Histoire socialiste/La Constituante/Lois d’organisation

sous la direction de
Jules Rouff (p. 376-412).

LOIS D’ORGANISATION

Nous savons déjà que dans l’organisation du pouvoir, elle avait fait œuvre d’équilibre et de conciliation. Elle avait proclamé que la loi ne pouvait être que l’expression de la volonté nationale représentée par une Chambre, mais elle avait maintenu la royauté historique. Elle avait accordé au roi le droit de veto pendant deux législatures ; elle lui avait remis le choix souverain des ministres et elle allait le doter d’une liste civile de vingt-cinq millions, puissant moyen de corruption et de gouvernement occulte.

Aussi, quand en mai 1790, s’éleva le grand débat sur le droit de guerre, la discussion au fond fut assez vaine. Mirabeau, luttant pour la prérogative royale, brava la colère du peuple un moment soulevé, et Barnave qui voulait réserver à l’Assemblée l’initiative de la guerre, recueillit de longs applaudissements. Mais c’était une querelle de mots. Du moment que deux pouvoirs existaient, ils avaient l’un et l’autre le redoutable pouvoir de provoquer la guerre. Une manœuvre secrète du roi pouvait amener les soldats étrangers sur le sol de la France, quelque fût le sentiment de l’Assemblée ; et un défi de l’Assemblée aux rois de l’Europe pouvait soulever contre la France révolutionnaire tous les tyrans de l’univers, quelle que fût la volonté du monarque. Mais quand Mirabeau, pressant Barnave, lui disait : « Toute loi ne devient loi que par la sanction royale ; voulez-vous que l’acte le plus décisif de la vie nationale, la guerre, puisse se passer de la sanction du roi ? » Barnave ne pouvait répondre, et Mirabeau triomphait pour la monarchie des concessions premières faites par la Révolution.

L’Assemblée crut dénouer le nœud en décidant que la guerre serait déclarée par l’Assemblée, mais avec la sanction du roi. C’était pour le peuple assemblé aux Tuileries une victoire bien illusoire. Car si le roi appelait secrètement l’étranger, l’Assemblée ne serait-elle pas forcée de déclarer la guerre à l’envahisseur ? et que devenait la prétendue initiative de la nation ? Si, au contraire, l’Assemblée déclarait la guerre aux rois de l’Europe, le roi pouvait-il en refusant la sanction, livrer la France désarmée aux coups de l’ennemi ? Mais tout cela était théorie pure, combinaison abstraite des pouvoirs. Ce qui prouve combien ces arrangements étaient factices, c’est que Brissot, dans son journal le Patriote français, disait, au mois de mai, pendant la discussion : « C’est l’Assemblée seule qui doit avoir le droit de déclarer la guerre, car nous aurons ainsi des garanties de paix, la nation étant beaucoup moins disposée à faire la guerre que les souverains ». Or, c’est le même Brissot qui, deux ans après, pressera la France révolutionnaire de prendre l’initiative d’une guerre générale contre tous les souverains de l’Europe. Quand il s’agit d’un fait aussi profond, aussi décisif que la guerre, les mécanismes constitutionnels ne tiennent pas contre la force des événements et la puissance des passions.


(D’après une estampe des Révolutions de France et de Brabant, de Camille Desmoulins.)


La vérité est qu’il n’y avait pour la Révolution qu’une garantie de paix ; c’était l’accord absolu, loyal de la Révolution et du roi. Qu’il y ait désaccord, ou simplement méfiance mutuelle, la paix sera compromise des deux côtés. Elle sera menacée par les intrigues du roi, cherchant au dehors un point d’appui contre une Révolution qu’il déteste et qu’il redoute. Elle sera menacée aussi par l’impatience de la nation cherchant à écarter par un geste de guerre le réseau de trahison dont elle se sentira enveloppée, et jetant le roi dans cette tourmente, soit pour le lier enfin à la Révolution, soit pour l’abattre à la faveur d’une grande crise.

La solution équivoque adoptée par l’Assemblée n’en était pas moins un nouvel indice de son impuissance à fonder d’emblée un ordre logique et simple. Elle combinait silencieusement des éléments peut-être contradictoires ; et sans doute, elle attendait elle-même que la réalité mouvante et souveraine prononçât sur ses expériences. Après tout, que pouvait-elle de plus, à ce moment ?

De même dans la constitution du pouvoir législatif, elle avait adopté un système intermédiaire entre l’oligarchie bourgeoise et la pure démocratie. En octobre et décembre 1789, elle avait statué sur les conditions d’électorat et d’éligibilité. C’est ici qu’intervient la fameuse distinction entre les citoyens passifs, qui ont droit à la protection de la loi commune, mais qui ne sont point admis à créer la loi, et les citoyens actifs, seuls admis à choisir les législateurs. Quiconque ne possédait pas ou possédait au-dessous d’un certain niveau était réputé incapable de contribuer à la confection de la loi, soit que sa misère fût un préjugé d’ignorance, soit qu’on estimât que trop aisément il serait dépendant ou corrompu, soit que l’on redoutât la mainmise des sans-propriété sur le gouvernement du pays. Il y avait trois sortes de citoyens actifs : 1o Pour être électeur du premier degré, c’est-à-dire pour avoir le droit de voter dans les assemblées primaires, il fallait avoir vingt-cinq ans d’âge, un an de domicile, n’être pas serviteur à gages, et payer une contribution de la valeur de trois journées de travail. 2o Pour être éligible à l’assemblée électorale, c’est-à-dire à celle qui est nommée par l’assemblée primaire et qui doit choisir les députés, il faut payer une contribution égale à la valeur locale d’au moins dix journées de travail. 3o Enfin, pour être éligible à l’Assemblée nationale, il faut payer « une contribution directe équivalente à la valeur d’un marc d’argent (environ 50 livres) et en outre avoir une propriété foncière quelconque. »

Je le répète : c’est un système aussi éloigné de l’étroit système censitaire de Louis-Philippe, lequel ne créait guère que 200.000 électeurs, que du suffrage universel. Quand il sera procédé à l’élection de la Législative d’après la loi de la Constituante, 4.298.360 citoyens auront le droit de participer aux assemblées primaires. C’est, semble-t-il, un peu plus de la moitié des citoyens âgés de vingt-cinq ans. J’ai comparé, pour plusieurs départements et districts, notamment pour des districts de l’Hérault, les chiffres d’électeurs fournis par la loi de la Constituante et les chiffres d’électeurs que, pour une population égale, aurait donné le suffrage universel : et j’ai constaté que plus du tiers des citoyens était exclu du vote.

On peut dire que devant la Constituante la question du suffrage universel ne fut pas sérieusement posée un instant. D’abord la question de l’électorat et la question de l’éligibilité ne furent pas discutées à part, et il est visible que c’est seulement la question de l’éligibilité qui parut préoccuper un moment le législateur. Il semble même que le problème du suffrage universel n’ait, pour ainsi dire, pas été soupçonné : et le mécanisme qui excluait du vote près de la moitié de la France, paraissait aux Constituants assurer la manifestation exacte et entière de la pensée nationale. Le vaste peuple des pauvres était si loin, si bas même pour les bourgeois révolutionnaires, que l’opération qui le retranchait de la cité passait presque inaperçue.

J’ai déjà cité les paroles de Lally-Tollendal. Mounier, le 4 septembre 1789, au nom du comité de Constitution, s’exprime ainsi : « Le comité en indiquant les qualités qui doivent donner aux citoyens la faculté d’être électeurs et éligibles pour la Chambre des représentants, s’est vu obligé de prononcer entre deux inconvénients qui choquent en apparence la liberté individuelle. Il est évident qu’on ne peut pas admettre tous les citoyens indistinctement au nombre des électeurs et des éligibles : ce serait s’exposer à confier le sort de l’État à des mains inexpérimentées qui en consommeraient rapidement la ruine. Il fallait donc ou restreindre le nombre des électeurs, et ne mettre aucune borne à leur choix, ou laisser à tous les citoyens le droit d’élire et leur tracer des règles pour diriger leur nomination. Le premier parti eût été beaucoup plus contraire aux principes. Tous les citoyens ont le droit d’influer sur le gouvernement, au moins par leur suffrage ; ils doivent en être rapprochés par la représentation. Si vous exigez pour les électeurs des qualités qui en limitent le nombre, vous rendez tous ceux qui en seront exclus étrangers à leur patrie, indifférents sur sa liberté. Ces réflexions ont déterminé le comité à proposer d’admettre parmi les électeurs tous ceux qui paieront une imposition directe de trois journées de travail. Considérant que les électeurs ne choisissent pas pour leur intérêt seul, mais pour celui de tout l’empire, il a cru qu’il serait convenable de ne déclarer éligibles que ceux qui posséderaient une propriété foncière. C’est un hommage rendu à la propriété qui complète la qualité de citoyen. C’est un moyen de plus de faire aimer les campagnes ; c’est un motif de croire que le représentant est au-dessus du besoin. C’est mettre une bien faible entrave à la liberté du choix, car tout homme jugé digne, par ses lumières et ses vertus, de la confiance d’un district, pourra facilement se procurer une propriété quelconque, la valeur n’en étant pas déterminée. »

Ainsi, Mounier prend des garanties en exigeant que l’éligible ait une propriété foncière : et il déclare que moyennant cette précaution on peut admettre à l’électorat, au vote, tous les citoyens. Il parait croire que tous les citoyens dans ce projet sont électeurs ; il déclare même qu’il serait contraire aux principes et dangereux d’exclure des citoyens du droit de vote, c’est-à-dire de la patrie elle-même. Mounier parle comme si le projet dont il est le rapporteur instituait le suffrage universel : et on se demande avec quelque surprise, comment il pouvait caractériser ainsi une législation électorale qui écartait du scrutin près de la moitié des citoyens de France. Or, non seulement aucune protestation, aucun murmure ne l’a interrompu. Mais des nombreux orateurs, qui parlèrent après lui et sur son rapport, aucun ne fît la moindre allusion à la question de l’électorat et de l’éligibilité. Tous parlèrent du veto, de la sanction : aucun ne s’éleva contre la partie du projet qui fermait les portes de la cité à plus de trois millions de Français pauvres.

