Histoire socialiste/La République de 1848/P1-07

Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 58-78).
PREMIÈRE PARTIE. HISTOIRE POLITIQUE.



CHAPITRE VII


LES ATELIERS NATIONAUX


On sait de quelle nécessité urgente, de quelle pensée charitable et de quelle antique tradition ils étaient le résultat (Voir p. 10). En conséquence, de la crise économique aggravée par la crise politique, une quantité d’ouvriers s’étaient trouvés sur le pavé. Pour les empêcher de mourir de faim ou de s’attrouper en bandes désordonnées, on avait décidé, dès le 28 février, d’ouvrir des chantiers où seraient repris des travaux en cours d’exécution qui étaient surtout des travaux de terrassement. Pour y entrer, l’ouvrier sans ouvrage, sur le vu d’un certificat de son logeur ou de son propriétaire, visé par le commissaire du quartier, obtenait à la mairie de son arrondissement un bulletin d’admission. S’il réussissait à rencontrer quelque besogne à faire, il touchait un salaire de 2 francs par jour ; s’il revenait sans avoir pu être employé, il recevait un secours de 1 fr. 50. Pour éviter les fraudes et les courses inutiles, on avait peu à peu centralisé les demandes en deux bureaux. Un ancien élève de l’École centrale, Emile Thomas, qui avait des attaches bonapartistes et s’avouait lui-même un républicain du lendemain, eut l’idée de compléter cette centralisation. À Marie, ministre des travaux publics, à Garnier-Pagès, maire de Paris, il exposa l’idée saint-simonienne d’organiser militairement les ouvriers et, avec leur pleine approbation, dès le 5 mars, il obtint le titre de Commissaire de la république ; la direction d’un bureau central qui devait être un bureau de placement gratuit et universel et qui fut installé dans des bâtiments vides du parc Monceaux ; puis le droit de passer des traités avec les entrepreneurs. Il divisait ensuite les ouvriers par escouades, brigades, lieutenances, compagnies, services et arrondissements, et il donnait rang d’officier dans cette armée industrielle à ses jeunes camarades de l’École centrale, devenus ses auxiliaires.

Dès le début, on pouvait redouter cette agglomération, sur un même point, de milliers d’hommes en chômage, cette concentration bureaucratique qui devait amener la création d’emplois superflus, l’inertie ou la mauvaise volonté du corps officiel des ponts et chaussées où l’on regardait avec beaucoup de dédain et un peu d’hostilité des ingénieurs sortant d’une École qui n’était point un établissement d’État. Or c’était ce corps auquel Emile Thomas avait demandé qu’on enlevât son monopole, qui disposait des travaux possibles et il ne paraît pas avoir fait des efforts d’imagination pour occuper la foule croissante des sans-travail, évaluée déjà, le 15 mars, à 14.000 personnes ; car, en fait de besogne utile à leur confier, on ne trouvait que ceci : replanter les arbres abattus pendant la bataille, niveler quelques rues ou places ; de quoi employer 2.000 travailleurs au plus. Pour les autres, on proposait la construction d’un grand cirque pouvant contenir 20.000 spectateurs. E. Thomas ajoutait des chemins de ronde à caillouter le long des fortifications. C’était tout et c’était peu, étant donné que les chômeurs appartenaient aux professions les plus variées. Dès ce moment on réduisait à un franc le secours pour ceux qui ne travaillaient pas et on leur promettait du travail un jour sur deux, ce qui aurait pu suffire encore, si la promesse n’eût été illusoire.

A partir de cette date il faut diviser l’histoire des Ateliers nationaux en deux périodes, l’une qui finit avec le Gouvernement provisoire, l’autre qui va jusqu’à leur dissolution.

Dans la première, ils ont un rôle politique et un rôle économique. En matière politique, ils sont un instrument entre les mains du parti modéré. On fait de leurs bataillons une force conservatrice. On se sert d’eux pour diviser le prolétariat parisien, pour combattre le peuple au moyen du peuple, pour neutraliser les ouvriers socialistes par des ouvriers souples et soumis. Les preuves abondent. E. Thomas est à la discrétion de Marie et de Marrast. Il a tous les jours leurs instructions et Lamartine a pu écrire sans crainte d’être contredit :


Commandés, dirigés, contenus par des chefs qui avaient la pensée secrète de la partie antisocialiste du Gouvernement, ces ateliers contrebalancèrent, jusqu’à l’arrivée de l’Assemblée nationale, les ouvriers sectaires du Luxembourg et les ouvriers séditieux des clubs. Ils scandalisaient, par leur masse et par l’inutilité de leurs travaux, les yeux de Paris, mais ils protégèrent et sauvèrent plusieurs fois Paris à son insu. Bien loin d’être à la solde de Louis Blanc, comme on l’a dit, ils étaient inspirés par l’esprit de ses adversaires.


Comme Emile Thomas, le 23 mars, s’effraie de les voir grossir incessamment, Marie lui répond : « Ne vous inquiétez pas du nombre, si vous les tenez, il ne sera jamais trop grand ; mais trouvez un moyen de vous les attacher sincèrement. Ne ménagez pas l’argent ; au besoin même on vous accorderait des fonds secrets » Et, s’il faut en croire E. Thomas, le ministre ajoute, pour expliquer ces recommandations : « Le jour n’est peut-être pas loin où il faudrait les faire descendre dans la rue. »

Les faits sont conformes à ces déclarations. Marie et Marrast viennent rendre visite aux Ateliers nationaux et leur distribuer leurs drapeaux et le premier en profite pour lancer ce coup de griffe à Louis Blanc : « J’aime mieux les actes que les paroles, surtout quand il s’agit du sort des ouvriers. » Il autorise la fondation d’un club spécial qui aura le mérite de « dresser un autel contre celui du Luxembourg ». E. Thomas et ses acolytes y prêchent. Jaime, qui est son bras droit, y résume ainsi son programme : « L’avenir des ouvriers, citoyens, c’est l’ordre… Tout est renfermé dans ce mot, l’ordre. » Il est décidé que tout sujet politique et social y sera exclu de la discussion. E. Thomas s’y écrie à son tour : « Avec mes camarades de l’École centrale, nous avons dit : — Pendant qu’on s’occupe des sources du travail, occupons-nous des travailleurs. » On sent en lui la prétention de représenter l’esprit pratique en face de la chimère. A chaque instant reviennent dans ses discours les attaques directes ou détournées contre l’utopie socialiste : « Nous ne voulons pas de théories irréalisables… L’ouvrier n’a besoin de personne pour s’organiser. » Entre temps, en sa qualité de directeur, il empêche ses hommes de prendre part aux manifestations destinées à raffermir la minorité du Gouvernement provisoire, à celles du 17 mars, du 16 avril, et j’ai déjà dit comment, lors des élections, il se fait l’agent électoral de la majorité. À ce moment, les ouvriers du Luxembourg tentent un rapprochement avec leurs camarades des ateliers nationaux. « Si nous sommes divisés, nous sommes perdus », disent-ils avec raison. Mais Emile Thomas s’oppose atout accord entre eux et conclut en criant : « Vive la République des honnêtes gens ! » Le jour du vote, avec ses frères, il fait le coup de poing aux environs du Luxembourg. Il se félicite, comme d’une victoire personnelle, de l’échec des ouvriers


Saint Thiers, vu de trois quarts.
Image de piété pour l’illlustration du premier Paris au Constitutionnel.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


rouges, et, pour prévenir tout mélange des siens avec eux, il fait mettre au règlement qu’aucun brigadier ni chef d’escouade des Ateliers nationaux ne peut faire partie ni être délégué d’aucun autre corps. Un dernier détail montre quelle est alors l’attitude des subordonnés d’Émile Thomas. Beaucoup d’entre eux, en apprenant que Rouen est en insurrection, veulent partir pour y défendre l’ordre contre les ouvriers rouennais.

