Histoire socialiste/La République de 1848/P1-09
La République est morte, disait Lamennais au lendemain des journées de Juin. « Je suis navrée, écrivait George Sand… Je ne crois plus à l’existence d’une République qui commence par tuer ses prolétaires ». La République gardait quand même un semblant de vie ; mais elle était atteinte d’une de ces lésions profondes et inguérissables qui font de l’existence une lente et douloureuse agonie.
A l’étranger, énorme fut le retentissement du canon qui avait éventré les maisons du faubourg du Temple et du faubourg Saint-Antoine. La victoire de l’ordre en France fut une victoire de la réaction universelle. Cela fut considéré par les uns comme une expiation, par les autres comme un reniement du 24 Février, par tous comme une déchéance de Paris, la ville révolutionnaire, conductrice des peuples, patrie des persécutés, rendez-vous des novateurs et terreur des immobilistes de tous pays. Les rois, dont les trônes avaient chancelé, comprirent la portée de l’événement. La France, suprême espérance des nations opprimées, n’était plus à craindre pour leurs oppresseurs. Elle se condamnait elle-même à ne plus intervenir en leur faveur. Elle abandonnait sa place à l’avant-garde. En vérité, autant et plus que le 9 Thermidor sous la première Révolution, ces lamentables journées marquaient un point d’arrêt et un changement de direction dans la marche des nations européennes.
Dans la province française l’effet ne fut pas moindre. Stupeur, inquiétude, désarroi. Battues dans les bois, pareilles à des chasses au loup, en quête de brigands imaginaires. Méfiance et colère contre ce Paris aussi changeant et redoutable que l’Océan. Qu’est-ce encore que ce communisme qu’il a la prétention d’imposer ? Une lettre ouverte, publiée par un volontaire qui a suivi la garde nationale de Caen contre l’insurrection parisienne, contient ces phrases menaçantes : « Si Paris ne nous comprenait pas, s’il était assez aveugle sur ses intérêts pour se livrer aux folies du communisme, nous lui laisserions la liberté de se perdre, mais il ne pourrait plus compter sur l’or et le sang de la province. La scission serait douloureuse, mais elle aurait lieu… » Ce qui accroit l’effarement, c’est que sur certains points ont éclaté des échauffourées. À Essonnes, répercussion sympathique de la grande partie qui se joue à Paris ; à Marseille. mouvement indépendant qui, dès le 18 juin, trouble la ville pour une double cause : réclamation des volontaires parisiens qui se sont enrôlés pour défendre la cause italienne et qui, victimes de retards volontaires, sont en pleine détresse ; bruit répandu que l’Assemblée songe à supprimer le décret qui limite a dix heures la journée de travail. De là, manifestations tumultueuses, malentendus, collision sanglante entre soldats et ouvriers malgré les conclussions du préfet Émile Ollivier ; mot bien méridional prononcé, dit-on, par un des insurgés : « Je voudrais boire le sang des lignards et des gardes nationaux comme je bois ce verre de vin » : barricades qui n’en sont pas moins enlevées très aisément par la troupe ; puis renvoi devant les tribunaux de 153 accusés. Le reste de la province n’a connu ce qui lui paraît une émeute « sans drapeau » et « sans nom », sans motif avouable et sans excuse », que par la part qu’elle a prise à la répression, par des disparitions mystérieuses d’amis ou de parents habitant la grande ville, par des arrestations d’insurgés en fuite. Le sens social s’en dégage pourtant assez vite. À Trévoux, des ouvriers ont dit dans une boutique : « Allons ! bourgeois, faites bon poids ! Nous sommes des ouvriers et nous revenons de la bataille de Paris ». À Béthune, un individu, porteur d’une ceinture rouge, est écroué « pour ce motif ». Beaucoup de délations partout. À Ribérac. Marc Dufraisse est dénoncé pour avoir déployé à sa fenêtre « un drapeau tricolore souillé par un bonnet rouge. » À Bordeaux, deux ouvriers sont condamnés à trois jours de prison, pour avoir crié l’un : En avant les ouvriers ! l’autre : Vive la République rouge ! Les ouvriers sont traités en suspects, presque en coupables, à demi internés ; le 6 octobre 1848, cette circulaire sera encore adressée aux préfets par le ministre de l’Intérieur : « Je vous invite à donner des ordres à la gendarmerie pour que les ouvriers ne puissent passer d’un département dans un autre sans être munis de passeports. » On ne se borne pas à leur ôter la liberté d’aller et de venir. On prescrit aux fonctionnaires dont ils peuvent dépendre de ne pas les laisser faire de la politique, témoin cette circulaire aux ingénieurs en chef, datée du 10 novembre 1848 : « Si des doctrines fallacieuses, des théories subversives cherchaient à égarer autour de vous des intelligences aveugles ou crédules, éclairez-les, usez sur elles d’une salutaire influence… Détournez vos subordonnés, au besoin défendez-leur au nom du gouvernement de compromettre leur caractère par une participation quelconque à des banquets, à des réunions, à des manifestations parfois dangereuses, toujours stériles. »