Sieyès, dans la séance du 7 septembre, parle avec une force pénétrante. Il signale combien l’industrialisme moderne est absorbant et accablant, comme il laisse aux citoyens peu de loisir pour s’instruire et il conclut qu’on ne peut pourtant à ces hommes accablés refuser le droit de suffrage : « Les peuples européens modernes, dit-il ressemblent bien peu aux peuples anciens. Il ne s’agit parmi nous que de commerce, d’agriculture, de fabriques, etc. Le désir des richesses semble ne faire de tous les États de l’Europe qu’un vaste atelier ; on y songe bien plus à la production et à la consommation qu’au bonheur. Aussi les systèmes politiques aujourd’hui sont exclusivement fondés sur le travail ; les facultés productives de l’homme sont tout ; à peine sait-on mettre à profit les facultés morales qui pourraient cependant devenir la source la plus féconde des véritables jouissances. Nous sommes donc forcés de ne voir dans la plupart des hommes que des machines de travail. Cependant vous ne pouvez pas refuser la qualité de citoyen et les droits du civisme, à cette multitude sans instruction qu’un travail forcé absorbe en entier. Puisqu’ils doivent obéir à la loi tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal. »

Voilà à coup sûr un langage qui aurait paru étrangement audacieux et subversif à la bourgeoisie industrielle de Louis-Philippe : il atteste quel admirable sens de la réalité et du mouvement économique des États modernes avait l’homme que l’on traite si volontiers en « métaphysicien ».

Il semble malaisé au premier abord de concilier ces paroles avec le langage péremptoire que tenait Sieyès dans l’exposé des principes communiqué par lui à l’assemblée quelques semaines avant, le 22 juillet. Il justifie expressément la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, et je me demande même si ce n’est pas lui qui a introduit ces termes dans le vocabulaire politique de la Révolution. « Tous les habitants d’un pays doivent y jouir des droits de citoyen passif ; tous ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté, etc. ; mais tous n’ont pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ; tous ne sont pas citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l’état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à soutenir l’établissement public, ne doivent point influer activement sur la chose publique. Tous peuvent jouir des avantages de la société ; mais ceux-là seuls qui contribuent à l’établissement public, sont comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les véritables membres de l’association. »

Paroles imprudentes, car si les citoyens qui contribuent par l’impôt à soutenir l’établissement public, sont les seuls actionnaires de l’entreprise sociale, qui ne voit qu’il conviendrait de leur donner une part d’influence proportionnée à la valeur de leur action, c’est-à-dire à leur fortune manifestée par l’impôt ?

Sieyès n’accepte évidemment pas cette conclusion, puisqu’il déclare que le concours de tous les citoyens à la formation des pouvoirs publics doit être égal, et il n’est pas impossible d’accorder, dans l’ensemble, son langage du 21 juillet et son langage du 7 septembre. Sieyès n’entend pas écarter en bloc, comme classe, les salariés, les dépendants, les ouvriers innombrables des manufactures, les manouvriers. Il se rend compte de leur dépendance, et déjà dans sa brochure célèbre : Qu’est-ce que le Tiers État ? il indique que seuls des changements dans la propriété assureront la liberté du vote de tous les travailleurs, fermiers et ouvriers, qui sont à la merci des grands possédants.

Il constate aussi la déplorable ignorance à laquelle le régime industriel, tous les jours plus développé, condamne le prolétaire moderne ; mais quoi ? refuser le droit de vote à toutes ces forces productives, à toutes « ces machines de travail », ce serait refuser le droit de vote à la société moderne elle-même, qui n’est qu’un ensemble de forces productives et une énorme machine de travail.

Et, en fait, le projet qui exige un impôt de trois journées de travail, laisse passer et amène au vote un grand nombre d’artisans et d’ouvriers des manufactures. Le reste, ne contribuant en rien ou presque en rien à l’établissement public, semble disparaître pour Sieyès : et il s’imagine, sans un trop grand effort, qu’il admet dans la Cité tous les hommes ; mais il est bien clair que le grand logicien ne peut entretenir en lui cette illusion qu’à la condition de ne pas serrer de trop près sa propre pensée.

Et nul dans l’Assemblée, nul dans le pays, ne se lève pour l’obliger à une entière sincérité envers lui-même. Nul ne lui demande : « De quel droit excluez-vous du scrutin des milliers d’hommes qui, s’ils ne contribuent point par l’impôt ou par un certain chiffre d’impôt, à l’établissement public, y contribuent cependant en tant que forces productives ? De quel droit fixez-vous à la valeur de trois journées de travail la limite au-dessous de laquelle la contribution du citoyen et le citoyen lui-même, sont considérés comme néant ? » Il fallait vraiment qu’aucune revendication énergique ne s’élevât du pauvre peuple, pour que Sieyès pût faire tenir en équilibre son discours du 21 juillet et son discours du 7 septembre. Mais les combinaisons sophistiques de pensée par lesquelles il éludait le problème, doivent fatalement se dissoudre le jour où réellement le problème se posera.

Nous sentons, dès maintenant, je ne sais quoi d’instable et de faux dans le système politique par lequel la Constituante, tout en écartant un grand nombre de prolétaires, prétend respecter les droits de l’homme, de tous les hommes. Il y a là je ne sais quel artifice intellectuel qui ne résistera pas à la poussée des événements et des forces populaires. Mais en 1789, même après le 14 juillet, même après les journées d’octobre, la pensée des prolétaires est trop incertaine et leur souffle trop débile, pour dissiper l’étrange sophisme des Constituants.

De même, le 29 septembre 1789, quand Thouret, au nom du nouveau comité de Constitution, fait son rapport sur les bases de la représentation, et quand il apporte à la tribune la formule législative qui crée des citoyens actifs et des citoyens passifs, aucune protestation immédiate, aucun essai de réfutation : même l’extrême gauche reste muette. Je ne trouve pas un mot de Pétion, pas un mot de Robespierre lui-même. Évidemment ils s’interrogeaient.

Le 20 octobre quand l’ordre du jour appelle décidément la discussion sur les règles de la représentation dans les Assemblées municipales provinciales et nationale, le débat est étriqué et misérable. Seul, un membre de la droite, M. de Montlosier, intervient pour protester contre la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs.

Y avait-il là un dessein politique du côté droit ? Michelet paraît croire que la droite de l’Assemblée voulait appeler au vote la multitude misérable et dépendante sur laquelle nobles et prêtres avaient encore tant de prise, et qui aurait été la clientèle électorale de la réaction. Peut-être en effet cette pensée traversa-t-elle l’esprit de quelques-uns. Mais l’intervention du seul Montlosier qui fut toujours, dans sa propre parti, un original, un isolé, ne suffit pas à révéler un plan et moins encore à le réaliser.

Nous sommes au 20 octobre, et depuis les journées des 5 et 6 octobre, la droite de l’Assemblée est très désemparée : elle multiplie les demandes de passeports et elle songeait beaucoup plus à sa sécurité personnelle qu’à conquérir insidieusement les prolétaires. Pour un dessein aussi hardi, si elle l’avait formé, elle aurait délégué ou Maury ou Cazalès, ou quelque autre orateur de marque et non Montlosier, personnage un peu fantasque et sans grand crédit.

La grande question de l’aliénation des biens ecclésiastiques était posée avec éclat depuis le 10 octobre par le discours de Talleyrand, le révolutionnaire évêque d’Autun, et sans doute elle absorbait à ce moment toutes les pensées, toute la combativité du côté droit et de l’Église. Il est vrai qu’un appel aux pauvres, aux prolétaires, aurait pu paraître à l’Église une habile diversion, mais la manœuvre n’était point sans péril. Car si une partie des pauvres, dans les campagnes surtout, pouvait devenir une clientèle politique pour le château et pour la cure, les prolétaires des villes, nombreux déjà et très ardents, auraient accéléré encore la marche de la Révolution, et, malgré ses craintes, le clergé n’en était pas encore, en octobre, à jouer une partie aussi dangereuse et à essayer de moyens aussi désespérés.

D’ailleurs, l’article qui portait à la noblesse et même en général aux classes riches, le plus de dommage, était celui qui refusait le droit de vote à la domesticité. Or, dans l’état des mœurs et des esprits en 1789, la noblesse elle-même n’aurait pu combattre cet article sans trahir trop brutalement sa pensée de mener au scrutin le peuple servile des antichambres. Enfin, Montlosier lui-même ne demanda pas vraiment le suffrage universel. Il dit en résumé :

« Tout citoyen est actif dans l’État, quand il s’agit de s’occuper des droits de tous les citoyens. Le Comité a été embarrassé du grand nombre de votants aux assemblées primaires. Il serait aisé de se débarrasser de cette extrême population en ne considérant comme citoyens que les chefs de famille. La question de l’âge nécessaire pour être admis aux assemblées primaires deviendrait alors inutile, tout homme marié serait reconnu chef de famille, et il serait citoyen, puisqu’il donnerait des hommes à l’État. Ainsi, les célibataires seraient exclus des assemblées primaires… »

Cette combinaison baroque, qui excluait du vote tous les célibataires, ne peut vraiment pas passer pour une première affirmation du suffrage universel. Legrand, le député du Berry, qui avait décidé si opportunément les États Généraux à s’appeler Assemblée nationale, ne fait à propos de cette grande question des citoyens actifs et passifs, qu’une observation bien courte et bien équivoque aussi :

« Le paiement d’une imposition ne doit être exigé dans les assemblées primaires que comme preuve de cité ; la pauvreté est un titre, et quelle que soit l’imposition, elle doit être suffisante pour exercer les droits du citoyen. »

A la bonne heure, et le mot : La pauvreté est un titre, est humain et assez fort. Mais à quoi tend cette remarque ? S’il ne s’agit que de constat et que le citoyen appartient en effet à la cité, la condition de domicile pendant un an est bien suffisante. Et c’est à quoi, le 20 octobre, se réduit la discussion.

Brusquement, Robespierre intervient, non pas pour soulager sa conscience, non pas pour réclamer, au nom du Contrat social, contre un système qui lie des citoyens à une cité dont ils ne sont pas ; mais pour demander au contraire que le débat soit interrompu et que l’on songe à des questions plus urgentes, au mandement subversif de l’évêque de Tréguier, aux troubles de Rennes.

Le 22 octobre seulement, l’extrême-gauche de l’Assemblée intervient et oppose au projet quelques objections sommaires. Ce n’est point, il s’en faut, une grande bataille, et on dirait que c’est sans grande foi, c’est en tout cas sans vigueur aucune que les orateurs interviennent.