En somme le but visé était atteint. Les ateliers nationaux avaient rempli leur fonction de dissolvant de la classe prolétarienne. Ils étaient devenus une véritable armée de mercenaires à la solde de la bourgeoisie.

Quel est, pendant ce temps-là, leur rôle économique ? Le total de leurs membres a grossi démesurément et la faute en est à la fois aux modérés du Gouvernement, au capital et aux ouvriers. Les modérés facilitent l’embrigadement pour soustraire le plus d’hommes possible à l’influence redoutée du socialisme. Le capital fait grève ; l’argent émigre et se cache, les fabriques se ferment tantôt par peur, tantôt pour augmenter l’embarras d’un pouvoir qui a reconnu le droit au travail. On rencontre sur les listes d’inscription, souvent bâclées à la hâte, des enfants de dix à douze ans. Ce sont des maîtres d’apprentissage qui se procurent ainsi un revenu supplémentaire. Des patrons aussi ont la prétention de faire descendre les salaires au prix dérisoire que paient les ateliers nationaux et leur personnel les abandonne alors avec indignation. Les ouvriers, de leur côté, veulent saisir l’occasion de relever la valeur du travail ; ils se mettent en grève d’autant plus aisément qu’ils sont sûrs de vivre, sans toucher à leur fonds de réserve, quand ils en ont un. Peut-être même quelques-uns voient-ils là un moyen de faire capituler la classe patronale. Puis des travailleurs de province affluent, poussés par la misère et par l’espoir d’avoir part à la manne officielle. A la fin de mai, les garnis parisiens comptent 30.000 locataires, au lieu de 8 à 10.000, chiffre ordinaire en cette saison. Enfin, trop heureux de vivre en lazzaroni payés, des professionnels de la fainéantise (si l’on peut ainsi parler), comme il en existe en tout temps, viennent réclamer du travail avec d’autant plus d’insistance qu’ils savent qu’on n’en a pas à leur donner.

L’accroissement est donc rapide. A la fin de mars, il arrive à 40.000 hommes, sans compter les femmes, et la dépense journalière s’élève à 70.000 francs. Le 15 avril, E. Thomas dit avec une espèce de fierté : « Bientôt vous serez cent mille ! » Ce beau chiffre est, en effet, atteint au début de mai. Cependant, où en est-on pour les travaux ? Il y en a beaucoup de projetés : habitations ouvrières à édifier ; canaux à creuser ; chemins de fer à construire ; camp de Saint-Maur à défricher. On demande au gouvernement des avances pour les entrepreneurs en bâtiments. Mais le gouvernement n’a point d’argent. Rien ne se fait. On n’occupe plus les hommes qu’un jour sur quatre. Et ce n’est plus seulement la misère, c’est la démoralisation pour la classe ouvrière. Elle s’habitue à recevoir l’aumône, à perdre son temps au cabaret ou en promenades bruyantes qui ressemblent à des émeutes ; la presse retentit des plaintes et des craintes de la bourgeoisie.

Paris n’est pas seul à avoir sa plaie de paupérisme. Il existe alors des « ateliers de charité » en mainte ville de province ; il en existe à Lyon, où ils comprennent 25.000 ouvriers ; à Marseille, à Nantes, à Rouen, etc. ; quelques mois plus tard trente-trois départements obérés demanderont la permission de se créer des ressources extraordinaires pour payer les frais de cette assistance par le travail. Mais ces chantiers ont l’avantage de ne pas être au centre du gouvernement et d’échapper ainsi aux ambitions désireuses de peser sur la vie publique. Ils sont moins vastes, mieux surveillés, employés en plusieurs endroits à des labeurs utiles. Leur histoire paisible se perd dans le fracas où vont s’abîmer les ateliers parisiens.

L’Assemblée, dès sa réunion, se trouve en présence d’un grave problème. Il faut ou bien organiser le travail, suivant la formule du Luxembourg, expérimenter le socialisme, ce dont ne veut point son immense majorité ; ou bien continuer aux affamés jusqu’à la reprise lointaine des affaires, ces secours pécuniaires qui dévorent la substance du Trésor sans réussir à se rendre inutiles ; ou bien répudier l’engagement pris par le Gouvernement provisoire de « garantir du travail à tous les citoyens » et renvoyer à leurs ateliers, à leurs patrons, aux anciennes et brutales conditions de l’offre et de la demande des gens qui avaient compté sur une rénovation du système économique.

Spontanément les ouvriers des Ateliers nationaux inclinent vers la première de ces solutions. Ils vont du côté où brille pour eux une lueur d’espérance. Ils échappent peu à peu à l’influence conservatrice qu’ils ont subie. Déjà quelques-uns d’entre eux ont voulu féliciter Lamartine de n’avoir pas laissé sacrifier Ledru-Rollin. Le 15 mai, quoiqu’on ne voie pas une seule de leurs bannières dans la Chambre envahie, ils sont 14.000 dans la manifestation. Émile Thomas, au cours d’une inspection, est accueilli aux cris de : Vive Louis Blanc ! qui lui percent le cœur. La majorité des ouvriers enrégimentés hésite encore à se prononcer pour la république sociale ; elle le prouve à la fête du 21 mai, en ne se joignant pas à ceux qui l’acclament. Mais sans bruit un rapprochement partiel s’opère avec les délégués du Luxembourg. L’unité de la classe ouvrière tend à se recomposer ; les deux tronçons, qu’on a laborieusement divisés, s’aperçoivent qu’ils ont les mêmes intérêts. C’est sans doute à cette tardive réconciliation des rouges et des « jaunes », comme on dirait aujourd’hui, que remonte l’origine de la légende obstinée qui a si longtemps fait passer pour l’œuvre des socialistes une institution créée sans eux et contre eux. On a fait une confusion plus ou moins involontaire entre deux choses qui n’ont aucun rapport, les Ateliers sociaux voulus par Louis Blanc et les Ateliers nationaux qu’il qualifiait de « bêtise épique ». C’est aussi à partir de cette date que les modérés du Gouvernement se désaffectionnent de ces Ateliers qui, depuis les élections, n’ont plus pour eux de raison d’être et qui leur paraissent désormais, directeur y compris, un organisme encombrant et dangereux. La Chambre penche, naturellement aussi, vers cette opinion. Elle croit nécessaire de faire cesser ce qui n’a été qu’un expédient provisoire et ruineux. Seul Émile Thomas laisse voir le désir de maintenir les Ateliers nationaux jusqu’à une époque indéterminée. Ils sont sa création ; ils ont fait de lui une puissance ; ils peuvent encore servir d’instrument électoral, l’aider dans les manœuvres assez louches qu’il opère en ce moment au profit de sa candidature et peut-être des intrigues bonapartistes.