Mais c’est-à Paris que se développent le plus vigoureusement les suites de la défaite prolétarienne. Cavaignac avait dit : « Dans Paris, je vois des vainqueurs et des vaincus ; que mon nom reste maudit, si je consentais à y voir des victimes ! » Senard avait écrit : « La République vous tend les bras. » Tous deux parlaient ainsi le 26 juin, dans la lune de miel de leur avènement au pouvoir. Paroles de bons citoyens, auxquelles il ne manqua que d’être confirmées par les actes ! Le même jour à l’Assemblée, il était déposé par Senard un projet ainsi conçu : « Tout individu pris les armes à la main sera immédiatement déporté dans une de nos possessions d’outre-mer, autre que l’Algérie. » L’Algérie était considérée comme trop voisine ; il fallait mettre les profondeurs et les espaces des Océans entre les proscrits et leur patrie. À l’article s’ajoutait encore cet amendement : « cette disposition ne change rien au droit de la guerre contre ceux qui auraient commis des actes de trahison ou violé les lois de l’humanité. » Rien de plus caractéristique que la façon dont fut voté un projet aussi grave. Quand on demande qu’il y ait rapport, discussion, Bonjean (de la majorité conservatrice) s’écrie : « Occupons-nous d’une proclamation, et non de ces détails. C’est misérable ! » Le rapporteur Méaulle déclare qu’il faut faire taire la légalité. Il importe que, par une mesure de salut public, tous les hommes qui ont déclaré une guerre mortelle à la société disparaissent. En ce faisant, dit-i, nous aurons mérité l’approbation de la France et de l’Europe entière. Et cela se traduit par deux articles : le premier qui ordonne la transportation dans les colonies des individus actuellement détenus qui ont pris part à l’insurrection : le second qui renvoie devant les conseils de guerre institués par Cavaignac les chefs, fauteurs ou instigateurs ayant commis quelque acte aggravant leur rébellion. Il est à remarquer que l’on changeait déportation en transportation, parce que la déportation aurait entraîné l’intervention des tribunaux, tandis que la transportation pouvait se faire sans jugement. C’était une façon de respecter la loi en la tournant. Les représentants de la Montagne réclament au moins quelque répit. Peut-on voter dans la fièvre cette chose monstrueuse, une proscription en masse. Flocon rappelle que, chaque fois que des hommes ont ainsi jugé des hommes, l’histoire, à son tour, a toujours jugé les juges. Caussidière proteste contre l’odieuse hypocrisie par laquelle on parait prendre ainsi l’intérêt des proscrits : car, si on les supprime sans autre forme de procès, c’est, a-t-on dit, pour les dérober aux furieux qui les assassineraient. D’autres font observer qu’il n’y a aucune espèce de contrôle pour éviter ou corriger les erreurs possibles ; que tout prisonnier est, par cela seul, déclaré coupable. N’importe ! A quoi bon un contrôle, un jugement ? Jeunesse et vieillesse ne sont pas même des excuses suffisantes. Des amendements, qui proposent qu’on exempte du voyage aux pays tropicaux les prisonniers ayant plus de 60 ans ou moins de 18, voire même de 16 ans, sont repoussés. On consent que femmes et enfants soient autorisés à suivre les condamnés outre mer ; car il vaut mieux que la louve et les louveteaux s’en aillent aussi. Mais une voix crie : A leurs frais ! — Encore, les cinq cents premiers transportés sont-ils enlevés nuitamment, sans qu’on donne leur nom, sans qu’on leur permette de voir les leurs avant leur départ. Quant aux familles (qui resteront, tant pis si elles meurtent ! On rejette un amendement qui veut qu’on subvienne à leur existence. Les catholiques Laboulie, de Montreuil, se distinguent parmi les plus durs. Falloux offre aux condamnés des missionnaires qui les évangéliseront pendant la route.
Et les tristes convois de transportés partent pour Le Havre, pour Cherbourg, Brest, Lorient, Belle-Ile, où ils végéteront sur des pontons ou dans l’enceinte d’une forteresse, pendant que les femmes arrêtées en même temps s’en iront à la prison centrale de Clairvaux. Et les huit Commissions militaires, qui sont presque des Commissions mixtes — car les dossiers sont soumis à des magistrats — fonctionnent avec énergie. Le procureur général de Paris, en réclamant la mise en liberté des détenus contre lesquels il n’existe aucune charge, fait preuve d’indépendance et de hardiesse. Mais on lui répond : Non. Le 5 octobre, le Comité de législation refuse encore à ces détenus un jugement public et contradictoire et, si l’Assemblée autorise la transportation en Algérie, c’est parce que le transport dans les autres colonies coûterait trop cher et à condition d’excepter « ces hommes pervers chez lesquels l’hostilité à toute organisation sociale est érigée en système. »
A chaque demande d’amnistie émanant de la gauche, il sera répliqué par une fin de non-recevoir dédaigneuse[1]. Comme dit un rapport : « Les doctrines subversives qui ont égaré ces malheureux et les ont poussés au crime ont-elles cessé de se faire entendre ? » Non, évidemment. Donc, il est dangereux et inopportun de leur pardonner. La discussion des propositions d’amnistie est ajournée quatre fois au scrutin secret qui permet la lâcheté des représailles anonymes. L’Assemblée, jusqu’à son dernier jour, estimera, suivant l’expression de Léon Faucher, que l’expiation n’est pas encore suffisante pour une insurrection comme l’histoire n’en a jamais vu ; et elle méritera le nom que lui inflige le représentant Laussedat d’Assemblée implacable.
