Histoire socialiste/La Constituante/Journées révolutionnaires

sous la direction de
Jules Rouff (p. 230-376).

III

JOURNÉES RÉVOLUTIONNAIRES
(20 juin, 14 juillet, 5 et 6 octobre)

C’est le 4 mai que les députés des États Généraux se réunirent pour la première fois pour aller, processionnellement, entendre à l’église Saint Louis une messe du Saint Esprit, célébrée par l’évêque de Nancy. Une foule énorme, accourue de Paris, contemplait au passage les brillants costumes des princes, la masse sombre et compacte des élus du Tiers vêtus de noir.

Le lendemain, 5 mai, les députés furent convoqués, pour la première séance, dans la Salle des Menus, appelée Salle des Trois Ordres. C’était une grande pièce rectangulaire, qui pouvait contenir environ douze cents personnes, et près de deux mille pouvaient trouver place dans les galeries. Les députés furent introduits lentement et après une attente assez longue : les députés du Tiers furent massés au centre, le clergé et la noblesse s’assirent sur les côtés.

Quels étaient ces hommes ? Taine en a parlé avec dédain, comme de théoriciens à l’esprit creux ou de pauvres praticiens et procéduriers de petite ville. Il déplore qu’on n’ait pas appelé tous les hommes vraiment compétents de France, tous ceux qui avaient déjà manié les affaires, c’est-à-dire ceux qui, ayant mêlé leur vie à l’ancien régime, étaient intéressés à le maintenir. Après tout, l’expérience avait été faite.

Qui avait plus de compétence à la fois et de hauteur d’esprit que Turgot, intendant de Limoges ? Il essaie au ministère quelques grandes réformes, et il est brisé. Qui avait plus d’expérience sociale et d’autorité que « les notables » assemblés par Calonne ? Princes, archevêques, grands parlementaires, intendants, toutes les forces de l’ancien régime et toutes ses lumières étaient là : mais de tout cet égoïsme splendide ne sortit que misère et néant. Il était temps que la Nation recourût à d’autres hommes forts par les idées. Oui, parmi les 571 députés du Tiers, il y avait peu d’administrateurs, et il y avait beaucoup de légistes. Mais ce sont les légistes qui avaient fait la monarchie moderne, la France moderne : ce sont eux qui avaient régularisé et formulé la Révolution royale ; ils formuleront et régulariseront la Révolution bourgeoise.

La grande pensée du xviiie siècle est en eux : c’est elle qui les unit et qui élève les plus modestes au niveau des plus grands. Cette pensée est assez diverse et vaste pour que ceux qui s’en inspirent ne soient pas dominés par l’esprit de secte, et puissent s’adapter aux événements. Montesquieu, Voltaire, l’Encyclopédie, Rousseau, avec leurs tendances parfois divergentes, avaient formé les intelligences : et quand on suit de près les actes, les déclarations des Constituants, on voit qu’ils s’étaient fait comme une synthèse de tous les grands esprits du siècle.

A Voltaire, ils empruntaient l’idée de tolérance et de liberté religieuse, peut-être aussi le respect affecté et prudent de l’institution catholique. Montesquieu, théoricien de la Constitution anglaise et de l’équilibre des pouvoirs, leur paraissait un peu suranné : il eut été le grand docteur de la Révolution si elle se fût accomplie en 1740, au moment où il écrivait, et avant le développement décisif de la puissance bourgeoise : vers la fin du siècle, le subtil et savant équilibre, imaginé par lui, s’était déplacé dans le sens de la démocratie bourgeoise. De Rousseau, les Constituants négligeaient les paradoxes antisociaux, mais ils retenaient fortement l’idée des droits naturels, du contrat et de la démocratie.

Enfin, l’Encyclopédie leur communiquait ce véhément et large amour de la science qui neutralisera en eux, plus d’une fois, les influences du jansénisme ou du déisme étriqué de Jean-Jacques. En tous ces hommes qui, au centre de la Salle des Menus, sont groupés en face du trône, il y avait donc toute la riche pensée du siècle : déjà le peuple discernait et acclamait en eux des noms éclatants, mais il nous plaît de ne point les isoler encore : c’est la grande lumière commune du xviiie siècle qui est en tous et sur tous.

Dès cette première rencontre il y eut, entre la bourgeoisie révolutionnaire et la royauté, malaise et commencement de rupture. Pendant les élections, le pouvoir avait pratiqué le laisser-faire. Malouet, dans ses Mémoires, reproche au Roi et aux ministres de n’avoir pas surveillé l’action électorale, de n’être pas intervenus pour peser sur les votes et pour obtenir des choix modérés. Cette abstention n’eût pas été, pour la royauté, une faute si elle avait été vraiment résolue à témoigner confiance à la Nation. Le Roi le pouvait en cette journée du 5 mai. Il n’y avait contre lui aucune prévention.

Il pouvait se déclarer le chef du grand mouvement de réformes, et il eût certainement, dans la nouvelle Constitution libre, maintenu la force du pouvoir exécutif, du pouvoir royal. Au contraire, dès sa première entrevue avec la Nation qu’il appelle, il laisse percer une incurable défiance : « Une inquiétude générale, un désir exagéré d’innovations se sont emparés des esprits et finiraient par égarer totalement l’opinion si on ne se hâtait de les fixer par une réunion d’avis sages et modérés…

« Les esprits sont dans l’agitation : mais une assemblée des représentants de la Nation n’écoutera, sans doute, que les conseils de la sagesse et de la prudence. Vous aurez jugé vous-mêmes, Messieurs, qu’on s’en est écarté dans plusieurs occasions récentes, mais l’esprit dominant de vos délibérations répondra aux sentiments d’une nation généreuse et dont l’amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif : j’éloignerai tout autre souvenir. »

Médiocre semonce, où la peur affecte je ne sais quel ton sentimental ! Et pas un mot pour assurer la marche de l’assemblée nouvelle, pour régler cette grave question du vote par tête ou par ordre, qui va paralyser d’abord et bientôt exaspérer la Révolution. Même médiocrité, même néant des ministres. Le garde des Sceaux Barentin pose la question du vote par tête, mais il n’ose la résoudre :

« Un cri presque général s’est fait entendre pour solliciter une double représentation en faveur du plus malheureux des trois ordres, de celui sur lequel pèse principalement le fardeau de l’impôt. En déférant à cette demande, Sa Majesté, Messieurs, n’a point changé la forme des anciennes délibérations, et quoique celle par tête, en ne produisant qu’un seul résultat, paraisse avoir l’avantage de faire mieux connaître le désir général, le Roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s’opérer que du consentement libre des États Généraux et avec l’approbation de Sa Majesté. »
Necker.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Quelle dangereuse tactique ! livrer aux contentions des ordres la question primordiale, celle qui commandait tout. Accorder la double représentation du Tiers c’était accorder, logiquement, le vote par tête : pourquoi donc ne pas aller jusqu’au bout ? Pourquoi obliger les communes à conquérir révolutionnairement le droit que la royauté pouvait leur donner d’un mot ?

Necker fut aussi vain. Le riche banquier genevois qui, deux fois, avait géré les finances de la France et qui avait, grâce à son crédit personnel et à quelques emprunts habiles, fait face aux difficultés de la guerre d’Amérique, était à ce moment très populaire. C’est à lui que le pays attribuait la convocation des États Généraux, et s’il eût été vraiment un homme d’État, s’il n’avait pas été aveuglé par une vanité puérile, il aurait pu jouer un rôle décisif, et faire servir sa compétence financière au triomphe d’une heureuse et pacifique Révolution.

Il pouvait proclamer son impuissance à équilibrer le budget, tant que le contrôle de la Nation elle-même ne réprimerait point tous les abus. Au contraire, dans le long exposé financier qu’il lut aux États Généraux, il s’appliqua inconsciemment à leur démontrer… qu’ils étaient inutiles. Lui seul, Necker, par quelques habiles combinaisons, suffirait à rétablir l’équilibre : quelques retenues sur les pensions, quelques économies au budget des affaires étrangères, une revision des traités avec la ferme générale, quelques relèvements de droits sur les marchandises des Indes, et le déficit qui n’est après tout, que de 36 millions, pourra aisément disparaître. Bien mieux, ces ressources ordinaires, ainsi mises en lumière, permettront de gager l’emprunt nécessaire pour l’année courante.

En écoutant cet exposé, les députés, qui l’entendirent d’ailleurs assez mal, devaient se dire : Mais à quoi servirons-nous ? et si la situation est aussi aisée, pourquoi nous a-t-on réunis ? Il semblait vraiment que Necker ne les eût convoqués que pour leur donner le spectacle de son habileté financière : et en fait, comme un prestidigitateur, il s’écrie : « Quelle nation, Messieurs, que celle où il suffit de quelques objets cachés pour rétablir les affaires publiques ! »

Il ne s’apercevait point qu’en se proclamant seul nécessaire il blessait cruellement la Nation. Il ôtait au Tiers-État la force morale nécessaire pour organiser un régime de contrôle et de liberté puisque, sans ce régime et avec le seul tour de main d’un banquier expérimenté, les choses iront à merveille.

J’ai déjà cité le mot admirable de Mirabeau : « Le déficit est le trésor de la Nation. » Necker lui volait ce trésor, et il s’étonne, dans sa vaniteuse candeur, de la froideur avec laquelle son exposé fut accueilli. Il a écrit dans ses Mémoires : « Cependant, en faisant retour sur moi-même, je ne puis me rappeler, sans amertume, la manière dont je fus trompé dans mon attente, lorsque, plein de joie de pouvoir annoncer aux États généraux le peu de fondement de tous les bruits répandus sur l’étendue du déficit et sur l’embarras inextricable des finances, et jouissant à l’avance de l’impression que ferait sur l’assemblée cette connaissance inattendue, je n’aperçus que la froideur et le silence. »

Même après coup, Necker n’a point compris. Il ne se rend même pas compte qu’en exagérant la facilité des choses il servait le parti de la contre-Révolution, et Louis XVI, en l’écoutant d’une attention un peu somnolente et vaguement réjouie, pouvait se dire : après tout, si ces hommes ne sont pas sages, je pourrai, sans dommage, les congédier.

Le système de Necker menait tout droit au Coup d’État de la séance royale du 23 juin : « le grand ministre », à qui son ombre solennelle cachait l’univers, ne s’en est point douté ; l’Assemblée, elle, toute novice qu’elle fût, avait compris, et on emporta, en se séparant, une impression de malaise, de trouble et d’insécurité. Ah ! comme, dès cette première séance, Mirabeau devait frémir d’impatience et d’orgueil devant la médiocrité des gouvernants ! Il se jura sans doute, dès ce jour-là, de les poursuivre sans trêve pour leur arracher à la fois la Révolution, qu’il eût voulu conduire, et la monarchie, qu’il eût voulu sauver !

Dès le lendemain, la grande bataille entre les ordres, au sujet du vote par tête, va commencer. Le clergé, la noblesse, le Tiers État, se réunissent dans les locaux distincts : le Tiers État, à raison de son nombre, siège dans la Salle des Menus, où a eu lieu la veille la réunion générale ; et il a l’air, ainsi, d’être un peu l’Assemblée.

La noblesse prend position d’emblée : sur la demande de Montlosier et malgré l’avis contraire du vicomte de Castellane, du duc de Liancourt et du marquis de Lafayette, elle décide par 188 voix contre 47 de se constituer en ordre séparé et de vérifier à part les pouvoirs de ses membres. Si cette décision de la noblesse est maintenue et si le Tiers-État s’incline, la route est fermée devant la Révolution. Le clergé prend une décision semblable, mais à une majorité bien plus faible, 133 voix contre 114. Les députés du Tiers, assemblés dès neuf heures, attendent en vain jusqu’à deux heures et demie la réunion des deux autres ordres. Ceux-ci ne venant pas, le Tiers-État comprend que dès la première heure, la Révolution est en péril : ou plutôt elle ne peut être sauvée que par la fermeté et l’adresse des Communes.

Que faire ? Deux tactiques différentes sont proposées. Malouet très modéré, très conservateur, propose aux députés du Tiers-État de se constituer au moins provisoirement, et de se donner un règlement. Mais il paraît à Mirabeau que ce serait reconnaître la séparation des ordres : « tant que les pouvoirs n’ont pas été vérifiés en commun, nous ne sommes qu’une agrégation d’individus ». Il n’y a qu’une tactique qui convienne, celle de l’inaction et de l’attente. Le Tiers-État constatera ainsi aux yeux de la nation que les autres ordres en s’isolant ajournent l’exercice de la souveraineté nationale. Le système de l’inaction provisoire est adopté. Mais comment s’y tenir sans énerver le pays et les Communes elles-mêmes ? Malouet persévérant dans sa tactique demande à nouveau que le Tiers s’organise, qu’il envoie des délégués aux autres ordres pour les presser de se joindre à lui au moins pour la vérification des pouvoirs : pour les autres questions, le vote par tête ou par ordre serait réservé : et les délégués du Tiers assureraient en même temps le clergé et la noblesse de leur sincère désir de respecter toutes les propriétés et tous les droits.

Mais la réunion ainsi obtenue ne serait-elle pas l’amoindrissement moral du Tiers, la consécration préalable du système féodal et de tous les privilèges ? Les Communes rejettent vigoureusement le système de Malouet, et Mounier propose qu’il soit permis aux députés du Tiers d’aller à titre individuel et officieux trouver les députés des autres ordres pour les presser de se réunir. Vaine démarche, mais qui commence à faire sortir le Tiers, sans le compromettre, de son isolement et de son inaction ! Les délégués ne rencontrent à la Chambre de la noblesse que les commissaires chargés de la vérification des pouvoirs : ceux-ci continuent imperturbablement leur besogne.

Cependant le clergé, divisé contre lui-même et entraîné par la minorité très forte des curés, proposait de vagues moyens de conciliation. Il demandait que chaque ordre nommât des commissaires qui se concerteraient avec ceux des autres ordres. L’indication était très incertaine : la noblesse accueillit cette proposition en spécifiant bien que ses commissaires n’auraient d’autre mandat que d’expliquer aux communes pourquoi la noblesse se constituait à part. Mirabeau, en un grondement de colère s’écria à la séance du 15 mai : « N’est-ce pas une grâce que Messieurs de la noblesse accordent aux autres ordres lorsqu’ils nomment des commissaires pour se concerter avec eux ? Puisqu’ils ont eu le droit de vérifier leurs pouvoirs séparément, de se constituer en chambres sans le consentement des autres, qui les empêche d’aller en avant, de faire une constitution, de régler les finances, de promulguer des lois ? Les nobles ne sont-ils pas tout en France ? Qu’est-ce qu’une corporation de vingt-quatre millions d’individus ? Cela vaut-il la peine d’être compté pour quelque chose ? »

Par ces éclats d’ironie hautaine, il animait le Tiers à la résistance : mais aussi soucieux d’éviter les démarches irréparables que de prévenir toute faiblesse, il ne proposait encore rien et se contentait de prolonger la colère expectante des communes et de la nation. C’est le député de Rennes, le breton Chapelier, qui, fidèle au violent esprit révolutionnaire de sa province fit le premier jaillir l’éclair. Tandis que le pasteur Rabaud-Saint-Étienne demandait que le Tiers envoyât des commissaires aux autres ordres mais avec mandat de maintenir le vote par tête et l’indivisibilité de l’Assemblée, Chapelier veut confier aux commissaires un mandat menaçant.

« Les députés des communes déclarent qu’ils ne reconnaîtront pour représentants légaux que ceux dont les pouvoirs auront été examinés par des commissaires nommés par l’Assemblée générale. » Et déjà, Chapelier appelle les communes « le corps national ». C’était signifier aux autres ordres que sans le Tiers ils n’étaient rien, et que sans eux, s’ils s’obstinaient, le Tiers serait la nation. C’était la guerre déclarée. Mirabeau s’en effraye, car quelles seront les conséquences ? et où sera le point d’appui du Tiers-État si les autres ordres bravent ses menaces et ses sommations ?


Autographe de Necker.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Aussi, il indique une voie intermédiaire. Il sait que le clergé divisé, incertain, ne marche pas délibérément avec la noblesse : et il veut aggraver la désunion des deux ordres privilégiés, afin de sauver le Tiers. « Envoyez au clergé, Messieurs, et n’envoyez point à la noblesse, car la noblesse ordonne et le clergé négocie. Autorisez qui vous voudrez à conférer avec les commissaires du clergé, pourvu que vos envoyés ne puissent pas proposer la plus légère composition, parce que sur le point fondamental de la vérification des pouvoirs dans l’Assemblée nationale vous ne pouvez vous départir de rien. Et quant à la noblesse, tolérez que les adjoints confèrent avec elle comme individus ; mais ne leur donnez aucune mission, parce qu’elle serait sans but et ne serait pas sans danger. »

Avec un merveilleux instinct révolutionnaire il voulait diviser le bloc ennemi ; il ne disait pas dogmatiquement : entre le clergé et la noblesse, entre les deux ordres privilégiés il n’y a point pour nous de différence : il essayait au contraire de faire passer entre eux la Révolution. Les communes écartèrent un moment la motion de Mirabeau et décidèrent d’abord d’envoyer des commissaires pour conférer avec ceux de la noblesse et du clergé ; mais cette conférence n’ayant pas abouti, Mirabeau reprit sa proposition.

« Je vous demande de décréter une députation vers le clergé, députation très nombreuse et très solennelle qui, résumant tout ce que nos adversaires ont si subtilement allégué, tout ce que nos commissaires conciliateurs ont si bien dit adjurera les ministres du Dieu de paix de se ranger du côté de la raison, de la justice, de la vérité, et de se réunir à nous pour tenter un nouvel effort auprès de la noblesse : si les espérances que nous avons conçues d’une grande partie du clergé sont fondées, elles se réaliseront à l’instant même ; et quelle différence pour nous d’inviter la noblesse, de la sommer au besoin, de réclamer contre elle, s’il est malheureusement nécessaire, réunis avec le clergé ou isolés de lui ? Mais quel que soit le succès d’une telle démarche, elle vous donnera l’honneur de tous les procédés, elle conquerra l’opinion universelle à votre modération et à votre fermeté. »

La motion de Mirabeau fut accueillie par acclamation et exécutée au même instant. Elle eût été probablement décisive : encouragés par la démarche solennelle d’un grand nombre de députés du Tiers, les curés auraient rompu avec les évêques : l’ordre du clergé aurait été décomposé ou même obligé de s’unir au Tiers-État et cette réunion aurait rendu intenable la situation de la noblesse.

Mirabeau le savait bien quand il rappelait aux Communes que l’ordre du clergé était « menacé de divisions intérieures ». Mais à la minute même où l’action des députés du Tiers, succédant à une longue et utile temporisation, allait être décisive, le roi intervient par un coup de théâtre. Le 28 mai, il évoque à lui tout le différend, et après quelques paroles amères, il conclut : « Je désire que les commissaires conciliateurs déjà choisis par les trois ordres reprennent leurs conférences demain, à six heures du soir, et, pour cette occasion, en présence de mon garde des sceaux et des commissaires que je réunirai à lui, afin d’être informé particulièrement des ouvertures de conciliation qui seront faites et de pouvoir contribuer directement à une harmonie si désirable et si instante. » Évidemment cette intervention a été suggérée au roi par le haut clergé. Celui-ci sentait que les curés allaient lui échapper, et il conseilla à Louis XVI de se saisir de l’affaire. C’était un coup de maître : le roi devenait l’arbitre de la Révolution : après avoir réduit à un rôle subalterne les commissaires des États-Généraux, c’est-à-dire les États-Généraux eux-mêmes, il leur imposait dans la question du vote par tête ou par ordre, qui commandait toutes les autres, sa solution, et le haut clergé, ayant maté par l’intervention royale la résistance encore timide des curés, triomphait avec le roi : il devenait à ses côtés l’arbitre des événements, le suprême modérateur de la Révolution. Ainsi le génie clérical répondait, par une manœuvre hardie, au coup droit porté par Mirabeau. L’embarras des communes fut grand. Accepter ces conférences ? c’était tout livrer à l’arbitraire du roi et mettre la Révolution elle-même à la merci d’un arrêt du conseil. Les refuser ? c’était entrer en lutte avec le roi lui-même soutenu des autres ordres. Malouet aurait voulu non seulement qu’on envoyât des délégués à la conférence, mais qu’on leur donnât un mandat très large. Il s’obstinait à rêver l’entente cordiale des communes « et de l’élite des classes privilégiées ». Chapelier et les députés bretons s’opposèrent à toute conférence, et ici encore, Mirabeau indiqua et fit adopter une démarche intermédiaire. Il dénonça le piège caché dans la proposition royale, le conciliabule du haut clergé qui l’avait inspiré, et il conclut qu’il était imprudent et impossible de refuser les conférences mais qu’il fallait en même temps envoyer au roi une députation directe pour bien lui faire entendre que c’est une Assemblée nationale que la France avait nommée et que rien ne pouvait rompre l’unité de la représentation nationale. Il fut décidé ainsi, et une adresse au roi, assez atténuée, d’ailleurs, et prudente, fut rédigée. Pendant que se tenaient ces dangereuses conférences, le haut clergé, décidément maître du terrain, et traînant à sa suite les curés intimidés, formula la proposition la plus insidieuse. Il demanda aux trois ordres de s’entendre pour remédier à la cherté des subsistances et assurer du pain au peuple. C’était d’une habileté scélérate. Le haut clergé espérait ainsi se rendre populaire, et de plus il créait une diversion au problème politique : à quoi bon se quereller sur le vote par tête ou le vote par ordre ? Ne vaut-il pas mieux s’occuper du pauvre peuple » ? Ainsi sans doute, pour un morceau de pain ou pour l’espoir d’un morceau de pain, le peuple abandonnerait la Révolution.

Les Communes indignées commencèrent à perdre patience. Elles répondirent que si le clergé voulait vraiment s’occuper du peuple souffrant, il n’avait qu’à se réunir aux députés du Tiers : elles laissaient entendre que si le clergé était aussi impatient de soulager les misères publiques, il n’avait qu’à renoncer à son luxe. Mais les Communes liées par les conférences commencées et par l’intervention royale n’osaient encore se dresser révolutionnairement contre toutes ces hypocrisies et toutes ces résistances. Elles atténuaient encore et, avec une colère croissante, rongeaient leur frein, se demandant parfois si le pays énervé et lassé avant d’avoir agi, ne les laisserait pas tomber dans l’abîme. Mais le pays était admirable de clairvoyance et, averti par les lettres de députés, il faisait crédit à la bourgeoisie révolutionnaire de plusieurs mois de souffrance et d’attente, pourvu qu’enfin, à l’heure propice, elle s’affirmât.

Necker, au nom du roi, mit fin aux conférences qui traînaient, par une formule de prétendue conciliation qui livrait tout à l’arbitraire royal. Chaque ordre devait vérifier à part les pouvoirs de ses membres : si des contestations se produisaient de la part des autres ordres, une commission commune devait délibérer, et si l’accord ne se faisait pas, le roi jugeait en dernier ressort. Appliquez cette procédure aux autres questions, et toute la Révolution est remise aux mains du roi. Necker se disait sans doute qu’elle était par là même remise entre ses mains. C’était la consécration définitive de l’arbitraire royal et du despotisme ministériel.

Il n’y avait plus à hésiter, et quel que fût le péril d’une lutte directe contre les ministres du roi et contre le roi, on ne pouvait plus reculer d’un pas sans tomber dans le gouffre. Mirabeau, dans la séance du 5 juin, dénonça avec colère la manœuvre ministérielle et conseilla la résistance à outrance : « Ce serait manquer à nous-mêmes, Messieurs, ce serait prévariquer que d’adopter la proposition des commissaires du roi : elle attente aux droits de la nation, elle blesse également la justice et les convenances ; elle aurait les suites les plus redoutables ; elle paralyserait de mort l’Assemblée nationale avant même qu’elle eût manifesté son existence ; elle ferait avorter la dernière espérance de la nation. « Crut-il sentir à ce moment dans l’Assemblée une tentation de faiblesse ? Il a écrit plus tard dans une de ses lettres à la Cour : « L’Assemblée n’était venue que pour capituler. » Parole amère et injuste : car toute la conduite du Tiers atteste autant de fermeté que de sagesse, et Mirabeau n’était grand que parce qu’il savait trouver, dans la conscience même de l’Assemblée, le point d’équilibre des justes audaces et des nécessaires habiletés.

Le Tiers se donna quelques jours de répit, en prétextant qu’il attendait la clôture des procès-verbaux de la conférence, et pendant ces quelques jours, du 6 au 10 juin, la noblesse lui fournit le moyen de trancher le nœud. Elle n’avait pas vu sans jalousie l’influence croissante du clergé, et elle n’avait pas vu sans inquiétude l’action de la toute-puissance ministérielle. Elle comprit que la Révolution ainsi dénouée tournerait au profit du haut clergé et du roi, et qu’elle-même sortirait amoindrie encore, et quelque peu ridicule, de cette aventure. Elle fit donc quelques réserves, et prétendit que pour certaines catégories de députés elle devait juger en dernier ressort. Le Tiers-État se jeta avidement sur le moyen de salut que lui fournissait, sans le vouloir, la noblesse. Il s’écria qu’il était démontré enfin que toutes ces conférences étaient vaines, et comme il ne restait plus au Tiers-État qu’à affirmer son droit souverain, l’abbé Sieyès, jusque-là silencieux, prend la parole dans la séance du 10 juin. Il va mettre en action sa formule célèbre : Le Tiers-État est toute la nation. Il propose donc aux Communes, avec une sobriété et une force admirables, de renoncer à leur longue inaction, de se former en Assemblée active et « de sommer les membres des deux chambres privilégiées de se rendre dans la salle des États pour assister, concourir et se soumettre à la vérification commune des pouvoirs. »


Entrée des députés dans le Jeu de Paume.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


L’Assemblée, toujours attentive à atténuer le choc, obtient du logicien intrépide qu’il substitue au mot de sommation le mot d’invitation. Elle décide en outre d’envoyer une adresse au roi pour lui faire connaître ses raisons, et la rédaction vigoureuse du jeune Barnave est préférée, pour cette adresse, à celle de Malouet. En même temps l’Assemblée s’organise : elle se divise en vingt bureaux et procède à l’appel nominal de tous les députés, qu’ils soient de la noblesse, du clergé ou du Tiers-État. Elle agit donc comme Assemblée nationale et se prépare à donner défaut contre les non répondants.