Quoi qu’il fasse, les Ateliers nationaux sont condamnés à mort dès le 15 mai. Reste seulement à savoir si leur mort sera lente ou brusque.

Il faut ici une patiente et scrupuleuse attention pour débrouiller l’écheveau emmêlé des événements et des responsabilités individuelles et collectives. La question occupa, au sein et en dehors de la Constituante, une telle abondance de comités, de commissions et de sous-commissions que la plupart des historiens se sont perdus dans cet enchevêtrement. On me pardonnera, vu l’importance du sujet, si je m’attarde à guider dans ce dédale ceux qui voudront bien m’y suivre.

Trois pouvoirs jouent un rôle dans la dissolution des Ateliers de la Seine. C’est d’abord le Gouvernement, qui est alors la Commission exécutive et sur lequel, par une curieuse anomalie, le département et la ville de Paris laissent de plus en plus porter toute la charge. La gestion des ateliers de femmes, qui sont peu nombreux et dont l’entretien, vu la vente des produits, revient à 15 centimes par jour et par tête, appartient au ministre des finances Duclerc. Les ateliers d’hommes, grossis de ceux qui avaient existé séparément au Champ de Mars et dans la banlieue, relèvent du ministre des travaux publics, Trélat. Le docteur Trélat est un très honnête homme et même un excellent homme, qui a été appelé par des adversaires « un saint laïque » à cause de son zèle charitable ; mais il n’a pas été préparé par ses études médicales aux fonctions nouvelles qui lui incombent. Ses bonnes intentions sont gênées par son inexpérience technique et politique autant que par son horreur du socialisme. Quant à la Commission exécutive, divisée comme le fut le Gouvernement provisoire, elle va de droite et de gauche, irrésolue, ballottée, tiraillée, changeante. Elle n’ose ni répudier ni exécuter les engagements du pouvoir dont elle a hérité. Un membre de l’opposition la comparera, sans bienveillance, mais non sans justesse, au don Juan de Molière entre Charlotte et Mathurine. Le peuple l’appellera, à cause de son inertie, la Commission inexécutive. Par cela même, l’Assemblée met de plus en plus la main au gouvernail. Elle s’est partagée en trois groupes qu’on désigne par le nom du local où ils se réunissent. C’est le groupe de la rue de Poitiers, catholique et conservateur, rendez-vous de ceux qui se proclament les amis de l’ordre. C’est celui du Palais National dont les socialistes sont exclus et dont les personnages influents sont des républicains très modérés, candidats à la succession du Gouvernement. Sénard, Goudchaux, Cavaignac, etc. C’est celui de la rue des Pyramides qui comprend les radicaux et les démocrates. Enfin, parmi les comités entre lesquels s’est répartie l’Assemblée, il en est un où figurent les représentants qui s’intéressent le plus au sort de la classe populaire : c’est le Comité du travail ou des travailleurs. Corbon en est le président ; des démocrates et des socialistes, quoique Louis Blanc ait refusé d’en être, s’y rencontrent avec des économistes, des industriels philanthropes, des catholiques préoccupés d’œuvres sociales ; et là s’élaborent les principales réformes économiques qui seront proposées ou adoptées au cours de la législature.

Or ces trois pouvoirs semblent pour commencer parfaitement d’accord. Le 17 mai, Trélat nomme une Commission extra-parlementaire, composée d’ingénieurs de l’État et d’ingénieurs civils, chargée d’étudier ce qu’on peut faire. Dès le lendemain cette Commission se réunit, délibère. Un rapport, qui conclut contre le maintien de l’état de choses existant, est rédigé la nuit même, lu, discuté, adopté, communiqué dans la matinée du 19 au ministre qui l’approuve et le fait imprimer sans délai. Le même jour, la Chambre a renvoyé à son Comité du travail deux propositions qui réclament une dissolution rapide. Il semble donc que les choses vont marcher rondement. Mais il se produit un revirement soudain dans les opinions du gouvernement. Le rapport, au lieu d’être distribué aux députés est, dans la journée du 20 mai, arrêté, tenu rigoureusement secret. Il l’est demeuré jusqu’à nos jours, si bien que nous sommes réduits à des conjectures sur sa teneur mystérieuse. S’il faut en croire les témoignages concordants de Louis Blanc, de Proudhon et d’Émile Thomas, le gouvernement aurait été effrayé d’un projet qui reconnaissait formellement le droit au travail. La peur du socialisme le hantait comme un fantôme.

Mais ce fantôme reparaissait partout. Émile Thomas avait organisé quelques Ateliers spéciaux dont les produits étaient ensuite cédés à prix de revient aux travailleurs qui en avaient besoin ; et dès la fin d’Avril, il avait apporté un plan de transformation,[1].

Or ce plan, sauf quelques détails, ressemblait étrangement aux idées du Luxembourg. Avec ses ateliers et ses magasins commandités par l’État, avec ses boulangeries coopératives et l’emploi collectif des bénéfices, il était une véritable organisation du travail et Louis Blanc (il le déclare lui-même) l’eût volontiers contresigné. Les modérés du Gouvernement provisoire l’avaient écarté sans hésiter. Et Thomas, mandé le 22 mai, devant le Comité du travail, avait reproduit ces propositions en les enrichissant d’un article nouveau : Les ouvriers habitant les garnis de Paris depuis moins de six mois seraient renvoyés dans leur pays d’origine. Il avait demandé en même temps que les Ateliers nationaux, arme trop puissante pour être laissée entre les mains du pouvoir exécutif, fussent mis sous la juridiction d’une Commission de la Chambre dont lui-même ne serait plus que l’agent responsable. Ainsi, d’une part, un projet teinté de socialisme qui visait à prolonger indéfiniment l’existence des Ateliers nationaux, de l’autre, une invitation à l’Assemblée d’enlever au gouvernement une gestion dont il était accusé de s’acquitter mal et dont il pouvait se servir dans un intérêt politique — telles étaient les mesures essentielles réclamées par Émile Thomas. C’était plus qu’il n’en fallait pour que ce directeur, si longtemps cher aux modérés du Gouvernement provisoire, leur devint suspect et leur parût mériter d’être brisé.