Cependant, qu’advient-il des Ateliers nationaux ? Leur dissolution demandée, non votée le 23 juin, avait été réclamée de nouveau le 28 par un membre de l’Assemblée. Cavaignac, le 3 juillet, déclare qu’il a fait continuer les paiements durant l’insurrection, afin d’en détourner le plus grand nombre d’hommes possible, et qu’il a réussi à écarter ainsi du combat la majorité de ceux qui s’y trouvaient inscrits. Il annonce qu’ils sont désormais dissous et qu’on devra seulement, quelques jours encore, accorder des secours à des hommes qui, « pour la plupart, ne demandent qu’à travailler ». Deux jours plus tard, Falloux regrette publiquement qu’on ait trop effacé, dans cette solution, la part de l’Assemblée et de la Commission parlementaire dont il a été rapporteur. Il semble fier du rôle qu’il a joué avec elles. Il revendique l’honneur d’avoir coopéré à sauver la société. Mais, curieux revirement, dix mois et demi plus tard, quand, dans la sécurité revenue, l’odieux des massacres commis révoltera les consciences réveillées, il laissera voir une modestie tardive, il se défendra d’avoir jamais eu la moindre volonté propre ; il se rabaissera au rang de simple interprète de la Commission. Mais il aura beau se laver les mains : la tache de sang ne s’en effacera pas.
Les Ateliers nationaux de la Seine avaient coûté 14.500.000 francs. Ceux de femmes, qui comprirent 25.000 ouvrières, ne coûtèrent que 328,027 francs. Les objets qu’elles avaient fabriqués s’étaient vendus si bien, que l’assistance par le travail dont elles bénéficièrent revint à 15 centimes par femme et par jour. Les dégâts causés par les journées de Juin ont été évalues à 76 millions. On aurait pu faire une économie d’argent en faisant une économie de vies humaines.
Pendant que s’achève ainsi l’écrasement méthodique des prolétaires, il y a d’autres vaincus que l’on frappe à la Chambre. Cavaignac, qui a déposé ses pouvoirs entre les mains de l’Assemblée, est proclamé à son tour sauveur de la société ; on vote qu’il a bien mérité de la patrie ; puis on le nomme de nouveau chef du pouvoir exécutif et il compose un cabinet où entrent Senard, Lamoricière, Goudchaux, ceux qui ont été ses collaborateurs les plus actifs avant et pendant la bataille. Dans la marche qui l’éloigné de la démocratie, la République a franchi une étape de plus. Le gouvernement a éliminé de son sein tout élément radical. Seule la présence de Marie et de Bastide rappelle encore qu’il a existé récemment un Gouvernement provisoire. Mais aussitôt l’on travaille à défaire ce qu’a fait ce Gouvernement.
D’abord qu’on ne parle plus du peuple armé ! Cavaignac a commencé par ordonner le désarmement de tout garde national qui n’a pas répondu à l’appel. On vote des remerciements, des décorations, des millions aux gardes nationaux de l’ordre et aux mobiles. Puis on licencie les légions des faubourgs. On revient peu à peu à la conception d’une garde purement bourgeoise : des fusils à ceux qui ont quelque chose à défendre ; point d’armes aux prolétaires.
Puis il s’agit de punir Paris. On discute une loi municipale provisoire ; Paris sera mis hors du droit commun ; tandis que les autres communes et départements seront administrés par des conseils élus, Paris et le département de la Seine le seront par une Commission que nommera le pouvoir exécutif. C’est tout au plus si l’on consent à voter les subventions accoutumées aux théâtres nationaux. Les provinciaux réclament. — Pourquoi payer les plaisirs de Paris ? — Il faut que Félix Pyat et Victor Hugo plaident en faveur du pauvre Paris dont on veut faire « un immense Carpentras », et ce qui décide le vote c’est peut-être cet étrange argument, que peu d’attroupements résistent au théâtre ouvert et qu’aucun ne résisterait à un spectacle gratis. — À condition toutefois, ajoute judicieusement Flocon, que l’attroupement eût dîné. — Les villes, grandes et petites, sont suspectes au même titre, sinon au même degré que la capitale. Aussi les chefs-lieux ; de département et même d’arrondissement n’auront-ils pas le droit de nommer leurs maires qui seront choisis par le pouvoir exécutif parmi les conseillers municipaux. On se défie du suffrage universel.
Bien d’autres mesures sont des échecs à la démocratie. Cavaignac avait débuté par ordonner la fermeture des clubs et la suppression des journaux réputés dangereux ; il était même allé jusqu’à séquestrer, de sa propre autorité, Emile de Girardin qui le gênait. Il maintenait l’état de siège. Il donnait ainsi à l’Assemblée un exemple qu’elle ne demandait qu’à suivre. Quand celle-ci apprit qu’on avait fermé les clubs dangereux, plusieurs membres crièrent : « Ils le sont tous ! » — On n’osa pas encore détruire purement et simplement la liberté de réunion ; mais on la réglementa. Dès le 11 Juillet, le ministre de l’intérieur, Senard, présente un projet en ce sens. Ainsi que tous les projets de ce genre et de cette époque, celui-ci commence par reconnaître le droit qu’il s’agit de restreindre ! Comme une victime antique, on enguirlande le principe en le sacrifiant.