Cette ferme attitude donne courage à la partie pauvre du clergé, et dès le 13 juin, le curé Jallet et quelques autres se rendent au milieu des députés du Tiers. Les forces ennemies commençaient donc à se disloquer, et on pouvait croire dès ce moment que les Communes avaient gagné la bataille. Pourtant les difficultés restaient grandes, et quand l’appel nominal fut terminé, l’abbé Sieyès, dans la séance du 16 juin, posa devant l’Assemblée anxieuse la question redoutable : Comment se constituer et comment se nommer ? Subtilité parlementaire ! diront les esprits légers : non, la Révolution naissante tenait toute entière dans ces formes. Donc l’abbé Sieyès dit ceci : « La vérification des pouvoirs étant faite, il est indispensable de s’occuper sans délai de la constitution de l’Assemblée. Il est constant, par le résultat de la vérification des pouvoirs, que cette assemblée est déjà composée des représentants envoyés directement par les quatre-vingt seize centièmes au moins de la nation. Une telle masse de députation ne saurait être inactive par l’absence des députés de quelques bailliages, ou de quelques classes de citoyens ; car les absents qui ont été appelés ne peuvent point empêcher les présents d’exercer la plénitude de leurs droits….. De plus, puisqu’il n’appartient qu’aux représentants vérifiés de concourir à former le vœu national et que tous les représentants vérifiés sont dans cette Assemblée, il est encore indispensable de conclure qu’il lui appartient et qu’il n’appartient qu’à elle d’interpréter et de présenter la volonté générale de la nation ; nulle autre chambre de députés, simplement présumés, ne peut rien ôter à la force de ses délibérations….. La dénomination d’assemblée des représentants connus et vérifiées de la nation française est la seule dénomination qui convienne à l’assemblée dans l’état actuel des choses, la seule qu’elle puisse adopter, tant qu’elle ne perdra pas l’espoir de réunir dans son sein tous les députés encore absents. »

Au fond, la motion de Sieyès proclamait le droit souverain du Tiers État : seul, malgré l’absence des autres ordres, il avait pu vérifier les mandats des députés, et, au contraire, la vérification à laquelle les autres ordres avaient procédé séparément était nulle. Il y avait un ordre qui portait en lui la Nation, c’était le Tiers : et les autres, s’ils ne se rattachaient pas au Tiers, n’étaient que néant.

Mirabeau, toujours préoccupé de développer la Révolution en évitant les conflits violents, s’effraya de la vigueur tranchante des formules de Sieyès, et il proposa aux communes de prendre un titre qui leur donnait, si je puis dire, une grande étendue d’existence, mais qui ne niait pas brutalement les autres ordres. « Appelez-vous, leur dit-il, représentants du peuple français. » Michelet s’étonne et se scandalise de cette prudence de Mirabeau. « Il entreprit, dit-il, de barrer la route à Sieyès, de se mettre, lui tribun, lui relevé d’hier par la Révolution et qui n’avait de force qu’en elle, il voulut, dis-je, se mettre en face d’elle et s’imagina l’arrêter. Tout autre y eût péri d’abord, sans pouvoir s’en tirer jamais.

« Quoi de plus difficile que la thèse de Mirabeau ? Il essayait, devant cette foule émue, exaltée, devant un peuple élevé au-dessus de lui-même par la grandeur de la crise, d’établir « que le peuple ne s’intéressait pas à de telles discussions, qu’il demandait seulement de ne payer que ce qu’il pouvait, et de porter paisiblement sa misère ». Après ces paroles, basses, affligeantes, décourageantes, fausses d’ailleurs, en général, il se hasardait à poser la question de principe : « Qui vous a convoqués ? Le Roi… Vos cahiers, vos mandats vous autorisent-ils à vous déclarer l’assemblée des seuls représentants connus et vérifiés ? Et si le Roi vous refuse sa sanction… La suite en est évidente. Vous aurez des pillages, des boucheries, vous n’aurez même pas l’exécrable honneur d’une guerre civile. »

Michelet est bien sommaire et bien sévère dans son jugement sur Mirabeau. Là où il voit une contradiction inexplicable, il n’y a que la suite logique de toute la tactique adoptée par le tribun. Toujours, depuis l’origine, nous l’avons vu pousser la Révolution en avant, mais s’assurer à chaque fois qu’elle ne se heurtera pas au pouvoir royal comme à un ennemi irréductible. Pourquoi ? Profondément monarchiste, il voulait que la Révolution se fit contre les privilèges, contre les nobles, les Parlements, mais avec le Roi : il rêvait une démocratie royale où la Nation, souveraine législatrice, abriterait sa liberté sous l’autorité constitutionnelle du Roi, et il voulait passionnément éviter tout ce qui pouvait ébranler le trône. Il voulait éviter tout conflit qui mettrait les communes d’un côté, le Roi avec les privilégiés de l’autre. Et il craignait que le Roi, désavouant les formules impérieuses de Sieyès, ne prit décidément parti contre le Tiers. D’ailleurs, y avait-il défaillance et presque trahison, comme semble l’indiquer Michelet, à s’interroger avec crainte sur l’état d’esprit du peuple ?

Les perfides manœuvres du clergé, à propos des subsistances, avaient pu égarer une partie de la Nation. Et qui donc, avant le 14 juillet, pouvait dire avec assurance que le peuple se soulèverait et abattrait la force du despotisme ? Mirabeau pouvait craindre qu’une dissolution ou une prorogation des États Généraux ne soulevât qu’une impuissante émeute, bientôt noyée dans le sang. Et son plan, pour être plus prudent peut-être que celui de Sieyès, ne manquait pas d’audace. Il voulait que les communes, après s’être réclamées, par leur titre même, du peuple, s’employassent à conquérir une popularité profonde. Elles auraient, à titre provisoire, voté de grandes réformes, aboli les privilèges d’impôts, et elles auraient dit à la Nation : « Toutes les mesures adoptées par nous ne peuvent être que des vœux, mais elles deviendront lois le jour où les ordres privilégiés se seront réunis à nous ». Ainsi, les communes auraient jeté de fortes racines dans le peuple, et elles auraient obligé les ordres dissidents à se ranger à elles, sans qu’aucun péril de conflit sanglant se produisît. Pourquoi calomnier ce beau plan qui, s’il n’avait pas la hardiesse du défi direct aux privilégiés, s’attaquait au privilège même et assurait au Tiers-État la force de l’opinion ? En tout cas, Mirabeau avait raison de reprocher à Sieyès l’incertitude calculée de son titre. Au fond, il faisait du Tiers l’Assemblée nationale, et il ne le disait pas, perdant ainsi la force révolutionnaire que la franchise et la brièveté du titre auraient donnée aux communes. Celles-ci se débattaient dans une grande perplexité. Mounier leur propose de s’appeler : « Assemblée législative des représentants de la majeure partie de la Nation agissant en l’absence de la mineure partie ». C’était bien long : et, de plus, en accordant aux députés des autres ordres, non encore vérifiés, le même titre qu’aux élus du Tiers, cette motion effaçait vraiment trop le caractère national des communes. Celles-ci hésitèrent encore pendant les séances du 15 et du 16 juin : mais, dépassant en clairvoyance et en courage leurs chefs les plus renommés, elles comprirent qu’elles ne se sauveraient que par la netteté dans l’audace et, sur la motion de Legrand, député du Berry, elles décidèrent enfin, le 17 juin, que « la seule dénomination qui leur convenait était celle d’Assemblée nationale ». Le même jour, l’Assemblée, avec une décision admirable, fait acte de souveraineté. Elle déclare que tous les impôts existants sont illégalement perçus, mais qu’elle leur donne une légalité provisoire, seulement « jusqu’au jour de la première séparation de cette Assemblée, de quelque cause qu’elle puisse provenir ». Ainsi, tout acte de violence contre l’Assemblée faisait tomber du coup la légalité de l’impôt et constituait tous les citoyens à l’état de légitime résistance. De cette Assemblée, si longtemps prudente, sortent maintenant les grandes décisions révolutionnaires. Et en ces hommes, la réaction haineuse ou pédante affecte de ne voir que théoriciens sans expérience ou procéduriers sans idée ! Jamais plus admirable combinaison d’habileté et d’audace, de sagesse et d’héroïsme n’illustra l’action humaine.

La Cour et les privilégiés en furent déconcertés. Il ne leur restait plus, après ce grand coup, qu’à se soumettre pleinement ou à recourir à la violence. Et pour avoir quelque chance de succès, ils devaient agir vite. Or, dans leur désarroi, ils perdirent trois jours. La noblesse, si hautaine il y a quelques semaines, envoie au Roi, dans la journée du 19 juin, une adresse geignante : « Ah ! Sire, c’est à votre cœur seul que l’ordre de la noblesse en appelle… Les députés de l’ordre du Tiers-État ont cru pouvoir concentrer en eux seuls l’autorité des États Généraux, sans attendre le concours des trois ordres et la sanction de Votre Majesté ; ils ont cru pouvoir convertir leurs décrets en lois ; ils en ont ordonné l’impression, la publicité et l’envoi dans les provinces ; ils ont détruit les impôts, ils les ont recréés : ils ont pensé, sans doute, pouvoir s’attribuer les droits du Roi et des trois ordres. C’est entre les mains de Votre Majesté que nous déposons nos protestations ».

Le Serment du Jeu de Paume
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Il y a de l’effarement dans ces plaintes : ces beaux privilégiés, qui devisaient sur le rivage, ont vu tout à coup un flot énorme rouler vers eux, et ils s’étonnent soudain de leur petitesse. Mais déjà, parmi eux, la minorité s’enhardit à une contre-protestation. Et surtout, soulevé au-dessus de ses craintes par l’audace du Tiers, le bas clergé, le 19 juin, décide de se réunir au Tiers pour la vérification commune. La motion suivante, un peu hésitante encore en la forme, est adoptée par 149 voix. « La pluralité du clergé assemblé est d’avis que la vérification définitive des pouvoirs soit faite dans l’Assemblée générale, sous la réserve de la distinction des ordres réservée de droit ». Encore un pas et ce sera la réunion sans réserve. Bouleversé, le cardinal de la Rochefoucauld et l’archevêque de Paris, courent à Marly où était le Roi : et là, sous l’inspiration cléricale, le coup d’État royal est décidé.

Le lendemain 20 juin à 9 heures du matin, quand Bailly, président de l’Assemblée nationale, et les deux secrétaires se présentent à la porte de l’entrée principale, ils la trouvent gardée par des soldats ! le président demande l’officier de garde. Le comte de Varsan se présente, et dit qu’il avait ordre d’empêcher l’entrée de la salle à cause des préparatifs qui s’y faisaient pour une séance royale. Le président proteste et déclare « la séance tenante ». Qu’importe que le local soit clos ! L’Assemblée a déclaré qu’il y avait séance ce matin-là à neuf heures : il y a séance. Et se tiendrait-elle dans la rue il y aurait encore séance. Ainsi le veut la volonté de la Nation, qui est la loi supérieure à tout.

Les députés, sous la pluie battante, cherchent non un abri, mais une enceinte où ils puissent délibérer. Un local assez vaste servait pour le jeu de Paume : c’était une grande salle vitrée, dont les murs, nus, étaient coupés à mi-hauteur par des galeries en bois. C’est là que s’assemble la Nation, et c’est là que tous les députés, sauf un, Martin d’Auch, font, sur la proposition de Mounier, le serment de ne se séparer que quand la Constitution serait faite. C’est le grand légiste Target qui a rédigé le texte : « L’Assemblée nationale, considérant qu’appelée à fixer la Constitution du royaume, opérer la régénération de l’ordre public et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle continue ses délibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir, et qu’enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée nationale.

« Arrête que tous les membres de cette Assemblée prêteront, à l’instant, serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides, et que le dit serment étant prêté, tous les membres et chacun d’eux en particulier confirmeront, par leur signature, cette résolution inébranlable ».

Ainsi, tous les élus du Tiers, à cette heure de grand péril, se lient les uns envers les autres et tous ensemble à la Nation d’une chaîne sacrée. Ils peuvent affronter la séance royale annoncée pour le 22 juin et le coup d’État ; ils portent en eux la double majesté de la Nation et du serment. Le lendemain, 21 juin, étant un dimanche, l’Assemblée ne siégea point ce jour-là ; mais, pour bien marquer la continuité de son action, que rien désormais ne pouvait rompre, elle s’ajourne au lundi 22 et elle arrête, en outre, que si la séance royale a lieu dans la salle nationale, tous les membres y demeureront, après que la séance sera levée, pour continuer les délibérations et les travaux ordinaires. La fameuse réponse de Mirabeau à de Dreux-Brezé ne sera que la traduction de ce vote unanime des grands bourgeois révolutionnaires.

Le lundi matin 22, des hérauts d’armes annoncent que la séance royale est ajournée au lendemain 23. Bizarre mélange de violence et d’atermoiements. Ce retard d’un jour permet à la majorité du clergé d’exécuter sa décision et de se réunir aux communes. Le Tiers-État, devenu par sa volonté Assemblée nationale, siégeait dans l’église Saint-Louis, quand les curés firent leur entrée et annoncèrent leur résolution de délibérer en commun. Ils furent accueillis par des applaudissements enthousiastes. Cette réunion, la veille même de la séance royale, donnait au clergé lui-même une attitude quasi révolutionnaire. Visiblement, le bas clergé était fatigué des demi-mesures : il venait d’adresser aux archevêques et évêques une lettre hautaine, leur rappelant que la décision de la majorité faisait loi pour l’ordre tout entier. Le vent de la Révolution commençait à souffler en tempête quand le Roi, mené par les princes et le haut clergé, tenta de lui opposer son coup d’État du 23.

Un formidable appareil de violence et de menace était dressé, au matin du jour royal, sur les pas des Communes. Une nombreuse garde de soldats enveloppait la Salle des Menus ; dans les rues environnantes et sur l’avenue de Paris étaient placés des détachements de gardes françaises et suisses, de gardes de la prévôté et de la maréchaussée, et des barrières coupaient les principales voies. Évidemment, il fallait écarter et refouler le peuple qui, à grands flots inquiets, venait de Paris pour assister à la lutte si dramatique de la Révolution commençante contre le despotisme. L’entrée de la salle était rigoureusement interdite au public.

La contre-Révolution redoutait déjà les manifestations des tribunes et rien ne nous renseigne mieux, que toutes ces précautions, sur l’état de l’esprit public. À la séance d’inauguration du 5 mai, les galeries étaient pleines de spectateurs et le Roi s’était montré sans embarras « à son peuple ». Un mois et demi après, c’est dans le huis clos d’une séance toute militaire que la Royauté menaçante, mais troublée, lancera son défi aux représentants de la Nation.

Les portes de la salle s’ouvrent, et M. de Brezé grand maître des cérémonies fait entrer d’abord les deux ordres privilégiés. Plus d’une heure sous la pluie, les communes attendent : ou plutôt c’est la nation même qu’on laisse ainsi dans la boue. Indignés, les députés de la nation menaçaient de se retirer quand leur tour d’entrée arrive enfin.

Le Trône était placé dans le fond de la salle : le clergé était placé à gauche et la noblesse à droite ; le Tiers-État était au centre comme au 5 mai. À retrouver ainsi les trois ordres disposés pareillement dans la même salle, on pouvait se croire revenu au premier jour. Mais, entre ces deux dates, il y avait toute une Révolution : et en attendant l’arrivée du roi quel drame secret dans toutes ces consciences ! Les députés du Tiers étaient engagés dans une partie où ils jouaient leur tête avec la liberté de la nation. Le roi, dont eux-mêmes subissaient encore le prestige et qu’ils s’efforçaient dans leur pensée de séparer des privilégiés allait-il appesantir sur eux la main des soldats ? et les cachots d’État recevraient-ils bientôt les grands bourgeois enchaînés ? La noblesse, étonnée de l’animation croissante de sa minorité dissidente jetait un regard étrange sur ce Tiers audacieux qui avait osé se dire la nation.

On allait le mater sans doute et l’humilier : mais n’allait-on pas aussi consacrer à jamais la toute-puissance royale et ministérielle et l’abaissement définitif de la noblesse dans la commune dégradation ? Qui sait d’ailleurs quels éclairs pouvaient jaillir de ce Tiers révolté, de cette masse sombre d’hommes de loi devenus des hommes de Révolution ? Peut-être aussi quelques-uns même des plus intransigeants comme Cazalès, se disaient-ils avec quelque regret que leur parole retentirait bien plus puissante et glorieuse dans l’Assemblée générale de la nation que dans l’étroite enceinte de la noblesse séparée. Seuls, les hautains prélats qui avaient machiné tout ce plan de Contre-Révolution triomphaient dans le secret de leur âme, du coup d’État prochain qui raffermirait le Trône et grandirait l’autel splendide, chargé de l’offrande des peuples.

Pourtant, la résistance des curés, la défection même de quelques hauts prélats comme l’archevêque de Bordeaux devaient jeter quelque trouble en ces cœurs rancuneux. Toute cette attente diverse eut été poignante si elle n’eût été comme tempérée par un doute : le roi n’agissait-il point trop tard ? Il semble que déjà trop de choses étaient accomplies pour que l’intervention royale pût changer brusquement la direction du destin : et les députés du Tiers, en décidant qu’ils continueraient à siéger après la séance royale semblaient réduire d’avance le coup d’État projeté à un événement inefficace qui ne briserait même pas la suite des délibérations.

Au bas de l’estrade où était élevé le trône, les ministres étaient assis : mais un fauteuil était vide, celui de Necker. Le ministre n’avait pas voulu jouer sa popularité dans cette aventure : il la désavouait même par son abstention ; mais il était absent et non démissionnaire. Le roi tolérait donc que son ministre protestât contre la volonté du roi. Cela encore allégeait sans doute le poids de cette séance et la gravité de l’attente générale.

Vers onze heure, le roi sortit du château. Sa voiture était précédée et suivie de la fauconnerie, des pages, des écuyers, et des quatre compagnies des gardes du corps, comme s’il avait voulu se couvrir de tout le faste de l’ancien régime pour arrêter la Révolution et s’assurer lui-même dans son droit chancelant.

Il entra dans la salle, accompagné des princes du sang, des ducs et pairs et des capitaines des gardes du corps. Les députés se levèrent, et se rassirent. Le roi parla. Quel hypocrite discours ! quel acte d’accusation perfide contre les États-Généraux !


Mirabeau à l’Assemblée des États-Généraux
(D’après une estampe du Musée Carnavalet)


« Les États-Généraux sont ouverts depuis près de deux mois, et ils n’ont point pu encore s’entendre sur les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence aurait dû naître du seul amour de la patrie, et une funeste division jette l’alarme dans tous les esprits ». Le roi oublie de dire que c’est la Cour qui est responsable. C’est elle qui en acceptant le doublement du Tiers et en repoussant le vote par tête qui en est la suite nécessaire a créé une situation inextricable. Le roi oublie de dire qu’au moment où la démarche solennelle des communes allait décider le bas clergé à la réunion et y acculer aussi la noblesse, c’est lui qui a subitement ranimé la résistance des privilégiés en évoquant devant lui le différend qui allait être réglé. Par faiblesse ou duplicité il a fait le jeu des nobles têtus, des prélats intrigants, et c’est la nation qu’il accuse. J’imagine que dans le silence même des communes devait gronder une sourde protestation. Et qu’offre le roi pour mettre fin à ce conflit ? C’est de consacrer à jamais la prétention des privilégiés et l’impuissance de la nation ; il dit, en l’article 1er de sa déclaration : « Le roi veut que l’ancienne distinction des trois ordres de l’État soit conservée en son entier, comme essentiellement liée à la constitution de son royaume ; que les députés librement élus par chacun des trois ordres, formant trois chambres, délibérant par ordre, et pouvant, avec l’approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent seuls être considérés comme formant le corps des représentants de la nation. En conséquence, le roi a déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l’ordre du Tiers-État, le 17 de ce mois, ainsi que celles qui auraient pu s’ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles. »

Il brise donc l’unité de la représentation nationale. De plus, en un deuxième article, se substituant même aux Trois ordres, il déclare valider tous les mandats sur lesquels il ne s’est point élevé de contestation. Enfin il soustrait expressément à toute délibération commune « toutes les affaires qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois ordres, la forme de constitution à donner aux prochains États-Généraux, les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les prérogatives honorifiques des deux premiers ordres ».

Ainsi c’est la noblesse qui dira si la propriété féodale doit être maintenue ou abolie : c’est la noblesse qui décidera du sort de la noblesse : c’est le clergé qui décidera des privilèges du clergé : l’unité que la bourgeoisie se flattait d’avoir donnée à la France n’est qu’un leurre ; il y a des ordres séparés les uns des autres par des abîmes : et chacun d’eux est la forteresse où des privilèges sont enfermés. Ces garanties ne suffisent pas au clergé, et pour le rassurer le roi déclare en un article spécial : « Le consentement particulier du clergé sera nécessaire pour toutes les dispositions qui pourraient intéresser la religion, la discipline ecclésiastique, le régime des ordres et corps séculiers et réguliers. » Le roi ne bafoue pas seulement la nation, il humilie la royauté elle-même, et il en livre à jamais le pouvoir démembré aux ordres privilégiés.

Et comme si la représentation nationale n’était pas assez abaissée et anéantie, le roi décide que dans les cas très rares où les trois ordres délibéreront en commun sur des objets d’ailleurs insignifiants, le public ne point admis : « Le bon ordre, la décence et la liberté même des suffrages exigent que Sa Majesté défende, comme elle fait expressément, qu’aucune personne, autre que les membres des trois ordres composant les États Généraux, puisse assister à leur délibération, soit qu’ils la prennent en commun ou séparément. » Voilà le Tiers mis en cellule, coupé de ses communications vivantes avec le grand peuple véhément qui le pressait jusqu’ici et le portait. C’est une sorte d’embastillement des députés des communes : et la royauté geôlière n’abaissera jamais le pont-levis.

Qu’importe après cela que le roi, dans une déclaration de ses intentions, ait annoncé qu’il voulait des économies et une plus juste répartition de l’impôt ? Quand même ces intentions auraient été sérieuses, quand même des restrictions et des ambiguïtés n’en auraient pas réduit le sens presque à rien, quand même le roi n’aurait pas expressément consacré tout le vieux système féodal « les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux », quelle garantie restait à la nation que les promesses seraient tenues, que les réformes d’un jour seraient continuées ? Chose inouïe : le monarque, en désarmant la nation s’était désarmé lui-même, et l’impuissance du roi haranguait la servitude de tous. Débilité et inconscience ! Et pourtant, après ces déclarations étranges où s’affirmait le néant royal, le roi osait dire que le néant serait tout, ferait tout.

Après avoir abdiqué au profit de la noblesse et du clergé, il prétendait tout absorber dans son autocratie : « Vous venez, Messieurs, déclara-t-il d’une voix dure et factice, vous venez d’entendre le résultat de mes dispositions et de mes vues ; et si par une fatalité loin de ma pensée, vous m’abandonniez dans une si belle entreprise seul, je ferai le bien de mes peuples ; seul, je me considérerai comme leur véritable représentant, et connaissant vos cahiers, connaissant l’accord parfait qui existe entre le vœu le plus général de la nation et mes intentions bienfaisantes, j’aurai toute la confiance que doit m’inspirer une si rare harmonie. Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dans les Chambres affectées à votre ordre pour y reprendre vos séances. J’ordonne en conséquence au grand maître des cérémonies de vous communiquer mes volontés. »

Ces déclarations du roi livrant à la noblesse et au grand clergé les morceaux de son pouvoir et se chargeant ensuite seul du salut d’une nation qu’il n’avait convoquée qu’à raison même de l’impuissance royale étaient d’une telle incohérence qu’elles causèrent sans doute plus de stupeur que de crainte. Dès la première minute, le roi fut désobéi. Les députés du Tiers au lieu de se disperser comme il en avait donné l’ordre restèrent en séance. Mirabeau, qui par la soudaineté de ses inspirations et l’immédiate vigueur de ses élans les plus réfléchis était l’homme des minutes décisives, se leva le premier !

«… Quelle est cette insultante dictature ? l’appareil des armes, la violation du temple national pour nous commander d’être heureux ? Qui vous fait ce commandement ? votre mandataire. Qui vous donne des lois impérieuses ? votre mandataire, lui qui doit les recevoir de vous, de nous, Messieurs, qui sommes revêtus d’un sacerdoce politique et inviolable ; de nous enfin de qui seuls, vingt-cinq millions d’hommes attendent un bonheur certain, parce qu’il doit être consenti, donné et reçu par tous. »

Le marquis de Brezé s’approche du président et lui dit : « Monsieur, vous avez entendu les volontés du Roi. » Mirabeau se lève indigné, véhément, et de toute la puissance de sa voix et de son geste : « Oui, Monsieur, nous avons entendu les intentions qu’on a suggérées au Roi ; et vous, qui ne sauriez être son organe auprès des États Généraux, vous qui n’avez ici ni place ni droit de parler, vous n’êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Cependant, pour éviter toute équivoque, et tout délai, je déclare que si l’on vous a chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordres pour employer la force ; allez dire à votre maître que nous sommes ici par la force du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes. »

Toute l’assemblée s’associe d’un cri à ces paroles. Sans dire un mot le maître des cérémonies se retire : l’assemblée reste un moment silencieuse et Sieyès la ramène à l’entière conscience de la réalité et de son droit par ces mots décisifs et calmes : « Nous sommes aujourd’hui ce que nous étions hier : délibérons. »

Mirabeau, comme à la veille du combat, veut revêtir les élus de la nation d’une armure d’inviolabilité. L’assemblée adopte un décret qui déclare que la personne de chaque député est inviolable ; et que quiconque portera atteinte à ce droit supérieur sera infâme et traître envers la nation et coupable du crime capital. S’étant ainsi armée elle-même de la foudre, l’assemblée se sépara, et s’ajourna au lendemain matin.