L’abbé Grégoire dit « qu’il redoute l’aristocratie des riches ; il fait valoir les droits des pauvres et pense que pour être électeur ou éligible dans une assemblée primaire, il suffit d’être bon citoyen, d’avoir un jugement sain et un cœur français ». La protestation de Duport a plus de fermeté et d’accent ; il songe enfin à invoquer les droits de l’homme :

« Voici une des plus importantes questions que vous ayez à décider, il faut savoir à qui vous attribuerez, à qui vous refuserez la qualité de citoyen. Cet article compte pour quelque chose la fortune, qui n’est rien dans l’ordre de la Nature. Il est contraire à la Déclaration des Droits. Vous exigez une imposition personnelle, mais cette sorte d’imposition existerait-elle toujours ? Une législature, ou une combinaison économique, pourront donc changer les conditions que vous aurez exigées. »

Duport avait déposé une motion qui organisait autrement la représentation, et dans les motifs qui accompagnent cette motion, il proteste aussi contre l’exclusion des pauvres. Mais on voit là qu’il ne va pas lui-même jusqu’au suffrage universel direct, jusqu’à la désignation directe du législateur par la totalité des citoyens. Il n’admet le suffrage universel qu’avec deux degrés d’élection, le peuple tout entier élisant, en chaque canton, une assemblée primaire qui choisit les législateurs. Je relève cependant de fortes paroles dans son exposé :

« Dans tous nos calculs politiques, revenons souvent, Messieurs, à l’humanité et à la morale. Elles sont aussi bien la base de toutes les combinaisons utiles à la Société, que le fondement de toutes les affections bien ordonnées. Rappelons-nous ici le grand principe trop tôt oublié que c’est pour le peuple, c’est-à-dire pour la classe la plus nombreuse de la société, que tout gouvernement est établi ; le bonheur du peuple en est le but, il faut donc qu’il influe, autant qu’il est possible, sur les moyens de l’opérer. Il serait à désirer qu’en France, le peuple pût choisir lui-même ses représentants, c’est-à-dire les hommes qui n’ont d’autres devoirs que de stipuler ses intérêts, d’autre mérite que de les défendre avec énergie.

« On calomnie le peuple, en lui refusant les qualités nécessaires pour choisir les hommes publics. Les talents et les vertus qui embellissent l’humanité, ne peuvent au contraire, se développer sans affecter le peuple : il est comme le terme auquel aboutissent la justice, la générosité, l’humanité…

« Il est un point où les âmes sensibles et énergiques se retrouvent, je veux dire la noble et sublime entreprise de restituer au peuple ses droits et d’améliorer le sort des campagnes. Les peuples y seront plus heureux, si les hommes riches qui y vivent avec eux y sont plus humains, plus justes, plus généreux, s’ils sont forcés de leur plaire et d’en être considérés. Ils seront forcés de leur plaire et d’en être considérés, si leur existence politique, les places qui permettent de figurer dans la société, sont données par le peuple et sont le prix des soins que l’on aura pris de s’en faire aimer.


(D’après une estampe des Révolutions de France et de Brabant, par Camille Desmoulins.)


« Que notre Constitution, Messieurs, ait une base populaire, que ses principaux éléments soient calculés sur l’intérêt constant du peuple ; assez tôt, comme toutes les autres, elle tendra à favoriser les riches et les hommes puissants. Le peuple, dans nos sociétés modernes, n’a pas le temps de connaître ses droits ; il s’en remet à des riches du soin de les défendre, et il continue à travailler pour les faire vivre. Si nous n’avions fait que changer d’aristocratie, si je voyais s’évanouir ces espérances auxquelles j’ai sacrifié mon repos, mon état, ma fortune, plus encore peut-être… »

Oui, ce sont là de fortes paroles ; c’est une vigoureuse affirmation démocratique où il entre je ne sais quel pressentiment attristé du règne prochain de l’oligarchie bourgeoise. C’est un écho de la parole de Jean-Jacques : « Que toutes les lois tournent au bénéfice des riches », et c’est comme un premier effort pour corriger par l’entière démocratie politique la tendance des forces économiques et sociales à l’inégalité.

À l’heure même où la bourgeoisie révolutionnaire, très fière de sa puissance, de sa richesse, de son activité, exclut de la cité des millions de pauvres, l’idéalisme du xviiie siècle fournit au prolétariat misérable le point d’attache par où il pourra se hausser. Mais comme tout cela est faible encore ! La parole de Duport se perd dans le vide, elle ne parvient même pas à passionner le débat. Robespierre lui-même, à en juger par le procès-verbal assez sommaire de son discours, fut médiocre et froid :

« Tous les citoyens, quels qu’ils soient, déclare-t-il, ont droit de prétendre à tous les degrés de représentation. Rien n’est plus conforme à cette Déclaration des Droits, devant laquelle tout privilège, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l’administration de la chose publique, qui est la sienne. Sinon, il n’est pas vrai que tous les hommes sont égaux en droits, que tout homme est citoyen.

« Si celui qui ne paie qu’une imposition d’une journée de travail a moins de droits que celui qui paie la valeur de trois journées de travail, celui qui paie celle de dix journées a plus de droits que celui dont l’imposition équivaut seulement à la valeur de trois ; dès lors, celui qui a 100,000 livres de rente a cent fois autant de droits que celui qui n’a que 1,000 livres de revenu. Il résulte de tous vos décrets que chaque citoyen a le droit de concourir à la loi, et dès lors celui d’être électeur ou éligible, sans distinction de fortune. »

Le raisonnement est irréfutable, mais bien abstrait, et comme s’il n’avait lutté que pour la forme, Robespierre néglige d’analyser et de réfuter les raisons politiques qui déterminaient l’immense majorité de l’Assemblée à distinguer des citoyens actifs et des citoyens passifs. Après lui, le député Defermon (il convient de citer tous les défenseurs de la première heure du suffrage universel) dit quelques paroles dans le même sens :

« La Société ne doit pas être soumise aux propriétaires, ou bien on donnerait naissance à l’aristocratie des riches, qui sont moins nombreux que les pauvres. Comment d’ailleurs ceux-ci pourraient-ils se soumettre à des lois auxquelles ils n’auraient pas concouru ?… »

Et c’est tout. Que va répondre le rapporteur du Comité, Demeunier ? À peine quelques paroles, comme il convient en une question jugée d’avance :

« En n’exigeant aucune contribution, dit-il, en admettant les mendiants aux assemblées primaires, car ils ne paient pas de tribut à l’État, pourrait-on d’ailleurs penser qu’ils fussent à l’abri de la corruption ? L’exclusion des pauvres, dont on a tant parlé, n’est qu’accidentelle ; elle deviendra un objet d’émulation pour les artisans, et ce sera encore le moindre avantage que l’administration puisse en retirer. »

Là-dessus, l’article fut voté. À coup sûr il serait injuste et sot de comparer ce langage de Demeunier au fameux mot de Guizot : Enrichissez-vous. Le cens était très élevé sous Louis-Philippe. Au contraire, limité à la valeur de trois journées de travail, il était très bas. Mais les raisons données par Demeunier ne sont guère solides. Les mendiants ? Il eût été facile, si on eût craint leur extrême dépendance, d’exclure du vote, par une disposition spéciale, quiconque vivait habituellement de secours. Les artisans ? En déclarant que cette condition de cens les stimulerait, Demeunier avoue que beaucoup d’entre eux sont au-dessous du niveau légal. De quel droit les exclure et dans quel intérêt ?

Mais, encore une fois, ce qui me frappe le plus, c’est la médiocre importance attachée par la Constituante à la question, et l’exiguïté, l’infimité du débat. Nul ne songe même à demander quel sera le nombre des citoyens passifs ainsi exclus du droit de suffrage. On dirait que même pour les plus démocrates, cette sorte de nation inférieure qui végète sous la classe bourgeoise et sous la classe des artisans aisés, n’est pas une réalité vivante…

Un curieux détail rend bien sensible cette sorte d’indifférence. Dans la même séance du 22 octobre, au début, une députation des hommes de couleur, propriétaires dans les colonies françaises, avait demandé, au nom des Droits de l’homme et du citoyen, l’égalité des droits politiques avec les blancs.

En leur nom, le délégué Joly avait dit avec véhémence : « Ils réclament les droits de l’homme et du citoyen : ces droits imprescriptibles fondés sur la nature et le contrat social, ces droits que vous avez si solennellement reconnus et si authentiquement consacrés lorsque vous avez établi pour base de la Constitution : « Que tous les hommes naissent et
« demeurent libres et égaux en droits ; que la loi est l’expression de la vo-
« lonté générale, que tous les citoyens ont le droit de concourir, personnel-
« lement ou par leurs représentants, à sa formation. »

Et le Président Freteau leur répondait :

« Aucune partie de la Nation ne réclamera vainement ses droits auprès de l’Assemblée : ceux que l’intervalle des mers ou les préjugés relatifs à la différence d’origine, semblent placer plus loin de ses regards, en seront rapprochés par les sentiments d’humanité qui caractérisent toutes ses délibérations et qui animent tous ses efforts. »

Une demi-heure après, l’Assemblée, à la presque unanimité, retirait aux pauvres prolétaires blancs le droit de suffrage. L’abîme qui, à cette heure, séparait encore la Révolution bourgeoise du prolétariat misérable était plus vaste que l’abîme des mers.

Il y avait plus loin de l’Assemblée aux plus pauvres ouvriers de France qu’aux propriétaires de couleur des colonies.

Le 29 octobre, quand vient la question de l’illégibilité, même médiocrité de la discussion, même parti pris de l’Assemblée presque toute entière, à ne point aller jusqu’où la logique de la démocratie voulait qu’elle allât ; même indifférence du peuple qui hier, grondait et se soulevait à propos du veto, qui demain grondera encore à propos du droit de paix et de guerre, mais qui cette fois n’assiège point l’Assemblée ; il ne s’émeut même pas quand on fait de lui une cohue passive, quand on lui retire l’électoral, quand on lui ferme l’accès de la représentation nationale.

Pourtant, cette fois, l’article proposé était vraiment brutal : le Comité de Constitution exigeait une contribution égale à la valeur d’un marc d’argent pour être éligible en qualité de représentant aux Assemblées nationales. Un marc d’argent, c’est-à-dire cinquante livres, un chiffre d’impôt qui excluait des Assemblées non seulement les prolétaires, mais la plupart des petits propriétaires et une portion notable de la bourgeoisie elle-même. Petion de Villeneuve combattit le premier cet article, mais avec quelles hésitations ! avec quelles concessions !

« J’ai été longtemps dans le doute, dit-il, sur la question de savoir si un représentant doit payer une contribution directe. D’un côté je me disais que tout citoyen doit partager les droits de cité ; de l’autre, lorsque le peuple est antique et corrompu j’ai cru remarquer quelque nécessité dans l’exception proposé par votre Comité de contribution.

« Cependant, elle me paraît aller trop loin : elle ne devrait se borner qu’à la qualité d’électeur… Dès que vous avez épuré vos assemblées primaires, dès que vous avez déterminé ceux qui peuvent être électeurs, dès que vous les avez jugés capables de faire un bon choix, je vous demande si vous devez mettre des entraves à ce choix, si vous devez, en quelque sorte, leur retirer la confiance que vous leur avez accordée. »

Ainsi, Petion, qui était de la gauche extrême, accepte pour l’électorat la condition du cens : il considère comme une épuration l’exclusion des plus pauvres qui ne sont point admis aux assemblées primaires, et c’est seulement parce que l’Assemblée a procédé au triage des électeurs qu’il regarde comme superflues les conditions d’éligibilité : le cens d’électorat rend inutile le cens d’éligibilité. Et cette opposition, qui n’est même point de principe, fut la seule.

