà votées dans leur cœur », il conclut à la dissolution des Ateliers nationaux, les ateliers de femmes exceptés, dans les trois jours qui suivront la promulgation du décret. Il admet la demi-solde pendant trois mois pour les brigadiers et employés (c’étaient ceux qui étaient le plus près de la bourgeoisie). Trois millions seront accordés aux autres pour indemnités et secours (c’était à peu près 30 francs par famille) ; mais ces secours seront supprimés pour quiconque aura été surpris dans un attroupement. Enfin il autorise l’État à prêter sa garantie aux entrepreneurs du bâtiment jusqu’à concurrence de 5 millions.

On aurait voulu couper court à toute possibilité de conciliation qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Le Comité du travail, qui plus tard protestera solennellement contre ceux qui le confondaient avec la Commission parlementaire d’où émanait ce rapport froid et tranchant comme une lame d’acier, essaie d’en atténuer la rigueur. Il y ajoute un adoucissement. Du moins son président, Corbon, non pas en vertu d’une délibération régulière, mais avec l’assentiment d’un grand nombre de membres du Comité, réclame-t-il le vote de trois millions pour encourager les associations ouvrières. Il ne parvient pas, toutefois, à obtenir un vote à ce sujet. C’est le moment qu’un autre représentant, Creton, choisit pour réclamer les comptes du Gouvernement provisoire et de la Commission exécutive, ce qui est voté d’urgence. Un troisième propose d’abaisser à dix-sept ans l’âge de l’enrôlement volontaire dans l’armée ; étrange cadeau fait aux familles pauvres ! L’Assemblée, houleuse, frémissante, est prise de cet affolement qui est une maladie des foules. Considerant a parlé d’un malentendu fatal. On crie : À l’ordre ! Ce sont des assassins. Il propose une proclamation pour ramener les égarés. « On ne pactise pas avec l’émeute », réplique le Président. Considerant rédige quand même une adresse aux ouvriers, où il est dit : « Sachez-le, sachez-le bien, dans son âme et conscience, devant Dieu et devant l’humanité, l’Assemblée nationale vous le déclare, elle veut travailler sans relâche à la constitution définitive de la fraternité sociale. L’assemblée veut consacrer et développer, par tous les moyens possibles et pratiques, le droit légitime du peuple, le droit qu’a tout homme en venant au monde de vivre en travaillant. Mais l’Assemblée écarte l’adresse de Considerant par la question préalable. « Notre devoir, dit Baze, est de rester impassibles. »

Caussidière revient à la charge. La nuit est venue. Il demande une proclamation aux flambeaux portée aux barricades par des représentants et il s’offre lui-même en otage, si l’on craint que les insurgés ne maltraitent la délégation. L’Assemblée reste muette et inerte. Quand elle parle, par la bouche de son président Senard, c’est pour flétrir ces nouveaux barbares et pour crier : « Que veulent-ils donc ? On le sait maintenant. Ils veulent l’anarchie, l’incendie, le pillage ». Ce n’est pas assez. Degousée voudrait qu’on arrêtât les journalistes dangereux et qu’on déportât, sur simple constatation de leur identité, les fauteurs de désordre, et il faut que Duclerc s’y oppose en s’écriant : « Exigez-vous du Gouvernement un Coup d’État ? Il ne le fera pas ».

Le lendemain 24. le Gouvernement, visé depuis si longtemps, est renversé. Sur la proposition de Pascal Duprat et de plusieurs autres, l’Assemblée se déclare en permanence ; Paris, grâce à Bastide et malgré une soixantaine d’opposants, est mis en état de siège, et tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du général Cavaignac. Peu s’en faut qu’on ne prononce la révocation de la Commission exécutive ; on se contente d’accepter sa démission et celle des ministres. Cavaignac, ainsi investi de la dictature, Trélat court lui porter un grand projet qui peut arrêter l’effusion du sang. On lui demande une heure de réflexion, pendant laquelle on fait courir le bruit qu’il réclame 150 millions pour solder l’émeute ; son fils qui proteste est hué, menacé ; lui-même s’en va sans rien obtenir. On ne veut plus autre chose que le recours à la force. Les insurgés sont poussés vigoureusement ; des deux parts beaucoup de bravoure, d’acharnement, de morts ; des généraux, des députés tombent tués ou blessés ; les gardes nationales de province arrivent, beaucoup en étrange équipage, mais animées de fureur contre ces Parisiens qu’on leur représente comme voulant renverser la République et la Société.