Trélat, qui assistait à la séance du Comité, y avait fait cette déclaration au sujet des Ateliers nationaux : Il faut qu’ils cessent au plus vite. — Déjà le 15 mai, au matin, Caussidière avait reçu, signé de Garnier-Pagès et d’Arago, un ordre qui resta lettre morte, mais qui prescrivait d’enrôler les ouvriers des Ateliers nationaux âgés de 18 à 25 ans et de renvoyer tous ceux qui refuseraient de s’engager. En exécution de la même pensée, Emile Thomas recevait du ministre le matin du 24 mai, un arrêté dont voici les principales dispositions :

1° Les ouvriers célibataires, âgés de dix-huit à vingt-cinq ans seront invités à s’enrôler sous les drapeaux de la République pour compléter les différents régiments de l’armée. — Ceux qui refuseront de souscrire des engagements volontaires seront immédiatement rayés des listes d’embrigadement des Ateliers nationaux ;

2°… Les ouvriers qui ne pourront justifier régulièrement d’une résidence de six mois, avant le 24 mai, seront congédiés et cesseront de recevoir des salaires et des secours ;

3°… Les patrons pourront requérir tel nombre d’ouvriers qu’ils déclareront nécessaires à la reprise ou]à la continuation de leurs travaux. Ceux qui refuseront de les suivre seront à l’instant même rayés de la liste générale des ateliers nationaux ;

4°… Les ouvriers restants « seront tenus de travailler à la tâche et non à la journée » ;

5°… Il sera organisé, dans le plus bref délai possible, des brigades d’ouvriers que l’on dirigera dans les départements pour être employées, sous la direction des Ponts et Chaussées, à l’exécution des grands travaux publics.

À cet ultimatum, qu’il est chargé d’exécuter « avec la plus grande célérité possible », E. Thomas oppose l’engagement pris par le Gouvernement provisoire de fournir du travail à tout citoyen et le danger que présente pour la paix publique une série de mesures aussi dures et aussi brusques. Il refuse d’être le bouc émissaire sur qui retombera la responsabilité des désordres qui sont à prévoir. Refus très compréhensible, en même temps qu’insubordination très nette. Il semble cependant s’obstiner à rester quand même à la tête de l’œuvre qu’il a édifiée et qu’il ne veut pas détruire. Mais, le 25 au soir, il apprend que le ministre institue une seconde commission des ateliers nationaux, avec pleins pouvoirs pour proposer « toutes les mesures qui, sans porter atteinte au principe sacré de la garantie du travail, lui paraîtront les plus propres à diminuer les charges qui pèsent sur l’État. » C’était une révocation déguisée. Craignait-on qu’Émile Thomas n’essayât d’entraver la besogne de la nouvelle commission ; qu’il n’abusât de son influence sur les ouvriers pour les soulever en faveur d’un prétendant qu’on commençait à redouter ? Déjà des protestations d’ouvriers avaient paru dans les journaux contre des projets qui ne pouvaient manquer de s’ébruiter. Toujours est-il que, dans la soirée du 26 mai, Emile Thomas est mandé au ministère des Travaux publics, sommé par Trélat d’écrire sa démission ; puis, séance tenante, sans avoir la permission de rentrer chez lui, expédié en poste à Bordeaux entre deux agents de police, sous prétexte d’y remplir une mission technique. Ainsi séquestré, enlevé par une espèce de lettre de cachet, il est encore arrêté sur la route par ordre télégraphique, puis relâché, puis retenu plusieurs jours à Bordeaux d’où il ne peut revenir qu’après le 4 juin, date de l’élection législative où il était candidat sur la même liste que Louis Napoléon et où il ne fut point nommé.

Dans l’intervalle il a été remplacé comme directeur par Lalanne, ingénieur des Ponts et Chaussées, ce qui est une revanche de l’École Polytechnique sur l’École Centrale. Mais alors la Commission exécutive paraît changer complètement d’opinion sur la dissolution des Ateliers nationaux. Elle ne la veut plus immédiate. Autant elle était pressée de les supprimer, autant elle se montre soucieuse de procéder avec prudence et lenteur.

À quelle cause attribuer cette volte-face ? À un changement dans la situation potitique de la Commission exécutive. Elle s’était d’abord abandonnée au courant de réaction qui coulait comme un torrent ; puis elle avait senti qu’elle risquait d’être entraînée, balayée par lui et elle essayait de se retenir aux branches. Déjà ses membres les plus modérés étaient victimes d’insinuations pareilles à celles qui avaient été lancées contre Albert et Louis Blanc ; on reprochait à Marie de se pavaner dans le palais du Luxembourg ; on accusait Crémieux, Lamartine d’acheter des forêts, des châteaux. L’existence du gouvernement était menacée par des intrigues, non seulement bonapartistes, mais parlementaires. Des timorés se plaignaient de ne pas être assez gouvernés ; des habiles exploitaient cet appétit d’un pouvoir fort, laissaient entendre qu’on avait besoin d’un sabre, et, se rapprochant des conservateurs de la rue de Poitiers, le groupe du Palais National songeait à une combinaison où sombrerait ce Gouvernement provisoire qui s’opiniâtrait à se survivre sous un autre nom. Il s’agissait de faire un nouveau pas en arrière, de remettre le pouvoir à une nuance plus pâle de républicains. Les conservateurs poussaient à la roue tant qu’ils pouvaient. Ils étaient inquiets des desseins de la Commission exécutive. Elle annonçait en effet l’intention de faire voter l’impôt progressif, la réforme hypothécaire, l’extension des Conseils de prudhommes, la reprise des assurances par l’État, l’enseignement gratuit et professionnel, et surtout le rachat des chemins de fer. Duclerc avait déposé, le 17 mai, le projet de loi qui allait déposséder les Compagnies de leur privilège. L’émoi était grand parmi les financiers. Les vieux parlementaires, embusqués dans le Comité des finances devenu leur citadelle, bombardaient de là le gouvernement et Thiers, qui s’y était fait inscrire dès sa rentrée, allait bientôt diriger la manœuvre. Le pacte conclu entre la bourgeoisie et l’Église se resserrait et l’on pouvait déjà en entrevoir les conditions : le sacrifice par l’une de ses principes laïques, le sacrifice par l’autre de ses velléités réformatrices en faveur des pauvres.

Pour se défendre contre ces intrigues et cette opposition multiple, la Commission exécutive se rejette à gauche. Elle songe à se créer un appui dans le peuple. Par l’entremise de Lamartine, elle essaie de s’assurer l’aide des ouvriers contre Louis Bonaparte qui l’inquiète. C’est pour la même raison qu’elle ajourne maintenant la dissolution des Ateliers nationaux à une époque indéterminée, qu’elle la veut lente, humaine, pacifique, ménageant la transition. Elle désire les garder sous sa main comme une force, capable à certains moments d’exercer une pression sur l’Assemblée ; elle entend aussi les utiliser comme un argument décisif en faveur du rachat des chemins de fer, qu’elle présentera comme le moyen le plus sûr d’occuper la multitude des sans-travail.