Le débat, très court d’ailleurs, ne porta plus que sur la forme qu’aurait le cens. Le côté droit, ceux qu’on pourrait appeler les agrariens, voulaient faire de la propriété foncière la base du droit politique. Le rapporteur Demeunier s’y opposa :

« L’amendement, dit-il, qui exige une propriété territoriale, n’est conforme ni à l’esprit de vos précédents décrets ni à la justice. Les Anglais suivent à la vérité cet usage, mais eux-mêmes s’en plaignent. Le Comité pense avoir fait tout ce qu’il fallait faire en demandant une contribution d’un marc d’argent. Cette imposition indique assez d’aisance pour que la malignité ne suppose pas que les législateurs sont plus ou moins susceptibles de corruption. »

Mais la droite avait un grand intérêt à insister sur la propriété territoriale : elle aurait écarté ainsi tous ces bourgeois peu fortunés des villes, tous ces légistes, tous ces hommes d’affaires, tous ces commerçants qui pouvaient bien payer 50 livres d’impôt à raison de leur revenu, mais qui n’avaient point de capitaux disponibles pour acquérir des immeubles ruraux de quelque valeur.

La bourgeoisie révolutionnaire des villes aurait été, pour une bonne part, éliminée et l’influence conservatrice des propriétaires terriens, des nobles, des bourgeois propriétaires de rentes foncières aurait été accrue d’autant : Casalès intervient et pose le débat très nettement entre les propriétaires fonciers et ceux qu’on appelait déjà, dans les livres, les journaux et à la tribune, « les capitalistes ».

« En dernière analyse, s’écria-t-il, tous les impôts portant sur les propriétaires des terres, serait-il juste d’appeler ceux qui ne possèdent rien à fixer ce que doivent payer ceux qui possèdent ?

« Le négociant est citoyen du monde entier et peut transporter sa propriété partout où il trouve la paix et le bonheur. Le propriétaire est attaché à la glèbe ; il ne peut vivre que là, il doit donc posséder tous les moyens de soutenir, de défendre et de rendre heureuse cette existence. Je demande, d’après ces réflexions, que l’on exige une propriété foncière de 1200 livres de revenu. »

Déjà la propriété foncière accusait de cosmopolitisme la propriété mobilière. Nous retrouverons tout au long du siècle cette querelle. Barère de Vieuzac répondit à Casalès, et en même temps au Comité. Déjà, selon la souple méthode qui fera sa fortune politique, il propose une solution intermédiaire :

« Rien ne serait plus impolitique, dit-il, que le décret par lequel on vous propose d’exiger une propriété de 1200 livres de revenu pour être éligible : ce serait accréditer ces calomnies absurdes qu’on sème de toute part contre vous, en disant que vous cherchez à établir une aristocratie nouvelle sur les débris de toutes les autres. « Vous êtes placés entre des extrêmes. N’admettez-vous que des propriétaires ? Vous blessez les droits des autres citoyens également intéressés à la formation des lois. Admettez-vous les hommes sans propriété ? Vous livrez l’État et les impôts à des hommes moins attachés à leur patrie. Enfin, si vous exigez une forte contribution, comme celle du marc d’argent, vous éloignez de l’Assemblée nationale les deux tiers des habitants du royaume. Que deviendront les artistes, les gens de lettres, les personnes utiles vouées à l’instruction, et cette classe si précieuse, si nécessaire des agriculteurs qu’il ne faut jamais perdre de vue dans la Constitution d’une nation agricole ? n’est-ce pas leur substituer évidemment l’aristocratie des riches ? »

Ainsi, ce n’est pas au nom des prolétaires, ce n’est pas au nom des ouvriers que Barère proteste contre un cens trop élevé d’éligibilité : ceux-là sont déjà exclus de l’électorat.

Barère proteste au nom des modestes propriétaires cultivateurs et au nom de ceux que nous appellerions aujourd’hui les intellectuels. Quand on s’élève contre « l’aristocratie des riches », c’est encore dans l’intérêt de la bourgeoisie, et il faut bien se garder, comme on le fait trop souvent, comme l’a fait parfois, malgré sa réserve, M. Lichtenberger de voir dans ces expressions de la Révolution le moindre trait socialiste. L’exemple du discours de Barère est décisif à cet égard.

Il conclut en demandant que pour être éligible, il suffise de payer une imposition égale à la valeur locale de trente journées de travail. Cela mettait encore très haut le seuil d’éligibilité.

Mais l’Assemblée ne voulut pas rester en deçà de son Comité : elle alla même plus loin ; non seulement elle adopta le marc d’argent, c’est-à-dire le chiffre élevé de 50 livres d’impôt, mais elle vota un amendement qui exigeait, en outre, que l’éligible eût « une propriété foncière quelconque ». Mirabeau et Prieur avaient demandé en vain que toute condition de cens fut écartée et que la confiance inspirée aux électeurs fut le seul titre nécessaire. Mais ni l’un ni l’autre n’avait soutenu fortement la proposition, et cette intervention insignifiante de Mirabeau souligne à la fois sa présence et son silence.

Ainsi furent déterminées par la Constituante les bases de la représentation.

Malgré l’indifférence à peu près générale du pays à la question du suffrage universel et aux conditions d’électorat et d’éligibilité, l’article du marc d’argent provoqua un émoi assez vif, parce qu’il lésait la bourgeoisie elle-même en plusieurs de ses éléments.

Lostalot, dans Les Révolutions de Paris, Camille Desmoulins, dans Les Révolutions de France et de Brabant, protestèrent avec véhémence. Desmoulins écrit, en son numéro 3 :

« Il n’y a qu’une voix dans la Capitale, bientôt il n’y en aura qu’une dans les provinces contre le décret du marc d’argent. Il vient de constituer la France en gouvernement aristocratique, et c’est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportée à l’Assemblée nationale. Pour faire sentir toute l’absurdité de ce décret, il suffit de dire que Jean-Jacques Rousseau, Corneille. Mably n’auraient pas été éligibles….

« Pour vous, ô prêtres méprisables ! ô bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous donc pas que votre Dieu n’aurait pas été éligible. Jésus-Christ, dont vous faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le reléguer parmi la canaille ! et vous voulez que je vous respecte, vous, prêtres d’un Dieu prolétaire et qui n’était pas même un citoyen actif ! Respectez donc la pauvreté qu’il a ennoblie.

« Mais que voulez-vous dire avec le mot de citoyen actif tant répété ? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille, ce sont ceux qui défrichent les champs tandis que les fainéants du clergé et de la cour, malgré l’immensité de leurs domaines, ne sont que des plantes végétatives, pareils à cet arbre de votre évangile qui ne porte point de fruits et qu’il faut jeter au feu.

« On connaît mon profond respect pour les saints décrets de l’Assemblée nationale. Je ne parle si librement de celui-ci que parce que je ne le regarde pas comme un décret ; je l’ai déjà observé dans La Lanterne et on ne se saurait trop le répéter.

« Il y a dans l’Assemblée nationale six cents membres qui n’ont pas plus droit d’y voter que moi. Sans doute, il faut que le clergé et la noblesse aient le même nombre de représentants que le reste des citoyens, un par vingt mille. Le dénombrement du clergé et de la noblesse s’élève à trois cents mille individus.

« C’est donc quinze représentants à choisir parmi les six cents. Il me paraît plus clair que le jour que le reste est sans qualité pour opiner et qu’il faut les renvoyer dans la galerie. Ils ne peuvent avoir tout au plus que voix consultatives.

« C’est parmi ces six cents que se trouvent presque tous ceux qui ont fait passer le décret du marc d’argent… »

Et il ajoutait, avec cette violence littéraire un peu étourdie qu’il eût été désolé de voir prendre au mot :

« Si, au sortir de la séance, les dix millions de Français non éligibles ou leurs représentants à Paris, les gens du faubourg Saint-Antoine, s’étaient jetés sur les sieurs Renaud de Saintes, Maury, Malouet et compagnie, s’ils leur avaient dit : Vous venez de nous retrancher de la société, parce que vous étiez les plus forts dans la salle, nous vous retranchons à notre tour du nombre des vivants, parce que nous sommes les plus forts dans la rue ; vous nous avez tués civilement, nous vous tuons physiquement, je le demande à Maury, qui ne raisonne pas mal quand il veut : le peuple eût-il fait une injustice ? Et si Maury ne me répond pas que la représaille était juste, il se ment à lui-même.

« Quand il n’y a plus d’équité, quand le petit nombre opprime le grand, je ne connais plus qu’une loi sur la terre, celle du talion. »

Voilà de bien véhémentes paroles : mais cette violence sonne creux et même un peu faux. D’abord il est manifestement inexact que le vote sur le marc d’argent et, en général, sur le cens d’éligibilité, ait été dû à l’action exclusive ou même dominante du côté droit.

Il y eut bien quelque confusion dans le vote du 27 octobre ; la confusion tenait à la forme de l’amendement adopté, qui confondait dans une même rédaction le marc d’argent et la propriété territoriale. Aussitôt après le vote bien des protestations s’élevèrent. Mirabeau s’écria :

« Que par la manière de poser la question on venait de voter une mauvaise loi. »

Lameth déclara :

« C’est en réclamant contre l’aristocratie que vous avez préparé la régénération, et votre décret consacre l’aristocratie de l’argent. Vous n’avez pas pu mettre la richesse au-dessus de la justice : on ne peut capituler avec le principe, quand de ce principe doivent naître des hommes. »

Garât protesta aussi :

« Tous avez dans le tumulte rendu un décret qui établit l’aristocratie des riches. »

Mais j’observe qu’au fond les protestations portent surtout contre la forme absolue du décret et, en particulier, contre l’exclusion des fils de famille qui, vivant avec le père et ne payant point de contribution personnelle, étaient écartés du scrutin. C’est donc dans l’intérêt des familles de bourgeoisie moyenne et des cultivateurs propriétaires que s’élevaient surtout les réclamations.