Ainsi finit cette étrange journée de coup d’État manqué. Par quelle aberration la Cour, provoquant ainsi la Révolution, ne s’était-elle point préparée à écraser d’emblée toute désobéissance ? Le Tiers-État brave, sur l’heure, l’ordre du Roi : et le formidable appareil militaire qui enveloppait l’Assemblée reste inactif et inutile. La Cour n’avait-elle point prévu la résistance annoncée pourtant dès le 20 ? pourquoi était-elle si hautaine envers la nation quand elle n’osait même pas congédier Necker désavouant le roi ? Contradiction des pouvoirs déclinants dont la violence déréglée se dissipe et se dément-elle-même.

Le coup retentissant et vain frappé par le Roi semble n’avoir eu d’autre effet que de hâter la réunion des ordres. La minorité de la noblesse comprend qu’il faut opter entre le coup d’État et les Communes : et elle va résolument aux Communes ; de même le clergé ; et pour couvrir d’un voile décent la défaite du haut clergé abandonné et comme renié par les curés, le Roi, par une lettre du 27 juin, invite l’ordre du clergé tout entier à se réunir aux communes.

Ainsi, l’Assemblée nationale se trouve définitivement constituée par la réunion des trois ordres : et c’est le roi lui-même qui quatre jours après « le lit de justice tenu dans l’assemblée » consacre lui-même l’unité de la représentation nationale. Était-ce une suprême fourberie et la Cour voulait-elle aussi endormir les défiances pour mieux préparer le coup d’État militaire plus efficace que le coup d’État royal ? Ou bien était-ce chez le Roi simple oscillation de la faiblesse et découragement du grand échec moral du 23 ? Aucun témoignage certain, aucune confidence décisive ne permet en ces journées troubles de discerner le sens des volontés molles du Roi.

Mais les élus du Tiers avaient hâte d’interpréter cette nouvelle intervention du Roi, si équivoque pourtant, comme le retour de Louis XVI à ses vrais sentiments.

L’Assemblée vivait dans un état de conscience étrange ; elle ne voulait pas détruire la monarchie : elle ne songeait même pas que la chose fût possible et Camille Desmoulins qui était seul alors à se dire républicain, passait pour un étourneau tout à fait négligeable.

D’autre part, elle ne pouvait se dissimuler que depuis deux mois la conduite du Roi envers la nation n’était qu’un composé de faiblesse et de violence. Comment résoudre ce terrible conflit intérieur ? Par une fiction complaisamment et obstinément soutenue : le Roi était bon et tout ce qui venait directement de son cœur était excellent : mais il était obsédé de conseillers pervers qui faussaient sa droite volonté naturelle.

Protester contre les actes du Roi ce n’était donc point protester contre le Roi : c’était au contraire rétablir respectueusement sa volonté véritable déformée par de perfides inspirateurs. C’est cette fiction qui permettait à l’assemblée d’être à la fois monarchique et révolutionnaire, royaliste et désobéissante au Roi.

Peut-être en cette période première de la Révolution, cet expédient de pensée, qui nous étonne et qui nous blesse, était-il nécessaire. Si l’Assemblée s’était avoué à elle-même, nettement, que le Roi était l’allié naturel et le complice conscient des privilégiés en révolte contre la nation, si elle lui avait imputé la responsabilité personnelle et directe du coup d’État du 23 juin, elle eût été obligée de le mettre en accusation et de le déposer.

Or, la tradition monarchique était si forte, l’idée de la République était si étrangère aux esprits que la France eût cru tomber dans le vide en abandonnant la royauté. Fallait-il changer le Roi ? lui substituer le duc d’Orléans ou le comte de Provence ? C’était dresser royauté contre royauté, déconcerter la conscience du pays. Était-on sûr d’ailleurs qu’un nouveau roi n’aurait pas repris bientôt la forme séculaire et les prétentions de l’absolutisme royal ? il n’y avait qu’une solution : faire semblant de ne pas voir la vérité, et mettre de parti pris le Roi au-dessus même de ses actes.

Mais si ce mensonge dont l’Assemblée se leurrait elle-même était sans doute nécessaire pour un temps, il n’en était pas moins funeste : il est pour ainsi dire au cœur même de la Révolution et il va en déconcerter les battements. Même après Varenne, même après cette fuite qui est manifestement une trahison, l’Assemblée s’obstine dans un mensonge dont elle même est prisonnière : « Ce n’est pas le roi qui est coupable » et il paraîtra plus simple de fusiller les pétitionnaires du Champ de Mars que de déchirer la pitoyable fiction dont la Révolution avait paru vivre et dont elle faillit mourir.

Quinet, qui veut plier l’histoire à la conscience, affirme que le mensonge n’était point nécessaire et qu’à proclamer d’emblée la vérité c’est-à-dire la responsabilité du roi, la Révolution aurait évité bien des traverses et des égarements. Mais souvent la logique profonde des choses est plus hardie que la logique de l’esprit.

La réalité révolutionnaire concluait à la République avant que la conscience française fût préparée à conclure de même : c’est cette discordance entre les nécessités nouvelles des événements et les habitudes persistantes des esprits même les plus audacieux qui fait le drame de l’histoire : et ce drame, il n’est pas au pouvoir du moraliste hautain de l’abolir. Mirabeau souffrait cruellement de l’attentat royal du 23 juin, car il pouvait avoir pour conséquence de brouiller à mort la Révolution et le roi, et d’ouvrir à la Révolution des voies sanglantes.

Déjà les peuples émus et indignés commençaient à se soulever. Déjà la force populaire entrait en mouvement et l’Assemblée bientôt ne pourrait plus la régler. Aussi dès que le Roi, à la date du 27 juin, eut témoigné au clergé et à la noblesse son étrange et tardif désir de la réunion complète, Mirabeau s’empresse-t-il de déterminer un retour d’opinion vers la royauté et vers le roi. Son dessein obstiné était d’arracher le Roi à l’aristocratie et d’en faire le chef de la Révolution.

Par son concours, la route devenait aisée : l’Assemblée, ayant la double force de la raison et de l’autorité royale, n’avait pas besoin de faire appel à la force tumultueuse du peuple ; et la nation entrait en possession paisible de la souveraineté sans qu’une goutte de sang ait souillé sa victoire.

Espérance chimérique sans doute et toujours déchirée, dont jusqu’à sa mort il recoudra obstinément les lambeaux et qu’il emportera dans la tombe comme le vêtement de deuil de la monarchie ! Donc, le 27 juin, il demande à l’Assemblée d’envoyer à ses commettants une adresse pour calmer les esprits et pour leur rendre confiance, en pleine action révolutionnaire, aux moyens pacifiques et légaux.

En une magnifique illusion à demi volontaire de concorde prochaine, il s’écrie : « Qu’il sera glorieux gour la France, pour nous que cette grande Révolutionne coûte à l’humanité ni des forfaits ni des larmes ! Les plus petits États n’ont souvent enfanté une ombre de liberté qu’au prix du sang le plus précieux. Une nation trop fière de sa constitution et des vices de la nôtre (l’Angleterre) a souffert plus d’un siècle de convulsions et de guerres civiles, avant d’affermir ses lois.

L’Amérique même, dont le génie tutélaire du monde semble récompenser aujourd’hui l’affranchissement qui est notre ouvrage n’a joui de ce bien inestimable qu’après des revers sanglants et des combats longs et douteux. Et nous, messieurs, nous verrons la même Révolution s’opérer par le seul concours des lumières et des intentions patriotiques… L’histoire n’a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces, parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros ; il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes ».

Il n’est pas de plus admirable parole : je voudrais retenir et prolonger ce cri d’humanité pour la prochaine révolution prolétarienne. Ce n’est pas en vain qu’il retentit, en 1789, au début de la Révolution : Car elle fut malgré tout, une des plus humaines et des plus douces.

Ainsi Mirabeau, en un mouvement alterné où il n’y avait point de duplicité, éclatait en magnifiques colères quand la Révolution était en péril, et adoucissait les cœurs dès qu’une chance apparaissait de réussite pacifique. Pendant que l’Assemblée, se croyant enfin victorieuse, s’appliquait à atténuer les effets de la commotion du 23 juin, la Cour reprenant l’offensive, ou peut-être découvrant à nouveau des plans d’attaque qu’elle n’avait jamais abandonnés, concentrait des troupes en vue d’un coup de force simultané sur Paris et sur Versailles. Elle avait compris qu’il ne suffirait pas de frapper l’Assemblée ou le peuple ; qu’il fallait écraser à la fois la conscience centrale de la nation à Versailles et la force centrale de la nation à Paris Et par un prodigieux aveuglement, c’est au lendemain même du jour où l’Assemblée nationale avait recueilli en elle la noblesse en partie sincère, et gagné le clergé en majorité révolutionnaire, que la Cour tentait cette terrible entreprise de contre-révolution.

La Cour, pour mobiliser les troupes et les concentrer entre Paris et Versailles, prit prétexte des incidents de l’Abbaye. Depuis que la lutte entre l’Assemblée et la Cour était engagée, le peuple de Paris, avec un grand sens révolutionnaire, avait compris qu’il fallait s’assurer des soldats, et il essayait de les gagner à la cause de la Révolution. Ce n’était pas très malaisé, car c’est à l’armée surtout que le privilège des nobles était intolérable : seuls ils pouvaient devenir officiers ; la discipline était dure, la paie très faible. Les soldats recevaient huit sous par jour pour se nourrir. Et la plupart d’entre eux, pour vivre, étaient obligés de compléter cette paie en travaillant à quelque métier pendant les heures de liberté que leur laissait la triste caserne où ils séjournaient huit ans. Ils étaient donc tout à la fois mécontents et mêlés à la vie fiévreuse de la nation : tout préparés, par conséquent, à l’entraînement révolutionnaire. Le peuple de Paris exerçait notamment sur les gardes-françaises une incessante propagande.

A la fin de juin, quelques soldats des gardes-françaises, accusés par leurs chefs d’insubordination, furent enfermés à l’Abbaye, et le bruit se répandit bientôt dans Paris qu’ils allaient être transférés à l’odieux Bicêtre, dans cette horrible sentine de vices, de folie, de misère et d’infection. Le peuple soulevé enfonça les portes de l’Abbaye, délivra les soldats prisonniers, et les emmena au Palais-Royal, où une foule immense veilla sur eux. L’effet dut être très grand dans les casernes. Mais l’autorité militaire réclamait les soldats, et elle annonçait l’intention de les reprendre de force. Une députation de citoyens de Paris se rendit à l’Assemblée pour la prier d’intervenir auprès du roi en faveur des gardes-françaises.

Grave embarras pour l’Assemblée. Elle refusa d’abord de recevoir la députation. Intervenir, c’était empiéter « sur le pouvoir exécutif », c’était aussi encourager peut-être des mouvements de rue et des mouvements de caserne dont l’Assemblée ne voulait pas prendre la responsabilité. C’est ce que soutinrent avec force la droite et les modérés, Mounier et Clermont-Tonnerre. Mais il y avait un péril peut-être mortel pour la Révolution à abandonner les soldats aux répressions violentes de la monarchie. C’était rendre à la contre-révolution l’armée. Mirabeau, pour parer au danger, proposa l’envoi d’une adresse à Paris pour calmer le peuple, et d’une députation au roi pour demander la grâce des soldats. Chapelier, avec sa vigueur bretonne, dénonça la responsabilité de la Cour et du roi lui-même. « Il serait dangereux, dit-il, de témoigner une insensibilité cruelle pour ceux qui dans toute autre circonstance seraient coupables, mais qui aujourd’hui ne sont que trop excusables. En effet, quelle est l’origine des révoltes qui éclatent dans Paris ? C’est la séance royale ; c’est le coup porté aux États-Généraux ; c’est cette espèce de violation, cette usurpation de l’autorité exécutive sur l’autorité législative. » Presque toute la gauche applaudit Chapelier. Et l’Assemblée envoya une députation au roi, pour le supplier de rétablir l’ordre par la clémence. Ainsi l’Assemblée nationale évita de rompre le lien entre elle et le peuple de Paris. En s’isolant elle périssait.

Le roi fit grâce ; mais il est certain que conseillé par la reine et les princes, il vit dans les troubles de Paris l’occasion de rétablir son autorité par la force. Et il le signifia aussi clairement que possible à l’Assemblée par sa lettre du 3 juillet : « Je ne doute pas que cette assemblée n’attache une égale importance au succès de toutes les mesures que je prends pour rétablir l’ordre dans la capitale. L’esprit de licence et d’insubordination est destructif de tout lien, et s’il prenait de l’accroissement, non seulement le bonheur de tous les citoyens serait troublé, mais l’on finirait peut-être par méconnaître le prix des généreux travaux auxquels les représentants de la nation vont se consacrer. »

Cette phrase trahit tout le plan de la Cour. C’est à Paris qu’elle veut frapper maintenant la grande Assemblée de Versailles. La Cour s’est aperçue que l’attaque directe contre l’Assemblée nationale ne réussissait point. Celle-ci opposait une majesté tranquille qui était à peu près invincible, et après la séance du 23 juin, la royauté n’avait pas osé disperser par la force les représentants. Mais si des mouvements désordonnés éclataient à Paris, si l’on parvenait à


le prince de lambesc aux tuileries.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


propager la peur, si les troupes étaient accumulées dans la capitale, ou bien l’Assemblée ferait cause commune avec le roi, et elle était perdue dans l’esprit du peuple, ou bien elle protestait, et le roi la dénonçait comme la cause directe ou indirecte de toutes les agitations de Paris, et lui imposait, sous prétexte d’ordre public, une prorogation indéfinie. En tout cas, animés par leur lutte contre « l’émeute » parisienne, les régiments auraient marché sans hésitation contre l’Assemblée, et celle-ci aurait été comme foudroyée par le choc en retour des événements de Paris.

Telle était dès lors la force morale de l’Assemblée, qu’il paraissait plus facile à la Cour d’écraser d’abord Paris que de violenter directement l’Assemblée : c’est donc maintenant dans la capitale que tient tout le destin de la Révolution. La grâce des soldats mit fin, dès les premiers jours de juillet, à toute effervescence, mais les mouvements de concentration des troupes continuèrent. Dès le 8 juillet, à la tribune de l’Assemblée nationale, Mirabeau signale le péril en un discours admirable, et il adresse aux soldats eux-mêmes un véhément appel.

« Quelle est l’époque de la fermentation ? Le mouvement des soldats, l’appareil militaire de la séance royale. Avant, tout était tranquille ; l’agitation a commencé dans cette triste et mémorable journée. Est-ce donc à nous qu’il faut s’en prendre si le peuple qui nous a observés, a murmuré, s’il a conçu des alarmes lorsqu’il a vu les instruments de la violence dirigés non seulement contre lui, mais contre une Assemblée qui doit être libre pour s’occuper avec liberté de toutes les causes de ses gémissements ? Comment le peuple ne s’agiterait-il pas, lorsqu’on lui inspire des craintes sur le seul espoir qui lui reste ? Ne sait-il pas que si nous ne brisons ses fers, nous les aurons rendus plus pesants, nous aurons cimenté l’oppression ; nous aurons livré sans défense nos concitoyens à la verge impitoyable de leurs ennemis, nous aurons ajouté à l’insolence du triomphe de ceux qui les dépouillent et les insultent ?

« Que les conseillers de ces mesures désastreuses nous disent encore s’ils sont sûrs de conserver dans sa sévérité la discipline militaire, de prévenir tous les effets de l’éternelle jalousie entre les troupes nationales et les troupes étrangères, de réduire les soldats français à n’être que de purs automates, à les séparer d’intérêts, de pensées, de sentiments d’avec leurs concitoyens ? Quelle imprudence dans leur système de les rapprocher du lieu de nos assemblées, de les électriser par le contact de la capitale, de les intéresser à nos discussions politiques ? Non, malgré le dévouement aveugle de l’obéissance militaire, ils n’oublieront pas ce que nous sommes : ils verront en nous leurs parents, leurs amis, leur famille occupée de leurs intérêts les plus précieux ; car ils font partie de cette nation qui nous a confié le soin de sa liberté, de sa propriété, de son honneur. Non, de tels hommes, non de tels Français ne feront jamais l’abandon total de leurs facultés intellectuelles ; ils ne croiront jamais que le devoir est de frapper sans s’enquérir quelles sont les victimes. »

Quel noble signal d’indiscipline pour la liberté ! Et Mirabeau concluait en demandant une adresse au roi pour le prier de rappeler les troupes. Il demandait en même temps que des gardes bourgeoises soient instituées à Paris pour y maintenir l’ordre sans y menacer la liberté.

L’Assemblée ajourna la motion sur les gardes-bourgeoises ; mais elle rédigea immédiatement une adresse où elle priait le roi « de rassurer ses fidèles sujets en donnant les ordres nécessaires pour la cessation immédiate de ces mesures, également inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le prompt renvoi des troupes et du train d’artillerie au lieu d’où on les a tirés. » Cette adresse est adoptée à l’unanimité, moins quatre voix. Ni le haut clergé ni la noblesse n’osaient s’associer ouvertement à l’entreprise de violence préparée contre Paris et l’Assemblée, et ainsi sans doute s’expliquera la mollesse de l’effort royal dans la journée décisive du 14 juillet. Mais quel jeu insensé jouait donc la monarchie, qui défiait maintenant la nation, sans être assurée du concours déclaré des privilégiés eux-mêmes ? Sans les racines séculaires et tenaces de la royauté, elle aurait été emportée en un jour par ses propres folies.

Dans l’adresse même, l’Assemblée menaçait le roi de la défection des troupes : « Des soldats français approchés du centre des discussions, participant aux passions comme aux intérêts du peuple, peuvent oublier qu’un engagement les a faits soldats pour se souvenir que la nature les fit hommes. » La réponse du roi, transmise le 11 juillet, fut extrêmement inquiétante. « Personne n’ignore les désordres et les scènes scandaleuses qui se sont passées et se sont renouvelés à Paris et à Versailles sous mes yeux et sous ceux des États-Généraux : il est nécessaire que je fasse usage des moyens qui sont en ma puissance pour remettre et maintenir l’ordre dans la capitale et dans les environs. C’est un de mes principaux devoirs de veiller à la sûreté publique : ce sont ces motifs qui m’ont engagé à faire ce rassemblement de troupes autour de Paris… Si pourtant la présence nécessaire des troupes dans les environs de Paris causait encore de l’ombrage, je me porterais, sur la demande des États-Généraux, à les transférer à Noyon ou à Soissons ; et alors je me rendrais moi-même à Compiègne pour maintenir la communication qui doit avoir lieu entre l’Assemblée et moi. »

Quelle fourberie ! Parler de la faiblesse de Louis XVI n’est point assez : il subissait sans doute l’influence de la reine et des princes ; mais il se disait qu’après tout il n’avait d’obligation qu’envers lui-même, et qu’il pouvait sans scrupule tromper des sujets rebelles : le mensonge était une partie de la souveraineté. Au moment même où il assure l’Assemblée qu’il veut seulement « prévenir » les désordres, il vient de décider le renvoi de Necker, de Montmorin, de Saint-Priest, de la Luzerne, de tous les ministres modérés qui ne veulent pas servir la contre-révolution. Le roi ne peut pas ignorer que le renvoi de Necker produira à Paris une émotion très vive, et il se prépare à réprimer des soulèvements excités par lui-même ; il est vraiment responsable de tout le sang qui va couler. Devant cette obstination et cette fourberie du roi l’Assemblée se tait ; ignorant encore le renvoi de Necker, dans la séance du 11, elle ne sait plus quel parti prendre. En vain Mirabeau la presse d’insister pour le rappel des troupes : elle a le sentiment de son impuissance et elle laisse tomber la motion.

Après tout, c’est peut-être le silence qui convenait le mieux. Supplier encore ? C’était vain et humiliant même, si on s’en tenait là. Lancer à Paris un appel révolutionnaire ? C’était contraire à toute la marche suivie jusque-là par l’Assemblée, et d’ailleurs cet appel serait-il entendu ? C’est Paris qui va trancher l’inextricable nœud.

Depuis plusieurs jours déjà, la grande ville se préparait à la résistance. Mirabeau en demandant à l’Assemblée, le 8 juillet, l’institution des gardes bourgeoises, était l’interprète de la bourgeoisie révolutionnaire de Paris. L’Assemblée ajourne, mais Paris n’ajourne pas. Et son initiative sauvera la Révolution. On sait que les élections avaient eu lieu par district ; les soixante districts avaient désigné 407 électeurs du second degré qui nommèrent les députés. Mais après les élections, les assemblées primaires de district ne s’étaient pas dissoutes. Elles continuaient à se réunir, et en ces centres multiples et vibrants tous les événements de la Révolution se répercutaient et résonnaient. C’est par cette sorte de résonance révolutionnaire des districts qu’une communication constante était établie entre l’Assemblée de Versailles et Paris.

L’assemblée des électeurs du second degré avait continué à se réunir : même après le 10 mai, même après la clôture des opérations électorales, les 407 avaient décidé de siéger pour rester en rapport avec leurs élus et surveiller les événements. Dès le 25 juin, au lendemain de la séance royale, ils s’assemblaient rue Dauphine, dans le local du Musée de Paris, et depuis le 28 juin, ils s’étaient transportés à l’Hôtel-de-Ville même, dans la Grande Salle. Ainsi se constituait, par la force révolutionnaire spontanée de Paris et avant même toute loi municipale, une sorte de municipalité parisienne, fonctionnant à côté des anciens pouvoirs de la Ville. Ainsi l’action bourgeoise et populaire, répandue et vibrante dans tout Paris par les multiples assemblées de district, était en même temps concentrée à l’Hôtel-de-Ville par l’assemblée générale des électeurs. Aux 407 électeurs du Tiers-État s’étaient joints quelques prêtres et quelques nobles.

Dès le 30 juin, l’assemblée des électeurs avait eu à s’intéresser dans le mouvement de l’affaire de l’Abbaye ; le 6 juillet, par une députation à l’Assemblée nationale, elle rendait compte de son action dans ces graves événements : « La fermentation était extrême au Palais-Royal ; elle prenait les mêmes caractères parmi plus de deux mille citoyens qui assistaient à nos délibérations ; la nuit s’avançait, le peuple s’animait, nous prîmes un arrêté qui ramena les esprits en les frappant par des idées justes ; nous y déclarions qu’il n’était pas permis de douter de la justice du souverain ; qu’aussitôt que les prisonniers seraient réintégrés, vingt-quatre électeurs se transporteraient à Versailles, solliciter… la nuit ne s’était pas encore écoulée et déjà les prisonniers étaient réintégrés dans les prisons de l’Abbaye ; les attroupements ont cessé au Palais-Royal et le calme règne à Paris. » Le président répondit par des félicitations, et l’assemblée des électeurs, grandie par cette sorte d’investiture nationale, haussa son rôle et son courage.

Dès le 10, à l’Hôtel-de-Ville, Carra propose aux électeurs « de se constituer en assemblée réelle et active des communes de Paris », et de reprendre en cette qualité les droits qui y sont inhérents, notamment l’élection directe et immédiate des officiers de la Commune, le règlement des attributions des magistrats municipaux, la garde et la défense de la cité, de ses droits et de ses propriétés (Voir Sigismond Lacroix, Actes de la Commune de Paris). Mais l’assemblée des électeurs estima que le plus urgent était d’organiser les gardes-bourgeoises ; elle ajourna le projet de Carra, et décida, dès le 11, qu’elle réclamerait l’institution immédiate d’une force armée parisienne.

C’est le dimanche 12 juin, dans l’après-midi, que Paris apprit le renvoi de Necker. La commotion fut violente. Paris sentit que le coup d’État était sur lui ; le buste de Necker voilé de crêpe fut porté dans les rues ; les régiments allemands de Reinach, d’Esterhazy étaient massés aux Champs-Élysées, sur la place Louis XV ; la foule leur jeta des pierres, ils répondirent par des coups de feu, et le colonel de Lambesc pénétra avec ses dragons dans le jardin des Tuileries où, dans la panique, un vieillard fut renversé et foulé aux pieds des chevaux. Le soir, le peuple se porta aux théâtres, à l’Opéra, et il exigea que toute représentation fût suspendue pour marquer le deuil de la patrie. Ordre fut donné aux maisons, comme en témoigne l’ambassadeur vénitien, d’illuminer leurs fenêtres, pour prévenir toute manœuvre des troupes ou tout acte de brigandage, et c’est dans cette excitation et cet éblouissement de la lumière que Paris attendit les luttes du lendemain. En même temps, les barrières détestées de la Ferme générale brûlaient.

Le peuple a le sentiment que, pour être efficace, la résistance doit être organisée. Il a un double but. Il veut que les milices bourgeoises deviennent immédiatement une institution légale et que l’assemblée des électeurs prenne sérieusement en mains la défense de Paris. Un des électeurs, le médecin Guillotin, député de Paris, est envoyé le lundi 15 à l’Assemblée pour obtenir un arrêté créant à Paris la garde-bourgeoise. Évidemment la bourgeoisie révolutionnaire parisienne se sent plus forte, devant les soudards étrangers, si elle est l’organe de la nation et de la loi.