On s’occupe d’abord des clubs. Déclaration obligatoire du local et de l’heure des séances ; défense de se constituer en comité secret ; réserve d’un quart des places au public et d’une place à son choix à un agent de l’autorité qui peut, sans avertissement préalable, dresser contravention et faire insérer dans le compte rendu les constatations qu’il croit nécessaires. Les membres du bureau doivent, pendant la délibération même, dresser un procès-verbal qui est signé par eux tous à la fin de la séance. Ils ne peuvent autoriser la discussion d’aucune proposition contraire aux lois, à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Et il est bien entendu que sous ces mots vagues est comprise toute attaque, non seulement contre les personnes, mais contre le principe de la famille et de la propriété. Aucune communication, aucune affiliation ne peut avoir lieu de club à club. Toutes les infractions aux formalités requises pour l’ouverture d’un club et pour la tenue des séances relèvent de la police correctionnelle ; les autres délits ressortissent au jury ; les peines sont, suivant les cas, l’amende, la prison, la suppression des droits civiques, la fermeture du club. Est-ce tout ? Non. Exclusion des mineurs et des femmes. Interdiction de prolonger les débats au-delà de l’heure où l’on ferme les cabarets. Défense d’avoir pour lieu de réunion un édifice communal ou national. On le voit, c’est le club isolé, surveillé, gêné de mille manières, sans cesse en danger de franchir la limite où s’arrête l’étroit espace qu’on lui concède pour se mouvoir, sans cesse exposé à des poursuites judiciaires pour la discussion d’une doctrine, pour la critique d’un fonctionnaire, pour un mot violent échappé à un orateur. La loi respire à son égard la méfiance la plus ombrageuse.
Après les clubs, même disposition soupçonneuse contre les réunions politiques non publiques qui ne peuvent exister sans la permission formelle de l’autorité municipale. Les cercles ou réunions n’ayant pas un but politique peuvent se former librement sous la seule condition d’une déclaration préalable. Mais droit de réunion et droit d’association sont si voisins, si intimement liés, qu’on ne put guère toucher à l’un sans atteindre l’autre. C’est ainsi que dans cette loi apparaît tout à coup cet article : « Les Sociétés secrètes sont absolument interdites. » Et cela sous les peines les plus sévères. On néglige de dire en quoi consiste la Société secrète comme de définir ce qui constitue la matière politique, si bien que c’est laisser la porte grande ouverte à l’arbitraire. Peut être considérée comme Société secrète toute réunion qui n’a pas fait les déclarations requises et aussi tout groupement dont le but réel est autre que le but indiqué par ses membres. Rien n’était plus dangereux que cette élasticité du texte ; les Sociétés ouvrières devaient l’apprendre plus tard à leurs dépens ; et même les Sociétés de bienfaisance, quoique exceptées nominativement, ne devaient pas être longtemps à l’abri des tracasseries administratives. Le décret avait pourtant des prétentions et des apparences libérales. Les modérés entendaient garder une certaine mesure dans la réaction. Les démocrates avaient réclamé avec ironie autant de liberté que sous l’Empire. Certains articles du projet primitif avaient été dénoncés comme exorbitants par Dufaure, par Falloux. Il avait fallu l’amender. Les républicains les plus pâles ne pouvaient se défendre de quelque pudeur en songeant que le 24 février s’était fait au nom du droit de réunion. Mais, malgré quelques adoucissements, cette loi était une entrave mise pour de longues années à l’éducation du suffrage universel ; elle ligottait les citoyens qui étaient déjà, en face de l’État,comme des pygmées devant un géant ; elle réduisait à l’émiettement la classe populaire, alors que l’Église, d’une part, et la franc-maçonnerie, de l’autre, demeuraient debout, exemptes des règles appliquées aux simples mortels, alors que les forces bourgeoises dans les Cercles, les Bourses, etc. avaient mille moyens de se concerter et de s’unir : elle était éminemment favorable au maintien en tutelle d’une masse ignorante qu’on empêchait d’apprendre à discuter librement ses propres intérêts.
Elle avait été précédée par des mesures contre les affiches et les crieurs de journaux. Elle fut complétée par deux lois contre la presse, l’une préventive, l’autre répressive.
La première rétablissait pour les journaux le cautionnement qui, de fait, avait à peu près cessé d’exister depuis la Révolution. On le fixait à 24.000 francs pour toutes les feuilles quotidiennes paraissant dans les départements de la Seine, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne. Paris continuait à être puni par des mesures d’exception. La province avait le privilège de ne payer dans le même cas que 6.000 fr. dans les grandes villes et 3,600 dans les petites. Pour défendre le projet qu’il présentait, le gouvernement se trouvait dans la situation la plus fâcheuse. D’abord, le Gouvernement provisoire avait, le 2 Mars, fait insérer ceci au Moniteur : « La pensée doit être affranchie radicalement ; il ne peut plus y avoir de timbre, de cautionnement, parce que rien ne doit entraver la libre circulation de la pensée. »
Bien plus ! Le 22 Juin, la Commission exécutive unanime avait accepté de
nouveau le principe. Or, le Cabinet comprenait encore plusieurs membres,
épaves des gouvernements précédents, en particulier Marie, Garde des Sceaux.
Ce fut précisément celui-ci, bon avocat d’une mauvaise cause, qui se chargea de faire amende honorable pour les intentions chevaleresques et généreuses
qu’il avait partagées avec ses anciens collègues. Besogne pénible qui lui
valut de dures répliques ! Ledru-Rollin, Durieu, firent saillir cette palinodie,
et des interruptions ironiques soulignèrent la rupture des engagements
solennels. — C’était une époque chevaleresque, — criait l’un. — Vieille
histoire ! — ajoutait un autre. Cela datait en effet d’une éternité de cinq mois.