Je n’entends point, dans ce tumulte, la voix du prolétariat rejeté de la cité. À l’accent timide du discours de Pétion et de Barère il est bien clair que la gauche elle-même n’était point décidée à accorder à tous, sans condition de cens, l’éligibilité. Elle avait bien su, malgré le côté droit, rejeter à une majorité considérable la dualité de Chambre et le veto absolu. Elle aurait pu de même si elle l’avait voulu, écarter, malgré le côté droit, malgré Maury et même Malouet, le cens d’électorat et d’éligibilité. Et qu’on n’allègue point que le 27 octobre il y eut surprise : Lameth demanda qu’une délibération nouvelle eût lieu et fût remise à quelques jours. Garât rappela que dans la présente session il y avait vingt exemples de décrets rendus dans le bruit et « épurés ensuite dans le calme ». D’ailleurs, l’Assemblée décida que « toutes choses restant en l’état étaient remises au lundi suivant, 2 novembre. » Et en effet, la question revint le mardi, 3 novembre. Mais ce jour-là personne ne rouvrit un ample débat : personne ne protesta au nom de l’immense multitude laborieuse qui était reléguée dans une sorte de passivité politique. Le procès-verbal, tel que le reproduisent les archives parlementaires est d’une sécheresse extrême, comme pour une question de minime


La Commune de Paris décerne une épée et une couronne civique à Nesham (15 janvier 1790).
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


intérêt, et l’on voit par l’analyse sommaire que les Révolutions de Paris donnent de la séance du 5 novembre, que c’est seulement le cas des « fils de famille » qui fut examiné à nouveau. L’Assemblée, d’ailleurs, finit par déclarer qu’elle regardait comme « régulièrement et définitivement rendus tous les décrets déjà portés » sur l’éligibilité. Il n’y eut donc pas surprise, et c’est bien délibérément que, malgré quelque tapage, la gauche de l’Assemblée consentit à la restriction du droit de vote et de l’éligibilité. Peut-être n’était-elle point fâchée (autant qu’il est possible d’entrer dans le secret des consciences) d’attribuer à une habile manœuvre ou à une influence excessive du côté droit une combinaison qui dérogeait à la rigueur des principes et aux droits de l’homme, solennellement proclamés, mais qui répondait à certains instincts de prudence bourgeoise.

Aussi bien l’indignation tapageuse de Camille Desmoulins est-elle à la fois bien étroite et bien tardive. C’est quand l’esprit censitaire et oligarchique se marqua pour la première fois, c’est quand le droit de vote fut refusé à des millions de prolétaires que le pamphlétaire aurait dû s’émouvoir. Après tout il était bien plus grave d’éloigner du scrutin des millions de pauvres, que de déterminer les conditions d’éligibilité.

Qu’importait aux pauvres, ne votant pas, qu’on ne pût élire des pauvres ? Au contraire s’ils avaient voté, ils auraient bien trouvé le moyen d’exprimer leur pensée et de soutenir leurs intérêts, même, par un représentant payant un marc d’argent. Le cens d’éligibilité n’atteignait qu’une partie de la bourgeoisie révolutionnaire, il gênait à peine quelques milliers d’individus, « artistes, écrivains », intellectuels sans fortune. Le cens d’électoral rejetait hors de la cité des millions de producteurs : et la colère de Camille Desmoulins est, en un sens, aussi bourgeoise et aussi oligarchique que le vote de l’Assemblée.

Mais qu’eût-il pu répondre si, empruntant sa rhétorique violente, les millions de pauvres exclus du vote, avaient dit à ceux qui les excluaient : « Vous nous avez tués civilement : nous vous tuons physiquement » ? Oui, qu’aurait-il pu dire ? Et il était de ceux que le peuple, à ce compte, aurait eu le droit de frapper. Car, lui aussi, dès le début de la Révolution, il avait demandé leur exclusion politique. Il a écrit, au moment où les États-généraux se heurtaient à la question du vote par tête ou du vote par ordre, une brochure dialoguée où la Noblesse demande aux communes : « Mais si vous admettez purement et simplement la loi de la majorité, la loi du nombre, quelle garantie aurez-vous que la majorité déléguée peut-être par des hommes sans propriété, ne supprime point le propriété ? »

Et les communes répondent : d’abord que la propriété est de droit naturel et éminent, supérieur à toute décision des majorités : et ensuite, qu’il ne s’agit nullement d’admettre ceux qui ne possèdent point à former la majorité. Tout au plus, le républicain à la Servius Tullius, qu’était alors Camille Desmoulins, admettait-il que les pauvres fussent admis à voter dans la dernière centurie, dans celle où les prolétaires accumulés n’avaient, sous la loi romaine, qu’un droit de suffrage dérisoire, absolument disproportionné à leur nombre.

Étrange légèreté vraiment et étrange égoïsme de souffler des phrases de meurtre (corrigées, il est vrai, aussitôt après par quelques mots de prudence) à propos d’une mesure qui blessait seulement quelques journalistes, et de se taire quand toute la partie pauvre de la nation est comme excommuniée !

Le sage et démocrate Lostalot commet (avec beaucoup plus de réserve) la même inconséquence. Lui aussi proteste avec force contre le marc d’argent : « Leurs espérances (des bons citoyens) ne se sont-elles pas évanouies, lorsqu’ils ont vu qu’il faudrait posséder une propriété quelconque et payer une contribution d’un marc d’argent pour pouvoir être député à l’Assemblée nationale ? Voilà donc l’aristocratie des riches consacrée par un décret national… D’un seul mot on prive les deux tiers de la nation de la faculté de représenter la nation, en sorte que ces deux tiers sont invités à se préférer à la patrie, à faillir et à se jouer de l’opinion publique. Les fonctions civiles dans les Assemblées primaires et secondaires ne peuvent être des échelons pour parvenir à être représentant de la nation, et ces fonctions, quoique honorables en elles-mêmes, se trouvent dépouillées de leur plus grand charme pour tous ceux qui ne payent pas une contribution d’un marc d’argent.

« Il n’existe point dès la naissance de la Constitution un lien assez fort pour réunir toutes les volontés privées à un même but. Il ne se formera donc point d’esprit public et le patriotisme expirera dans son berceau. On rira peut-être de ma prédiction, mais avant dix ans cet article nous ramènera sous le joug du despotisme, ou il causera une révolution qui aura pour objet les lois agraires… Quoi ! l’auteur du contrat social, quoique domicilié depuis vingt ans n’aurait pas été éligible ?

« Quoi ! nos plus dignes députés actuels ne seront pas éligibles ?

« Quoi ! cette précieuse portion de citoyens qui ne doit qu’à la médiocrité ses talents, son amour pour l’étude, pour les recherches profondes ne sera pas éligible ? »

Et après un long développement sur ce thème, il conclut : « Quoique cette loi ait à peu près tous les inconvénients, sans avoir absolument rien d’utile qui les compense, il sera difficile qu’elle soit revue dans les législatures suivantes composées de députés au marc d’argent, elles ne consentiront point à ruiner leur propre aristocratie, c’est beaucoup si le marc ne grossit pas de session en session et s’il n’établit pas une oligarchie complète à la place de l’aristocratie féodale. »

Très bien, mais, comme on voit, ces protestations n’étaient ni démocratiques, ni populaires : en somme, pour employer le mot en usage sous Louis-Philippe, Lostalot et Desmoulins se bornent à demander l’adjonction « des capacités » : c’est la bourgeoisie « intellectuelle » qui veut sa place à côté de la bourgeoisie possédante. Chez Lostalot, pas plus que chez Camille Desmoulins je ne trouve, contre la limitation du droit de vote, aucune protestation. Il semble bien pourtant, par une curieuse phrase de Lostalot, qui n’a jamais, je crois, été relevée, que celui-ci éprouvait quelque scrupule. Mais à quelle combinaison étrange et, si je puis dire, inconsciemment hypocrite, il aboutit ! Dans le même numéro, quelques pages après le morceau connu sur le marc d’argent, il examine comment peuvent être formées dans les communes les assemblées électorales. Il demande très démocratiquement que ces assemblées nomment directement les représentants sans constituer une assemblée intermédiaire d’électeurs.

Mais voici la difficulté : les pauvres doivent-ils être admis à ces assemblées générales de la commune ? Voici la réponse : « Nul citoyen ne doit être privé de la faculté de voter par le droit, et il importe que par le fait, tous les prolétaires, tous les citoyens susceptibles d’être facilement corrompus, en soient privés. C’est du moins ce qui avait lieu à Rome dans les comices par centuries, et c’est aussi ce que l’on peut facilement obtenir par un choix habile des lieux où les citoyens doivent se rendre pour tenir les assemblées qui doivent députer directement. »

Ainsi Lostalot désire, pour ménager les principes, que tous les citoyens, même les plus pauvres, soient théoriquement électeurs : mais on s’arrangera en choisissant des lieux de réunion où ils ne pourront se rendre, pour que pratiquement ils ne votent pas.

Rien ne prouve mieux que cette sorte de rouerie candide et publiquement étalée le désarroi d’esprit de la bourgeoisie révolutionnaire démocrate. Elle était prise entre la rigueur abstraite des principes et une appréhension vague qu’elle ne pouvait maîtriser. Rien ne prouve mieux aussi l’état subalterne où était encore le prolétariat.

Le journal de Lostalot était très répandu. En certaines journées émouvantes, il se vendait jusqu’à deux cent mille exemplaires : et Lostalot ne craint pas de mettre sous les yeux des prolétaires le moyen de ruse qu’il propose pour les éliminer en fait, tout en les accueillant en droit. Ou bien les prolétaires ne lisaient point, ne s’intéressaient ni aux événements, ni aux idées, et ils étaient en effet des citoyens passifs, ou bien on les jugeait incapables, s’ils lisaient, de se révolter contre de telles combinaisons : on pensait trouver en eux une sorte d’humilité sociale et une défiance de soi toute prête à la résignation.

Quel est, en cette question du droit de suffrage, le sentiment exact qui animait la bourgeoisie révolutionnaire ? Il serait, je crois, excessif et prématuré de lui prêter contre les prolétaires un sentiment de classe très net. Pas plus que le prolétariat n’avait encore une force de classe bien définie, la bourgeoisie n’avait une défiance de classe bien éveillée. Elle ne redoutait point assez les prolétaires, dépourvus à la fois d’idéal propre et d’organisation, pour les exclure systématiquement du droit de suffrage. Aussi bien, la condition des trois journées de travail ouvrait à un grand nombre d’artisans et même de simples salariés les portes de la cité. C’est plutôt, si je puis dire, le sous-prolétariat d’alors que le prolétariat même qui était écarté.

Il me semble qu’on peut expliquer cette attitude de la constituante par trois raisons principales. D’abord, il n’est pas douteux que la bourgeoisie, sans avoir précisément une terreur de classe, éprouvait quelque malaise devant les foules misérables.

Elle ne suivait point Malouet qui, dès les premiers mois de la Révolution, voulait fonder le parti conservateur bourgeois, le parti de la propriété ; mais elle n’admettait volontiers à la confection des lois et au choix des législateurs, que les hommes établis qui payaient un chiffre « respectable » de contributions.

Elle allait, dans son esprit démocratique, jusqu’à l’artisan ; elle allait plus difficilement au manouvrier, au salarié sans fortes racines sociales. C’est sur une base assez large et compacte de bourgeois, de petits bourgeois, d’artisans, d’ouvriers aisés et de petits propriétaires paysans qu’elle voulait appuyer l’ordre nouveau. Elle croyait concilier ainsi l’égalité et les garanties élémentaires de la paix sociale.