L’Assemblée nationale, éveillée de sa torpeur du 11, s’élève à la hauteur de Paris. Le prudent et méticuleux Mounier, retrouvant dans le sentiment de la légalité violée les belles fiertés de la lutte dauphinoise, proteste contre le renvoi du ministre patriote, et il s’écrie : « N’oublions jamais que nous aimons la monarchie pour la France et non la France pour la monarchie. »

Un moment, la motion Guillotin qui invite l’Assemblée à concourir à la formation d’une garde-bourgeoise parisienne semble rencontrer quelque résistance. Plusieurs, dans l’Assemblée, hésitent encore à armer Paris, comme si Paris, en ces heures tragiques, n’était pas la Révolution elle-même ; mais la forte parole de Chapelier emporte les dernières timidités : « Vous avez à délibérer d’abord sur les troupes ennemies et étrangères qui assiègent un peuple bon et fidèle ; le sang coule, les propriétés ne sont pas en sûreté ; enfin le scandale des Allemands ameutés est à son comble. Il n’y a que la garde-bourgeoise qui puisse remédier à tous ces malheurs. L’expérience nous l’a appris : c’est le peuple qui doit garder le peuple. ». Guillotin, de retour à Paris, put dire à la bourgeoisie révolutionnaire qu’elle s’organisait avec le consentement de la nation. En même temps les districts obligent l’assemblée des électeurs à constituer un Comité permanent. Il est comme une combinaison de la municipalité légale et de la nouvelle municipalité révolutionnaire. Il est formé des huit membres alors en exercice du Bureau de la Ville et de quatorze membres désignés par les électeurs. Ce Comité a pour mandat de repousser l’invasion contre-révolutionnaire des hordes allemandes soldées par le roi.

Ce qu’il y a d’admirable à cette heure dans la bourgeoisie révolutionnaire de Paris, ce qui montre bien la légitimité historique de son avènement de classe, c’est son absolue confiance en elle-même. Elle ne craint pas d’être prise entre les révoltes de la misère et le coup d’État du roi. C’est en vain que quelques timides lui montrent là-haut, sur les sommets de Montmartre, une foule sordide de neuf mille ouvriers travaillant aux ateliers de charité. Elle n’a point peur que dans la secousse révolutionnaire, cet abcès de misère crève sur elle. Elle n’a pas peur de distribuer des armes : elle sait qu’elle est assez forte pour en surveiller l’emploi… Elle écarte, désarme tous ceux qui n’ayant point de propriété eux-mêmes ne donnent pas des garanties à la propriété, et dès le 14, Bancal des Essarts annonce à l’Assemblée nationale que la milice bourgeoise a désarmé beaucoup de particuliers. En pleine tourmente révolutionnaire elle donne à sa milice un caractère bourgeois, et elle sait que les prolétaires entraînés à sa suite n’élèveront pas un murmure : ils jetteront des pierres à la contre-révolution s’ils ne peuvent lui envoyer des balles. L’ambassadeur de Venise constate avec quelle rapidité et quelle décision la bourgeoisie parisienne a su en deux jours organiser tout ensemble l’action révolutionnaire et l’ordre bourgeois.

Dès la matinée du 14, tout le peuple de Paris, bourgeois, artisans, prolétaires, se préparait au combat. Un détachement de dragons avait traversé le faubourg Saint-Antoine et s’était approché des murs de la Bastille. Le peuple avait conclu que la Bastille allait devenir le centre d’un grand rassemblement militaire, la base d’opération d’une partie des troupes dirigées contre Paris : entre ces troupes et celles qui étaient massées aux Champs-Élysées, Paris serait écrasé. C’est donc une nécessité tactique qui tourne contre la Bastille les efforts du peuple. C’est aussi une vieille haine. Le sombre et triste château où tant de prisonniers d’État, roturiers ou nobles avaient gémi et qui semblait en travers du remuant faubourg Saint-Antoine barrer la vie et la joie était odieux à Paris, à tout Paris. Nous avons déjà vu Mercier souhaiter que les nouveaux plans de voirie emportent enfin la prison détestée : et dans leurs cahiers les citoyens nobles de Paris décident : « Sa Majesté sera suppliée d’ordonner la démolition de la Bastille. » Il n’y avait pas d’ordre, pas de classe sociale qui n’ait eu quelques-uns des siens au plus profond de ces cachots noirs. Si le Tiers-État et la noblesse ne donnaient pas au mot de liberté le même sens, du moins bourgeois et nobles se rencontraient-ils dans une commune haine de ce monument du despotisme ministériel. Et l’attaque contre la Bastille fut, de la part du peuple, un coup de génie révolutionnaire. Car même la noblesse de la grande cité ne pouvait, sans démentir odieusement ses paroles et ses haines d’hier, résister au mouvement. Ainsi la Cour était comme isolée dans son entreprise de coup d’État : et contre les régiments étrangers qui cernaient la Révolution ce n’est pas seulement la Révolution, c’est tout Paris qui se soulevait.

Avant tout il fallait des armes : entre neuf et onze heures du matin une foule immense se porta aux Invalides où était un grand dépôt de fusils, et enleva en effet vingt-huit mille fusils et cinq canons. La Bastille pouvait être forcée. Le comité permanent des électeurs réuni à l’Hôtel de ville essaya d’abord de prévenir le choc : puis, cédant à l’irrésistible passion du peuple, il essaya du moins d’obtenir par des moyens pacifiques la capitulation de la forteresse. Mais les négociateurs, à la seconde tentative, furent accueillis à coups de fusils : y eut-il méprise ? y eut-il trahison ? Le gouverneur de Launay paiera de sa tête tout à l’heure cette violation des lois de la guerre. Conduite par quelques héros qui franchirent les fossés, et coupèrent les chaînes des ponts-levis, la foule força la citadelle : hésitants, divisés, les soldats se rendirent. Les gardes-françaises avaient joué dans l’assaut un rôle décisif. Il est difficile de dresser une liste authentique des assaillants, « des vainqueurs de la Bastille ». Dès le lendemain des prétentions sans nombre s’élevèrent. Le journal Les Révolutions de Paris donne une liste très courte de ceux qui se distinguèrent particulièrement : « Le sieur Arné, grenadier des gardes françaises, compagnie de Ressuvelles, natif de Dôle en Franche-Comté, âgé de 26 ans, qui le premier s’empara du gouverneur, se porta partout avec courage, reçut plusieurs blessures légères et fut décoré à l’Hôtel de Ville de la couronne civique et de la croix de Saint-Louis que portait le sieur Delaunay.

« Le sieur Hullin, directeur de la buanderie de la reine à la Briche, qui avait engagé les grenadiers de Ressuvelles et les fusiliers de Lubersac à se rendre à la Bastille avec trois pièces de canon et deux autres que bientôt on y réunit ; le sieur Hullin a été un des chefs de l’action : il s’est exposé partout où le besoin l’a exigé ; il a été l’un des premiers à sauter sur le pont-levis et à pénétrer dans la Bastille ; il a de même été l’un de ceux qui ont conduit le gouverneur à l’Hôtel-de-ville.

« Le sieur Élie, officier au régiment de la reine, infanterie, qui, intrépidement traversa sous le feu des ennemis, pour faire décharger des voitures de fumier et y mettre le feu ; cette ruse heureuse nous servit merveilleusement ; c’est encore le sieur Élie qui reçut la capitulation, et s’élança le premier sur le pont pour forcer l’ouverture de la Bastille et reconduisit, accompagné du sieur Templement, le perfide gouverneur à la Grève.

« Le sieur Maillard fils, qui portait le drapeau, et le remit un moment en d’autres mains pour s’élancer sur une planche mise sur le fossé, pour aller prendre la capitulation ;

« Le nommé Louis Sébastien Cunivier, âgé de douze ans, fils d’un jardinier de Chantilly, est entré le cinquième dans la forteresse, a couru sur le haut de la tour de la Bazinière où était le drapeau, s’en est emparé et l’a promené avec hardiesse sur cette plateforme ;

« Le sieur Humbert, demeurant rue du Hurepoix, qui a reçu une blessure dangereuse ;

« Le sieur Turpin, fusilier de la compagnie de la Blache, caserne de Popincourt, commandait les citoyens qui les premiers ont été tués entre les deux ponts ; il a reçu lui-même une balle dans la main droite et une autre à l’épaule ;

« Le sieur Guinaut a reçu deux blessures très légères et a rapporté l’argenterie du gouverneur à l’Hôtel-de-Ville ;

« Le sieur de la Reynie, jeune littérateur, qui s’est conduit avec courage. »

L’assemblée des représentants de la Commune, ayant ouvert une enquête, constata, dans sa séance du 13 août, « que MM. Hulin, Élie Maillard, Richard du Pin, Humbert, Legrey, Ducossel, Georget et Marc, s’étaient distingués à l’attaque et à la conquête de la Bastille, et arrêta « qu’ils seraient recommandés aux districts, qui seraient invités à les employer d’une manière digne de leur courage et de leur patriotisme, sans considérer à quel district chacun d’eux appartenait ; des citoyens qui ont aussi efficacement contribué au salut de la capitale et de la patrie devant être considérés comme appartenant à tous les districts. » Évidemment, c’est pour un emploi d’officier dans la nouvelle garde nationale que l’Assemblée les recommande.

Comme on voit, ce sont des soldats de métier, des officiers comme Élie, de modestes industriels comme Hullin, de petits bourgeois comme le fils Maillard, qui dirigèrent le mouvement ; mais les plus pauvres des prolétaires tirent largement leur devoir. En cette héroïque journée de la Révolution bourgeoise, le sang ouvrier coula pour la liberté. Sur les cent combattants qui furent tués devant la Bastille, il en était de si pauvres, de si obscurs, de si humbles, que plusieurs semaines après on n’en avait pas retrouvé les noms, et Lostalot, dans les Révolutions de Paris, gémit de cette obscurité qui couvre tant de dévouements sublimes : plus de trente laissaient leur femme et leurs enfants dans un tel état de détresse, que des secours immédiats furent nécessaires.

la prise de la bastille.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Vingt mois plus tard, dans une lettre adressée à Marat, les ouvriers charpentiers dénoncent l’égoïsme des gros entrepreneurs qui veulent retenir tout le bénéfice de la Révolution, mais qui étaient cachés dans les jours de péril. Il paraît certain que les ouvriers charpentiers jouèrent un rôle actif dans l’assaut de la Bastille : habiles à manier la hache, ils étaient comme les sapeurs improvisés, ou comme « les soldats du génie » de la Révolution.

On ne relève pas, dans la liste des combattants, les rentiers, les capitalistes pour lesquels, en partie, la Révolution était faite : ce sont des moyens et petits bourgeois, des basochiens, des artisans et des prolétaires, qui ont porté ce jour-là le coup mortel au despotisme royal. Il n’y eut pas, sous le feu meurtrier de la forteresse, distinction « des citoyens actifs » et « des citoyens passifs ». Ceux même qui ne payaient pas assez d’impositions pour être électeurs, furent admis à combattre et à mourir pour la liberté commune.

Les représailles du peuple, que la Bastille avait foudroyé par trahison, se portèrent sur le gouverneur de Launay, et sur le prévôt des marchands, Flesselles, assurément complice de la Cour, qui avait dupé les combattants en leur promettant des fusils et en ne leur faisant parvenir que des caisses remplies de linge. De Launay, malgré les efforts héroïques de Hullin, fut abattu sur les marches de l’Hôtel-de-Ville, et le prévôt Flesselles eut la tête cassée d’un coup de pistolet, comme on le menait au Palais-Royal pour le juger.

À vrai dire, ces exécutions étaient presque une suite de la bataille, et on ne peut s’étonner de l’explosion de colère de cette foule à peine échappée au danger et que depuis trois jours des hordes de soldats barbares menaçaient.

Deux coupables manquaient au peuple le conseiller d’État Foullon, qui avait été chargé d’approvisionner l’armée du coup d’État, et son gendre, l’intendant Berthier. Le jour même de la prise de la Bastille, une lettre du ministère de la guerre à Berthier avait été interceptée et saisie par le peuple : elle ne laissait aucun doute sur sa complicité avec la Cour. Quelques jours après, Foullon, qui avait fait répandre le bruit de sa mort et même procéder à son enterrement, fut arrêté et décapité : sa tête fut portée au bout d’une pique parmi une foule immense, et son gendre Berthier, conduit derrière ce trophée lugubre, fut bientôt abattu à son tour dans un cruel délire de joie.

Ce n’était pas seulement ce qu’on appelle « la populace » qui savourait ainsi la joie du meurtre ; au témoignage de Gony d’Arsy, parlant à l’Assemblée nationale, un grand nombre de citoyens bien mis et de bourgeois aisés triomphaient dans ce funèbre et sauvage cortège. C’est la bourgeoisie révolutionnaire qui avait été directement menacée par la soldatesque royale, et dans cette férocité soudaine il y avait un reste de peur. Il y avait aussi la tradition de barbarie de l’ancien régime. Oh ! comme notre bon et grand Babeuf a bien compris et senti cela ! et quelle fierté pour nous, quelle espérance aussi, en ces heures inhumaines de la Révolution bourgeoise, de recueillir les belles paroles d’humanité et de sagesse de celui qui créa le communisme moderne !

Il se trouva au passage du cortège, et aussitôt, le 25 juillet 1789, il écrivit à sa femme : « J’ai vu passer cette tête de beau-père et le gendre arrivant derrière sous la conduite de plus de mille hommes armés ; il a fait ainsi, exposé aux regards du public, tout le long trajet du faubourg et de la rue Saint-Martin, au milieu de deux cent mille spectateurs qui l’apostrophaient et se réjouissaient avec les troupes de l’escorte, qu’animait le bruit du tambour. Oh ! que cette joie me faisait mal ! J’étais tout à la fois satisfait et mécontent : je disais tant mieux et tant pis. Je comprends que le peuple se fasse justice, j’approuve cette justice lorsqu’elle est satisfaite par l’anéantissement des coupables ; mais pourrait-elle aujourd’hui n’être pas cruelle ? Les supplices de tous genres, l’écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout, nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares parce qu’ils le sont eux-mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu’ils ont semé : car tout cela, ma pauvre petite femme, aura des suites terribles : nous ne sommes qu’au début. »

O dirigeants d’aujourd’hui, méditez ces paroles : et mettez dès maintenant dans les mœurs et dans les lois le plus d’humanité qu’il se peut pour la retrouver au jour inévitable des Révolutions !

Et vous, prolétaires, souvenez-vous que la cruauté est un reste de servitude : car elle atteste que la barbarie du régime oppresseur est encore présente en nous.

Souvenez-vous qu’en 1789, quand la foule ouvrière et bourgeoise se livrait un moment à une cruelle ivresse de meurtre, c’est le premier des communistes, le premier des grands émancipateurs du prolétariat, qui a senti son cœur se serrer.

Les effets de la prise de la Bastille furent immenses. Il sembla à tous les peuples de la terre que la geôle de l’humanité toute entière venait de tomber. C’était plus que la déclaration des droits de l’homme : c’était la déclaration de la force du peuple au service du droit humain. Ce n’était pas seulement la lumière qui, de Paris, venait aux opprimés de l’univers : c’était l’espérance ; et en des millions et des millions de cœurs que possédait la grande nuit de la servitude, pointa, à la même heure, une aurore de liberté.

La victoire de Paris mit décidément un terme à l’offensive de la Royauté et de la Cour. Le Roi, poussé par la Reine et les Princes, avait marché contre l’Assemblée et contre la Révolution dans la séance royale du 23 juin ; il venait de marcher contre Paris et la Révolution en ces journées hésitantes et violentes de juillet. Partout repoussé, il s’enfermera désormais dans une défensive sournoise ; et c’est lui maintenant qui aura à subir des assauts répétés ; au 6 octobre, dans la fuite sur Varennes, au 20 juin, au 10 août, il laissera au peuple révolutionnaire l’offensive déclarée. Le grand ressort de la puissance royale est cassé dès le 14 juillet, ou tout au moins si bien forcé qu’il ne se relèvera plus jamais entièrement. Et déjà, dans ces journées mêmes de coup d’État et d’agression, une sorte de paralysie se faisait sentir…

Pendant que la Bastille était investie, ni Busenval, ni le maréchal de Broglie ne se risquèrent à prendre le peuple à revers. Qu’attendaient-ils et pourquoi donnaient-ils à de Launay l’ordre de tenir jusqu’au bout au lieu de se hâter à son secours !

Évidemment une crainte toute nouvelle des responsabilités avait envahi ces cœurs routiniers, qui n’étaient habitués qu’à une forme du péril, et le vaste soulèvement de tout un peuple, sans abolir leur courage, le déconcertait. Leurs instructions d’ailleurs devaient être vagues. Dès le 14, Louis XVI répond aux envoyés de l’Assemblée qu’il est impossible que les événements de Paris soient la suite des ordres données aux troupes : quel était donc le plan du Roi ?

Peut-être, pour rassurer sa conscience, avait-il systématiquement refusé de prévoir la suite probable des événements. Peut-être s’imaginait-il que Paris, terrassé et comme aplati par la seule présence d’un vaste appareil militaire, cesserait d’être pour l’Assemblée un secours tumultueux, et que celle-ci, sentant désormais sur elle le poids mort de la capitale immobilisée, marcherait incertaine et trébuchante, prête à tomber au moindre choc.

Le Roi, averti par la journée du 14, apprit à compter avec la force de la Révolution : il rusera avec elle ou appellera contre elle les grandes armées de l’étranger : mais dès ce jour il renonce à toute agression directe, à toute offensive déclarée.

L’Assemblée, ayant toujours à déjouer l’intrigue, mais n’ayant plus à redouter et à repousser la force royale pourra entreprendre la lutte contre une autre grande puissance du passé, l’Église.

En même temps qu’elle libérait ainsi l’Assemblée nationale la journée du 14 juillet donnait au peuple une première conscience de sa force, et à Paris conscience de son rôle. Certes l’Assemblée restait grande : pendant ces jours de tourmente c’est vers elle que le Comité permanent des électeurs députait sans cesse, et la Révolution parisienne ne se sentait vraiment légitime et forte que par son contact avec la Révolution nationale.

D’ailleurs, l’Assemblée elle-même avait donné la première de beaux exemples de fermeté et même d’héroïsme. Son serment à la salle du Jeu de Paume, sa résistance sereine et invincible après la séance du 23 juin avaient électrisé tous les cœurs, et les plus intrépides combattants de Paris n’avaient d’autre ambition que de se montrer dignes des grands bourgeois révolutionnaires qui, sans arme, et par la seule force du droit et du courage, avaient vaincu. Il n’en est pas moins vrai que seule et sans le secours du peuple de Paris, l’Assemblée nationale aurait fini par succomber. Ainsi la Révolution qui jusqu’ici n’avait eu qu’un foyer et un centre, l’Assemblée, a dès maintenant deux foyers qui se correspondent, l’Assemblée et le peuple de Paris.

Quelques jours après le 14 juillet, le sieur Bessin, orateur du faubourg Saint-Antoine, se présenta à la barre de l’Assemblée, pour demander quelques secours d’argent en faveur des ouvriers du faubourg dont ces trois journées d’agitation avaient suspendu les salaires, et il s’écria : « Messieurs, vous êtes les sauveurs de la patrie, mais vous aussi vous avez des sauveurs. » Le procès-verbal dit que ce début énergique fixa l’attention de l’Assemblée. Je le crois bien : c’était le sens même du grand événement du 14 qui lui apparaissait tout entier : quelle que fût sa force, quelle que fût sa majesté, elle se sentit soudain sous le protectorat de Paris ; et peut-être quelque malaise se mêla-t-il à l’allégresse de la victoire récente.

Mais ce ne sont encore sans doute que d’imperceptibles nuances et quand le 16 juillet l’Assemblée envoya à la capitale des délégués pour consacrer, en quelque sorte, et légaliser la Révolution, c’est avec un enthousiasme où il entrait du respect qu’ils furent reçus par un peuple immense. Mounier, le susceptible et rèche bourgeois, toujours armé de soupçon contre les démocraties, fut conquis lui-même par la ferveur respectueuse et cordiale de cet accueil.

Paris n’en était pas moins, dès ce jour-là, émancipé : et sous le coup des événements, il improvisa sa constitution municipale avant que l’Assemblée ait pu organiser par une loi générale les municipalités, avant qu’elle ait pu élaborer la Constitution nationale.

L’ancien bureau de la Ville dont on avait expérimenté en la personne du prévôt Flesselles l’esprit de contre-Révolution, est balayé. D’acclamation, Bailly est nommé maire de Paris, Lafayette est nommé commandant général de la garde bourgeoise parisienne. Par ces deux noms, Paris se rattachait à l’Assemblée nationale et aux deux plus grands souvenirs de la liberté : Bailly, c’était le serment du Jeu de Paume ; Lafayette, c’était la Révolution d’Amérique.

Paris, avec son grand instinct de Révolution et d’humanité, au moment même où il s’organisait municipalement, s’ouvrait pour ainsi dire tout grand à la liberté des deux mondes. Comme des remparts qui se dessinent à la lumière de l’espace profond, l’enceinte de la cité se profilait sur la grande lumière de la liberté universelle. Elle était comme concentrique à l’horizon humain, et l’on sentait que le cercle de la vie municipale pouvait se dilater soudain jusqu’à comprendre l’humanité. À l’exemple de Paris, des communes sans nombre vont se constituer sur tous les points de la France, pour administrer et pour combattre, pour écraser toute tentative de contre-révolution et pour suppléer aux défaillances du pouvoir exécutif royal soudain annihilé ou réduit. Et toutes ces communes, nées pour ainsi dire d’une même commotion de liberté et d’un même besoin d’ordre vont se fédérer avec celle de Paris. Dès les premières semaines, de nombreuses gardes-bourgeoises s’affilient à la garde bourgeoise parisienne et des adresses fraternelles sont envoyées de toute part à la municipalité de Paris. Il n’est pas étonnant qu’un an après la fête de la fédération soit fixée au 14 juillet. Car c’est bien le 14 juillet 1789 qu’est née vraiment la fédération des communes de France : un même instinct avertit à la même heure tous les groupements de citoyens, toutes les cités, que la liberté serait précaire et débile tant qu’elle ne reposerait qu’en l’Assemblée nationale, et qu’il fallait lui donner autant de foyers qu’il y avait de communes. Ainsi mêlée, pour ainsi dire, à la vie familière des citoyens, ainsi animée et renouvelée sur place par des énergies sans nombre, la Révolution serait invincible.

Mais toutes ces énergies municipales spontanées, multiples avaient pour centre politique l’Assemblée, pour foyer dominant Paris, pour centre idéal la Révolution. Elles étaient naturellement et nécessairement fédérées. Grandes journées où, dans l’ardeur même du combat, une idée claire et décisive s’affirmait ! Les fulgurations de l’orage semblaient se fondre dans la lumière splendide d’un jour d’été.

En suscitant la vie municipale, la journée du 14 juillet rapprochait un peu du premier plan de l’action le prolétariat encore relégué dans un arrière fond obscur. Certes, les ouvriers, les pauvres sont bien loin encore de mettre la main sur le pouvoir municipal. Ils seront exclus, comme nous le verrons bientôt, de la garde bourgeoise et ils ne siégeront pas aux assemblées des districts : la vie municipale parisienne sera même marquée pour un assez long temps d’un caractère plus étroitement bourgeois que l’action centrale de l’Assemblée. Mais il était impossible d’organiser, à Paris, le pouvoir légal de soixante districts d’abord, de quarante-huit sections ensuite, sans que bientôt un certain nombre de ces districts ou de ces sections vibrent de toute la force et de toute la passion populaires. Tandis que la voix de Robespierre était à demi étouffée et comme opprimée à l’Assemblée nationale, la voix de Danton retentissait au district des Cordeliers. Multiplier, si je puis dire, les points de pouvoir, c’est multiplier les points de contact du pouvoir même avec le peuple : c’est donc malgré toutes les barrières légales du cens, accroître les chances et les occasions d’intervention populaire et incliner la Révolution bourgeoise non pas vers le socialisme dont l’idée même est à naître, mais vers la démocratie. S’il y avait morcellement et émiettement complet, si chaque commune était un petit monde clos, l’oligarchie bourgeoise finirait par mettre la main sur tous ces mécanismes séparés et de médiocre vigueur.

Mais quand cette multiplicité des activités focales se combine avec un grand mouvement général qui passionne si l’on peut dire tous les rouages, la continuité et la véhémence de l’action donnent peu à peu le pouvoir aux plus ardents, aux plus agissants et aux plus robustes. Voilà comment la journée du 14 juillet, en même temps qu’elle est une grande victoire bourgeoise, est une grande victoire populaire. Sans doute la participation directe du peuple combattant à cette grande journée n’aura pas, pour les prolétaires, des conséquences immédiates. La Révolution en ses origines profondes est si essentiellement bourgeoise que, quelques semaines après le 14 juillet, quand l’Assemblée nationale, libérée par le peuple des attentats de la Cour, fixe le régime électoral et exclut du vote des millions de pauvres salariés, il ne vient à la pensée d’aucun député, et pas même des plus démocrates, de rappeler que devant la Bastille les ouvriers de Paris ont conquis pour les prolétaires de France le titre de citoyens actifs. Cette participation immédiate du peuple aux grands événements de la Révolution semblait un accident à la fois glorieux et redoutable qui ne pouvait faire loi pour la marche régulière d’une société ordonnée et libre.

Ce n’est pas en vain pourtant que dès ses premiers pas la Révolution bourgeoise a dû recourir à la véhémence des cœurs et à la force des muscles ouvriers. Quand la guerre contre les Vendéens, contre l’émigration, contre l’étranger portera au maximum la tension révolutionnaire, quand le peuple gardera, à côté des bourgeois héroïques, toutes les portes de la Révolution, il faudra bien lui donner enfin droit de cité ; comme les esclaves antiques qui conquéraient leur liberté sur les champs de bataille, les prolétaires vont conquérir le droit de suffrage et quelques heures brèves de souveraineté politique sur les champs de combat de la Révolution bourgeoise.