Mais le gouvernement n’était pas seul à renier son passé ; dans le parti
républicain, qui donc, sous Louis-Philippe, n’avait pas poussé des cris
d’indignation contre les atteintes portées à la liberté de la presse ? Le rapporteur du projet avait jadis écrit toute une brochure contre ce cautionnement qu’il préconisait aujourd’hui. Aussi l’embarras est-il visible. — Loin
de nous, disent le gouvernement et ses partisans, le dessein de comprimer l’essor de la pensée par une mesure fiscale ! C’est une loi provisoire,
toute de circonstance. Comment laisser attaquer les colonnes de granit sur
lesquelles repose la Société ? En un moment d’interrègne des règles morales,
il faut réclamer des journalistes une garantie de capacité, d’honorabilité,
Or, la garantie pécuniaire en est le signe palpable ! D’ailleurs, on adoucit la
vieille législation monarchique. Elle exigeait 100.000 francs. Nous n’en réclamons plus que 24.000. Et quel parti n’a pas 24.Q00 francs pour fonder un
journal ?
Les adversaires (Louis Blanc, Félix Pyat, Ledru-Rollin, Mathieu de la Drôme) ne manquent pas de bons arguments. Il en est de tout politiques ; on invoque l’exemple de la Suisse, des États-Unis. On fait remarquer que c’est frapper surtout les journaux démocratiques, singulier moyen d’enraciner la démocratie. On demande aux républicains d’où leur vient cet appétit de suicide. Mais on insiste sur le côté social de la mesure. Le cautionnement, c’est le régime censitaire appliqué à la presse, la domination de l’argent dans le domaine du journalisme ; c’est la pensée mise à la merci du capital, l’écrivain réduit à devenir l’instrument de l’homme d’affaires. C’est pis que cela : un souvenir du temps où le droit d’écrire dépendait de la fortune, parce que le droit de voter en dépendait aussi ; une façon détournée d’enlever à la classe pauvre, qui a des intérêts opposés à ceux de la classe riche, la faculté de les soutenir ; un moyen hypocrite et sûr de tuer ces feuilles à un sou, qui sont seules à la portée du maigre budget ouvrier. — « Silence aux pauvres ! » allait dire, en style lapidaire, Lamennais.
Arguments solides autant qu’inutiles ! La bourgeoisie, menacée dans ses privilèges, voulait restaurer le pouvoir de l’argent et elle immolait résolument les libertés politiques à sa peur de la révolution sociale.
On le voit plus nettement encore dans la loi répressive qui accompagne celle-ci. Le Gouvernement remonte d’un bond à la législation de 1819 et de 1822, sous la Restauration. Il se contente de mettre le mot de République là où se trouvait le mot de Monarchie. Les offenses contre l’Assemblée et contre le pouvoir exécutif sont punies comme l’étaient les offenses envers le roi et les deux Chambres. A la fin, on ajoute des pénalités spéciales contre l’attaque à la souveraineté du peuple et au suffrage universel, (Cavaignac, qui est intervenu en personne pour les faire voter, est convaincu qu’on doit et qu’on peut empêcher de discuter le principe de la République. On maintient un vieil article qui permet aux gouvernants d’interdire le compte-rendu des débats parlementaires ou judiciaires. Ainsi se fait sentir l’éternelle défiance du sabre envers la pensée. Mais l’article essentiel est celui qui prétend mettre à l’abri de la discussion « les bases de la société ». C’est Jules Favre qui dresse ce rempart. Républicains modérés et monarchistes s’accordent à interdire sous les peines les plus rigoureuses, « toute attaque à la liberté des cultes, au principe de la propriété et aux droits de la famille ». Religion, propriété, famille, voilà bien la Sainte-Trinité du moment ! Proud’hon s’écrie avec raison : « Défendez toute discussion du code civil, du code de commerce, de l’économie politique…. des systèmes socialistes… C’est plus sûr… plus loyal ». On lui répond que la discussion philosophique sera permise. Mais à quel signe distinguera-t-on l’attaque de la discussion ? On ne peut le lui dire. Pierre Leroux demande si le vieux droit français qui ne reconnaît pas le droit absolu du capital, qui condamne, par exemple, le prêt à intérêt, sera compris dans la proscription. Un autre, représentant, Pierre Lefranc, est effrayé par l’énormité de la formule proposée. Quoi ! le dogme de la propriété déclaré intangible, sous peine d’excommunication ! Mais que dire alors de la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique ? On n’écoute rien. On veut opposer une digue à la marée des idées socialistes ! On se résigne à étouffer pour cela une liberté de plus, la liberté de penser en matière religieuse et sociale. La République, par la main des républicains modérés, travaillait énergiquement à faire le lit du despotisme.
Il faut citer encore tout un abatis de projets démocratiques.