En second lieu, les bourgeois révolutionnaires avaient en effet quelque raison de redouter que les pauvres fussent une clientèle électorale toute prête pour les nobles et les moines, pour les riches gentilshommes et les riches abbés. Turgot, dans son administration si équitable, si réformatrice, si humaine du Limousin, s’était heurté plus d’une fois à la résistance des prolétaires ignorants et dépendants, ameutés par les privilégiés. Et dans le projet qu’il a publié pour la formation d’administrations municipales électives, il dit expressément que s’il exclut du vote les plus pauvres, c’est parce qu’ils sont aux mains des seigneurs et qu’ils empêcheraient tout progrès. Turgot était sincère, et je crois que sa pensée agissait sur plus d’un constituant.

En Bretagne, tandis que la bourgeoisie industrielle, les légistes, les étudiants, luttaient avec une admirable vigueur révolutionnaire, les nobles mobilisaient leurs valets, leurs manouvriers, toute une domesticité servile, tout un prolétariat misérable qui se distinguait mal de la domesticité, tous les mendiants de village qui achetaient d’une patenôtre récitée au seuil du château un morceau de pain noir, et qui allaient ensuite jouer du gourdin contre les jeunes bourgeois de Nantes ou de Rennes.

C’est par les mains « des prolétaires » que le sang révolutionnaire breton avait coulé. Volney, dans son journal La Sentinelle du Peuple, avait parlé en termes admirables de ces forces populaires, asservies et menées au combat contre la Révolution libératrice :

« Nous sommes obligés de tirer sur vous, mais pour vous délivrer, comme pour délivrer les captifs emmenés par les corsaires, on est obligé d’envoyer des boulets au navire qui les porte. »

Et nous verrons bientôt que ce sont des hommes du peuple, des métayers, des sabotiers, des ouvriers de village qui donneront le signal du grand soulèvement vendéen. La bourgeoisie avait donc raison de redouter que le prolétariat le plus pauvre, ou qu’une partie tout au moins de ce prolétariat, fût par dépendance et inconscience un instrument de contre-révolution. Et ce n’est pas seulement comme classe propriétaire, c’est aussi comme classe révolutionnaire qu’elle se défiait de cette foule obscure. Sans doute, ces deux craintes se mêlaient en son esprit : elle redoutait que le prolétariat anarchique ébranlât la propriété ; elle redoutait que le prolétariat servile compromît la Révolution. Et ce serait s’exposer à une grave erreur que de donner à la pensée bourgeoise, à l’égard des prolétaires, une précision de calcul qu’en 1789 elle n’avait point.

Enfin, la Révolution ayant été préparée par la philosophie du xviiie siècle, « par le progrès des lumières », les révolutionnaires n’avaient point la pensée d’associer directement à leur œuvre cette partie du peuple qui "était en pleine ignorance.

Voilà sans doute les raisons maîtresses qui décidèrent la Constituante à distinguer des citoyens actifs et des citoyens passifs. Et si l’on songe que quelques mois auparavant, quand les États-Généraux n’étaient pas convoqués encore, la nation était sans droit et sans voix, si l’on songe que même dans les élections aux États-Généraux les trois cent mille privilégiés du clergé et de la noblesse avaient eu autant de représentants que toute la nation et que celle-ci avait été ainsi frappée partiellement de passivité, la Constituante, au moment où elle abolissait la distinction des ordres et confondait les nobles et les prêtres dans la masse des électeurs et appelait au vote quatre millions d’hommes, pouvait se figurer qu’elle y appelait en effet toute la nation. Aussi bien, le peuple ne tenait pas assez, à ce moment, au droit de vote, pour imposer à la bourgeoisie révolutionnaire le suffrage universel.

Nous verrons bientôt combien peu, parmi les électeurs actifs, prirent part aux divers scrutins dans l’année 1790. Bien mieux, même après le 10 août, même quand le suffrage universel fut institué pour les élections à la Convention, un cinquième à peine des électeurs prit part au vote.

Il n’y avait donc pas, dès 1789 et 1790, un courant populaire qui pût emporter les hésitations des révolutionnaires bourgeois. Si, après le 10 août, le suffrage universel s’imposa, ce n’est point parce que le peuple réclamait plus énergiquement le droit de suffrage : c’est parce que sa participation révolutionnaire aux journées du 20 juin et du 10 août faisait de lui une force décisive et qu’il était tout naturel de transformer cette force réelle en force légale.

D’ailleurs, pour la guerre nationale qu’elle entreprenait, la Révolution avait besoin de soulever, de passionner tous les éléments du pays, et elle les associait directement à la souveraineté pour les associer directement à la bataille. C’était la levée en masse des électeurs préparant et annonçant la levée en masse des soldats.

C’est ainsi que sans qu’aucune évolution économique eût modifié les rapports des classes et par la seule vertu du mouvement politique et national, la Révolution passa du suffrage restreint de la Constituante au suffrage universel de la Convention.

La Législative, après le 10 août, n’eut pas du tout le sentiment qu’elle désertait le terrain de classe de la bourgeoisie révolutionnaire : elle ne faisait qu’incorporer plus étroitement les prolétaires à la Révolution bourgeoise. D’ailleurs, les citoyens passifs, de 1789 à 1792, ne se jugeaient point sacrifiés : ils n’avaient point d’animosité et de jalousie à l’égard des citoyens actifs du Tiers État : ils considéraient au contraire les plus « patriotes » de ceux-ci comme leurs représentants naturels.

Je ne puis reproduire, parce qu’elle est en couleur, une curieuse estampe du musée Carnavalet. Elle représente un noble richement vêtu entre un citoyen passif et un citoyen actif. Le citoyen actif est un paysan qui tient sa pelle, et il dit au noble : Penses-tu donc parce que je suis pauvre, que je n’ai point les mêmes droits que toi ? — Et le citoyen passif intervenant pour appuyer le citoyen actif dit avec colère : Tout cela ne finira-t-il point bientôt ? Ainsi, dans la pensée de la Révolution, le citoyen actif et le citoyen passif, s’ils étaient tous deux du Tiers État, formaient un même parti. Il y avait assez de pauvres dans les quatre millions d’électeurs pour que la pauvreté ne se sentît point brutalement exclue.

Par là on s’explique que la question du suffrage universel n’ait pas été sérieusement posée devant la Révolution jusqu’à la grande crise de la guerre.

Voilà l’esprit dans lequel les Constituants entendirent l’organisation de la volonté nationale. Quel fut le mécanisme adopté par eux ? Ils divisèrent la France en départements, le département en districts, le district en communes.

Il leur parut dangereux de prendre comme base d’organisation les anciennes provinces. D’abord, comme il aurait fallu les doter d’un organe administratif, il était à craindre que les Assemblées provinciales n’eussent un pouvoir excessif et ne parvinssent à contrarier la volonté générale. L’essai de résistance de Mounier en Dauphiné, la rébellion du Parlement de Bretagne, tout indiquait à l’Assemblée la nécessité de briser les cadres d’ancien régime. D’ailleurs, l’ancien régime même avait multiplié les systèmes de division. Il comprenait, en 1789, 35 provinces, 33 généralités (ou circonscriptions administratives royales), 175 grands bailliages (ou anciennes divisions féodales de justice et d’administration), 13 Parlements, 38 gouvernements militaires, 142 diocèses.

Ce désordre et ces chevauchements dispensaient la Constituante d’adopter un cadre tout préparé. D’autre part, si on choisissait une division comme celle des provinces, chaque circonscription serait trop étendue. Comment convoquer au chef-lieu d’une vaste province les assemblées d’électeurs du second degré chargés de nommer les députés à l’Assemblée nationale ? Il fallait donc adopter un système nouveau de circonscriptions moins étendues que les provinces. Et elle songea à diviser la France en 80 départements environ. Le chiffre, après étude, fut fixé à 83.


Paris gardé par le peuple (12 et 13 juillet 1789).
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


L’idée n’était point nouvelle : déjà dans ses Mémoires le lieutenant de police d’Argenson explique la nécessité de distribuer la France en départements. L’idée des Constituants était de tracer une telle circonscription que tous les habitants du département pussent, dans une journée, se transporter au chef-lieu.

Ainsi vraiment, par le rapport aisé des extrémités au centre, une réelle communauté d’existence était fondée. Mais en fait la Constituante n’entendait pas procéder à une distribution purement géométrique du territoire. Elle tint le plus grand compte des habitudes des populations, des anciennes divisions de province et c’est à la suite d’un arrangement conclu à l’amiable entre les députés eux-mêmes que les limites des départements furent fixées.

Louis Prieur (de la Marne).
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


C’est le département ainsi créé qui envoyait les députés à l’Assemblée nationale. En chaque canton les citoyens actifs se réunissaient en une ou plusieurs assemblées primaires, chacune de celles-ci ne pouvant comprendre plus de 650 citoyens. Ces assemblées primaires nommaient des électeurs à raison d’un par 150 citoyens actifs et les électeurs ainsi nommés se rendaient au chef-lieu du département et là ils choisissaient le député à l’Assemblée nationale.

Le nombre des députés élus par chaque département était déterminé d’après trois éléments : le territoire, la population, la contribution directe. La Constituante voulait d’abord que tous les départements, même les moins peuplés, même les plus pauvres, eussent un minimum de représentation. Il lui semblait que si une représentation trop faible était accordée aux départements (comme les landes de Bordeaux) où la population était rare et misérable, la sollicitude nationale se détournerait précisément des régions qui en avaient le plus de besoin.

Elle décida donc qu’un tiers des députés serait attribué au territoire : et comme la grandeur territoriale de tous les départements devait être sensiblement la même, chaque département eut droit, de ce chef, à trois députés. Ces trois députés, multipliés par le chiffre des départements, formaient le tiers de l’Assemblée.

Mais il eût été injuste et déraisonnable de ne pas assurer la représentation directe des hommes eux-mêmes et de ne pas proportionner en quelque mesure le nombre des députés au nombre des citoyens actifs de chaque département.

C’est donc en raison de la population que sera réparti le second tiers des députés. Remarquez que répartir les députés en proportion de la population ou en proportion du nombre des citoyens actifs c’est la même chose, car les citoyens actifs forment, en fait, dans tous les départements, un sixième environ de la population totale ; qu’on prenne pour base de la répartition la population ou le nombre des citoyens actifs, le résultat est le même.

Il fut donc convenu que la somme totale de la population de la France serait divisée en autant de parts qu’il y aurait de députés dans le second tiers, c’est-à-dire environ 240. Et chaque département aurait droit, pour ce second tiers, à autant de députés qu’il comprendrait de parts de population.

Il semble que cette représentation du territoire et de la population aurait dû suffire, car comme Target le reconnaît lui-même dans son important discours du 11 novembre 1789, la densité de la population est en général un effet et un signe de la richesse.

Proportionner le nombre des élus (pour une part) à la population c’est donc en quelque façon le proportionner aussi à la richesse générale du département.