Pendant que la Commission exécutive, et Trélat à sa suite, change ainsi d’orientation, l’Assemblée, par un chassé-croisé facile à comprendre, va de plus en plus à droite et pousse de toutes ses forces à la dissolution rapide. Dès lors, entre la Constituante et le Gouvernement se livre, à ce sujet, une lutte, d’abord sourde, puis de plus en plus aiguë. La question des Ateliers nationaux devient comme un bélier qui sert à battre en brèche le pouvoir exécutif. Durant un mois les escarmouches se succèdent sans répit ; mais, dans cette longue série de combats, trois dates se détachent en pleine vigueur : le 30 Mai, le 14 juin, le 21 juin.

Le 30 mai, l’Assemblée discute et vote un projet que lui apporte, au nom du Comité des travailleurs, un homme qui va monter en pleine lumière, le vicomte de Falloux. C’est un gentilhomme angevin, d’esprit souple, de volonté tenace et de caractère félin, qui marche à pas de velours vers le but qu’il s’est secrètement fixé ; or, comme il est catholique et royaliste, ce but est de rétablir la domination de l’Église et de la monarchie sur la France. Comme orateur, il est le contraire de Montalembert, l’autre chef laïque du parti prêtre. Celui-ci est arrogant, hautain, volontairement blessant ; suivant un contemporain, il semble toujours dire aux gens : « Soit dit pour vous déplaire. » Son éloquence est autoritaire, impérieuse, cassante. Celle de Falloux est tout miel à la surface, même quand elle est tout fiel en dessous. Avec le ton uni, aisé d’un homme du monde, il accable ses adversaires d’une urbanité parfaite et féroce ; il les enveloppe de formules douces, polies, presque caressantes, d’où sort, au moment où l’on y pense le moins, une griffe acérée. Il reste toujours calme, souriant et implacable ; très fourbe, au dire de Tocqueville, seulement d’une fourberie rare et très dangereuse, en ce sens que sans hésiter, mais sans songer à son intérêt personnel, il


(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


applique au profit de sa cause la maxime connue : « La fin justifie les moyens » ; qu’à force de mêler le vrai et le faux dans sa propre pensée, il arrive à être sincère dans le mensonge ; que léger par nature, il est devenu calculateur par éducation et par habitude. Il reflète à l’Assemblée un salon, qui fut alors le quartier général du parti catholique à Paris. C’est celui de Mme Swetchine, une grande dame russe, convertie au catholicisme et ardente comme une néophyte, salon qui, doublé d’une chapelle, a un faux air de sacristie et comme un mystique parfum d’encens. Joseph de Maistre est le grand homme (il est bon d’être mort pour passer grand homme) de cette antichambre mondaine du Paradis. Falloux en est l’homme d’action.

Rapporteur d’une sous-commission que le Comité du travail a chargé d’aller visiter les ateliers nationaux, renseigné aussi par Émile Thomas, il présente d’urgence à la Chambre, le 29 mai, un projet de décret.

Il y rend hommage à la pensée mère de l’institution. Il innocente les fondateurs et les administrateurs actuels de l’œuvre. Il fait peser toute la responsabilité du mal sur les ouvriers mêmes qui, pervertis ou subjugues par des camarades, refusent le travail qu’on leur offre, au point qu’une commande venue des colonies a dû être transportée à l’étranger. Il conclut à l’adoption des quatre mesures suivantes :

1° Le travail à la tâche sera substitué au travail à la journée ;

2° Des crédits spéciaux seront votés pour hâter, par voie d’avances et de primes, la reprise des travaux communaux, départementaux et privés ;

3° Une feuille de route, pour eux et leur famille, sera délivrée aux ouvriers séjournant depuis moins de trois mois dans le département de la Seine. Une indemnité de déplacement leur sera distribuée, moitié pendant le trajet, moitié à leur lieu de destination ;

4° Le décret est applicable aux villes et aux communes des départements qui en feront la demande.

Ces conclusions ont été adoucies par le Comité du travail : car Falloux lui avait d’abord demandé (25 mai) l’enrôlement des ouvriers âgés de 18 à 25 ans et le pasteur Coquerel avait réclamé la dissolution immédiate. Elles sont relativement modérées. Mais les considérants le sont beaucoup moins. Ils représentent les ateliers nationaux comme une grève permanente et volontaire à 170.000 francs par jour, où l’oisiveté est devenue une doctrine qui s’impose par la violence à ceux mêmes qui veulent travailler ; comme un foyer actif de fermentation politique ; comme une dilapidation quotidienne des deniers publics ; comme un milieu corrupteur pour la classe ouvrière. La discussion (30 mai) ajoute à ces duretés. Deux grands manufacturiers, Sevaistre et Grandin, citent des ouvriers en papiers peints, des serruriers, des chapeliers, des giletières, qui se maintiennent en grève grâce à la paye qu’ils touchent chaque jour ; et, généralisant des faits particuliers, ils déclarent que le travail ne manque pas dans les ateliers, mais qu’un pouvoir occulte, exerçant une sorte de terreur morale, éloigne les ouvriers disposés à l’accepter. Ils accusent la masse de mettre son espoir dans un cataclysme et ils disent au Gouvernement : « Ou faites l’organisation du travail ou maintenez l’ordre. Pas de demi-mesure ! » Joigneaux, Benoît, Michot, Raynal leur répondent en opposant aux faits allégués des faits contraires : « Pour la mécanique on a demandé 1.500 ouvriers ; il s’en est présenté 3.000. Il est injuste d’imputer à un grand ensemble ce qui peut être vrai pour une petite parcelle ; de transformer en chômeurs volontaires les victimes d’une crise formidable. Il ne faut pas dire non plus : le problème est insoluble, avant d’avoir rien essayé. Mieux vaudrait faire appel au novateurs socialistes, au lieu de les ridiculiser. » « Ah ! voilà ! » s’écrient à ce moment des interrupteurs. Et le Gouvernement se tient avec obstination dans la position ambiguë où il s’est placé dès le début. Trélat reconnaît qu’il faut faire quelque chose pour la classe ouvrière, qui est très digne d’intérêt, mais sans toucher à l’organisation économique, sans poursuivre un nouvel « arrangement social, qui ne mènerait qu’à la misère et à l’abaissement. »

En somme, le débat laisse apparaître en plein cette lutte de classes qui en est le fond caché. En vain Falloux se réclame du « principe que nous respectons et proclamons tous, du droit au travail, accompagné du devoir au travail » ; en vain Wolowski proteste de ses bonnes intentions envers les ouvriers ; en vain Grandin déclare qu’un manufacturier est un ouvrier aussi. En dépit ou plutôt à cause de l’effort qu’on fait pour la couvrir d’un voile, la vérité éclate ; l’antagonisme du capital et du travail, des habits et des blouses crève les yeux les plus décidés à ne rien voir.