Wolowski, dès le 30 Juin, a demandé dans le Comité des Travailleurs, qu’on abrogeât le décret limitant la journée de travail. Reprise par l’État des chemins de fer et des assurances, impôt progressif sur le revenu, réforme des prêts hypothécaires, tout est abandonné, retiré par les ministres, serviteurs dociles de la majorité. L’un d’eux croit encore à la nécessité de rendre plus sérieux et plus facile l’enseignement du peuple. C’est Carnot. Mais la rue de Poitiers a résolu sa perte. Aussi est-il vigoureusement attaqué. Et quel prétexte ? Toujours le danger des doctrines subversives du socialisme. Le 5 juillet, Bonjean dénonce un Manuel républicain de l’homme et du citoyen, qui se publie sous les auspices du ministère de l’Instruction publique et qui a pour auteur le philosophe Charles Renouvier, Le livre procède par questions et réponses entre un instituteur et un écolier. Il contient ce bout de dialogue : « Existe-t-il des moyens d’empêcher les riches d’être oisifs et les pauvres d’être mangés par les riches ? » Or, il est répondu qu’on peut, pour y arriver, limiter le droit d’héritage et rendre l’intérêt aussi faible que possible. Il est dit, de plus, que les grands propriétaires qui ne font rien seraient obligés de vendre leurs terres, s’ils payaient l’impôt en raison de leur fortune ; que la concurrence illimitée amène l’accumulation de la richesse en un petit nombre de mains ; que l’État a le droit d’intervenir pour corriger ces effets de la liberté de l’industrie. — C’est vrai, s’écrient quelques voix. — Mais il ne s’agit pas de savoir si c’est vrai, réplique Bonjean ; il s’agit de savoir si ces idées sont répudiées par le ministère, et comme il se refuse à condamner ce manuel, destiné non aux enfants, mais aux maîtres, il est impitoyablement renversé.
Cependant le socialisme n’était pas mort. Le monstre avait reparu dans les élections. Il reparaissait à la tribune en la personne d’un être énigmatique et puissant, moitié maître d’école et moitié paysan du Danube, figure honnête, rose et placide où s’allumaient des yeux vifs amortis par des lunettes pacifiques, mais esprit tout bouillonnant d’idées et de colères, hérissé de chiffres, de syllogismes, de sarcasmes, en contradiction perpétuelle avec les autres et avec lui même. Proudhon (car c’est lui qui entre en scène)avait pris pour devise : — Je démolirai et je reconstruirai. — Mais il avait été surpris par la Révolution de Février en plein travail de démolition. Révolutionnaire de tempérament, il y avait pris part, tout en trouvant qu’elle survenait trop tôt et qu’il aurait mieux valu faire en trente ans ce qu’on avait fait en trois jours. Il avait signé une proclamation, donnant aux Parisiens ce conseil : — Louis-Philippe vous traite comme Charles X : envoyez-le rejoindre Charles X. — Le trône à bas, sentant qu’il ne servait à rien de récriminer, il s’était jeté dans la lutte, mais sans enthousiasme ; en critique qu’il était, il avait agi en se regardant agir, en jugeant ses actes et ceux des antres. Il avait fondé un journal Le Représentant du Peuple, et comme on venait réclamer de lui la solution du problème social, qu’il avait promis de donner, il avait exposé ses théories dans des articles pleins de verve et dans des brochures à titre retentissant. Il avait reproché au Gouvernement provisoire de proscrire le drapeau rouge, « étendard fédéral du genre humain » ; il avait attaqué Louis Blanc qui avait eu le tort de dédaigner une proposition d’alliance. Une première fois candidat (ce qui allait peu avec son mépris passionné du régime parlementaire), il avait échoué ; puis élu à Paris, il s’était fait inscrire au Comité des Finances, et à ceux qui s’en étonnaient il répondait avec flegme : « Je suis un financier ». — Mais dans l’Assemblée, il s’était senti désorienté ; il avait perdu contact avec le peuple dans ce qu’il appelle cet « isoloir » ; il n’avait su ni prévoir, ni prévenir les journées de juin ; il ne put que les déplorer.
Elles furent pour lui l’occasion d’une crise de conscience, l’événement décisif qui jeta dans la politique active cet homme qui passait sa vie à médire de la politique. Il avait vu, sans tristesse, sombrer les projets de Louis Blanc. « Orgueil ou vertige, dit-il, je crus mon jour venu. » Le moment lui parut bon pour mettre à l’ordre du jour son propre système. Le 8 juillet, s’adressant aux petits boutiquiers, il écrivait dans son journal : « Le terme ! voici le terme ! Comment allons-nous payer le terme ? … Allez demander à vos prétendus conservateurs du travail, du crédit, du pain ! Ce qu’ils ont à vous offrir pour vous, pour vos femmes et vos enfants, c’est du sang et des cadavres. » Puis, en dépit de ses principes, s’adressant au pouvoir, il avait inséré dans son journal un projet de pétition, ayant le ton d’un commandement, non d’une supplique. Il invitait tous les fermiers, tous les locataires, tous les débiteurs à réclamer de l’Assemblée un décret ordonnant à tous les propriétaires de faire, sur le montant des loyers, des fermages, des créances, une remise du tiers durant trois ans. Avec les l.500 millions ainsi obtenus, on remonterait « l’horloge sociale arrêtée par la révolution ». L’ne moitié reviendrait à l’État, une moitié aux particuliers et l’industrie, le commerce reprendraient leur activité. Cet article entraina la suspension du journal par Cavaignac. Alors, usant de son initiative de député, Proudhon reprit son projet de pétition sous forme d’une proposition de loi, qui fut renvoyée au Comité des Finances. Proudhon, avec Pierre Leroux qui n’y venait guère, y était seul de son opinion. En revanche Thiers, Bastiat, Léon Faucher, Berryer, Duvergier de Hauranne, la fine fleur de l’économie politique orthodoxe, y figuraient en nombre. Le Comité, scandalisé, chargea Thiers de demander à la Chambre un vote de réprobation éclatante. Le rapport était lu le 26 avec un succès étourdissant. Thiers, qui s’était tenu prudemment dans la coulisse, rentrait en scène avec éclat. Son tour était venu de sauver la société. Pourfendeur du socialisme, il était représenté en Saint-Michel terrassant le dragon.