Le dimanche 25, tardif effort de pacification. Cavaignac et Senard (est-ce l’effet de leur ambition satisfaite ?) protestent dans une proclamation contre toute idée de représailles et disent aux révoltés : « Venez à nous comme des frères repentants et soumis à la loi. Les bras de la République sont tout prêts à vous recevoir. » Trois millions sont votés par l’Assemblée, à titre de secours aux nécessiteux. Trop tard ! Les passions sont surexcitées jusqu’au paroxysme. On sait que des prisonniers ont été fusillés. On se conte des actes de cruauté auxquels on croit sans contrôle. La presse colporte et envenime ces récits. A la barrière d’Italie, le général Bréa, qui s’est aventuré parmi les insurgés pour parlementer avec eux, et qui a été pris pour Cavaignac, est, avec un de ses officiers, enveloppé, tué. L’archevêque de Paris, Monseigneur Affre, qui essaie de s’interposer, le crucifix à la main, entre les combattants, est frappé d’une balle, partie très probablement du côté des soldats. Mais les barricades succombent l’une après l’autre. Reste le faubourg Saint-Antoine. On essaie de s’entendre. Une trêve est conclue. Les délégués des ouvriers ont une entrevue avec le Président de l’Assemblée qui porte avec eux un toast à la République démocratique et sociale et les conduit à Cavaignac. Mais le dictateur ne veut accepter qu’une capitulation sans conditions. « Mort au bourreau du peuple ! » s’écrie la foule, et le faubourg cerné, mitraillé est enlevé de vive force. Le lundi 26, à 11 h. 20 du matin, Senard, à l’Assemblée, annonce la nouvelle en ces termes : « Oh ! que je suis heureux, Messieurs ! Remerciez Dieu. Messieurs ! » (Le mot de citoyens commence à disparaître du langage officiel). Une lettre de Cavaignac confirme bientôt la fin de l’insurrection et, en province, s’étale sur les murs cette dépêche télégraphique :

Paris, 26 Juin, 2 h. du soir.

« Le faubourg Saint-Antoine, dernier point de résistance est pris. Les insurgés sont réduits ; la lutte est terminée. L’ordre a triomphé de l’anarchie, Vive la République ! »