Lent sera l’effort et brève la victoire. Mais que le prolétariat ait pu, par l’échelle hardie des événements et des batailles, se hausser un moment à la direction de la Révolution bourgeoise, ou du moins y participer à côté des plus audacieux bourgeois, c’est pour lui un titre et une promesse d’avenir. Aussi est-ce sans trouble que dans l’immense foule qui, dans la journée du 14, a investi les Invalides d’abord, la Bastille ensuite, nous avons entrevu d’innombrables prolétaires. Qu’ils aillent à l’assaut : ils ne sont pas dupes. Désarmés peut-être demain par la bourgeoisie défiante, puis fusillés au Champ-de-Mars deux ans après, ils n’en ont pas moins marqué de leur courage et de leur force la grande journée révolutionnaire, et grâce à ces vaillants, il n’y a rien aujourd’hui sous le soleil qui appartienne pleinement à la bourgeoisie, pas même sa Révolution.

Mais c’est dans les campagnes, c’est parmi les paysans que la prise de la Bastille eut le plus retentissant effet. Depuis l’ouverture des États-Généraux, les paysans attendaient : quand donc l’Assemblée penserait-elle à leurs souffrances ? De loin, mais informés à coup sûr par ceux qui les avaient aidés à rédiger leurs cahiers, ils suivaient la lutte du Tiers contre les privilégiés et la Cour : ah ! si le Tiers pouvait être vainqueur, comme on abattrait vite la tyrannie des nobles ! Aussi la journée du 14 fut décisive. Paris avait pris sa Bastille : il restait aux paysans à prendre les leurs, toutes ces Bastilles féodales, tous ces châteaux à meurtrières et à colombiers qui dominaient les villages et les plaines.

Soudain, comme un ressort qui se détend, les campagnes se soulevèrent. Et dans ce prodigieux soulèvement, il y eut deux mouvements bien distinct ? et en apparence même contraires. Il y eut d’abord comme un mouvement général de peur. La vieille autorité royale, qui depuis des siècles abritait le paysan tout en le pressurant, semblait ébranlée, et comme elle était pour le peuple des campagnes la seule forme saisissable de l’autorité, il parut d’abord aux paysans que la société elle-même croulait et qu’ils allaient être livrés, s’ils ne se défendaient, à tous les brigandages. Dans cette sorte de vacance du pouvoir, une légende de terreur se forme : « Voici les brigands ! Ils viennent brûler les bois, couper les blés, veillons et armons-nous. » D’un bout à l’autre de la France, les paysans s’arment en effet et font des battues dans la campagne pour découvrir les fameux « brigands » que d’ailleurs on ne trouvait pas.

Cette période de panique a laissé dans l’esprit des paysans une impression profonde et durable ; dans nos campagnes du Midi on parle encore de « l’annado de la paou », l’année de la peur. On dirait que ce souvenir a effacé tous les autres. Mais quelle fut donc l’occasion, la cause immédiate et concrète de cette universelle frayeur ? Il ne suffit pas de dire que le vaste ébranlement social dont la prise de la Bastille était comme le prologue disposait les esprits à de mystérieuses terreurs, et qu’au déclin d’une société, comme au déclin du jour, se lèvent de vagues et terrifiants fantômes.

On s’est trop dispensé, par cette interprétation mystique, de rechercher les vraies raisons du phénomène. Y eut-il un mot d’ordre de l’aristocratie, de la contre-révolution cherchant à répandre partout la peur ? L’Assemblée parut le croire, ou du moins elle essaya d’expliquer ainsi la panique.

Elle dit dans les considérants de son décret du 10 août : « L’Assemblée nationale considérant que les ennemis de la Nation ayant perdu l’espoir d’empêcher par la violence et le despotisme la régénération publique et l’établissement de la liberté, paraissent avoir conçu le projet criminel d’arriver au même but par la voie du désordre et de l’anarchie ; qu’entre autres moyens, ils ont à la même époque, et presque le même jour, fait semer de fausses alarmes dans les différentes provinces du royaume… »

En fait, le mouvement n’eut pas cette soudaineté absolue, qui révèle une sorte de conspiration, et l’Assemblée elle-même dit presque le même jour.

Si ces terreurs avaient éclaté sur un mot d’ordre et partout à la fois, elles auraient de même pris fin partout à la même date, après avoir, si je puis dire, constaté elles-mêmes leur vanité. Or, je note qu’à la fin d’août encore, la foire de Beaucaire est retardée de plusieurs jours « par peur des brigands », qui en effet auraient pu faire là une belle opération. Il n’y a donc pas eu simplement manœuvre contre-révolutionnaire.
la forteresse de pierre anoise rendue aux citoyens au mois d’août 1789.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Les paysans se sont-ils fait peur à eux-mêmes ? Le rassemblement qu’ils formaient en un village pour marcher contre le château et brûler les titres de la propriété féodale ont-ils été interprétés d’un peu loin comme des rassemblements de brigands ? Et la panique a-t-elle résulté d’une sorte de malentendu réciproque ? C’est possible et même certain. Mais il est certain aussi qu’à côté de ce mouvement des paysans propriétaires marchant contre les nobles pour affranchir leur terre de toute charge féodale, il y a eu, en cette heure d’universelle commotion, un mouvement des sans-propriété, des misérables, des vagabonds, des affamés. En plus d’un point, ils se sont organisés en bandes, criant qu’ils avaient le droit de manger et de vivre.

Plusieurs municipalités avisent l’Assemblée nationale que dans la nuit du 25 juillet « des brigands avaient coupé les blés encore verts. » A cette date, et même dans la région du Nord, ils ne devaient pas être loin de maturité, et ceux qu’on appelle « des brigands », opérant pour le compte de la contre-révolution étaient sans doute des affamés qui ne voulaient pas attendre que la moisson entièrement mûre tombât sous la taux du propriétaire et fût mise à l’abri dans les granges.

Quelques mouvements partiels de cette sorte ont suffi pour répandre la teneur dans les campagnes où régnait déjà, à l’état chronique, la peur des mendiants. Je suis bien porté à croire que « la grande peur » est surtout l’exagération de cette frayeur chronique. Qu’on lise tous les cahiers des bailliages ruraux, des paroisses, partout on verra que les cultivateurs se plaignent d’être à la merci des mendiants. Il faut les loger, les nourrir, les secourir ; sinon, ils menacent, et rien ne leur est plus facile que de mettre en effet le feu aux bâtiments de la ferme et aux récoltes.

La grande évolution économique de la deuxième moitié du xviiie siècle, la croissance de l’industrie et des villes, la transformation de l’économie rurale, avaient déraciné de nombreuses existences : les routes et les campagnes étaient couvertes d’hommes errants dont la peur obsède, les cultivateurs. Ceux-ci en parlent avec colère, frayeur et mépris. Rien n’est plus poignant que de voir les paysans, dans les mêmes cahiers où ils se plaignent de l’oppression et des voleries du seigneur et où ils revendiquent le droit de cueillir pour leurs bestiaux l’herbe des forêts, dénoncer comme un péril les vagabonds, les mendiants, ou, comme ils disent « tout le fretin de la société ».

Sous la misère classée il y a une misère errante, et celle-ci est pour celle-là objet de mépris et de terreur. Qu’on se rappelle les plaintes des paysans propriétaires eux-mêmes contre la multitude des glaneurs qui envahissaient le champ à peine moissonné : je me demande si ce ne sont pas ces hommes et ces femmes qui, pressés par la faim et excités par le frémissement révolutionnaire, se formaient en troupes et coupaient les blés. Ainsi aux vagabonds, aux errants se seraient mêlés parfois les plus pauvres de chaque village, les sans-propriété.

Le journal Les Révolutions de Paris, dans ses nouvelles de province du commencement de septembre, dit ceci : « Des lettres de Genève annoncent que des individus des montagnes voisines se sont avancés en foule du côté de Ferney ; la garnison de Genève, secondée de quantité de volontaires, s’y est portée ; on y a conduit du canon et les montagnards ont pris la fuite. L’ignorance ou plutôt l’ineptie du peuple de quelques provinces lui a fait croire que l’égalité et la liberté lui permettaient en quelque sorte le partage des biens : de là sont venus la plupart des ravages qui ont désolé nos provinces. »

Il semble donc évident qu’il y a eu, dans les jours qui suivirent l’ébranlement du 14 juillet, une poussée des misérables. La Révolution sera sans cesse obsédée par la peur « de la loi agraire ».

C’est sans doute des premiers jours de la Révolution, qui furent peut-être les plus effervescents et les plus agités, que date cette peur. Nous n’avons presque aucune donnée sur ce mouvement du prolétariat rural. Il était sans doute purement instinctif : on n’en trouve nulle part une formule claire et il ne paraît pas qu’il ait eu des chefs conscients.

Il se bornait le plus souvent au pillage nocturne et furtif des récoltes moissonnées avant l’heure : ou bien il était comme perdu dans le mouvement révolutionnaire de la propriété paysanne. Quand les paysans du Maçonnais et du Lyonnais par exemple vont incendier les châteaux pour brûler les papiers des commissaires à terrier, il m’est impossible de ne pas me rappeler que bien souvent dans les cahiers des paroisses « le riche et stérile bourgeois » est nommé à côté du noble ; et sans doute il eût suffi de peu de chose pour diriger sur la grande propriété bourgeoise les foules irritées et armées de fourches qui assaillaient le château du noble.

La bourgeoisie, un peu partout, comprit le péril et la garde bourgeoise des villes se précipita dans les campagnes pour contenir ou réprimer les paysans. De Lyon, dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, on voyait flamber les châteaux de Loras, de Leuze, de Combe, de Puisignan, de Saint-Priest. La garde bourgeoise marche contre les paysans, et quand elle rentre en ville, elle est assaillie à coup de pierres et de tuiles par les ouvriers de la Guillotière, qui prennent parti pour les paysans insurgés. On dirait un moment que tout le prolétariat misérable, ouvrier et paysan, va se lever à la fois contre l’ancien régime féodal et contre le nouveau régime bourgeois, et qu’une lutte de classe profonde, formidable, la lutte de tous les sans propriété contre tous les possédants va se substituer à la superficielle Révolution de la propriété bourgeoise et paysanne contre le privilège des nobles. Velléités impuissantes ! Tentatives confuses et vaines !

Les temps n’étaient pas mûrs, et ces premiers soulèvements de hasard sont bien symbolisés en effet par le furtif larcin de nuit des bandes errantes coupant des blés encore verts… Mais il y eut un moment où les paysans établis, les petits propriétaires, les habitants des villages qui avaient un clos, un jardin et un bout de champ sentirent frémir toute l’obscure misère d’en bas.

Comment s’engager à fond dans la Révolution, comment marcher à l’assaut des Bastilles féodales si l’on risque d’être débordé par un prolétariat mendiant et menaçant ?

A quoi bon arracher au seigneur les gerbes de blé qu’il prélève par le droit de champart si les humbles glaneurs d’hier, devenus des moissonneurs révoltés, emportent toutes les gerbes ? Et s’exposera-t-on à perdre sa propriété pour avoir voulu l’affranchir ?

Le plus pressé est donc de faire face « aux brigands », de s’armer, de s’organiser. C’est ainsi que d’un bout de la France à l’autre se forment les municipalités de village. Et quand on s’est bien aperçu qu’il y a peu ou point « de brigands », que les prolétaires ne sont ni assez audacieux ni assez conscients, ni assez organisés pour substituer leur Révolution à la Révolution, d’un cœur allègre on marche contre les châteaux et on tourne contre l’ancien régime les armes qu’on avait saisies en un mouvement instinctif de frayeur.

Il y a donc comme un mouvement conservateur de contraction, de resserrement, qui est suivi d’une expansion révolutionnaire. Sous l’émoi de l’inconnu et devant le tressaillement des sans-propriété, les communautés des villages se replient sur elles-mêmes, nomment des hommes de confiance, instituent une milice et ayant ainsi garanti l’ordre de la propriété dans la Révolution, elles se précipitent contre le système féodal.

Ou plutôt ces deux mouvements, l’un conservateur, l’autre révolutionnaire sont liés et presque confondus en cette prodigieuse époque où les esprits surexcités et agrandis semblaient suffire à la fois à tous les problèmes. De même qu’à Paris dans les journées de péril qui précédèrent le 14 juillet, la bourgeoisie révolutionnaire sut armer ses milices contre les régiments de la Cour et désarmer les hommes qui lui paraissaient menaçants pour la propriété, de même, dans la campagne, le Tiers État rural s’organise à la fois pour protéger contre toute agression la propriété paysanne et pour abattre la féodalité.

L’ordre nouveau fait front à tous à les périls : et c’est bien le signe de sa légitimité historique : mais l’historien serait bien superficiel si sous la Révolution de bourgeoisie et de propriété paysanne qui s’organise, et triomphe en ces journées fécondes de juillet et d’août, il ne notait pas l’inquiétude profonde et l’instinctive révolte de ceux qui n’ont même pas un lambeau de terre. N’ayant pas de propriété, ils ne comprennent pas la Révolution comme une libération de la propriété affranchie du prélèvement féodal : ils la considèrent comme la libération de l’homme affranchi de la misère et de la faim. D’instinct, avec une sorte d’ingénuité farouche, comme les montagnards des Alpes qui descendent vers Ferney, et qui vont sans doute partager les grands biens laissés par Voltaire ils s’imaginent que l’heure est venue pour tous les hommes de jouir des fruits de la terre, et ils viennent tranquillement s’installer dans la Révolution comme dans leur demeure. Mais ils se heurtent aux canons de la bourgeoisie et aux fourches du propriétaire paysan : et ils retournent à leur misère, se disant sans doute tout bas qu’ils n’avaient pas compris.

La vérité est qu’ils ont compris trop tôt. L’histoire ferme sa porte à ces « mendiants » et leur dit brutalement « vous repasserez ». Ils repasseront en effet et la porte s’ouvrira bien un jour, mais quand ils ne seront plus « des mendiants », quand ils auront une propriété à eux, je veux dire une idée, quand ils porteront dans leur esprit la formule d’un monde nouveau, quand ils seront des paysans socialistes.

Pendant que se développaient ainsi dans les campagnes les conséquences du 14 juillet, l’Assemblée nationale cherchait pour ainsi dire l’équilibre dans sa victoire.

Elle était à la fois sauvée, enthousiaste et inquiète. Necker était rappelé. Le Roi accompagné d’une députation de l’Assemblée avait dû se rendre à Paris le 16 juillet : et on avait beau essayer de séparer le Roi « de ses conseillers pervers », et lui ménager un accueil triomphal : c’était la visite du vaincu aux vainqueurs.

Paris grandissait bien vite. Et l’Assemblée sentait monter une puissance amie et rivale. Elle se groupait un peu nerveusement autour du roi, cherchant à oublier elle-même, pour les faire oublier à la France, les fautes criminelles de Louis XVI. Étrange et gênante solidarité de l’Assemblée révolutionnaire et du roi d’ancien régime, mal converti par la force du peuple au régime nouveau ! Des désordres éclatèrent à Saint-Germain ; les barrières d’octroi sont forcées, et le fermier Thomassin, accusé d’accaparement, est en péril de mort. Aussitôt les modérés de l’Assemblée, sur la motion de Lally-Tollendal, proposent une adresse à la Nation contre les fauteurs de désordre, adresse qui, par son exagération même, était de nature à semer la panique et à aggraver le péril. De plus, le mouvement de Saint-Germain était comme une suite du grand mouvement de Paris : n’allait-on pas désavouer, par un procédé oblique, le magnifique dévouement révolutionnaire de la capitale ?

Les députés bretons protestèrent, et Robespierre, dont ce fut, je crois, la première intervention, protesta aussi. Il dévoila tout de suite le péril que le modérantisme conservateur ferait courir à la Révolution, enveloppée encore de bien des intrigues et des haines. « Il faut aimer la paix, mais aussi il faut aimer la liberté. Mais y a-t-il rien de plus légitime que de se soulever contre une conjuration horrible formée pour perdre la nation ? L’émeute a été occasionnée à Poissy sous prétexte d’accaparement ; la Bretagne est en paix, les provinces sont tranquilles ; la proclamation y répandrait l’alarme et ferait perdre la confiance. Ne faisons rien avec précipitation ; qui vous a dit que les ennemis de l’État seront encore dégoûtés de l’intrigue ? »

Ce qui dès maintenant fait la force de Robespierre et l’assurera longtemps, c’est que voulant la Révolution, il en accepte les conséquences et les conditions, et ne s’émeut pas ou sottement ou hypocritement des désordres que la résistance armée à l’arbitraire royal propageait nécessairement.

L’Assemblée rejeta la motion de Lally-Tollendal, mais un moment elle l’avait applaudie, et ces oscillations révèlent que si elle avait grand besoin du peuple, elle commençait aussi à en avoir peur. Mais ces passagères inquiétudes n’arrêtaient pas encore son élan, et c’est avec une magnifique confiance en la raison qu’elle aborda d’emblée l’élaboration des Droits de l’homme, préface de la Constitution.

Elle était toute entière à ce haut et noble travail, quand les premières nouvelles du soulèvement des campagnes lui parvinrent. Elle apprit de toutes parts, dans les derniers jours de juillet et les premiers jours d’août, que les paysans, devançant ou dépassant même par leur action spontanée les décisions du législateur, refusaient le paiement des impôts les plus odieux, comme celui de la gabelle, et des droits féodaux, cens, champart, etc. Ils pénétraient armés dans les châteaux, et, s’abstenant de toute violence contre les personnes, saisissaient et brûlaient les vieux parchemins, les titres anciens ou nouveaux d’exploitation féodale. C’était l’abolition violente de tout le système féodal. C’était la grande révolution paysanne s’accomplissant en dehors des formes légales et de la volonté du législateur.

L’émoi fut grand dans l’Assemblée : on eût dit qu’elle hésitait à aborder en face le problème de la féodalité. Elle sentait que souvent la distinction serait difficile à faire entre la propriété féodale et la propriété bourgeoise, qu’abolir par exemple tel droit censuel régulièrement acquis par contrat, c’était toucher au principe même du contrat, forme légale et garantie de la propriété bourgeoise elle-même. C’est pourquoi la bourgeoisie révolutionnaire avait adouci et amorti autant qu’elle l’avait pu, dans la rédaction générale des cahiers de bailliage, la véhémente revendication paysanne.

Laissée à elle-même, l’Assemblée se fût bornée probablement à détruire les privilèges d’impôt et à abolir la servitude personnelle. Pour l’ensemble des redevances féodales, elle eût tout au plus institué un système de rachat facultatif et à long terme. Le rude mouvement paysan l’acculait. Il fallait ou bien organiser dans toute l’étendue des campagnes une répression bien difficile et bien dangereuse, ou céder à l’élan des paysans révoltés.

Les premières motions qui lui furent faites étaient toutes de répression. Dans la séance du 3 août, Salomon, au nom du Comité des rapports, poussa au noir le tableau : « Par des lettres émanées des provinces, il paraît que les propriétés, de quelque nature quelles soient, sont la proie du plus coupable brigandage ; de tous les côtés les châteaux sont brûlés, les couvents sont détruits, les fermes abandonnées au pillage. Les impôts, les redevances seigneuriales, tout est détruit. Les lois sont sans force, les magistrats sans autorité, la justice n’est plus qu’un fantôme qu’on cherche en vain dans les tribunaux. »

Vraiment, le Comité sonnait le tocsin de la peur. Et il propose à l’Assemblée l’arrêté suivant : « L’Assemblée nationale, informée que le payement des rentes, dîmes, impôts, cens, redevances seigneuriales, est obstinément refusé ; que les habitants des paroisses se réunissent et témoignent dans des actes l’engagement de ces refus et que ceux qui ne veulent pas s’y soumettre sont exposés aux menaces les plus effrayantes et éprouvent de mauvais traitements ; que des gens armés se rendent coupables de violence, qu’ils entrent dans les châteaux, se saisissent des papiers et de tous les titres et les brûlent dans les cours.

« Déclare qu’occupée sans relâche de tout ce qui concerne la Constitution et la régénération de l’État, elle ne peut, quelque pressants que soient les objets particuliers qui lui sont soumis, détourner ses regards de celui auquel elle est fixée, et suspendre ses travaux dont toute l’importance exige la continuité.

« Déclare qu’aucune raison ne peut légitimer les suspensions de payements d’impôts et de toute autre redevance, jusqu’à ce qu’elle ait prononcé sur les différents droits ; déclare qu’aucun prétexte ne peut dispenser de les payer ; qu’elle voit avec douleur les troubles que ces refus occasionnent, et qu’ils sont essentiellement contraires aux principes du droit public que l’Assemblée ne cessera de maintenir. »

Si cette motion avait été adoptée, la Révolution était en péril. Comment réprimer, en effet, le soulèvement presque universel des paysans ? Si on faisait appel à la force exécutive du roi, on lui livrait la France. Si on armait contre les paysans les gardes bourgeoises des villes on créait la guerre civile entre les deux forces de la Révolution, la bourgeoisie et les paysans, et l’ancien régime se perpétuait par cette division. D’instinct l’Assemblée recula devant la motion de son Comité des rapports, elle décida seulement qu’une déclaration serait faite.

Déjà, timidement, quelques voix s’élevaient pour défendre les paysans révoltés. Un député obscur, dont le compte rendu n’a même pas recueilli le nom, dit : « Il ne faut pas appeler droits légitimes les droits injustes et, pour la plupart, fondés sur la force et la violence. Il ne faut pas parler des droits féodaux ; les habitants des campagnes en attendent la suppression et ce serait les irriter que de faire une pareille déclaration. » Mais il est visible que les hommes les plus influents, ceux qu’on appelait déjà « les chefs d’opinion » se réservaient.

Maintenir la propriété féodale contre les paysans soulevés, c’était peut-être faire avorter la Révolution. Mais permettre aux paysans de déraciner violemment la féodalité, n’était-ce point ébranler quelques racines de la propriété bourgeoise ? Ce sera, malgré tout, l’honneur de la grande Assemblée d’avoir su, à l’heure décisive, s’élever au-dessus de ces hésitations et de ces craintes et d’avoir osé, à la suite du paysan, révolutionner la propriété féodale. Tout d’abord, même dans la séance du soir du 4 août, on put croire que les scrupules des hommes de légalité et d’ordre strict allaient l’emporter. On put croire qu’ils allaient envelopper la propriété féodale elle-même dans le droit inviolable de propriété.

Target, à l’ouverture de la séance, donna lecture, au nom du Comité de rédaction, du projet d’arrêté suivant : « L’Assemblée nationale, considérant que tandis qu’elle est uniquement occupée d’affermir le bonheur du peuple sur les bases d’une Constitution libre, les troubles et les violences qui affligent certaines provinces répandent l’alarme dans les esprits et portent l’atteinte la plus funeste aux droits sacrés de la propriété et de la sûreté des personnes…

« Déclare que les lois anciennes subsistent et doivent être exécutées jusqu’à ce que l’autorité de la nation les ait abrogées ou modifiées…

« Que toutes les redevances et prestations accoutumées doivent être payées comme par le passé jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné par l’Assemblée. »

Sous des formes plus douces, c’était la motion de Salomon. Mais comment l’Assemblée, en paraissant annoncer le remaniement au moins partiel de ces lois, et en les marquant ainsi elle-même d’un caractère provisoire pouvait-elle en imposer l’observation à un peuple souffrant et soulevé ? Il fallait prendre un autre parti, et vigoureux. Deux membres de la noblesse, le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon, y aidèrent l’Assemblée. Tous les deux demandèrent qu’une grande réforme du système féodal fut immédiatement annoncée aux paysans. Il y a un haut intérêt social et moral à définir exactement la raison et la valeur de ce grand acte : peut-être, à travers les paroles des deux orateurs, pourrons-nous démêler le fond de leur âme. Écoutons-les donc : « Comment peut-on espérer d’arrêter l’effervescence des provinces sans connaître quelle est la cause de l’insurrection qui se manifeste dans le royaume ? Et comment y remédier sans appliquer le remède au mal qui l’agite ?

« Les communautés (c’est-à-dire les paroisses rurales) ont fait des demandes. Ce n’est pas une constitution qu’elles ont désiré, elles n’ont formé ce vœu que dans les bailliages : qu’ont-elles donc demandé ? Que les droits d’aides fussent supprimés, qu’il n’y eût plus de subdélégués, que les droits seigneuriaux fussent allégés ou échangés.

« Ces communautés voient, depuis plus de trois mois, leurs représentants s’occuper de ce que nous appelons, et de ce qui est, en effet, la chose publique, mais la chose publique leur paraît être surtout la chose qu’elles désirent.

« D’après tous les différends qui ont existé entre les représentants de la nation, les campagnes n’ont connu que les gens avoués par elles, qui sollicitaient leur bonheur, et les personnes puissantes qui s’y opposaient.