Les ouvriers des Ateliers nationaux ne s’y trompent pas. Le décret qui vient d’être voté les a moins atteints que les commentaires dont il a été entouré. Accusés de fainéantise voulue, ils se sentent méprisés autant que frappés. Ils répondent vivement aux allégations que Falloux a laissées tomber contre eux du haut de la tribune et protestent de la joie qu’ils auraient, si l’on savait les employer à des besognes productives. Ils demandent des explications sur l’enlèvement de leur directeur, Emile Thomas et ils répètent avec irritation les paroles adressées à leurs délégués par le nouveau commandant de la garde nationale, Clément Thomas. « On vous répondra avec 500.000 baïonnettes. » Depuis le 29 mai, ils se réunissent tous les soirs entre la Porte Saint-Denis et la Porte Saint-Martin et là, de temps en temps, ils crient : — Nous l’aurons ! Nous l’aurons ! — Un silence se fait. Quoi ? — demande une voix. Et la réponse est tantôt : La République démocratique et sociale — tantôt : Poléon ! Poléon ! — Il n’y a pas entre les deux réponses l’abîme qu’on pourrait supposer. Par un phénomène qui s’est reproduit fréquemment au cours de l’histoire une partie de la classe ouvrière, n’attendant plus rien de la bourgeoisie, se retourne vers un homme, vers un Sauveur, vers un dictateur. La dictature est le fruit ordinaire des guerres sociales. Mais ; malgré les agents, qui font le jeu démagogique d’un prétendant, les plus instruits, les plus avisés de la classe ouvrière, invitent leurs camarades à ne pas courir pareille aventure. Les anciens délégués du Luxembourg, d’accord avec les brigadiers des Ateliers nationaux rédigent une affiche pour les mettre en garde contre toute tentative d’émeute bonapartiste. Le Lundi 12 juin, une proclamation du général Piat les engage encore à ne pas écouter les factieux qui se servent du nom de Napoléon pour les exciter. Cependant le rappel est battu tous les jours ; la garde nationale est sans cesse sur pied ; il en résulte des bousculades, des arrestations et l’on se redit avec colère le mot de Clément Thomas : Chargez cette canaille !

Pendant que l’effervescence grandit dans la classe ouvrière, l’émoi n’est pas moins grand dans l’autre camp. Les élections de Paris, où, le 4 juin, cinq démocrates ont passé sur onze élus, sont ainsi appréciées par le Constitutionnel. « Le débat est franchement entre l’ordre et le désordre, entre les vrais principes des sociétés modernes et les doctrines prétendues sociales, mais en réalité subversives de toute société. C’est, au lieu de là le fond des choses. » Surcroit d’émotion, parce qu’on organise un grand banquet démocratique à vingt-cinq centimes dit « Banquet des Ateliers nationaux » ; parce qu’un journal, l’Organisation du Travail, donne des listes de banquiers, d’agents de change, de notaires avec leur adresse. Aussi l’Assemblée devient-elle de plus en plus ombrageuse. Dès le 7 juin, loi sur les attroupements armés et non armés ; loi sévère qui, sur l’initiative du Gouvernement, restreint la liberté de la rue, celle dont s’effarent le plus vite les peuples encore mal émancipés. Menaces contre les clubs, contre la presse. Rapport Bineau, qui conclut contre le rachat des chemins de fer, avec d’autant plus de hâte et d’énergie que pour l’exploitation des voies ferrées, il s’est déjà formé une association fraternelle d’ouvriers mécaniciens fonctionnant sur la ligne d’Orléans et prête à fonctionner ailleurs ; qu’ainsi de grandes entreprises de transport sont sur le point de passer aux mains de la classe ouvrière, transfert qui serait une victoire pour ce socialisme considéré par la classe bourgeoise comme la mort de la civilisation.

Cependant le Gouvernement a commencé à exécuter le décret. Des ouvriers ont été renvoyés en province. Et voici de quoi en occuper des milliers ! Le 7 juin Trélat, avec une joie candide, apporte six projets de grands travaux publics : canaux, routes, ports, chemins d fer. Il y en a pour dix millions d’un seul coup Il semble que les ingénieurs des Ponts et Chausséee, délivrés d’Emile Thomas aient découvert soudainement une longue liste d’entreprises immédiatement réalisables. Ces projets votés, Trélat en propose un septième ; Léon Faucher demande 10 millions pour d’autres constructions de voies ferrées. De Montreuil veut jeter 200 millions dans la colonisation de l’Algérie. Il y a émulation entre le Gouvernement et le comité du travail à qui multipliera les projets. Mais ces efforts irritent plus qu’ils ne satisfont l’Assemblée. Il faut en finir ! Ces mots meurtriers sont alors sur toutes les lèvres, sans qu’on puisse savoir qui les a prononcés le premier. Arrière les ménagements ! Il ne s’agit plus de faire travailler les ateliers nationaux ; il s’agit de les supprimer au plus vite, et la Commission exécutive avec eux. Les modérés, dans une réunion de leur groupe, en ont clairement exprimé la volonté.

Cette ardeur d’en finir aboutit à la journée décisive du 11 juin. On va dessaisir à la fois la Commission exécutive et le Comité du travail qui ne répondent plus aux impatiences de la majorité. On tiendra le gouvernement par la bourse ; on lui distillera goutte à goutte les crédits dont il a besoin. On l’accusera d’inertie en lui refusant les moyens d’agir. de plus, on fera nommer par les bureaux une Commission spéciale prise dans la Chambre et chargée de surveiller le gouvernement en le poussant l’épée dans les reins.

C’est encore Falloux qui opère ce mouvement tournant, au nom du Comité des travailleurs ; mais il est obligé d’avouer que le Comité était fort peu nombreux et que son président était absent au moment où la question y a été posée et traitée. Il a décidé le ministre à déposer une demande de crédit de trois millions pour les ateliers nationaux et il greffe sur cette demande provoquée par lui un acerbe réquisitoire contre la commission exécutive et le ministre. Rien n’a été fait. Il fallait décréter du travail comme la Convention décrétait la victoire. Au lieu de cela, on a tergiversé, musé. Veut-on faire peser la détresse des 115 ou 117.000 hommes qui remplissent les ateliers nationaux sur le vote du rachat des chemins de fer ? Trélat, pris de court, ne sait que réclamer un peu de patience et consentir au renvoi de sa demande dans les bureaux. Ainsi sans bruit, en fin de séance, par une manœuvre audacieuse et rapide, tous les actes du ministère concernant les ateliers nationaux sont soumis au contrôle permanent d’une commission parlementaire qui va comprendre, avec Falloux, les ennemis et futurs remplaçants de la commission exécutive : Goudchaux, Senard, etc.