L’histoire, dans ces tueries, n’a pas seulement à déplorer le déchaînement des cruautés ; elle doit aussi flétrir le débordement des calomnies. Il fut convenu, dans la presse conservatrice, que les insurgés étaient des sauvages, des vandales, le rebut de l’humanité ! Un romancier bourgeois écrivait bientôt ces lignes : « Il s’agissait de savoir si la France garderait son rang parmi les nations civilisées ou si elle descendrait au niveau d’une tribu de nègres, avec l’écorce d’arbres pour vêtement et la chair humaine pour régal. » Marie dira en pleine Chambre : « Non, ce n’est pas la République qui a combattu la République ; c’est la barbarie qui a osé lever la tête contre la civilisation. » Les insurgés avaient tué Bréa ; ils étaient donc capables de tout et on leur prêta libéralement des atrocités : mobiles sciés entre deux planches, balles mâchées ou ciselées, officiers allumés tout vivants, cadavres mutilés, crânes transformés en lampions ou en soupières, cœurs enfilés au bout des bayonnettes, jeunes filles riches enlevées et violées, eau-de-vie et cigares empoisonnés vendus aux soldats de l’ordre, dépôts de poudre pour faire sauter des édifices ou des quartiers entiers, etc. Fables affolantes, qui, en attendant d’être reconnues fausses, suscitaient des paniques ; une lampe au cinquième étage d’une maison était un signal ; un bruit souterrain révélait que les catacombes étaient minées. Fables meurtrières aussi, qui provoquaient ce que le général Lebreton appela des vengeances légitimes. Les débris des insurgés furent traqués dans les carrières de Montmartre, dans les campagnes environnant Paris. Des démocrates, Lagrange, Ledru-Rollin, furent poursuivis par des gardes nationaux forcenés. Louis Blanc dut se réfugier plusieurs jours chez un ami, parce qu’on lui attribuait la paternité de ces Ateliers nationaux créés pour lui faire échec. A l’Assemblée, un tumulte éclate parce que Duclerc déclare qu’on s’est battu bravement dans les deux camps, « C’est un blasphème » — lui crie-t-on. Mgr Parisis annonce que les insurgés ont obtenu un certificat constatant que la balle qui a tué l’archevêque n’est pas venue de leurs rangs. On lui crie : — Assez ! Assez ! — et quand Beslay vient confirmer le récit, « une voix », qui n’a pas eu la fierté de se désigner autrement, lui lance cette interruption ; « Il faut être bien sûr de ces choses-là, quand on les dit. » Il convient que les meurtriers de Bréa soient aussi les assassins de l’archevêque, et la réaction allait jouer de ces cadavres avec une supériorité attestée par la multitude des estampes qui retracent ces tragiques scènes de mort. Faut-il s’étonner après cela si l’on tue à tort et à travers les gens en blouse et aux mains noires ; si les cours des casernes deviennent de véritables abattoirs ; si Edmond Adam et bien d’autres sont obligés d’arracher aux mobiles les victimes que ces jeunes gens enfiévrés n’ont pas eu le temps de passer par les armes ; si les sentinelles tirent par les soupiraux sur les prisonniers entassés et asphyxiés dans l’étroit souterrain qui s’allonge aux Tuileries sous la terrasse du bord de l’eau ; si, sur la place du Carrousel, d’autres prisonniers sont massacrés la nuit par plusieurs corps de troupes qui, dans la confusion, font feu au hasard et se foudroient mutuellement ; si, dans les forts et les prisons, des vieillards et des enfants sont fusillés pêle-mêle avec les adultes ; si des blessés sont arrachés de leur lit pour être achevés à coups de sabre ; si la délation s’épanouit sur ce fumier humain comme une plante vénéneuse ; si dans tous les quartiers la Garde Nationale se fait la pourvoyeuse des tribunaux et exerce les fonctions « de police auxiliaire ». Je renvoie aux pièces annexes du courageux ouvrage que Louis Ménard écrivit quelques mois plus tard sous le titre de : Prologue d’une révolution, ceux qui voudraient avoir le détail et la preuve de ces écœurantes férocités.

Oui, certes, il faut regretter les officiers et généraux tombés dans cette guerre des rues : car c’était aussi du sang humain et français qui rougissait le sol ; mais, pour une goutte de sang bourgeois, combien coula-t-il de ruisseaux de sang plébéien ! Combien y eut-il de victimes après le combat ! Le Russe Herzen, qui réside alors à Paris, trouve que l’horreur de l’invasion cosaque de 1815 est dépassée. On estime à 25.000 le nombre des personnes arrêtées, dont la moitié environ furent relâchées. La presse anglaise fit monter le nombre des morts à 50.000. La préfecture de police n’en avoua que 1.460. Le chiffre est bien élevé d’une part, bien petit de l’autre ; mais il est difficile de le préciser ; les sociétés en mal de guerre civile ne tiennent pas une sévère comptabilité de leurs pertes en hommes. Nous savons seulement que la Chambre de commerce, faisant cette année-là une enquête industrielle, trouva des rues entières dépeuplées ; que telle corporation, celle des mécaniciens, par exemple, fut décimée au point que beaucoup d’ateliers durent chômer faute d’ouvriers. Restons imprécis pour être exact. Mais on ne court pas le risque d’exagérer en disant que la saignée fut formidable et enleva plusieurs milliers de personnes.