« Qu’est-il arrivé dans cet état de choses ? Elles ont cru devoir s’armer contre la force, et aujourd’hui elles ne connaissent plus de frein ; aussi résulte-t-il de cette disposition que le royaume flotte, dans ce moment, entre l’alternative de la destruction de la société ou d’un gouvernement qui sera admiré et vénéré de toute l’Europe…

« Pour parvenir à la tranquillité nécessaire, je propose : 1o qu’il soit dit, avant la proclamation projetée par le Comité, que les représentants de la Nation ont décidé que l’impôt sera payé par tous les individus du royaume, dans la proportion de leurs revenus ;

« 2o Que toutes les charges publiques seront à l’avenir supportées également par tous ;

« 3o Que tous les droits féodaux seront rachetables par les communautés, en argent ou échangés sur le prix d’une juste estimation, c’est-à-dire d’après le revenu d’une année commune prise sur dix années de revenu ;

« 4o Que les corvées seigneuriales, les mainmortes et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat. »


louis xvi
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Mais voici un autre noble, un des plus grands capitalistes du xviiie siècle, représentant d’une de ces familles d’aristocrates qui, depuis Law, avaient spéculé, accaparé, monopolisé : c’est le duc d’Aiguillon. Il parle, avec plus de force, dans le sens du vicomte de Noailles :

« Ce ne sont point seulement des brigands qui, à main armée, veulent s’enrichir dans le sein des calamités : dans plusieurs provinces le peuple tout entier forme une ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres, et surtout pour s’emparer des chartriers, où les titres des propriétés féodales sont en dépôt. Il cherche à secouer un joug qui depuis tant de siècles pèse sur sa tête, et il faut l’avouer, Messieurs, cette insurrection, quoique coupable, (car toute agression violente l’est) peut trouver son excuse dans la vexation dont il est la victime. Les propriétaires des fiefs, des terres seigneuriales ne sont, il faut l’avouer, que bien rarement coupables des excès dont se plaignent leurs vassaux ; mais leurs gens d’affaires sont souvent sans pitié, et le malheureux cultivateur, soumis au reste barbare des lois féodales qui subsistent encore en France, gémit de la contrainte dont il est la victime. Ces droits, on ne peut se le dissimuler, sont une propriété et toute propriété est sacrée ; mais ils sont onéreux aux peuples et tout le monde convient de la gêne continuelle qu’ils leur imposent…

« Je ne doute pas que les propriétaires de fiefs, les seigneurs de terres, loin de se refuser à cette vérité, ne soient disposés à faire à la justice le sacrifice de leurs droits. Ils avaient déjà renoncé à leurs privilèges, à leurs exemptions pécuniaires ; et, dans ce moment, on ne peut pas demander la renonciation pure et simple de leurs droits féodaux.

« Ces droits sont leur propriété. Ils sont la seule fortune de plusieurs particuliers, et l’équité défend d’exiger l’abandon d’aucune propriété sans accorder une juste indemnité au propriétaire qui cède l’agrément de sa convenance à l’avantage public.

« D’après ces puissantes considérations, Messieurs, et pour faire sentir aux peuples que vous vous occupez efficacement de leurs plus chers intérêts, mon vœu serait que l’Assemblée nationale déclarât que les impôts seront supportés également par tous les citoyens en proportion de leurs facultés, et que, désormais, tous les droits féodaux des fiefs et terres seigneuriales seront rachetés par les vassaux de ces mêmes fiefs et terres s’ils le désirent ; que le remboursement sera porté au denier fixé par l’Assemblée, et j’estime, dans mon opinion, que ce doit être au denier 30, à cause de l’indemnité à accorder (c’est-à-dire que pour se libérer d’une redevance féodale, il faudra payer trente fois, en capital, le montant annuel de cette redevance). »

Et comme conclusion, le duc d’Aiguillon soumet à l’Assemblée une motion très détaillée en huit paragraphes.

Quel est le sens de cette intervention des deux grands seigneurs ? Tout d’abord, il faut écarter l’idée d’un entraînement, d’une sorte d’improvisation généreuse du cœur. On a trop représenté la nuit du 4 août comme une soudaine ivresse de sacrifice, comme une orgie du droit. Les motions du vicomte de Noailles et du duc d’Aiguillon, évidemment rédigées d’avance et très calculées jusque dans le détail attestent au contraire un plan médité et exécuté de sang-froid.

Que voulaient-ils donc ? Il serait téméraire à coup sûr de prétendre qu’aucun élan ou, si l’on veut, qu’aucune illusion de générosité ne se mêlait à leur acte. Il vient une heure où certains privilèges surannés et d’ailleurs peu fructueux, pèsent même aux privilégiés, ou du moins à quelques-uns d’entre eux. Mais il est évident aussi que l’initiative des deux nobles est un acte politique très savant. Ils sont mieux renseignés que la plupart des bourgeois révolutionnaires, légistes et citadins, sur le véritable esprit des campagnes, et le vicomte de Noailles insiste en termes que j’ai soulignés sur le vrai sens des cahiers de paroisses, où apparaît le fond de la pensée paysanne.

Les nobles comprenaient donc que s’obstiner ouvertement à la défense des droits féodaux, c’était engager contre tout le peuple des campagnes une lutte sans trêve et sans merci qui rendrait le château inhabitable au seigneur. Et avec quelles forces entreraient-ils dans cette lutte ? Le vicomte de Noailles le dit expressément : avec la seule force d’impopularité acquise par la noblesse dans les premiers mois de la Révolution. Sans doute la noblesse pouvait appeler à son secours, dans ce combat contre le paysan, la bourgeoisie hésitante. Mais les nobles comprenaient bien que les bourgeois révolutionnaires, quel que fût leur effarement de légistes et de propriétaires devant les paysans révoltés, ne pouvaient s’engager à fond en ce combat, et les nobles, en fin de compte, feraient, de leurs personnes ou de leurs biens, les frais de cette guerre. Il valait mieux, par une manœuvre hardie, prendre devant l’Assemblée l’initiative du mouvement. À cette initiative les nobles avaient tout à gagner, rien à perdre. D’abord ils pouvaient du coup se refaire dans les campagnes une popularité qui leur assurait une reprise d’influence et de pouvoir.

En face de ces bourgeois des villes, méticuleux, timorés et qui tremblaient si fort pour la propriété qu’ils étaient tentés de la défendre jusque sous l’odieuse forme féodale, voici de grands seigneurs hardis qui semblaient offrir le sacrifice de leurs privilèges les plus détestés. Et que perdaient-ils ? Rien. Car ces privilèges qu’on abandonnait étaient abolis de fait par l’universel soulèvement des paysans ; comment aller leur reprendre ces titres brûlés ? Comment maintenir autour du château une ombre de terreur et de respect ? Ils l’avaient dissipée à jamais du feu de leurs torches. Mais il y avait mieux, et la proposition de Noailles et d’Aiguillon était le seul moyen, pour les nobles, de retrouver par le rachat l’équivalent des privilèges abandonnés.

Dans leurs rassemblements tumultueux, les paysans détruisant les chartriers, prétendaient bien s’affranchir à jamais du cens, du champart et du reste, sans indemnité. Il fallait se hâter de légaliser le mouvement pour le contenir et même le refouler. Dès qu’on légiférait, il devenait malaisé de décider l’expropriation des nobles sans indemnité, puisque même dans leurs cahiers de paroisses, les paysans, de sang-froid, n’avaient pas osé demander cette expropriation brutale et qu’ils avaient seulement réclamé le rachat.

Par un arrêté de l’Assemblée, on pouvait faire reculer la Révolution jusqu’aux cahiers, abolir les effets décisifs du vaste soulèvement spontané des paysans et leur arracher doucement la riche dépouille féodale qu’on ne pouvait leur reprendre de force.

Derrière la majesté de l’Assemblée nationale, la noblesse opérait un retour offensif, et c’est le Tiers-État lui-même qu’elle engageait à sa place. Ainsi s’explique l’insistance avec laquelle Noailles et d’Aiguillon affirment que les droits féodaux sont une propriété sacrée et que l’Assemblée ne peut en priver les nobles que moyennant une juste et même une large indemnité, au denier 30.

Pour que l’Assemblée tout entière ait accueilli ces deux discours avec des transports d’enthousiasme, il faut vraiment que le Tiers-État fût dans une étrange perplexité. Il lui était difficile de combattre les paysans. Il ne voulait point toucher à la légère au droit de propriété : l’apparent sacrifice des nobles lui sembla sans doute une solution.

Il serait assez triste, vraiment, que l’abolition même simulée du privilège féodal, fût seulement l’effet d’une manœuvre des nobles, et il serait douloureux que l’âpre voix paysanne n’eût pas retenti, en cette minute historique, dans la grande Assemblée bourgeoise, devant ces seigneurs qui venaient étaler je ne sais quel sacrifice équivoque où il entrait sans doute, même à leur insu, autant de calcul que de générosité.

Mais un obscur député de cette province bretonne, qui avait tant souffert de la dureté des nobles, se leva, et on eût dit que des souffrances longtemps contenues et comme ensevelies faisaient soudain éclater la terre. Oh ! le beau discours, véhément et rude, tout plein d’une mélancolie irritée. Ce n’est pas que Leguen de Kérangal ait vu ou dénoncé une intrigue dans l’offre si habile des nobles ; il termina au contraire « en rendant hommage aux vertus patriotiques des deux respectables préopinants qui, quoique seigneurs distingués, ont eu les premiers le courage de publier des vérités jusqu’ici ensevelies dans les ténèbres de la féodalité et qui sont si puissantes pour opérer la félicité de la France ».

Ce n’est pas non plus qu’il ait osé proposer l’expropriation sans indemnité ou que peut-être même il ait osé y songer. Au contraire, il demande la faculté de rachat et il offre le remboursement, au denier vingt ou vingt-cinq même, de l’odieux droit de mouture prélevé par le fermier du seigneur sur le pauvre paysan qui fait moudre son blé. Il indique même que les droits féodaux continueront à être payés jusqu’à leur entier remboursement en capital ; mais, d’autre part, il dénonce l’iniquité et la violence de ces prétendus droits avec tant de force, que le rachat lui aussi apparaît, logiquement, comme une iniquité.

Sa colère et sa démonstration même dépassent sa conclusion, et comme un gland semé au hasard d’un vent d’orage et d’où bientôt croîtra un chêne, un germe rude d’expropriation totale est enfoncé désormais dans la terre de la Révolution :

« Messieurs, vous eussiez prévenu l’incendie des châteaux, si vous aviez été plus prompts à déclarer que les armes terribles qu’ils contenaient et qui tourmentent le peuple depuis des siècles, allaient être anéanties par le rachat forcé que vous alliez ordonner. Le peuple, impatient d’obtenir justice, s’empressa à détruire ces titres, monuments de la barbarie de nos pères.


marie antoinette.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Soyons justes, messieurs, qu’on nous apporte ici les titres qui outragent non seulement la pudeur, mais l’humanité même. Qu’on nous apporte ces titres qui humilient l’espèce humaine, en exigeant que les hommes soient attelés à une charrue comme les animaux du labourage. Qu’on nous apporte ces titres qui obligent les hommes à passer les nuits à battre les étangs, pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil de leurs voluptueux seigneurs.

« Qui de vous, messieurs, dans ce siècle de lumière, ne ferait pas un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins et ne porterait pas la flamme pour en faire un sacrifice sur l’autel de la patrie ? »

Quelle parole à l’heure même où partout, dans les cours des châteaux, flambaient les feux de délivrance qui dévoraient les vieux titres des chartriers ! on dirait que toutes les flammes allumées par les paysans viennent se concentrer dans l’Assemblée nationale elle-même, sur l’autel de la patrie devenu le bûcher des parchemins de servitude !

Par cette grandiose image qui ramasse au foyer même des lois les innombrables feux épars de la colère paysanne, Leguen de Kérangal faisait mieux que légitimer ce vaste embrasement ; il y associait en quelque sorte l’Assemblée nationale elle-même, et c’est en son nom, c’est par ses mains qu’il jetait à la flamme libératrice les titres de honte et l’oppression. Oui, grandiose image, mais pensée timide encore ; car ce sont seulement les titres de servitude personnelle que Leguen de Kérangal livre ainsi au feu. Il réserve aux autres moins humiliants, mais bien plus onéreux, le bénéfice du rachat.

Mais qu’importe ! l’Assemblée aura beau circonscrire le feu allumé par les paysans, elle aura beau en retirer, pour leur donner valeur sous une autre forme, les titres à demi consumés de l’exploitation seigneuriale, le cens, le champart, les rentes foncières.

Quand des paroles comme celles de Leguen de Kérangal ont jailli, tout l’horizon reste comme enflammé et malgré elle, l’Assemblée abolissait jusqu’au rachat par la façon même dont elle le proclamait. Écoutez en effet la suite de ce discours, si sincère à la fois et si contradictoire :

« Vous ne ramènerez, messieurs, le calme dans la France agitée que quand vous aurez promis au peuple que vous allez convertir en prestations en argent rachetables à volonté, tous les droits féodaux quelconques ; que les lois que vous allez promulguer anéantiront jusqu’aux moindres dont il se plaint justement. Dites-lui que vous reconnaissez l’injustice de ces droits, acquis dans des temps d’ignorance et de ténèbres.

« Dans le bien de la paix, hâtez-vous de donner ces promesses à la France ; un cri général se fait entendre, vous n’avez pas un moment à perdre, un jour de délai occasionne de nouveaux embrasements ; la chute des empires est annoncée avec moins de fracas. Ne voulez-vous donner des lois qu’à la France dévastée ? »

L’appel était admirable, mais la contradiction était grave : tous ces droits sont injustes, et tous cependant doivent être rachetés ! Le paysan sera obligé de payer une rançon !

On devine qu’il y a là une difficulté terrible et qui sera résolue à grand peine par la suite de la Révolution ; mais, à cet instant, l’Assemblée ne parut pas y prendre garde. Elle se livra à un transport d’enthousiasme, comme si la solution du problème qui l’oppressait était définitivement trouvée. D’un côté, des représentants de la noblesse condamnaient eux-mêmes le vieux système féodal, ils proposaient l’abolition sans indemnité d’une partie des droits féodaux, le rachat obligatoire des autres. Et, d’autre part, le véhément orateur des paysans acceptait lui aussi l’idée du rachat. N’y avait-il pas accord des paysans et des seigneurs ?

De plus, par cette sorte d’acceptation réciproque du rachat, le principe du contrat était respecté ; les bourgeois, détenteurs de certaines rentes foncières féodales, ne risquaient point d’être expropriés sans indemnité, et le système féodal pouvait disparaître sans que les bases de la propriété bourgeoise fussent ébranlées. De là l’enthousiasme soudain de l’Assemblée, il lui semblait qu’elle allait éteindre tous les feux de guerre sociale allumés dans les campagnes sans exaspérer les seigneurs, sans mécontenter les paysans, sans compromettre la bourgeoisie.

Dans cet entraînement joyeux, il y avait certainement une noble part d’esprit de sacrifice, et quand les nobles s’empressèrent de renoncer à leurs privilèges d’impôt et à leur droit exclusif de chasse, quand les prêtres firent l’abandon des dîmes, quand les villes et les provinces vinrent sacrifier à la grande unité française leurs privilèges et leurs coutumes, une joie fraternelle haussa un moment les cœurs au-dessus du médiocre niveau de la vie. Mais ces mouvements sincères de sensibilité n’auraient pu se produire, si les solutions entrevues n’avaient apparu à tous les ordres comme la garantie commune des intérêts. »

La noblesse était protégée contre l’expropriation brutale ; et à l’abri des lois de rachat, elle pourrait conserver indéfiniment ses droits, si le paysan ne les pouvait racheter, ou les convertir en une belle indemnité. Et le Tiers-État n’était plus obligé de prendre parti entre le droit strict de propriété, que l’intérêt même de la bourgeoisie l’obligeait à défendre, et la force révolutionnaire des paysans.

Le plus exposé, en cette nuit du 4 août, ce fut le clergé ; il lui était difficile de ne pas abandonner, comme la noblesse, les droits féodaux qu’il percevait comme propriétaire, il lui était difficile aussi de ne pas accepter le rachat de la dîme. Mais, pour le clergé, le rachat soulevait une question très délicate. Il ne possédait que sous condition ; tandis que les droits féodaux étaient la propriété individuelle et absolue des nobles, la dîme n’était perçue par l’Église qu’à la condition qu’elle assurât le service du culte.

Il était donc impossible de laisser à la disposition du bénéficiaire le capital qui aurait servi à racheter les dîmes. C’eût été convertir en propriété individuelle et absolue de chaque prêtre ce qui avait été jusque-là la propriété du corps ecclésiastique, soumise à des charges déterminées. Le clergé le sentait bien, car lorsque l’évêque de Nancy, dans la nuit du 4 août manda le rachat pour les fonds ecclésiastiques, il ajouta : « Et je demande que le rachat ne tourne pas au profit des seigneurs ecclésiastiques, mais qu’il en soit fait des placements utiles pour l’indigence. »

Seulement, si la propriété ecclésiastique n’avait pas le même caractère que la propriété des nobles, si elle constituait une propriété d’un ordre tout spécial, n’ayant aucun rapport avec la propriété individuelle bourgeoise, le Tiers-État n’avait aucune raison de la ménager.

Le noble pouvait dire : J’ai acquis cette rente foncière en échange du tel fonds de terre concédé par moi, et m’exproprier sans indemnité c’est violer un contrat de propriété analogue à ceux qui servent de base à la propriété bourgeoise : aussi la bourgeoisie hésitait-elle devant l’expropriation du noble. Elle avait peur de se frapper elle-même. Mais si la propriété du clergé était destinée surtout à assurer un service public, n’était-elle point par là-même la propriété de la nation ? On pouvait donc l’attribuer à la nation sans ébranler les contrats qui servaient de base aux propriétés particulières, et tandis que dans la nuit du 4 août la noblesse s’abrite savamment derrière la bourgeoisie contre l’expropriation paysanne, l’Église, au contraire, est à découvert : elle est isolée par la nature spéciale de son droit de propriété, et c’est elle surtout que la nuit du 4 août mit en péril immédiat.

Aussi bien, dès le 6 août, plusieurs ecclésiastiques, comprenant l’étendue du danger, protestèrent contre les votes, irréfléchis suivant eux, de la nuit du 4. Buzot alors, montant à la tribune, prononça pour la première fois la parole décisive, qui provoqua la plus violente agitation. « Je crois devoir, s’écria-t-il, attaquer directement les propositions des préopinants ecclésiastiques, et d’abord je soutiens que les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation. » Toute une partie de l’Assemblée éclata en cris de colère : la gauche applaudissait. Ainsi s’annonce, un des plus grands actes de la Révolution, celui qui l’a sauvée, la nationalisation des biens de l’Église.

Les décrets improvisés du 4 août furent accueillis par le peuple avec enthousiasme. Il est vrai que le doctrinaire et pédant Brissot, dans son journal le Patriote français, en parle avec froideur, et reproche à l’Assemblée sa marche précipitée, comme si le soulèvement des campagnes lui laissait le temps de discuter longuement. Mais dans le journal les Révolutions de Paris, Lostalot, dont le sens révolutionnaire n’était point faussé par la prétention insupportable de Brissot, raconte qu’à la nouvelle des décrets qui abolissaient les privilèges des ordres et la tyrannie féodale, les citoyens s’embrassaient dans les rues ; dans les campagnes, le retentissement fut immense.

Le texte définitif, rédigé par Duport, et adopté dans la séance du 6 août, était ainsi conçu.

« L’Assemblée nationale abolit entièrement le régime féodal ; elle décrète que dans les droits et devoirs tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle et à la servitude personnelle, et ceux qui les représentent sont abolis sans indemnité. Tous les autres sont déclarés rachetables, et le prix et le mode de rachat seront fixés par l’Assemblée nationale. Ceux desdits droits qui ne sont point supprimés par ce décret continueront néanmoins à être perçus jusqu’au remboursement. »

Quelle fut exactement la portée sociale de ce grand acte ? Il faut dissiper un malentendu. Ce n’est pas toute la propriété des seigneurs qui était abolie ou soumise au rachat, mais seulement la part féodale de leur propriété.


Nuit du 4 Août 1789.
D’après une estampe du Musée Carnavalet.


Or cette part ne constituait qu’une petite fraction de leur propriété. Ils possédaient, à titre féodal, le droit de toucher une rente ou de prélever une partie de la récolte sur d’autres propriétés que la leur, et ce droit devait disparaître ou être remboursé. Mais ils possédaient directement de très vastes domaines qu’ils exploitaient ou par des fermiers ou par des intendants, et cette propriété directe, de beaucoup la plus importante, les décrets du 4 août, mis en forme le 6, n’y touchaient pas.

Donc, même si les droits féodaux des nobles avaient tous été abolis sans indemnité, leur richesse territoriale n’aurait subi qu’une assez faible diminution. Des calculs contemporains, assez incertains d’ailleurs, évaluent à 120 millions par an l’ensemble des redevances féodales. Or, si le revenu net total de la France agricole est évalué à plus de deux milliards, et si la noblesse en possède un cinquième ou un quart, les décrets du 4 août portent à peu près sur 20 ou 25 pour 100 du revenu agraire des nobles. C’est considérable, mais même après cette opération, la fortune de la noblesse et sa puissance économique sont loin d’être abolies.

J’entends dire quelquefois : « La noblesse a eu sa nuit du 4 août, il faudra que la bourgeoisie ait la sienne. » Cette analogie est trompeuse : la Révolution communiste et prolétarienne sera beaucoup plus vaste et beaucoup plus profonde que la Révolution de propriété du 4 août 1789.

Elle ne portera pas sur une portion de la puissance économique de la bourgeoisie. Elle s’appliquera à tout le système capitaliste de la production et de l’échange : elle sera donc beaucoup plus étendue. En outre, elle exigera du prolétariat un effort nouveau de pensée, le déploiement de facultés nouvelles, il devra organiser sur un mode nouveau la production et la répartition. Il devra assumer dans l’ordre du travail des fonctions directrices qu’il n’exerce point aujourd’hui.

Au contraire, le paysan, libéré du cens, de la dîme, du champart n’avait point à innover, il continuait à travailler son champ comme auparavant, il était seulement affranchi d’une obligation, d’une servitude et d’une dette. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il faudra au prolétariat, pour entrer en possession de l’ordre communiste et en assurer le fonctionnement, une préparation économique et intellectuelle supérieure à celle du paysan propriétaire de 1789.

Est-ce à dire que l’abolition du système féodal ait été un fait historique médiocre ? Bien au contraire. Non seulement les paysans, au bout de quelques années, furent libérés de charges parfois très lourdes, mais ils cessèrent pour ainsi dire de vivre dans l’ombre de la puissance seigneuriale, et une démocratie paysanne put surgir, dont le grand rôle se développera dans la suite de cette histoire.

Mais en fait, le régime féodal fut-il aboli par les décrets du 4 août ? Directement et immédiatement, non ; mais logiquement et à brève échéance, oui. Les paysans ne comprirent et ne retinrent que la première phrase du décret : L’assemblée abolit entièrement le régime féodal. Elle leur apparut comme la consécration légale de leur soulèvement révolutionnaire et, à partir de ce jour, ils estimèrent décidément qu’ils ne devaient plus rien aux seigneurs. En vain l’Assemblée avait-elle prévu le rachat de la plupart des droits féodaux, et décidé que les redevances continueraient à être payées jusqu’à leur remboursement en capital. En vain les seigneurs s’armèrent-ils de ces dispositions de l’Assemblée pour exiger des paysans, en son nom, le paiement des droits.

Les paysans purent momentanément se soumettre, mais ils subirent ces exigences comme une sorte de tyrannie posthume d’un régime frappe à mort ; toutes les dispositions relatives au rachat leur parurent un démenti scandaleux et nécessairement provisoire à la formule d’affranchissement par laquelle s’ouvrait le décret de l’Assemblée nationale.

Et en fait, le système du rachat était inapplicable. Je n’ai pas à discuter en ce moment le mode de rachat institué par l’Assemblée nationale. Celle-ci, hésitante et tourmenté ne le détermina que quelques mois plus tard, en mars 1790, et elle se heurta presque tout de suite à la résistance passionnée des paysans. Mais c’est le principe même du rachat qui, en cette période révolutionnaire et quel que fût le mécanisme adopté, était impraticable, et devait succomber enfin pour faire place à l’expropriation pure et simple. Nul ne peut faire grief à l’Assemblée nationale de ne pas l’avoir compris d’emblée.

Il est puéril de demander à une Révolution, dans sa période de tâtonnement et d’incertitude, les résolutions logiques et extrêmes qu’amènera le développement de la crise. En fait, aucun des démocrates de la gauche la plus populaire, ni Robespierre, ni Pétion n’osèrent parler de l’expropriation sans indemnité. Ils n’y pensèrent seulement pas. Comme beaucoup de bourgeois avaient acquis par contrat des rentes féodales, comme la forme du contrat protégeait la plupart des droits féodaux, il fallait une exaspération révolutionnaire aiguë pour qu’on osât briser sans indemnité tous les contrats.

Il fallait que la Révolution fût engagée contre la noblesse et contre ses alliés du dehors dans une lutte si passionnée, si terrible qu’elle songe avant tout à porter le coup mortel à l’ennemi, au risque de blesser quelques-uns de ses propres intérêts confondus dans la masse des intérêts aristocratiques. Comment cela eût-il été possible en août, dans la détente qui suivit la victoire du 14 juillet, et quand les nobles prenaient très habilement l’initiative d’une reforme partielle du système ?

L’Assemblée est donc bien excusable d’avoir adopté d’abord une solution inefficace et équivoque ; mais à l’épreuve, cette solution ne pouvait tenir. Ou bien, en effet, le rachat se ferait très lentement, et comment espérer que la classe paysanne, si durement foulée depuis des siècles, consente à porter encore longtemps cet accablant fardeau, quand les grands événements révolutionnaires lui ont donné, dès à présent, la conscience de sa force, et quand l’espérance a exaspéré le désir ?

Le rythme de la Révolution ne permettait pas ces combinaisons à longue échéance. Ou bien, au contraire, le rachat se ferait très vite et pour ainsi dire immédiatement, mais avec quelles ressources ? Si on évalue à 120 millions par an l’ensemble des redevances féodales, dont la plupart sont rachetables, cela représente, au denier 30, la somme énorme de trois milliards six cent millions.

Comment la propriété paysanne aurait-elle pu tirer, si je puis dire, de ses entrailles, cette terrible somme ? Comment l’aurait-elle pu surtout après deux années de mauvaises récoltes qui avaient appauvri le cultivateur et qui, en obligeant la France à acheter au dehors beaucoup de blé, avaient fait passer à l’étranger une grande partie de notre numéraire ?