Le lendemain 15 juin on discute la situation de l’Algérie. Mais la préoccupation brûlante du moment fait tout à coup irruption au milieu des débats. Pierre Leroux, prenant la parole après beaucoup d’autres orateurs, indique la colonisation agricole comme un remède au paupérisme. Dans un discours où fraternisent la statistique et le mysticisme, il dénonce la vieille, fausse et absurde économie politique comme impuissante à résoudre le problème et il convie les représentants du peuple à étudier les projets d’association qui sont le programme tout pacifique du socialisme. Il les adjure de ne pas s’opposer à l’éclosion d’une société nouvelle : « Comment contenir ce qui veut sortir, ce que la loi divine veut qui : sorte » ? Et durant cette évocation de la question sociale dans toute son ampleur, un frémissement parcourt la Chambre, Montalembert et Falloux croient devoir venir serrer la main à l’orateur. Goudchaux, qui lui succède à la tribune, commence, dans une harangue décousue et fougueuse, par reconnaître que la révolution de février a promis de résoudre cette question. Il faut donc organiser le travail, ce qui est une besogne à longue échéance. Mais il faut, en attendant, reconstituer le travail, ce qui est une besogne urgente, et pour cela il faut que les ateliers nationaux disparaissent, qu’ils disparaissent immédiatement le jour même. Point de socialisme ! Car, une des causes du mal, c’est qu’on a dit aux ouvriers : « Croisez-vous les bras ! Les ateliers seront vides. Nous les exproprierons pour cause d’utilité publique et nous vous les donnerons. » Les ouvriers ont ainsi cessé d’être honnêtes…. Et il conclut en demandant deux choses : une proclamation de la commission exécutive disant ce qu’on veut faire pour la classe ouvrière et la dissolution immédiate des ateliers nationaux.

Dissolution immédiate ! Négligeant ce qui doit en être le complément, la presse réactionnaire s’empare de cet arrêt formulé par un républicain. Elle sonne avec joie le glas des ateliers nationaux, et, toujours d’après Goudchaux, elle accrédite l’idée de leur peuplement par des chômeurs volontaires qui obéissent à des meneurs socialistes. En vain Louis Blanc proteste ; en vain les ouvriers, dans une affiche du 18 juin, disent une fois de plus leur volonté de travailler, si on veut leur fournir du travail ; en vain ils demandent ce qu’on fera des 110.000 hommes qui vont subitement se trouver sans moyens d’existence : « Les livrera-t-on aux mauvais conseils de la faim, aux entraînements du désespoir ? » Le branle est donné. La commission spéciale nommée par la Chambre, et qui a pour président Goudchaux, pour rapporteur Falloux, prend la direction de tout, fait comparaître devant elle Trélat, Lalanne, Emile Thomas. Dans ce milieu fermé des paroles vives sont prononcées. Les ouvriers y sont traités de malfaiteurs. On y dit aux députés : « Il faut en finir ! N’oubhez pas que vous allez discuter le rachat des chemins de fer. » Trélat combat cette précipitation inhumaine, rappelle que ces ouvriers sont des frères, Peine perdue. Est-ce imprudence ? Est-ce désir d’une explosion ? Certains représentants s’acharnent à jeter de l’huile sur le feu. L’un d’eux, nommé Turch, dépose des propositions agressives, méprisantes : « Dans les trois jours tous les forçats libérés, qui se trouvent en rupture de ban dans le département de la Seine, seront renvoyés à leur résidence légale, sous peine d’être déportés. — Dans les cinq jours, tous les ouvriers qui ne sont pas domiciliés à Paris depuis un an, seront renvoyés dans leur commune. — Tous ceux dont l’aisance fera constatée seront poursuivis comme voleurs. Même les ouvriers pauvres seront punis s’ils ne font pas, dans les cinq jours, la déclaration du temps depuis lequel ils résident dans la capitale. — Tous les autres rentreront immédiatement dans les ateliers privés. Des secours seront accordés aux patrons pour la reprise des travaux. — Toute grève est désormais interdite et sera punie comme une rébellion. » Cette série de mesures féroces, il est vrai, suivie d’un vaste programme de projets en faveur des ouvriers, mais sans date d’exécution et sans teneur précise. On faillit voter en bloc. Mais le développement de ces propositions fut renvoyé au vendredi 23 juin. Hélas ! C’est la guerre civile qui, ce jour-là, devait répondre à ces provocations.

Quelques minutes plus tard, Falloux lit le rapport de la commission parlementaire. Il se plaint des lenteurs du Gouvernement, demande qu’à l’avenir on vote million par million les fonds nécessaires pour la paie des ateliers nationaux, et il réclame pour la commission dont il est membre une prolongation de pouvoir. Il déclare qu’il n’y a aucun lien entre la dissolution et le rachat des chemins de fer. Il laisse entendre, du reste, qu’il y a un second rapport tout prêt, si le gouvernement se refuse à agir. La Commission exécutive et le ministre sont sous le couteau. Trélat répond que des convois d’ouvriers sont déjà partis, que d’autres sont prêts à partir. Justement on vient de déposer sur le bureau une pétition de 835 ouvriers qui aspirent à s’en aller en Algérie. Il offre sa démission si l’on estime qu’il ne va pas assez vite. Persistant pourtant à se défendre, il cherche une diversion en attaquant les socialistes, qu’il accuse d’avoir déposé un levain de haine au fond des cœurs. Mais cela ne suffit pas à lui ramener la majorité. Il déchaîne des tempêtes en révélant les insultes dont les ouvriers ont été l’objet dans la Commission Parlementaire, insultes démenties par Falloux, mais attestées par le ministre, par Agricol Perdiguier, et très vraisemblables ; car la presse conservatrice ne cesse de répéter qu’il y a dans les ateliers nationaux, les uns disent 5.000, les autres 10 ou 15.000, d’autres 40.000 forçats.

Chacun sent venir une catastrophe. Le 20 juin, Victor Hugo signale deux monstres aux aguets : la guerre civile et la guerre servile. Il supplie de ne pas les déchaîner. Mais est-il temps encore de leur barrer la route ? Léon Faucher déclare que le rachat des chemins de fer ne procurerait pas plus de besogne et il n’offre au mal qu’un remède aggravant : c’est d’effacer de toutes lois les mauvais principes, toutes les attaques à la propriété, allusion voilée à la reconnaissance du droit au travail. Que faire donc ? On soulève de tardives et mesquines chicanes entre l’État et la Ville de Paris. Caussidière, appuyé par Waldeck-Rousseau au nom du Comité des travailleurs, fait un effort désespéré, demande dans son langage pittoresque qu’on jette toutes les divisions dans un sac, qu’on agisse au lieu de parler, qu’on vote des millions et des millions s’il le faut, pour réveiller l’exportation par des primes, pour défricher des terres incultes et les biens communaux. Mais la Commission parlementaire mise en demeure de donner ses idées, se dérobe. Goudchaux déclare en son nom qu’elle étudiera, cherchera. Falloux se vante, dans ses Mémoires, de lui avoir apporté une quantité de projets concertés entre lui et le vicomte de Melun, projets qui eussent tout sauvé, semble-t-il dire : assainissement des quartiers populaires, destruction des logements insalubres, protection des enfants dans les manufactures, amélioration des caisses d’épargne, etc. Il prétend que les républicains auraient été surpris de ce zèle réformateur et que Goudchaux se serait écrié : « Je suis noyé sous ce flot d’innovations. » Vraiment c’eût été s’effarer à bon marché ! Ces mesures honnêtes et anodines, quintessence de la philanthropie catholique, étaient des remèdes à bien longue échéance, autant offrir à un blessé, dont le sang coule avec la vie, des sirops et des tisanes ! C’est ce que pensa sans doute la Commission en renvoyant aux Calendes grecques, à une voix de majorité, ce magnifique projet. Quant au Gouvernement, invité à prêter directement des millions aux patrons, comme cela s’est fait en 1830, il s’y refuse, faute d’argent. En somme, rien de pratique, rien qui pare au danger pressant. Rien que le vote du décret proposé par la Commission et qui met le Gouvernement à sa merci !