La bête se défendait pourtant. Le 31 s’engageait la discussion : un vrai corps à corps entre le vieux monde et le monde nouveau. Ce fut le grand jour de la courte carrière parlementaire de Proudhon. Avec l’orgueil qui fut une de ses forces, il déclare que ce fut aussi le jour où le sens de la Révolution devint clair pour tout le monde, où l’on comprit en l’écoutant qu’elle avait pour raison d’être la liquidation sociale. « A partir du 31 juillet, écrit-il, la Révolution est devenue irrévocable. » Il se pique d’avoir, ce jour-là, fait voir aux plus aveugles la lutte déchaînée entre les classes, poussé la nation malgré elle dans la voie du socialisme, disposé souverainement de la conscience de tout un peuple. Il faut en rabattre. La vérité est qu’à son ordinaire il tira un formidable coup de pistolet en l’air. La séance (sur laquelle nous reviendrons) fut, comme on pouvait le prévoir, tumultueuse. Proudhon parlait mal, ainsi que la plupart des socialistes de son temps. Où donc auraient-ils pu faire l’apprentissage de la parole en un pays où toute tribune leur était jusqu’alors fermée ? Proudhon en fut quitte pour apporter un discours écrit, et seul contre tous, impassible devant les rires, les huées, les vociférations, les rappels à l’ordre, accumulant les formules les plus capables d’irriter et de terrifier ses auditeurs, voyant sans doute avec une satisfaction intime Goudchaux sortir de la salle dans l’excès de son énervement et de son indignation, il tint tête à l’orage plusieurs heures durant. Après quoi, une grêle d’ordres du jour fondit sur l’orateur. Il n’y en eut pas moins de quinze. L’un demandait que le discours ne fut pas inséré au Moniteur, et que les journaux qui oseraient le reproduire fussent poursuivis ; un autre proposait ce châtiment méprisant, la question préalable ; et cela sans compter ceux que le président n’osa pas lire. Enfin l’on s’accorda pour ce vote de flétrissure :
« L’Assemblée nationale — considérant que la proposition du citoyen Proudhon est une attaque odieuse aux principes de la morale publique ; qu’elle viole la propriété ; qu’elle encourage la délation ; qu’elle fait appel aux plus mauvaises passions — considérant en outre que l’orateur a calomnié la Révolution de février 1848 en la rendant complice des théories qu’il a développées — passe à l’ordre du jour. »
Cette excommunication majeure fut votée par 691 voix contre 2. Proudhon fut condamné par tous ses collègues, excepté par l’ouvrier lyonnais Greppo. Non seulement les montagnards présents, mais les socialistes Louis Blanc et Considérant se prononcèrent contre lui. En fut-il fâché ? Il est permis d’en douter, si l’on en juge par la façon dont il décrit le déchaînement dont il fut l’objet :
« Je devins… l’homme-terreur… J’ai été prêché, joué, chansonné, placardé, biographié, caricaturé, blâmé, outragé, maudit ; j’ai été signalé au mépris et à la haine, livré à la justice par mes collègues, acculé, jugé, condamné par ceux qui m’avaient donné mandat, suspect à mes amis politiques, espionné par mes collaborateurs, dénoncé par mes adhérents, renié par mes coreligionnaires. Les dévots m’ont menacé, dans des lettres anonymes, de la colère de Dieu ; les femmes pieuses m’ont envoyé des médailles bénites ; les prostituées et les forçats m ont adressé des félicitations dont l’ironie obscène témoignait des égarements de l’opinion. Des pétitions sont parvenues à l’Assemblée Nationale pour demander mon expulsion comme indigne. »
Ou je me trompe fort ou une joie secrète se trahit dans cette fanfare. Quel fut toutefois le résultat immédiat de cette séance fameuse où Proudhon avait voulu parler par les fenêtres du Palais-Bourbon ? Le socialisme y était apparu agressif, menaçant, sonnant l’hallali de la classe bourgeoise. Ce fut le socialisme conciliant, pacifique, croyant encore à la collaboration des classes dans une réforme de la société, qui paya pour les bravades et les intempérances de ce frère jumeau.
Tandis que Proudhon demeurait dans la situation contradictoire où il s’était toujours complu « abattant les choses et les hommes comme des quilles, sans crier gare », terreur des bourgeois et fléau des socialistes, fournissant des armes aux premiers et suscitant aux autres des ennemis par l’outrance de ses paroles, l’Assemblée se préparait à sabrer tous ceux en qui fermentait, peu ou prou, le levain révolutionnaire.
La majorité, qui se dit encore et qui se croit peut-être républicaine, a eu la sottise de nommer, le 26 Juin, dans l’affolement du combat, une Commission chargée de rechercher, par voie d’enquête et par tous autres moyens, les causes des journées de juin et de l’attentat du 15 Mai. Elle lui a conféré pleins pouvoirs pour faire comparaître devant elle les personnes ou pour se faire délivrer toutes les pièces qui pourront la renseigner. La Commission, composée de quinze membres qui ont été nommés dans le huis-clos des bureaux, a pris pour président Odilon Barrot, le dernier ministre choisi par Louis-Philippe et pour rapporteur Quentin-Bauchart, un débutant qui est alors l’homme-lige de son collègue et compatriote. C’est dire qu’elle va être un merveilleux instrument de rancune et de dénigrement contre la Commission exécutive, le Gouvernement provisoire et la Révolution de Février elle-même, coupable d’avoir étouffé dans l’œuf le ministère Odilon Barrot.