Ajoutez à cela que les dîmes, le 4 août, avaient été aussi déclarées rachetables. Or, comme elles s’élevaient, elles aussi, à près de 120 millions, c’est encore plus de trois milliards qu’aurait dû de ce chef payer la France agricole. Comment aurait-elle pu payer ainsi plus de six milliards à la noblesse et au clergé ?

D’ailleurs, il était extrêmement dangereux pour la Révolution de donner aux nobles et aux prêtres qui, même après l’abolition des droits féodaux et des dîmes, détenaient encore la moitié de la terre de France, ce prodigieux surcroît de puissance financière. La Révolution aurait fait d’eux les premiers capitalistes de France, comme ils en étaient les premiers propriétaires fonciers, et les décrets du 4 août, si les clauses du rachat avaient été littéralement et rapidement exécutées, auraient abouti à remettre à la contre-révolution un formidable trésor de guerre.

Enfin, la vaste opération financière par laquelle l’Assemblée rétablit l’équilibre de ses finances, je veux dire la vente des biens du clergé qui va être décidée en principe dès le mois de novembre, aurait été inapplicable si les paysans et propriétaires bourgeois s’étaient sérieusement employés à racheter les droits féodaux. Comment auraient-ils pu acquérir les biens d’Église nationalisés, et alimenter ainsi le trésor public si, à la même date, ils avaient dû donnera la noblesse des milliards comme rançon des redevances féodales ?

Personne, si je ne trompe, n’a signalé cette contradiction entre la politique du rachat féodal affirmée par l’Assemblée le 4 et le 6 août, et la politique qu’elle va adopter à l’égard des biens ecclésiastiques. Pourtant cette contradiction est tellement criante, qu’il me paraît impossible qu’elle n’ait pas été saisie des hommes d’État de l’Assemblée. Donc, de toute façon, les décrets du 4 août, avec la clause du rachat, sont frappés d’instabilité. La Révolution est acculée à ce dilemme : ou bien, malgré d’illusoires formules de libération, elle prolongera en fait la féodalité et maintiendra les redevances seigneuriales théoriquement rachetables, mais, réellement irrachetées ; ou bien elle substituera peu à peu, sous la pression continue des paysans, l’expropriation sans indemnité ou rachat.

C’est à cette solution qu’elle aboutira enfin avec la Législative et la Convention, contrainte à répudier la politique restrictive et conservatrice pratiquée, en matière féodale, par la Constituante. En attendant, il me paraît certain que les constituants ont cru que l’expropriation des biens d’Église ferait suffisamment diversion à la difficile question féodale.

Ils ont, évidemment, espéré que si les paysans étaient réellement et immédiatement libérés de la dîme, si, en outre, ils étaient admis à acquérir une partie du domaine ecclésiastique si ardemment convoité, ils se résigneraient à supporter assez longtemps encore les redevances féodales rachetées avec lenteur.

Ainsi, le principal effort de la Révolution ne porterait pas sur le point douloureux où la propriété féodale, ayant forme de contrat, touchait à la propriété bourgeoise : et la féodalité, déracinée avec précaution, n’emporterait avec elle aucune parcelle adhérente du droit bourgeois.

Le Chapelier.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Le mot décisif de Buzot, jeté à l’Assemblée dans la séance du 6 août, nous permet d’affirmer que, dès ce moment, la gauche avait pris parti : Or, si elle était résolue, dès cette date, à nationaliser les biens du clergé, comment pouvait-elle sérieusement instituer le rachat d’une partie des biens d’Église ?

C’est donc par une symétrie tout à fait trompeuse que, dans la nuit du 4 août, elle a déclaré les dîmes rachetables comme les droits féodaux. L’Assemblée ne tarda pas, sur cette question du rachat des dîmes, à manifester sa vraie pensée : en huit jours, du 4 août au 11, le revirement fut complet. L’article 7 du projet d’arrêté, lu le 6 août, portait :

« Les dîmes en nature ecclésiastiques, laïques et inféodées pourront être converties en redevances pécuniaires, et rachetables, à la volonté des redevables, selon la proportion qui sera réglée, soit de gré à gré, soit par la loi, sauf leur remploi à faire par les décimateurs. »

Le 6 août, c’était donc encore le rachat des dîmes. Or, dès le 8 août, à propos d’un projet d’emprunt déposé par Necker, le marquis de Lacoste et Alexandre de Lameth demandent non seulement que les dîmes soient abolies sans indemnités, mais que tous les biens ecclésiastiques soient aliénés. Et, le 11, quand l’article relatif aux dîmes, vient précisément en discussion, quelques ecclésiastiques rappellent seuls et vainement, à l’Assemblée, que le 4, elle en ordonnait le rachat.

L’abbé de Montesquiou, dans un très habile discours, pour défendre la propriété corporative et conditionnelle de l’Église, attaque la propriété individuelle, noble ou bourgeoise :

« Il est deux sortes de propriétaires : les propriétaires libres et ceux qui sont chargés d’un service public. Une opinion exagérée présente les propriétaires libres comme la classe la plus importante de l’État. Il est plus exact de dire qu’ils en sont en général les citoyens les plus fortunés. Voilà ce qui les distingue des autres et non une prétendue supériorité sur les autres classes. Le grand intérêt de l’État réside dans les propriétés et non dans tel ou tel propriétaire. Pour que les terres soient productives, il faut de bons cultivateurs, il faut des avances considérables.

« Le consommateur oisif du produit net (c’est-à-dire le propriétaire oisif) n’est pas, quoi qu’on dise, la cause la plus essentielle de la reproduction : car le travail et les avances existeraient encore sans doute lors même que le consommateur cesserait d’être oisif. Ce qui est important pour l’État est donc que les terres soient bien cultivées et qu’elles payent une forte imposition proportionnelle.

« On ne persuadera jamais à un homme capable de réflexion qu’il y va du salut public, que le produit net restant appartienne à l’homme oiseux plutôt qu’à celui qui, de plus, et à ce titre, est chargé d’un service public quelconque. Cependant, tel est le préjugé en vigueur dans la plupart des têtes, qu’un gros propriétaire libre et puissamment occupé de ses jouissances personnelles, se regarde bonnement comme l’être le plus important, comme l’objet précieux en faveur de qui roule toute la machine politique, et pour qui doivent travailler ou s’agiter toutes les classes de citoyens qu’il appelle ses salariés. Que d’erreurs à corriger avant que l’on puisse avoir une bonne Constitution ! »

Ah ! quel dommage qu’il n’y ait pas eu à l’Assemblée constituante un orateur communiste ! Comme il aurait pris acte des accusations réciproques que s’adressaient la propriété corporative de l’Église et la propriété individuelle de l’oisif, noble ou bourgeois !

Oui, aurait-il dit à l’abbé de Montesquiou, ce n’est pas aux oisifs que doit aller le produit net de la terre : mais il ne faut pas plus qu’il aille à l’oisiveté d’Église corporativement organisée qu’à l’oisiveté individuelle du seigneur et du bourgeois. Le produit net de la terre doit se diviser entre la Nation elle-même, pour de grandes œuvres d’intérêt commun, et ceux qui travaillent le sol.

Si le culte est, en effet, un service public, il sera entretenu par la portion du produit net que retiendra la Nation : mais, bien loin de laisser à une partie de la propriété un caractère corporatif, il faut marquer la propriété toute entière d’un caractère public. Rien aux oisifs, quels qu’ils soient, oisifs de château, de maison bourgeoise ou d’Église : tout à la Nation et aux paysans !

Mais le communisme était si étranger, même aux plus hardis des démocrates, que nul constituant ne songea à utiliser, contre toute propriété oisive, la vigoureuse attaque de l’abbé de Montesquiou contre les économistes et « les gros propriétaires libres et oiseux ». En fait, le discours de l’abbé de Montesquiou était une tactique de désespoir. Sentant la propriété ecclésiastique menacée et la propriété des dîmes perdue, il se vengeait en ébranlant la propriété individuelle.

L’abbé Sieyès, si hardiment révolutionnaire dans l’organisation des pouvoirs publics, mais si conservateur dans la question des biens d’Église, essaya, lui aussi, une diversion du même ordre. Il présenta l’abolition des dîmes sans rachat comme un cadeau aux propriétaires riches. Et cela était vrai en quelque mesure :

« Je connais aussi bien qu’un autre tous les inconvénients de la dîme… Mais parce que la dîme est un véritable fléau pour l’agriculture, parce qu’il est plus nécessaire d’affranchir les terres de cette charge que de toute autre redevance, et parce qu’il est certain encore que le rachat de la dîme peut être employé plus utilement et plus également que la dîme elle-même, je n’en conclus pas qu’il faille faire présent d’environ 10 millions de rente aux propriétaires fonciers.

« Quand le législateur exige ou reçoit des sacrifices dans une circonstance comme celle-ci, ils ne doivent pas tourner au profit des riches ; 70 millions de rente étaient une ressource immense, elle est perdue aujourd’hui… Je cherche ce qu’on a fait pour le peuple dans cette grande opération, et je ne le trouve pas, mais j’y vois parfaitement l’avantage des riches : il est calculé sur la proportion des fortunes, de sorte qu’on y gagne d’autant plus qu’on est plus riche.

« Aussi, j’ai entendu quelqu’un remercier l’Assemblée de lui avoir donné, par son seul arrêté, 30.000 livres de rente en plus. Beaucoup de personnes se persuadent que c’est aux fermiers qu’on a fait le sacrifice de la dîme. C’est connaître bien peu les causes qui règlent partout le prix des baux : en général, toute diminution d’impôt ou de charge foncière retourne au profit du propriétaire.

« Les gros propriétaires n’en deviendront pas plus utiles ou n’en feront pas mieux cultiver leurs terres, parce qu’au lieu de 10, de 20.000 livres de rente ils en auront, à l’avenir, 11 ou 22.

« Quant aux petits propriétaires, qui cultivent eux-mêmes les champs, ils méritent certainement plus d’intérêt : hé bien ! il était possible de les favoriser dans le plan de rachat que je propose : il n’y avait qu’à faire dans chaque paroisse une remise sur le prix total du rachat, à l’avantage des petits cultivateurs et, proportionnellement à leur peu d’avance. »

Toute cette argumentation est spécieuse et habile mais, malgré l’ennui d’abandonner en effet les dîmes à de grands et riches propriétaires, la Révolution agit sagement en décrétant leur suppression sans rachat. Avant tout, puisque la Constituante n’apportait aux paysans qu’un allégement illusoire dans l’ordre féodal, il fallait qu’elle les encourageât et les liât à elle par le bienfait immédiat de la suppression des dîmes.

Les dégrèvements légers, et d’ailleurs bien difficiles à calculer, que Sieyès offre pour les propriétaires-cultivateurs, ne suffisent pas. D’ailleurs, ce qui donne à la suppression des dîmes sans rachat une valeur vraiment révolutionnaire c’est que, par là, l’Assemblée s’obligeait elle-même à aller plus loin dans l’expropriation de l’Église.

Comment pourvoir, en effet, au traitement des curés ? Avec les impôts ? Ils ne rentraient plus. La suppression pure et simple des dîmes aggravait donc encore le déficit et acculait l’Assemblée à l’aliénation générale du domaine ecclésiastique. À côté de ces deux grands résultats révolutionnaires, la popularité de la Révolution dans les campagnes et la nationalisation des biens du clergé, qu’importait l’ennui d’un cadeau de quelques millions aux grands propriétaires fonciers !

Sieyès avait bien vu l’engrenage d’expropriation où entrait l’Assemblée, et voilà pourquoi il résistait dès l’origine. Seul, dans la presse révolutionnaire, l’étourdi et vaniteux Brissot, toujours en quête de singularité, fit écho à Sieyès.

À l’Assemblée, l’abbé de Montesquiou et Sieyès ne furent soutenus par personne. La noblesse, égoïstement, garda le silence. Non seulement elle calcula que l’abandon des dîmes accroissait son revenu foncier, mais elle pensa surtout que cette satisfaction immédiate, obtenue aux dépens du clergé, rendrait les paysans moins âpres à poursuivre l’abolition des droits féodaux : elle espérait détourner l’orage sur les biens ecclésiastiques. Calcul médiocre ! car les paysans, au contraire, comprendront d’autant moins la nécessité du rachat pour les droits féodaux, qu’ils auront été dispensés du rachat pour la dîme : et, quand la Nation aura sécularisé les biens du clergé et créé le formidable appareil des assignats, il lui sera plus aisé d’appliquer aux biens des émigrés le même système d’expropriation.

Mais la noblesse avait la vue courte, et elle ne songeait guère qu’au péril immédiat. Ces calculs un peu étroits sont, évidemment, la seule cause du silence absolu gardé par elle dans la discussion sur les dîmes, elle sacrifia le clergé pour se sauver elle-même.


Volney.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


En revanche, le Tiers, qui avait été très gêné dans la question des droits féodaux, donna avec force contre le rachat des dîmes et pour leur abolition pure et simple. Tout l’effort des députés du Tiers fut de distinguer la dîme des droits féodaux.

Arnoult dit expressément : « Le rachat ou la faculté de la conversion des dîmes en redevances est un bienfait illusoire. La dîme ne mérite pas la même faveur que les droits féodaux. Ceux-ci supposent une concession primitive de fonds dont ils sont le prix ; mais les fonds sujets à la dîme n’ont pas été concédés par le clergé. La dîme n’est pas un droit foncier, mais une contribution, un impôt : elle est pour le clergé ce que les deniers publics sont pour le pouvoir exécutif.

« La Nation doit la subsistance aux ministres du culte, mais les moyens sont à sa disposition. L’article, tel qu’il est rédigé par le Comité (c’est-à-dire avec le rachat) n’est pas digne du corps législatif : c’est une véritable transaction. »

Personne ne se leva dans l’Assemblée pour dire : Mais si l’abolition des dîmes, avec rachat, est un bienfait illusoire, l’abolition des droits féodaux, avec rachat, n’est elle pas aussi un bienfait illusoire ? Le Tiers sentait bien la difficulté, mais il cherchait à l’éluder et n’osait l’aborder de front. La noblesse se réjouissait d’une heureuse inconséquence qui la mettait à l’abri. Et le clergé lui-même comprenait que s’il démontrait l’inefficacité générale des décrets du 4 août, il rendrait d’autant plus inévitable l’abolition des dîmes sans indemnité.

Duport, avec sa grande autorité de jurisconsulte, appuya la thèse d’Arnoult, et Mirabeau, qui avait gardé le silence dans la journée du 4 août, intervint ici avec force. Il démontra l’impossibilité du rachat :

« L’article 7, de la rédaction duquel vous êtes occupé, exprime mal vos intentions. Vous n’avez pas pu, je le soutiens, messieurs, statuer ce que semble dire cet article, savoir : que la dîme serait représentée par une somme d’argent toute pareille ; car elle est si excessivement oppressive que nous ne pourrions, sans trahir nos plus saints devoirs, la laisser subsister, soit en nature, soit dans un équivalent proportionnel. »

Il établit ensuite que le décimateur emportait, en effet, le tiers du produit net : et enfin il caractérisa de telle manière le droit et la fonction du clergé, qu’il le dépouillait non seulement de la propriété des dîmes mais de toute la propriété ecclésiastique :

« Vous prendrez une idée juste de ce tribut oppressif, que l’on voudrait couvrir du beau nom de propriété.

« Non, messieurs, la dîme n’est point une propriété : la propriété ne s’entend que de celui qui peut aliéner les fonds : et jamais le clergé ne l’a pu… les dîmes n’ont jamais été pour le clergé que des jouissances annuelles, de simples possessions révocables à la volonté du souverain. Il y a plus, la dîme n’est pas même une possession comme on l’a dit : elle est une contribution destinée à cette partie du service public qui concerne les ministres des autels : c’est le subside avec lequel la Nation salarie les officiers de morale et d’instruction. »

Pendant que se poursuivaient les débats, le clergé, sentant l’inutilité d’une résistance qui le rendrait odieux aux peuples sans lui conserver les dîmes, décida brusquement d’en faire le sacrifice. Très probablement aussi les curés, irrités de la répartition injuste des dîmes qui allaient enrichir les gros bénéficiaires des abbayes, et espérant que la rémunération nationale directe serait plus équitable, obligèrent le haut clergé à cette démarche.

Dans la séance du 11 août, l’archevêque de Paris et le Cardinal de la Rochefoucauld, au nom du clergé de France, firent solennellement abandon des dîmes sans indemnité, et l’article, qui les abolissait sans rachat, fut adopté à l’unanimité. Ainsi la force interne de la Révolution désagrégeait les résistances. La grande Assemblée bourgeoise, si secouée peu de jours avant par la tourmente des paysans soulevés, pouvait, à ce moment précis, se féliciter de son œuvre.

Elle apportait aux paysans, par l’abolition de la dîme, un grand bienfait : elle l’attachait ainsi, étroitement, à la Révolution et, en effet, trois ans plus tard, quand les ennemis pénétreront en France et demanderont aux paysans : « Pourquoi donc aimez-vous les révolutionnaires ? » la première réponse sera : « Ils ont aboli la dîme. »

L’Assemblée espérait aussi que, grâce à l’autorité morale de ce grand bienfait, elle pourrait plus aisément maintenir l’ordre dans les campagnes. Dans l’ordre féodal, elle avait été beaucoup moins hardie et beaucoup moins logique. Elle avait maintenu en fait les jouissances foncières des nobles tout en abolissant juridiquement la féodalité.

La force de la Révolution fera bientôt éclater ce système équivoque : mais, peut-être, convient-il de se féliciter qu’en dissociant la propriété ecclésiastique et la propriété féodale, l’Assemblée bourgeoise ait un moment divisé les forces ennemies.

En ménageant d’abord la noblesse et en isolant le clergé, elle finit par obtenir, pour l’abolition pure et simple des dîmes, un vote unanime qui donnait à cette grande mesure d’expropriation révolutionnaire, une force morale incomparable et je ne sais quoi de définitif. Bientôt nous verrons l’Assemblée se débattre dans les difficultés inextricables de son système de rachat pour les droits féodaux. Bientôt nous entendrons à nouveau le grondement de colère des paysans déçus : mais, malgré tout, les journées des 4 et 11 août avaient, tout ensemble, hâté et affermi la marche de la Révolution.

L’Assemblée nationale, ayant ainsi commencé le règlement de ses comptes avec les paysans, peut reprendre la grande discussion des droits de l’homme et des premiers articles fondamentaux de la Constitution. J’ai déjà défini le sens de la déclaration des droits, à propos des cahiers qui en contiennent les linéaments.

Je n’y insisterai point. Et, pourtant, ces hautaines déclarations de principes surgissant en pleine tempête, et la dominant, ont je ne sais quelle tragique beauté. L’Assemblée, pendant qu’elle s’obstinait à dresser au-dessus des événements le droit humain, éprouvait, tout ensemble, un grave enthousiasme et une sorte de malaise. La difficulté pour elle était de concilier le droit naturel, tel qu’elle le concevait, c’est-à-dire antérieur et supérieur aux sociétés, avec le droit historique.

Oui, l’homme a le droit primordial d’aller et de venir, de travailler, de penser, de vivre, et de déployer en tout sens sa liberté sans autre limite que la liberté d’autrui. Oui, quand il renonce à l’isolement de l’état de nature, et qu’il accepte ou recherche les rapports sociaux, ce n’est point pour aliéner sa liberté première, c’est pour la fortifier et la garantir : et Sieyès, dans sa belle déduction métaphysique, a le droit de dire « que l’état social favorise et augmente la liberté ».

Mais, s’il en est ainsi, si l’homme doit retrouver dans l’état social et dans l’organisation politique sa liberté primitive affermie et agrandie, quel est le sens, quelle est la légitimité des puissances d’autorité qui subsistent et avec lesquelles doit compter la Révolution ?

Quel est, par exemple, le titre de la royauté ? et à quelles profondeurs a-t-elle sa racine ? Sans doute, les théoriciens révolutionnaires peuvent dire qu’elle est une heureuse combinaison, suggérée par l’expérience des siècles, pour amortir le choc des libertés rivales et assurer cette perpétuité de l’ordre qui est la condition même de l’indépendance.

Il n’en est pas moins vrai que la royauté est ainsi réduite au rôle d’un grand expédient historique : c’est la liberté des individus humains qui est première et fondamentale et c’est elle, par conséquent, s’il y avait conflit avec la royauté, qui doit l’emporter sur celle-ci. Dans la déduction de la Constituante il y a toute une période métaphysique où la royauté n’est pas encore née, où on ne sait même point si elle apparaîtra, et plus d’un constituant avait hâte de retrouver l’ordre concret, l’ordre de la loi positive qui pénètre de droit naturel la réalité, mais ne l’abolit point.

Il leur semblait dangereux de créer ou de reconnaître une patrie du droit, antérieure et supérieure à l’histoire, et où les grandes institutions monarchiques n’avaient point leur foyer.

Qui sait si la liberté primitive et naturelle, se développant à nouveau dans le système social, n’allait point la bouleverser ? c’était comme une splendide nuée venue des horizons primitifs, et qui passait sur les cités éblouies et inquiètes. Aussi les modérés, Malouet, Mounier, ne cessent-ils de rappeler que la France n’est pas née d’hier, qu’elle ne sort pas du fond des bois, qu’elle ne survient pas brusquement au courant des siècles.

Mirabeau, effrayé un jour par la difficulté croissante de renouer la chaîne des nécessités historiques à cette première et idéale liberté naturelle, essaie d’obtenir que l’Assemblée renvoie après le vote des articles constitutionnels la définition générale des droits. Quand la Révolution aurait organisé les institutions nécessaires, elle pourrait, sans péril, donner au solide édifice une sorte de consécration métaphysique.


Lettre de Volney au président de l’Assemblée
(D’après un document des Archives Nationales.)


L’Assemblée résista. Elle voulait que la déclaration des droits fût le préambule de la Constitution. Et même dans l’ordre historique elle avait raison. Après tout, c’est le mouvement de l’histoire, c’est le progrès même de la civilisation et de la pensée qui permettait aux hommes de s’affranchir un moment, par l’esprit, de toutes les institutions secondaires et changeantes, et d’affirmer l’idéale liberté humaine comme la mesure suprême de la valeur des sociétés.

C’est le travail des siècles, c’est l’activité scientifique et économique de la bourgeoisie qui avaient libéré l’esprit humain : et lorsque l’esprit humain, usant de cette liberté enfin conquise, recherchait et affirmait le droit naturel de l’homme, il n’abolissait point l’histoire : il en consacrait et en glorifiait les résultats.

Et il glissait, même dans les institutions léguées par les siècles, comme la monarchie, une âme de liberté héritée ainsi de l’immense effort humain. Il n’y avait donc pas contradiction insoluble du droit naturel et du droit historique, mais le difficile était de les lier.

Autant que la royauté, la propriété prend malaisément place dans le domaine des droits naturels. Sieyès lui-même en convient. Après avoir essayé de faire de la propriété une suite et une extension de la personnalité, il est contraint d’ajouter :

« Les propriétés territoriales sont la partie la plus importante de la propriété réelle. Dans leur état actuel, elles tiennent moins au besoin personnel qu’au besoin social. Leur théorie est différente, ce n’est pas ici le lieu de la présenter. »

Je sais bien que les constituants ont introduit la propriété dès l’article 2 de la Déclaration des Droits : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » Mais quel vague dans ce mot de propriété ! La propriété a des formes sans nombre et il en est, comme la propriété vraiment féodale, que la Constituante elle-même reconnaît illégitimes.

A quel signe les citoyens pourront-ils reconnaître les formes légitimes de la propriété de ses formes oppressives ? Mais, à vrai dire, la propriété bourgeoise, par sa mobilité et sa flexibilité, paraissait, aux constituants, en harmonie avec la liberté naturelle.

Il n’y avait aucune caste fermée, aucune prédestination économique : tout homme, quelle que fut son origine, pouvait, dans le droit bourgeois, acquérir, posséder, fabriquer, trafiquer ; et même le contrat, qui unissait les fabricants et les prolétaires, les propriétaires et les manouvriers, étant toujours révocable, pouvait apparaître comme conforme à la liberté et au droit naturel.

Pourtant si un socialiste, si un communiste avait demandé la parole au nom des salariés, s’il avait dit aux constituants : « Par quel lien le prolétaire est-il rattaché à l’état social ? Vous reconnaissez vous-mêmes sa dépendance puisque vous vous préparez, à raison même de cette dépendance, à lui refuser le droit de vote : mais pouvez-vous dire alors que l’ordre social a accru pour lui les libertés primitives et naturelles ! »

Les constituants n’auraient pu sans doute lui opposer la moindre réponse. Mais il n’y avait point de conscience prolétarienne pour poser la question, et les métaphysiciens de la bourgeoisie pouvaient ainsi glisser la propriété bourgeoise parmi les droits naturels et imprescriptibles.

Cette illusion même avait sa source dans la réalité, presque toute entière bourgeoise. Mais vienne l’heure où le prolétariat saura réfléchir sur sa destinée et ses intérêts de classe, il saisira un contraste violent entre les droits naturels de tout homme, proclamés par la Révolution bourgeoise, et sa propre dépendance sociale : alors la Déclaration des Droits de l’homme, changeant de sens et de contenu à mesure que se modifie l’histoire, deviendra la formule de la Révolution prolétarienne : car, comment l’état social peut-il garantir aux prolétaires le libre usage de leurs facultés et un accroissement de leur liberté naturelle s’il ne leur assure pas la propriété ?

Malouet, avec son instinct conservateur, avait pressenti le péril, et il disait, le 1er août à l’Assemblée.