Mais la Constituante pensa que la richesse du département, constatée et mesurée par le chiffre des impositions devait entrer dans le calcul du nombre des députés, et elle décida que le troisième tiers des députés serait attribué à la contribution directe. La masse entière de la contribution serait divisée par le nombre des députés de ce troisième tiers, c’est-à-dire environ par 240, et chaque département recevrait, sur ce troisième tiers, autant de députés qu’il paierait de parts de contribution.

Quelques Constituants objectèrent que par là encore on favorisait « l’aristocratie des riches ». Je crois qu’ils se trompaient, car c’est surtout dans les régions où était accumulée la richesse que se trouvaient le plus grand nombre d’ouvriers assez aisés pour payer trois journées de travail et pour être électeurs : ce sont les pays les plus riches qui étaient les foyers les plus ardents de la Révolution, et comme déjà les pays pauvres étaient favorisés grâce au premier tiers de représentation affecté au territoire, le tiers affecté aux impositions ne faisait guère que rétablir l’équilibre.

Je ne serais donc pas surpris qu’en somme le système de la Constituante aboutit à proportionner la représentation à la population tout en réservant un minimum de représentation aux départements les moins peuplés et les moins riches. Tous les députés ainsi nommés l’étaient pour deux ans.

Ainsi c’est un scrutin départemental qui envoyait les députés à l’Assemblée nationale. Mais ce n’était point un scrutin « de liste ». L’assemblée électorale réunie au chef-lieu du département nommait un à un les députés. Le scrutin était donc départemental et individuel.

Mais le département ne formait pas seulement une circonscription électorale pour le choix des législateurs. Il formait une circonscription administrative, et chacun des divers districts (ou arrondissements) entre lesquels le département était divisé formait aussi une circonscription administrative subordonnée.

Il y avait des assemblées administratives de département et des assemblées administratives de district. Celles de département ressemblent un peu à ce que nous appelons aujourd’hui le conseil général, celles de district à ce que nous appelons aujourd’hui le conseil d’arrondissement. Mais la différence entre les institutions administratives de la Constituante et celles d’aujourd’hui était grande. D’abord le mode d’élection n’était point le même. Aujourd’hui, chaque conseiller général est nommé par un canton. D’après la loi du 22 décembre 1789, c’est l’assemblée générale des électeurs réunie au chef-lieu du département qui désigne tous les membres de l’assemblée administrative ; le scrutin, qui aujourd’hui est cantonal, était alors départemental. L’assemblée électorale qui élisait les administrateurs du département était la même que celle qui élisait les députés au Corps législatif.

Après avoir procédé à l’élection des députés, elle procédait à l’élection des administrateurs du département ; puis, quand les électeurs étaient rentrés dans leurs districts, ils formaient au chef-lieu de ce district une assemblée électorale qui choisissait les administrateurs du district. Toutes ces assemblées administratives étaient renouvelables par moitié tous les deux ans. Mais la différence la plus marquée entre le système d’alors et celui d’aujourd’hui, c’est que ces diverses assemblées de département et de district n’avaient à côté d’elles aucun représentant du pouvoir central, aucun « fonctionnaire » délégué par le roi. Le pouvoir exécutif départemental était élu comme le pouvoir délibérant. « Chaque administration de département sera divisée en deux sections. L’une, sous le titre de conseil de département, tiendra annuellement une session pour fixer les règles de chaque partie d’administration et ordonner les travaux et les dépenses générales au département ; cette session pourra être de six semaines à la première assemblée, et d’un mois au plus pour les suivantes.

« L’autre section, sous le titre de directoire de département, sera toujours en activité pour l’expédition des affaires, et rendra au conseil du département un compte annuel de sa gestion, lequel sera rendu public par la voie de l’impression.

« Les membres de chaque administration de département éliront à la fin de leur première session, huit d’entre eux pour composer le directoire ; ils le renouvelleront tous les deux ans par moitié ; les 28 autres forment le conseil de département. »

Ainsi l’assemblée de département était formée de 36 membres élus ; ces 36 membres choisissaient parmi eux huit élus, qui formaient le directoire du département, c’est-à-dire le pouvoir exécutif. Il y avait bien auprès de chaque administration du département un procureur général syndic. Mais celui-ci, dont le mandat un peu vague semble consister surtout à rappeler aux assemblées les droits des citoyens et l’intérêt général de la nation, est élu par l’assemblée départementale des électeurs.

Ainsi les trois pouvoirs administratifs du département, le pouvoir délibérant ou conseil du département, le pouvoir exécutif ou directoire du département, et ce qu’on pourrait appeler le pouvoir avertisseur ou procureur général syndic, procédaient tous également de l’élection ; on peut même dire qu’ils étaient tous désignés par les mêmes électeurs, puisque même les membres du directoire, avant d’être désignés par leurs collègues pour cette fonction spéciale, avaient reçu de l’assemblée des électeurs le mandat général d’administrer.

De même, et avec un mécanisme analogue, il y eut une assemblée de district de 12 membres, divisée en une section de huit membres, conseil de district, et une section de quatre membres, directoire de district. Un procureur syndic élu était auprès de l’assemblée de district, comme un procureur général syndic élu auprès de l’assemblée du département.

Et si l’on constate en outre que, dans les municipalités dont nous allons parler tout à l’heure, tous les pouvoirs sont également électifs, il apparaît que nulle part, dans cette immense organisation administrative de la France nouvelle il n’y a place pour un délégué du pouvoir central. Ni le roi, ni l’Assemblée nationale ne désignent un seul agent d’administration, et c’est seulement par la communauté présumée des pensées et des volontés, que tous ces pouvoirs électifs locaux sont rattachés à la vie nationale, coordonnés à l’action centrale du pouvoir.

Il me paraît tout à fait oiseux de discuter d’une manière abstraite la valeur de cette constitution administrative. Les radicaux « autonomistes » la célèbrent, les centralistes « les hommes de gouvernement » la déplorent et prétendent qu’elle a conduit la Révolution à l’anarchie. Mais c’est une étrange erreur de méthode de l’isoler ainsi, pour la juger, des circonstances historiques où elle fut créée et où elle fonctionna.

Pour qu’une pareille organisation pût naître et durer, il fallait trois conditions essentielles. Il fallait d’abord une extrême défiance du législateur à l’égard du pouvoir. Si le roi n’avait pas, dès le début, trahi et combattu la Révolution, si la Constituante n’avait pas considéré qu’il y avait péril mortel à livrer une partie du pouvoir administratif aux délégués du roi et aux protégés de la Cour, peut-être aurait-elle fait une place dans le système administratif, à l’autorité royale.

De même que, par le veto suspensif, elle avait essayé de concilier la souveraineté nationale et le pouvoir du roi, elle aurait imaginé quelque combinaison administrative conciliant le principe de l’élection et la centralité du pouvoir. Elle aurait pu décider, par exemple, que le procureur général syndic serait désigné par le roi sur une liste de candidats présentée par l’assemblée des électeurs, et elle aurait pu accorder à ce procureur général syndic certain droit de veto suspensif. Mais la Cour était l’ennemie ; le pouvoir royal inspirait une défiance plus que justifiée ; la Constituante ne pouvait songer un instant à livrer à la contre-révolution une partie du mécanisme révolutionnaire.

Mais il fallait en second lieu, pour que ce système administratif pût s’établir, que le pouvoir exécutif, encore tenu en défiance, fût assez faible pour se résigner à cet effacement, et c’était justement la condition de Louis XVI après le 14 juillet et les journées d’octobre.

Enfin, il fallait que le pouvoir central, quel qu’il fût, n’eût pas à soutenir une de ces luttes violentes qui exigent une grande concentration de force et une grande unité d’action. Or en 1790 et 1791, il y a une sorte de détente. La contre-révolution organise ses forces, mais elle n’a pas encore affronté ouvertement le combat, et on peut espérer que la Révolution se résoudra en douceur. Au contraire, dès que la lutte est violemment engagée, la Convention est obligée d’établir une terrible centralisation gouvernementale et administrative, et au moyen de députés envoyés en mission, elle rappelle à elle tous les pouvoirs.

Le système administratif de la Constituante témoigne donc à la fois d’une extrême méfiance envers le roi et d’une extrême confiance dans la force d’expansion naturelle et paisible de la Révolution. Il témoigne aussi qu’elle n’avait à l’égard du prolétariat aucune inquiétude de classe. Malgré la précaution du cens électoral et du cens d’éligibilité, la bourgeoisie n’aurait pas livré aux quatre millions de citoyens actifs toute l’administration du pays ; elle n’aurait pas livré les départements, les districts, les communes, sans contrôle, sans contrepoids, sans régulateur central à tout un peuple d’artisans et de paysans si elle avait craint pour son privilège économique.

Abandonner à la seule puissance de l’élection Paris, Nantes, Lyon, Marseille, Saint-Etienne, remettre à l’élection seule non seulement tout le pouvoir administratif, mais, comme nous le verrons, tout le pouvoir judiciaire et tout le pouvoir religieux, c’était évidemment, pour la bourgeoisie révolutionnaire, affirmer une confiance superbe en sa force et en son droit. Cette constitution atteste qu’entre la bourgeoisie et le prolétariat la lutte de classe ou même la défiance de classe n’est pas encore née.

Le système administratif de la Constituante ne pouvait donc répondre qu’à un moment très rapide de l’histoire. Mais dans cette période de 1789 à la fin de 1792, il a rendu à la Révolution et à la France d’immenses services. Il a préservé le pays de l’action contre-révolutionnaire du pouvoir royal. Il a habitué les citoyens, dans les départements et dans la commune à se gouverner eux-mêmes, et il a fait ainsi, avant la République, l’éducation républicaine de la nation ; la fuite de Varennes et la journée du 10 août auraient affolé la France si elle n’avait eu déjà l’habitude, au plus profond de sa vie quotidienne, de se passer du roi. Enfin ce système administratif a fait surgir par centaines de mille les hommes dévoués, les fonctionnaires électifs, et il a ainsi constitué un filet révolutionnaire d’une extraordinaire puissance et contre lequel les forces du passé se sont débattues en vain.

C’est le régime municipal surtout qui fut décisif. D’abord il mettait en mouvement, et si je puis dire, en vibration, toutes les cellules, toutes les fibres de l’organisme social. Il y eut en effet quarante-quatre mille municipalités. Sieyès aurait voulu qu’il n’y eût qu’un petit nombre de communes, et l’Assemblée Constituante elle-même, vers la fin de son mandat, quand elle révisa la Constitution, songea à en réduire le nombre, sous prétexte que cette extraordinaire multiplicité favorisait « l’anarchie » et rendait tout mouvement d’ensemble impossible.

En fait, il était impossible de briser la vie locale des anciennes paroisses et communautés de village. Il fallait la transformer, la passionner en l’élevant à la liberté ; c’est ce que fit en décembre 1789 la Constituante. Et en favorisant ainsi le jeu des forces populaires, elle ne favorisa point, comme le dit Taine « l’anarchie spontanée », mais, au contraire, le gouvernement spontané ; c’est l’action incessante et toujours éveillée de ces municipalités innombrables qui suppléa à l’inévitable défaillance du pouvoir exécutif, maintint l’ordre, châtia ou prévint les complots, assura, par des ateliers de travail, la vie des pauvres, et multiplia les prises de la Révolution sur le pays.