Laissons dormir vainqueurs et vaincus, reposant aujourd’hui côte à côte, et cherchons à définir le caractère de ces journées rouges, qui fut peu clair pour la plupart des contemporains.

L’insurrection fut-elle dirigée contre la République ? Les vainqueurs ont voulu le faire croire. L’Assemblée adopte les enfants de ceux qui ont péri, dit-elle, « pour la défense de l’ordre, de la liberté et des institutions républicaines. » Comme Guinard, commandant de l’artillerie de la Garde Nationale, hésite à canonner le peuple, Cavaignac, pour le décider, lui affirme qu’il s’agit de défendre la République. Mais Villemain, voyant passer des cadavres (côté de l’ordre) avec cette inscription funéraire « Morts pour la République », ne peut se tenir de s’écrier : « Quel mensonge pour la postérité ! » Où la vérité est-elle donc ? Il est bien certain que des républicains très sincères ont cru la République attaquée. Dès le début de la bataille. Flocon, comme s’il avait honte de cette lutte fratricide, tente d’en rejeter la faute sur l’or de l’étranger et sur les intrigues des prétendants. On a vu, en effet, des drapeaux blancs flotter, un comte de Fouchécourt commander une barricade ; des hommes ont été arrêtés distribuant des imprimés royalistes et des pièces de monnaie à l’effigie de Henri V, l’éternel candidat-roi des légitimistes. Mais c’est surtout le parti bonapartiste qui paraît avoir nourri l’espoir de profiter du désordre. Le fameux journal l’Organisation du Travail, qui prit à tâche d’exciter à la haine des classes, était subventionné par ces bonapartistes. Tandis que le Père Duchêne met les ouvriers en garde contre les provocations, une autre feuille, le Petit-fils du Père Duchêne, en est une contrefaçon napoléonienne, qui pratique une politique de surenchère et essaie de lancer, contre le banquet à 25 centimes où les adhésions le 8 juin se chiffrent par 165.532, un banquet, plus démocratique encore, à 10 centimes. Avant la grande collision, une soixantaine de personnes sont sous les verroux pour cris et manifestations tumultueuses en l’honneur de Louis Napoléon. Pendant le combat, un représentant du peuple va cherchant le même Louis Napoléon, qu’on dit caché rue du Cherche-Midi, avec l’intention de lui brûler la cervelle. Témoignage plus grave ! Louis Blanc cite une lettre qui a été vue par Charras et plusieurs autres ; elle était adressée au général Rapatel et conçue à peu près en ces termes :

Londres, 22 juin 1848. — Général, je connais vos sentiments pour ma famille. Si les événements qui se préparent, tournent dans un sens qui lui soit favorable, vous êtes Ministre de la Guerre.

Napoléon Louis Bonaparte._____

Dix mille francs en or ont été trouvés sur un enfant de quatorze ans ; bon nombre de bonapartistes figurent parmi les prisonniers. Dans les arrestations faites en province les jours suivants, ils ont encore une place considérable. Par exemple un homme est emprisonné pour avoir annoncé en faveur de Louis Napoléon une nouvelle insurrection « qui ne peut manquer de triompher, parce que les ouvriers sont dégoûtés de la République » J’ai déjà dit la croyance si commune à l’efficacité d’un sabre pour trancher les difficultés sociales. Les bourgeois sur ce point pensaient comme beaucoup d’ouvriers, témoin la dictature de Cavaignac. Il n’est pas niable que cette opinion contribua au soulèvement de Paris ; mais il n’est pas niable non plus qu’elle n’y eut qu’une part secondaire.

Fut-ce donc une insurrection socialiste ? Si l’on entend par là un mouvement voulu par un parti organisé et conduit par des socialistes en vue, on se trompe. C’est oublier à quel point les Cabet, les Pierre Leroux, les Victor Considérant étaient pacifiques, hommes de cabinet et divisés, Lamartine, qui les connaissaient bien, a écrit : « La justice n’est pas un hommage ; elle est un devoir. Les socialistes furent innocents de ces fatales journées ». Le fait est que la révolte fut anonyme et improvisée, qu’elle n’eut ni chefs ni programme. Dans l’appel aux armes affiché par les insurgés, on trouve cette formule : « En défendant la République, nous défendons la propriété ». Est-ce ainsi qu’auraient parlé des hommes voulant tenter un essai de communisme ?