Faible jusqu’au bout, le Gouvernement accepte le rôle de bourreau qu’on lui impose. Le 21 juin au matin, paraît au Moniteur l’arrêté portant que tous les ouvriers de 18 à 25 ans, inscrits sur les listes des Ateliers nationaux, devront s’enrôler dans l’armée, et que les autres devront se tenir prêts à partir pour aller faire, dans les départements qu’on leur désignera, des travaux de terrassement. À ces mesures « draconiennes » s’ajoutent la suppression du bureau de secours et du bureau médical, l’augmentation de moitié dans le prix des chaussures et des vêtements vendus aux ouvriers, la suspension de tous les travaux entrepris sur les chantiers. E. Thomas court chez Falloux pour lui prédire le choc effroyable qui va s’ensuivre à bref délai. Falloux répond que ces craintes sont exagérées. Est-ce tout ? Pas encore. La Chambre s’est, en sus, prononcée pour le rétablissement de l’impôt détesté sur les boissons, en dépit de Duclerc qui lui dit : « Cela vous amènera des coups de fusil, soyez-en certains. » Paris, le 22 juin, par une coïncidence qui n’est peut-être pas l’effet du hasard commence la discussion sur le rachat des chemins de fer, et Montalembert, qui, depuis le 24 février, n’avait agi que dans la coulisse, croit l’occasion bonne pour faire sa rentrée parlementaire par un discours où il le dénonce comme le commencement du communisme. Le parti catholique assumait ainsi par deux de ses principaux chefs, une lourde responsabilité ; l’un réclamait impérieusement la dissolution immédiate des Ateliers nationaux ; l’autre s’efforçait de supprimer la suprême ressource escomptée pour occuper les 100.000 sans travail accumulés dans Paris. C’était un double et signalé service rendu à la réaction.

On devine l’effet de ces provocations multiples. Les ateliers s’agitent comme un nid de guêpes bouleversé d’un coup de pied. Dès le 21 au soir, ils se réunissent avec les délégués des corporations et ils décident pour le lendemain une protestation en masse. En effet ; dans la matinée du 22, au nombre de douze à quinze cents, bannières en tête, ils s’acheminent vers la place du Panthéon, qui est le lieu du rendez-vous. Une partie sous la conduite d’un de leurs lieutenants, Louis Pujol, se dirige vers le Luxembourg. Ce Pujol, ancien chasseur d’Afrique assez indiscipliné, a signé, après le 15 mai, une brochure intitulée : Prophétie des Jours sanglants et là, en style biblique imité de Lamennais, il a flétri l’accueil que les puissants de la terre ont fait aux revendications des ouvriers. « Ils vous ont dit : Nous avons le droit de vivre en travaillant — et vous leur avez répondu : Nous avons le droit de vous laisser mourir de faim ou vous travaillerez comme nous le voudrons. » C’est pourquoi il annonce comme imminente une tempête civile d’où la Liberté doit sortir radieuse. Harangueur de réunion publique, il devient le porte-parole de ses camarades et, introduit avec quatre autres délégués devant Marie, le père des Ateliers nationaux, il veut exposer leurs griefs. On refuse de l’écouter. Il s’obstine, déclare que les ouvriers sont décidés à tout, même au sacrifice de leur vie, pour ne pas retomber sous le joug. « Si les ouvriers ne veulent pas partir pour la province, s’écrie Marie, nous les y contraindrons par la force… par la force, entendez-vous ? »

Hélas ! la menace n’a été que trop bien entendue et comprise, Pujol rend compte de sa mission à ses camarades. On va se redisant que Marie a traité de canailles les délégués des ouvriers. Et bientôt de longues processions d’hommes et de femmes sans armes se déroulent dans les rues tortueuses, en répétant par intervalles cette funèbre mélopée : Du pain ou du plomb ! Du plomb ou du travail !



La Presse du même jour annonce que le plan des modérés est de laisser l’insurrection se développer pour rendre nécessaire la dictature du général Cavaignac. On le croirait, à voir l’inaction de la police et du Ministre de la Guerre. Point de rappel, point de patrouilles pour entraver la marche de ces bandes populaires qui crient : Vive Barbès ! Vive Napoléon ! On ne part pas ! — Rien encore, le lendemain matin 23 juin, pour empêcher le solennel pèlerinage de cette foule à la colonne de la Bastille, devant laquelle, invoquant à genoux les héros de juillet 1830 et de février 1848, elle s’écrie tragiquement : La Liberté ou la Mort ! — Vers 10 h. 1/2 des barricades s’élèvent, surmontées ici des bannières tricolores des Ateliers nationaux, ailleurs de drapeaux rouges ou blancs. Vers midi, tout l’Est de Paris en est déjà hérissé ! La guerre sociale est déclarée, commencée. La parole est au canon.


  1. On peut le résumer ainsi : Dans chaque industrie créer un syndicat, composé moitié de patrons, moitié d’ouvriers, et nommant un syndic magistrat ainsi qu’un régisseur professionnel. — Régulièrement constitués les syndicats eussent formé, par l’envoi de deux délégués pour chacun des syndicats de famille (familles du bâtiment, de l’ameublement, de l’habillement, de l’alimentation, etc.) Ceux-ci, à leur tour, eussent de la même façon formé un Conseil général des professions industrielles rattaché au ministère des travaux publics ou à celui du commerce. Chacun des syndicats eût donné un tarif provisoire du travail en prenant l’heure comme unité. Puis chaque syndicat eût délégué son régisseur à l’administration des ateliers nationaux, où eussent été admis, à salaire réduit de moitié, les ouvriers inoccupés de la profession. Les locaux et outils nécessaires eussent été fournis à bas prix par les fabriques en état de chômage. Les produits, servant à garantir les avances que l’État aurait faites, auraient été vendus de façon à rembourser l’État et le bénéfice, s’il y en avait eu, aurait servi à créer des caisses de secours pour les syndicats. Enfin, dans des espèces de cités ouvrières munies de tout le confort possible, on eût obtenu, par des boulangeries et des cuisines en commun, la vie à bon marché.