Voici, dans le texte même du décret, les traits principaux de l’organisation municipale.

« Article premier. Les municipalités actuellement existantes en chaque ville, bourg, paroisse et communauté, sous le nom d’hôtel de ville, mairie, échevinats, consulats, et généralement sous quelque titre et dénomination que ce soit, sont supprimées et abolies, et cependant les officiers municipaux actuellement en service, continueront leurs fonctions jusqu’à ce qu’ils aient été remplacés.

« Article 2. Les officiers et membres des municipalités actuelles seront remplacés par voie d’élection.

« Article 3. Les droits de présentation, nomination ou confirmation et le droit de présidence ou de présence aux assemblées municipales, prétendus ou exercés comme attachés à la possession de certaines terres, aux fonctions de commandant de province ou de ville, aux évêchés ou archevêchés, et généralement à tel autre titre que ce puisse être, sont abolis.

« Article 4. Le chef de tout corps municipal portera le nom de maire.

« Article 5. Tous les citoyens actifs de chaque ville, bourg, paroisse ou communauté pourront concourir à l’élection du corps municipal.

« Article 6. Les citoyens actifs se réuniront en une seule assemblée dans les communautés où il y a moins de 4,000 habitants, et en deux assemblées de 4,000 à 8,000 habitants, en trois assemblées dans les communes de 8,000 à 12,000 habitants, et ainsi de suite.

« Article 7. Les assemblées ne peuvent se former par métiers, professions ou corporations, mais par quartiers ou arrondissements. »

Ainsi, en ce qui touche l’origine du pouvoir municipal, tout ce qui reste de pouvoir féodal ou corporatif est aboli. Ni les seigneurs, ni les évêques, ni les chefs de corporation ne peuvent plus désigner les officiers municipaux, ou assister de droit aux assemblées municipales. L’oligarchie bourgeoise municipale est supprimée aussi. Les institutions traditionnelles comme la jurade de Bordeaux, le consulat de Lyon disparaissent.

À Lyon, par exemple, il y avait 19 notables pris : 1 dans le chapitre de Saint-Jean, 1 dans le reste du clergé, 1 dans la noblesse, 1 dans le présidial, 1 parmi les trésoriers de France, 1 dans le siège de l’élection, 1 dans la communauté des notaires, 1 dans celle des procureurs, 5 parmi les commerçants, 4 dans la communauté d’arts et métiers ; ces 19 notables élisaient les 4 échevins et dressaient la liste des trois candidats nobles parmi lesquels le roi choisissait le prévôt des marchands. Des combinaisons analogues régissaient la plupart des villes importantes.

Tout cet échafaudage mêlé d’ancien régime et de bourgeoisie s’effondra sous les premiers coups de la Révolution, et quand on dit que celle-ci a été une Révolution « bourgeoise », il faut s’entendre. Elle n’a pas été faite par une oligarchie bourgeoise : elle a été faite, au contraire, contre l’oligarchie bourgeoise qui s’était incorporée à l’ancien régime : et la bourgeoisie révolutionnaire avait assez de confiance en la force de ses richesses, de ses lumières, de son grand esprit d’entreprise, pour se confondre, sans peur, dans la grande masse du Tiers-État.

La restriction même des citoyens actifs semble à cette date une précaution pour la Révolution plutôt que pour la bourgeoisie elle-même ;

En fait, la valeur locale des trois journées de travail qu’il fallait payer pour être citoyen actif et électeur, des dix journées de travail qu’il fallait payer pour être éligible aux fonctions municipales, fut fixée très bas dans un très grand nombre de communes : à Lyon, par exemple, elle fut fixée à 10 sous.

Il suffisait donc de payer trente sous d’impôt pour être électeur et 5 livres pour être éligible.

Les éligibles furent à Lyon, au nombre de 4450. Dans l’ensemble, le mouvement municipal était dirigé par la bourgeoisie riche et révolutionnaire : il n’était pas étroitement bourgeois au sens que la lutte des classes a précisé depuis. Et ce n’était point par corporation qu’avait lieu le vote. C’était par quartier : tous les citoyens actifs, quelle que fût leur profession et leur condition, étaient confondus : Les divers quartiers eux-mêmes n’étaient que des sections de vote, et les résultats étaient centralisés. Dans l’intérieur de la commune aucune barrière, aucune cloison ne s’opposait au mélange des forces, à l’ardente expansion de la vie.

Le maire n’était pas nommé, comme dans la loi d’aujourd’hui, par les officiers municipaux : il était directement élu comme maire par les citoyens actifs :

Article 16. Les maires seront toujours élus à la pluralité absolue des voix. Si le premier scrutin ne donne pas cette pluralité, il sera procédé à un second, si celui-ci ne le donne point encore, il sera procédé à un troisième, dans lequel le choix ne pourra plus se faire qu’entre les deux citoyens qui auront réuni le plus de voix au scrutin précédent ; enfin, s’il y avait égalité de suffrage entre eux à ce troisième scrutin le plus âgé serait préféré.

Ainsi c’est directement du peuple que le maire tenait son mandat. Les autres officiers municipaux étaient nommés directement aussi par les citoyens actifs, au scrutin de liste.

Comme on voit, ce n’est plus ici, comme pour l’élection des députés à l’assemblée nationale ou des administrations du département et du district, une élection à plusieurs degrés. Dans l’ordre municipal les citoyens actifs ne procèdent pas d’abord au choix d’un certain nombre d’électeurs qui, eux, choisissent en dernier ressort.

Les citoyens actifs désignent directement et d’emblée les membres du corps municipal. Ils choisissent ainsi, outre le maire et les officiers municipaux, un procureur de la commune, qui n’a pas voix délibérative, mais qui représente devant le corps municipal l’intérêt de la communauté locale. Il est, en quelque sorte, l’avocat d’office des citoyens dans leurs rapports avec le corps municipal.


(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Enfin, les citoyens actifs désignent encore, au scrutin de liste et à la pluralité relative des suffrages, un nombre de notables double de celui des officiers municipaux. Ces notables forment, avec les membres du corps municipal, le conseil général de la commune, et ils ne sont appelés que pour les affaires importantes.

Cette adjonction de notables explique le très petit nombre des membres du corps municipal, dans les petites communes. « Les membres des corps municipaux des villes, bourgs, paroisses et communautés, seront au nombre de trois, y compris le maire, depuis 500 âmes jusqu’à 3.000 ;

De neuf, depuis 3.000 jusqu’à 10.000 ;
De douze, depuis 10.000 jusqu’à 25.000 ;
De quinze, depuis 25.000 jusqu’à 100.000 ;
De vingt-un au-dessus de 100.000.

Ainsi, dans les plus petites communes, le nombre des administrateurs, notables compris, était de neuf. Il est permis de penser que dans l’ensemble, un million, au moins, de citoyens étaient appelés à des fonctions actives dans les municipalités. Au sortir de l’ancien régime c’est une prodigieuse mobilisation des énergies.

Quelles étaient les attributions de ces divers corps administratifs ? Les assemblées de département étaient chargées de répartir l’impôt entre les districts et les districts les répartissaient entre les communes. De plus, les assemblées de département veillaient à ce que les municipalités se conforment aux lois générales.

Quant aux corps municipaux (article 49 et suivants) ils auront deux espèces de fonctions à remplir : les unes propres au pouvoir municipal, les autres propres à l’administration générale de l’État, et déléguées par elle aux municipalités.

Art. 50. Les fonctions propres au pouvoir municipal, sous la surveillance et l’inspection des assemblées administratives, sont :

De régler les biens et revenus communs des villes, bourgs, paroisses et communautés ;

De régler et d’acquitter celles des dépenses locales qui doivent être payés des deniers communs ;

De diriger et faire exécuter les travaux publics qui sont à la charge de la communauté ;

D’administrer les établissements qui appartiennent à la commune, qui sont entretenus de ses deniers ou qui sont particulièrement destinés à l’usage des citoyens dont elle est composée ;

De faire jouir les habitants des avantages d’une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, et de la tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics.

Art. 51. Les fonctions propres à l’administration générale qui peuvent être déléguées aux corps municipaux pour les exercer sous l’autorité des assemblées administratives sont :

La répartition des contributions directes entre les citoyens dont la communauté est composée :

La perception des contributions ;

Le versement de ces contributions dans les caisses du district ou du département ;

La direction immédiate des travaux publics dans le ressort de la municipalité ;

La régie immédiate des établissements publics destinés à l’utilité générale ;

La surveillance et l’agence nécessaires à la conservation des propriétés publiques ;

L’inspection directe des travaux de réparation ou de reconstruction des églises, presbytères et autres objets relatifs au service du culte public.

Art. 52. Pour l’exercice des fonctions propres ou déléguées aux corps municipaux, ils auront le droit de requérir le secours nécessaire des gardes nationales et autres forces publiques.

Art. 54. Le conseil général de la commune, composé tant des membres du corps municipal que des notables, sera convoqué toutes les fois que l’administration municipale le jugera convenable, et elle ne pourra se dispenser de le convoquer lorsqu’il s’agira de délibérer ;

Sur des acquisitions ou aliénations d’immeubles ;

Sur des impositions extraordinaires pour dépenses locales ;

Sur des emprunts ;

Sur des travaux à entreprendre ;

Sur l’emploi du prix des ventes, des remboursements ou des recouvrements ;

Sur les procès à intenter ;

Même sur les procès à soutenir dans le cas où le fond du droit serait contesté. »

Et voici maintenant deux articles qui règlent les rapports des municipalités aux corps administratifs des départements.

Art. 55. Les corps municipaux seront entièrement subordonnés aux administrations de département et de district pour tout ce qui concernera les fonctions qu’ils auront à exercer par délégation de l’administration générale.

Art. 56. Quant à l’exercice des fonctions propres au pouvoir municipal, toutes les délibérations pour lesquelles la convocation du conseil général de la commune est nécessaire, ne pourront être exécutées qu’avec l’approbation de l’administrateur ou du directeur du département qui sera donnée, s’il y a lieu, sur l’avis de l’administrateur ou du directeur du district. »

Voilà l’essentiel de la législation municipale : et qu’on ne se méprenne point sur le sens du mot notables : il n’y a rien là qui ressemble à ce qu’on appellera plus tard « les plus fort imposés » : pour être notable comme pour être membre du corps municipal, il fallait payer dix journées de travail.

Telle quelle, cette législation donne aux municipalités un pouvoir administratif énorme. Malgré la tutelle des corps administratifs du département, électifs d’ailleurs eux aussi, les corps municipaux auront une grande force d’action.