Ce fut donc avant tout une insurrection de la faim et du désespoir. La grande masse n’obéit pas à d’autre agent provocateur que la misère. Le général Duvivier, blessé mortellement, expire en disant : « Il faudra faire quelque chose pour ces pauvres ouvriers ; il faut leur donner du travail ; il faut que la main de la Patrie s’ouvre ». On remarqua que les femmes étaient nombreuses parmi les combattants. Victor Hugo en vit deux sur une barricade où elles furent les premières victimes. Tocqueville dit qu’elles n’avaient plus d’autre ressource pour faire aller leur ménage et nourrir leurs enfants. A François Arago, quand il essaya au début de se faire médiateur, fut lancée cette réponse terrible en sa simplicité : « Ah ! monsieur Arago, vous n’avez jamais eu faim ! » Impossible de ne pas reconnaître, à tous ces traits la convulsion suprême d’une population affolée à qui l’on supprime soudainement tout moyen de vivre, à qui l’on refuse propriété, travail et secours, et qui préfère la mort brusque à la mort lente.

Est-ce à dire qu’aucune idée ne plana sur ce champ de carnage ? La chose serait étonnante en ce temps d’idéalisme. Mais, ce qui hantait les cerveaux, c’était une idée vague d’émancipation économique, cette même idée qui s’efforçait en vain de se formuler depuis les premiers jours de la Révolution. « Nous voulons la République démocratique et sociale » disait dès sa phrase initiale l’appel aux armes que nous avons cité plus haut. La classe ouvrière avait espéré, attendu d’en haut une modification sérieuse dans les vieilles conditions du travail ; elle protestait, au bout de quatre mois, contre la faillite de l’engagement pris à s-’n égard, et elle mourait, parce que ni elle, ni les hommes au pouvoir n’avaient su réaliser ce qu’elle avait modestement réclamé : « Le droit de vivre en travaillant pour quiconque ne possède que ses bras et son intelligence ». C’est là ce qui donnait une portée générale et une valeur quasi-symbolique à son agonie désespérée. Les clairvoyants comprirent la signification profonde de ce que tant d’autres voulurent rabaisser au niveau d’une simple émeute. Tocqueville écrit, par exemple : « Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique, mais un combat de classe, une sorte de guerre servile ». Le Procureur général d’Amiens la définit : « Une lutte sociale du plus dangereux caractère » et il dit avoir entendu ceci dans la ville où il habile : « Il ne s’agit pas de la République ; il s’agit d’un


Les républicains du lendemain
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


combat entre les maîtres et les ouvriers et nous devons aller nous battre pour les ouvriers contre les maîtres ». Cavaignac félicita ses troupes d’avoir « fait justice de funestes erreurs ». L’expression est curieuse ; elle sous-entend l’écrasement d’une hérésie sociale. La même conception se retrouve, plus explicite, dans une lettre de Tocqueville en date du 21 juillet 1848 : « Il y a eu dans l’insurrection de Juin, écrit-il, autre chose que de mauvais penchants ; il y a eu de fausses idées. Beaucoup de ces hommes qui marchaient au renversement des droits les plus sacrés étaient conduits par une notion erronée du droit. Ils croyaient sincèrement que la société est fondée sur l’injustice et ils voulaient lui donner une autre base. C’est cette sorte de religion révolutionnaire que nos baïonnettes et nos canons ne détruiront pas ». Les rêves de réorganisation sociale pouvaient être après cela ajournés à une époque lointaine et indéterminée ; la bourgeoisie et le prolétariat avaient, dans leur corps à corps, acquis la pleine conscience d’eux-mêmes et du large fossé qui les séparait pour de longues années, fossé désormais plein de sang et plus encore de haines et de rancunes.