Haro d’abord sur les socialistes ! A Proudhon un collègue prête ces paroles néroniennes, que l’accusé a maintes fois démenties vainement, à savoir qu’il est allé place de la Bastille pour voir de près « la terrible et sublime horreur de la canonnade. » On se borne à vouloir le tuer moralement. Mais il faut tuer politiquement Louis Blanc. Il ne peut être accusé d’avoir trempé dans l’insurrection. On ne peut relever contre lui que l’élastique grief de complicité morale. Alors on se rabat sur le 15 mai. Odilon Barrot s’est avoué convaincu que Louis Blanc n’a pas mis le pied ce jour-là à l’Hôtel de Ville. L’Assemblée s’est déjà prononcée une fois à ce sujet ; elle a refusé l’autorisation de poursuites. Eh bien ! elle en sera quitte pour se déjuger ! Dans une séance de nuit, qui se prolonge jusqu’à six heures et quart du matin, sur un réquisitoire du procureur général, jeté soudainement dans la discussion, après une intervention décisive de Marie et de Cavaignac, sans preuve aucune, il est livré à ce qu’on appelle la justice. Mais personne ne se fait illusion. Chacun sait qu’on poursuit en sa personne une doctrine, une opinion, une tendance. C’est le socialisme que l’on met hors la loi.
Puis, vient le tour de Caussidière. Ce que l’on veut atteindre en celui-ci, ce sont les Sociétés secrètes. Le temps n’est plus (il vole avec une rapidité vertigineuse en cette année 1848) où la bourgeoisie lui savait gré d’avoir su faire de l’ordre avec du désordre. Son nom a été invoqué par des insurgés. Crime suffisant ! On veut bien lui épargner le Conseil de guerre en l’innocentant des journées de juin ; mais il sera poursuivi pour le 15 Mai, quoique absous de ce chef une fois déjà. C’en est fait de deux adversaires gênants. Le gouvernement laissera passer en Angleterre, d’où ils ne reviendront plus, ces deux victimes d’un ostracisme renouvelé des Grecs.
On s’attaque en même temps à Ledru-Rollin. Mais il fait tête ; il replace nettement cette enquête politique sur le terrain politique ; il la dénonce comme une revanche de la monarchie déchue contre la République : « C’est la représentation nationale qu’il s’agit de sauver ; car, une fois la fissure ouverte, on ne sait quelles mains violentes pourraient l’entr’ouvrir, la déchirer, pour y jeter l’Assemblée toute entière ». Surtout il se contente de réclamer des institutions sociales qui ne touchent point à l’organisation de la société. On sent derrière lui une bonne partie de la petite bourgeoisie. On n’ose pas lui donner une place dans la charrette des condamnés. Mais le parti réactionnaire a réussi au-delà de ses espérances. Les différents groupes, les principaux chefs du parti républicain ont dû venir se défendre par-devant ceux mêmes qu’ils ont chassés du pouvoir ; ils ont dû consentir que leurs domiciles fussent violés, leurs papiers saisis ; sous le sourire narquois de leurs adversaires, ils se sont mutuellement accusés, démentis, insultés, et, devant l’opinion publique, l’enquête parlementaire, tissu de dépositions tronquées, de commérages perfides, d’allégations anonymes et d’insinuations savantes, rendues plus meurtrières par de doucereux appels à la concorde, demeure comme un arsenal où iront puiser des armes tous les ennemis du nouveau régime et comme un témoignage irrécusable de l’état de faiblesse où il est dès lors tombé.
Les modérés, qui avaient permis et encouragé cette œuvre de haine et de division, s’aperçurent un peu tard qu’ils étaient dupes de leurs alliés de droite. Cavaignac avait lui-même vu se dresser contre lui le reproche d’avoir laissé grandir l’insurrection pour avoir plus de mérite à l’écraser et plus de titres au pouvoir suprême. Il fut question d’une contre-enquête. Mais la proposition fut enterrée. Les vieux routiers du Parlement, qui étaient en nombre parmi les conservateurs, se gardèrent bien de mettre au poing de leurs adversaires ce stylet empoisonné.
La situation politique pouvait se résumer dans cet aveu de Cavaignac ; « La majorité de l’Assemblée conduit tout. Je ne suis qu’un instrument entre ses mains ». Un roman-pamphlet du temps la décrit en ces termes : « On vivait dans une atmosphère plus sereine ; les clubs se taisaient ; la presse ne parlait qu’à travers un bâillon : il n’y avait plus ni groupes, ni chants dans les carrefours. Le régime militaire avait porté ses fruits ». C’est à ce moment et dans ces conditions qu’allait s’élaborer l’œuvre essentielle de la Constituante, la Constitution de la République française.
- ↑ D’après les chiffre officiels, les arrestations ont dépassé 15.000. Elles ont continue après l’apaisement. 1607 ont eu lieu postérieurement au 27 Juin. — 10.057 détenus ont fait l’objet d’une instruction sommaire. 6374 ont été libérés. 4348 sont condamnés à la transportation et, parmi eux, — tant la précipitation a été grande, des officiers de la garde nationale ayant combattu les insurgés. 951 de ces malheureux ont été recommandés à l’indulgence par diverses commissions de clémence.