« Je sais, que les Américains (par leur Déclaration des Droits) ont pris l’homme dans le sein de la Nature et le présentent à l’univers dans sa souveraineté primitive. Mais la société américaine, nouvellement formée, est composée, en totalité, de propriétaires déjà accoutumés à l’égalité, étrangers au luxe ainsi qu’à l’indigence ;… Mais nous, messieurs, nous avons pour concitoyens une multitude immense d’hommes sans propriété… qui s’irritent quelquefois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de l’opulence.

« On ne croira pas, sans doute, que j’en conclus que cette classe de citoyens n’a pas un droit égal à la liberté. Une telle pensée est loin de moi. La liberté doit être comme l’astre du jour qui luit pour tout le monde. Mais je crois, Messieurs, qu’il est nécessaire, dans un grand empire, que les hommes placés dans une situation dépendante voient plutôt les justes limites que l’extension de la liberté naturelle. » Vaine prudence et même dangereuse, car si la bourgeoisie révolutionnaire, par peur d’éveiller le prolétariat somnolent et passif, avait hésité à invoquer les Droits de l’Homme et à confondre son droit avec celui de l’humanité, elle aurait perdu la force nécessaire pour lutter contre l’ancien régime, contre la féodalité, contre l’Église et contre toutes les tyrannies de l’univers conjuré. Il lui était plus sûr de dresser comme signal de bataille un haut idéal du droit humain, dût ce hautain signal mettre bientôt en mouvement pour des révolutions nouvelles la multitude des salariés.

La bourgeoisie révolutionnaire, pour combattre de haut, devait s’élever jusqu’à l’humanité, au risque de dépasser elle-même son propre droit et d’avertir au loin un droit nouveau. C’est cette intrépidité de classe, c’est cette audace à forger des armes souveraines, dût l’histoire un jour les retourner contre le vainqueur, qui fait la grandeur de la bourgeoisie révolutionnaire. Par là aussi, l’œuvre de la Révolution, pour toute une période de l’histoire, fut universelle.

Duport disait à l’Assemblée, le 18 août : « Vous avez voulu faire une déclaration convenable à tous les hommes, à toutes les nations. Voilà l’engagement que vous avez pris à la face de l’Europe. »

Arrêté de l’assemblée nationale pour être le préambule de la déclaration des droits, 20 aout 1789.
(D’après un document des Archives Nationales.)


Cet engagement, c’est par la Déclaration des Droits que la Révolution l’a tenu. Chimère, dira-t-on, et abstraction vaine ! Non certes, si l’on se souvient seulement, comme nous l’avons constaté avec Barnave, que les conditions économiques et politiques d’où sortait en France la Révolution étaient réalisées à des degrés divers dans les autres pays de l’Europe.

Il y avait une Révolution européenne inégale et latente, et le seul moyen pour la France d’ordonner et d’animer cette Révolution universelle, c’était de donner en effet une formule universelle à son propre mouvement. Partout, par leur évolution historique même, les peuples de la fin du xviiie siècle étaient prêts à revendiquer leurs droits, à affirmer la dignité de l’homme, et c’est avec un grand sens historique que la Révolution française a évoqué, par un mot d’ordre humain, une humanité toute prête. Elle ne fut jamais plus grandement et plus glorieusement réaliste qu’à l’heure même où elle affirme son haut idéal : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »


L’Abbé Maury.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet).


Le but de toute association publique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.

« La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

Mais pendant que l’Assemblée délibère sur ces hauts objets, elle se heurte à des difficultés graves. Dans les mois si pleins et si étrangement compliqués d’août à octobre, elle va être prise entre la résistance sournoise de la royauté et une agitation révolutionnaire toute nouvelle de Paris.

Le roi et la cour, depuis leur désastre du 14 juillet, ont renoncé à l’offensive déclarée ; mais Louis XVI espérait toujours lasser la Révolution, pour la dompter enfin. Dès que les arrêtés du 4 août sont connus, il fait savoir qu’il ne les accepte point. Au lieu de se constituer le chef de la Révolution, qui ne demande, même après le 14 juillet, qu’à l’acclamer, il reste le chef, le protecteur des privilégiés.

Il écrit à l’archevêque d’Arles, M. de Boisgelin : « Je ne consentirai jamais à dépouiller mon clergé, ma noblesse ; je ne donnerai point ma sanction à des décrets qui les dépouilleraient ; c’est alors que le peuple français pourrait un jour m’accuser d’injustice ou de faiblesse. M. l’archevêque, vous vous soumettez aux décrets de la Providence, je crois m’y soumettre en ne me livrant point à cet enthousiasme qui s’est emparé de tous les ordres, mais qui ne fait que glisser sur mon âme. »

Par ces paroles, il ne se compromettait pas seulement lui-même ; il ôtait aux sacrifices des privilégiés toute apparence de sincérité, car le peuple se dirait avec raison que si vraiment les privilégiés faisaient sans arrière-pensée l’abandon de leurs privilèges, ils décideraient bien leur chef, le roi, à y consentir avec eux et pour eux.

Le roi ne s’enferma pas dans cette fin de non recevoir et, par sa lettre du 18 septembre adressée à l’Assemblée, il essaie d’éluder les arrêtés du 4 août en multipliant les objections de détail. Il demande que l’indemnité s’applique aussi aux droits personnels, aux droits de servitude qui ont été transformés depuis en redevances pécuniaires, et surtout, il veut perpétuer les droits féodaux en rendant le rachat presque impossible. Et pour cela, il veut obliger les paysans à racheter à la fois tous les droits dont ils sont grevés, non seulement le cens ou le champart qu’ils payent tous les ans, mais encore le droit de lods et ventes, qu’ils ne payent qu’éventuellement, si leur propriété vient à changer de main.

Ainsi ne pouvant faire face à la charge considérable de ce rachat total, les paysans continueraient à supporter la tyrannie féodale. « L’Assemblée, dit-il, verra sans doute que certains droits ne peuvent être rachetés séparément les uns des autres, et qu’ainsi, par exemple, on ne devrait pas avoir la faculté de se rédimer du cens qui constate et consacre le droit seigneurial, si l’on ne rachetait pas en même temps les droits casuels et tous ceux qui dérivent du droit censitaire. »

Mais il allait plus loin et, sous prétexte de défendre la petite propriété, liée selon lui au régime féodal, il invitait l’Assemblée à maintenir celui-ci. « J’invite de plus l’Assemblée nationale à réfléchir si l’extinction du cens et des droits de lods et ventes convient véritablement au bien de l’État. Ces droits, les plus simples de tous, détournent les riches d’accroître leurs possessions de toutes les petites propriétés qui environnent leurs terres, parce qu’ils sont intéressés à conserver le revenu honorifique à leur seigneurie. Ils chercheront, en perdant cet avantage, à augmenter leur consistance extérieure par l’étendue de leurs possessions foncières, et les petites propriétés diminueront chaque jour. Cependant il est généralement reconnu que leur destruction est un préjudice pour la culture ; que leur destruction circonscrit et restreint l’esprit du citoyen, en diminuant le nombre des personnes attachées à la glèbe ; que leur destruction enfin, peut affaiblir les principes de morale, en bornant de plus en plus les devoirs des hommes à ceux de serviteurs et de gagistes. » Quelle ironie ! C’est dans l’intérêt de la propriété paysanne que l’on entend maintenir sur elle les droits féodaux. Le Roi proclame, en somme, que l’indépendance de la propriété paysanne est impossible. Ou elle paiera des redevances aux nobles, ou si les nobles ne peuvent plus éparpiller ainsi sur un grand nombre de petits domaines leur suzeraineté et s’attacher par un lien de vassalité un grand nombre de cultivateurs, ils achèteront les petits domaines. Ou vassal, ou domestique de ferme, voilà l’alternative à laquelle le Roi réduit les paysans. Et s’il était vrai que la disparition de la propriété féodale dût donner un nouvel élan à la grande propriété foncière capitaliste, qu’en faudrait-il conclure ? Non pas que les paysans doivent supporter le joug féodal : mais qu’après l’avoir brisé ils doivent briser aussi le joug propriétaire.

L’Assemblée ne regardait pas aussi loin dans l’avenir ; mais la réponse du Roi lui parut inacceptable : C’était en effet la radiation des décrets du 4 août. Elle insista pour leur promulgation, et le Roi, recourant encore à la ruse, annonça par une lettre du 21 septembre, qu’il ne pouvait promulguer encore les décrets du 4 août, puisqu’ils n’avaient pas pris définitivement forme de lois, mais qu’il allait les publier, et il ajoutait : « Je ne doute point, d’après les dispositions que vous manifestez, que je ne puisse, avec une parfaite justice, revêtir de ma sanction toutes les lois que vous décréterez sur les divers objets contenus dans vos arrêtés. » Ainsi le Roi exprimait publiquement l’espoir que l’Assemblée, par ses arrêtés définitifs, éluderait si bien ses décrets de principe du 4 août, que lui-même, gardien du droit féodal, pourrait sanctionner aisément ces lois de duperie. L’Assemblée, dont nous avons vu déjà les hésitations à supprimer effectivement la propriété féodale se laissa aller à applaudir la réponse du Roi. Le peuple des campagnes pouvait se demander : Qui trompe-t-on ? Et en tout cas le peuple de Paris commençait à être inquiet de la marche incertaine de l’Assemblée. Depuis le 14 juillet il y avait comme une crise profonde à l’Assemblée nationale. La Noblesse et le Clergé, qui en formaient près de la moitié, s’étaient aperçus qu’au lieu de se livrer à de dangereuses et impuissantes tentatives de coup d’État ils n’avaient qu’à se servir habilement de leur force légale, pour amortir les effets de la Révolution. Les modérés, comme Malouet, Mounier en s’unissant à la droite, pouvaient livrer l’Assemblée à une sorte de modérantisme qui aurait désarmé la force révolutionnaire. Déjà, pendant les mois d’août et de septembre, les trois questions vitales avaient été longuement débattues. L’Assemblée serait-elle permanente ? Le Corps législatif serait-il divisé en deux Chambres ? Le Roi pourrait-il opposer aux décisions du législateur un veto absolu ? Si l’Assemblée avait décidé qu’elle ne serait point permanente, mais que le Roi convoquerait les États-généraux irrégulièrement et selon les besoins, si elle avait décidé qu’une seconde Chambre, asile et centre de l’aristocratie, partagerait le pouvoir avec les élus de la nation, si elle avait, en outre, donné au Roi le droit de refuser indéfiniment sa sanction aux décisions du Corps législatif, et de faire ainsi échec à la volonté légale de la France, que restait-il de la Révolution ? Ces trois mesures combinées n’en laisseraient subsister qu’une ombre, et les grandes forces sociales du passé, l’Église et la Féodalité, auraient bientôt tourné en dérision une Révolution ainsi ligottée.

On pouvait donc tenter contre la Révolution une sorte de coup d’État législatif plus dangereux que le coup d’État militaire, parce qu’il aurait eu l’apparence de la loi et qu’il aurait enchaîné la France par la volonté même de ses élus.

A coup sûr, le sens révolutionnaire de la bourgeoisie la mettait en garde contre cette abdication totale : et le bas clergé, malgré l’inquiétude et le malaise dont les projets qui menaçaient vaguement l’Église commençaient à le pénétrer, n’aurait pas accepté non plus d’être livré à discrétion aux grands prélats rancuneux. Dans la noblesse même, une minorité assez forte voulait reconquérir la popularité. Il semblait donc impossible qu’en août et septembre, presque au lendemain de la victoire commune du peuple et de l’Assemblée, un mouvement de recul se produisît.

Pourtant, c’est au nom du Comité de Constitution, c’est-à-dire en quelque façon au nom de l’Assemblée elle-même, que Lally Tolendal et Mounier, dans la séance du 31 août proposent un plan de Constitution extrêmement conservateur. Ce sont les grandes influences modératrices de la royauté et de la propriété qui vont primer toutes les autres. Sans doute ils demandent la permanence des Assemblées, c’est-à-dire que les sessions soient annuelles et qu’il y ait toujours des députés. C’est pour la liberté une garantie ; mais ils proposent que le Corps législatif soit divisé en deux Chambres : la deuxième, le Sénat, serait formée de deux cents membres présentés par les Assemblées provinciales et nommés par le Roi. Ils seraient sénateurs à vie et ne pourraient être éligibles que s’ils avaient une propriété territoriale. Même pour être admis à la Chambre populaire, il faudrait avoir une propriété.

« Il paraît difficile de nier, disait Lally Tolendal, que l’homme le plus indépendant est le plus propre à défendre la liberté, que l’homme qui est le plus intéressé à la conservation d’un pays est celui qui le servira le mieux ; que l’homme qui aura le plus à craindre de la vindicte publique est celui qui se portera le moins à trahir l’intérêt public ; or, quel est le plus indépendant, de celui qui possède ou de celui qui ne possède point ? Quel est le plus intéressé à la conservation d’un pays, de celui dont la propriété, dont l’existence tiennent au sol de ce pays ou de celui qui, en le quittant, n’aura rien à regretter ? Lequel a le plus à craindre de la vindicte publique, de celui qu’elle peut déposséder pour le punir de sa prévarication ou de celui qui, en se dérobant par la fuite, pourra braver le juste ressentiment des citoyens qu’il aura trahis ? »

C’est toute la théorie de la bourgeoisie conservatrice et censitaire. Si l’on ajoute à cela que chacune des deux Chambres, dans le plan du Comité, aura un veto illimité sur les décisions de l’autre, et que le Roi aura un veto illimité sur toutes les deux et si l’on remarque que même pour être électeur, pour faire partie des assemblées primaires il faut payer une imposition directe de trois journées de travail, on sera obligé de conclure que le projet de Constitution soumis à l’Assemblée nationale était la négation même de la démocratie. Des millions de pauvres, d’ouvriers, de manœuvriers, exclus du droit électoral, un Corps législatif divisé et réduit, par cette division, à une sorte d’impuissance, des sénateurs à vie et nommés par la Royauté, le droit de veto illimité du Roi, quel moyen reste-t-il à la volonté nationale et populaire pour aboutir et même pour se formuler ?

Or, par un curieux symbolisme, ce plan était présenté à la fois par un noble vaguement libéral et par un bourgeois modéré. C’était comme la concentration de toutes les forces conservatrices : les hommes les moins intransigeants de l’ancien régime et les hommes les plus conservateurs du régime nouveau se rencontraient et s’accordaient pour imposer à la Révolution des freins sans nombre. Cet accord de Lally Tolendal, de Mounier, et aussi de Malouet, c’est-à-dire, pour parler le langage d’aujourd’hui, de la droite modérée, du centre droit et du centre gauche, n’allait-il point réduire au minimum le mouvement d’émancipation de la France ?

C’était pour la Révolution une heure vraiment critique : il s’agissait de savoir si elle allait être étroitement bourgeoise et conservatrice, ou au contraire largement bourgeoise et démocratique. À Paris l’inquiétude était poignante et l’agitation fut extraordinaire. Mais à Paris aussi, dans l’organisation de la vie municipale et dans le jeu des forces sociales commençait à se marquer le conflit de la bourgeoisie oligarchique et de la démocratie. Il serait excessif assurément de dire que la nouvelle assemblée des représentants de la commune et la nouvelle garde nationale appartenaient exclusivement au parti de la bourgeoise modérée et conservatrice. Bailly, maire de Paris, avait présidé le serment du Jeu de Paume et, malgré ses petitesses d’amour-propre, il était uni de cœur à la Révolution. Lafayette, commandant de la garde nationale, avait aidé en Amérique à l’avènement d’une République, et il n’aurait point volontiers compromis sa popularité à arrêter net la marche de la Révolution. Mais, malgré tout, à prendre les choses dans l’ensemble, l’Assemblée des représentants et la garde nationale représentaient surtout l’esprit de prudence et de restriction bourgeoises, un commencement d’oligarchie.

C’est le 25 juillet et le premier août que les soixante districts de Paris, convoqués par Bailly, maire provisoire, nommèrent les cent quatre-vingt quatre membres de l’Assemblée des représentants de la Commune. Les assemblées électorales furent nombreuses : mais seuls les citoyens qui avaient une fonction ou une maîtrise ou qui payaient six livres de capitation purent y prendre part. Les choix se portèrent presque partout sur de notables bourgeois, gros marchands, notaires, avocats, banquiers, savants titrés et illustres, journalistes connus. Il y avait beaucoup d’hommes de mérite. Ainsi, M. Sigismond Lacroix relève parmi les élus du 25 juillet, Brissot de Warville, rédacteur du Patriote français, député à la Législative et à la Convention ; Léonard Bourdon de la Crosnière, ancien avocat, chef d’une maison d’éducation, député à la Convention ; Bourdon des Planches, publiciste ; Brousse Desfaucherets, auteur dramatique, membre du Directoire du Département en 1791 ; l’abbé Chauvier, supérieur général de la Congrégation des Mathurins ; Darrimajon, publiciste, de Joly, avocat, secrétaire greffier de la Convention, ministre de la Justice avant Danton ; Dusault, académicien, membre de la Convention ; Gravier de Vergennes, maître des requêtes ; Huguet de Sémonville, noble rallié au Tiers-État avant le 14 juillet, ambassadeur de la République ; Moreau de Saint-Méry, ancien président des Électeurs, député à la Constituante ; Périer, de l’Académie des Sciences, mécanicien novateur, inventeur des pompes à feu ; Peyrilhe, professeur à l’École de Médecine ; Quatremère de Quincy, archéologue, député à la Législative, membre des Cinq-Cents ; Thonin, botaniste, professeur à l’École normale en 1795, membre de l’Institut ; de Vauvilliers, professeur au Collège de France, académicien, membre des Cinq-Cents, etc.

Les élus complémentaires du 5 août comprennent : Bigot de Préameneu, avocat au Parlement, futur député à la Législative, conseiller d’État et ministre des cultes sous l’Empire ; Broussounet, naturaliste, de l’Académie des Sciences, député à la Législative ; Cahier de Gerville, avocat, substitut du procureur de la Commune, ministre de l’Intérieur à la fin de 1791 ; Caron de Beaumarchais, l’auteur du Mariage de Figaro ; Gibert des Molières, membre des Cinq-Cents ; Quéronet aîné, professeur d’éloquence, plus tard directeur de l’École normale ; Lacretelle aîné, avocat, littérateur, de l’Académie Française, député à la Législative et au Corps législatif sous l’Empire ; de la Harpe, le célèbre critique littéraire, de l’Académie Française ; le Roux de la Ville, ancien directeur des salines royales, ministre des Consultations publiques le 30 juillet 1792 ; Réal, procureur au Châtelet, qui devint substitut de Chaumette, accusateur-public, conseiller d’État, préfet de police ; Thuriot de la Rosière, député à la Législative et à la Convention, etc. »

La nouvelle assemblée des représentants de la commune de Paris n’était point médiocre : et elle n’avait même point reçu des électeurs un mot d’ordre de modérantisme. Je remarque même un détail curieux : c’est que Brissot de Warville, qui était à ce moment-là un journaliste d’avant-garde, est élu par ce district des Filles Saint-Thomas où résidait et dominait la bourgeoisie financière et banquière, et que Marat ne va pas tarder à dénoncer sans trêve comme un foyer de contre-révolution. Il n’y avait donc certainement dans la bourgeoisie notable de Paris, en cette fin de juillet, aucun parti pris de résistance, aucun désir de se rapprocher des anciennes classes dirigeantes pour contenir et refouler la démocratie : et même plusieurs des élus étaient des démocrates hardis, comme Brissot, comme Réal. Mais il semble qu’il n’y ait eu dans cette réunion d’hommes aucun esprit public vigoureux. La bourgeoisie parisienne qui les déléguait était fière de la victoire du 14 : mais assez amie de son repos et portée, par suite, à la confiance envers le Roi, elle répugnait à toute agitation et même à toute action nouvelle ; elle désirait que les éléments populaires n’eussent que des occasions très rares de rassemblement.

D’ailleurs, l’incertitude même du mandat de cette assemblée communale, élue seulement pour tracer un plan d’organisation municipale, ses perpétuels conflits avec le maire Bailly, l’affaiblissaient : et lorsque le maire, le 31 août, se décida à rompre avec cette assemblée et à faire appel aux districts, en vue de constituer une assemblée nouvelle de trois cents membres, celle-ci, formée ainsi au milieu des querelles, n’eut pas non plus une grande vigueur d’élan.

Elle s’installa le 19 septembre : et on put rapidement constater que, quoiqu’elle eût conservé les hommes les plus éminents de la première assemblée communale, et qu’elle eût fait de nouvelles et brillantes recrues, comme Duveyrier, Garran de Coulon, l’habile financier Mollien, les écrivains Bonnevile et Frérou, les grands savants de Jussieu, le botaniste, Lavoisier, le chimiste, Gassini, le directeur de l’Observatoire, et enfin, le philosophe Condorcet, elle n’avait ni un plan politique très net, ni une grande décision.

Lostalot, dans les Révolutions de Paris avait dénoncé, dès le mois d’août, avec une certaine âpreté, les dissentiments des districts, la dispersion de la vie municipale : « La mésintelligence qui règne dans les districts, la contradiction de leurs principes, de leurs arrêtés et de leur police, offrent, depuis que le premier danger est passé, le spectacle d’une épouvantable anarchie. Qu’on imagine un homme dont chaque pied, chaque main, chaque membre aurait une intelligence et une volonté, dont une jambe voudrait marcher quand l’autre voudrait se reposer, dont le gosier se fermerait quand l’estomac demanderait des aliments ; dont la bouche chanterait quand les yeux seraient appesantis par le sommeil, et l’on aura une image frappante de l’état affligeant de la capitale. »

Avec cette discordance des districts et cette diversité naissante des principes dans la bourgeoisie parisienne, il était mal aisé que l’assemblée centrale eût du ressort et une marche uniforme. Aussi on peut prévoir dès maintenant que c’est par des impulsions particulières et locales, par des mouvements partiels et spontanés que Paris interviendra dans les grands événements révolutionnaires.

Quant à l’Assemblée Générale de la Commune, elle ne resta certes pas inactive ; elle administra avec bon vouloir et avec une sorte de sagesse moyenne. Elle s’employa très consciencieusement à alimenter Paris au jour le jour ; mais il ne semble pas qu’elle ait su faire entendre aux autres communes de France qui retenaient jalousement le blé pour leur consommation propre ces véhéments appels qui auraient peut-être déterminé une plus large expédition des grains vers Paris.

A l’égard des ouvriers accumulés dans les ateliers de charité à Montmartre, à Chaillot, les représentants bourgeois de la Commune eurent une politique défiante, mais point brutale. Ils voulaient présider à la dislocation de l’atelier de Montmartre qui comptait déjà plus de dix mille hommes et qui s’accroissait tous les jours des pauvres que la province rejetait sur Paris. Mais ils eurent d’abord quelques ménagements. Ils décidèrent même que la journée du dimanche serait payée aux ouvriers, l’exiguïté de leur salaire ne leur permettant pas l’interruption. Mais ils ne tardèrent pas à abaisser le taux du salaire en se plaignant de l’énormité des charges qui pesaient sur la Ville. Et enfin ils donnèrent l’ordre aux ouvriers de Montmartre de se disperser.

Lostalot qui était un démocrate et qui avait l’âme compatissante, parle avec pitié de ces hommes ; mais il désire lui aussi la dissolution de l’atelier, et il ne propose aucun plan d’ensemble pour remédier à toute cette misère :

« Il n’est pas, écrit-il, de sentiment pénible qui n’entre dans l’âme en voyant sur le même point dix mille hommes, sous des haillons, le visage hâve, l’œil et les joues creuses, le front chargé de craintes, d’inquiétudes, et quelquefois de remords. M. le Commandant (La Fayette) leur a parlé avec cette bonté qui accueille les plaintes et qui console, mais, en même temps avec une fermeté qui réprime le murmure et décourage l’audace ; il leur a annoncé que la Ville continuerait à leur donner une paie journalière de vingt sols pour leur subsistance et qu’elle serait bientôt dans la nécessité d’en faire conduire le plus grand nombre dans leurs provinces respectives. »

La montée vers Montmartre.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet).


Évidemment il n’y a pas encore là, à proprement parler, un commencement de conflit social. Ces prolétaires ne sont point comme ceux des ateliers nationaux de 1848 ; ils ne sont point « une armée ouvrière », dont le Socialisme a commencé à pénétrer l’esprit ; et la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 n’éprouve pas le besoin de se prouver à elle-même sa force en écrasant ces malheureux.

Pourtant, dans le récit rapide que fait Lostalot du licenciement de l’atelier de Montmartre, le 29 août, on entrevoit que déjà dans la bourgeoisie commençaient à s’éveiller des peurs féroces. On voit aussi que les pouvoirs constitués de la Révolution parisienne étaient prêts à une répression sans merci.

« Un autre événement tenait aussi les esprits en alarme. Les ouvriers de Montmartre devaient être congédiés ce soir et l’on avait pris des précautions effrayantes pour fermer cet atelier de charité ; on y avait traîné du canon ; une troupe d’élite, composée principalement de ceux qui se sont distingués à la prise de la Bastille, sous les ordres de M. Hullin, s’y était rendue ; quatre commissaires étaient à l’entrée pour délivrer les passeports.

Les ouvriers se sont présentés deux à deux pour remettre les outils qu’on leur avait prêtés ; ils ont reçu 24 sols et un passeport ; on en a délivré environ quatre mille. Il n’est pas arrivé le plus léger trouble ; on n’a pas même entendu de menaces ; des hommes méchants, coupables et dangereux, étaient sans doute confondus dans cette troupe d’infortunés ; mais il aurait fallu que ceux qui ont dit si souvent et si inhumainement qu’il fallait tirer dessus à mitraille, les eussent vus dans ce moment ; peut-être que le spectacle touchant de leur profonde misère et des bienfaits sagement dispensés de la ville, auraient ému leur âme féroce, s’il leur reste encore quelque sensibilité. » Ainsi, ce sont les vainqueurs même de la Bastille qui se préparaient à donner l’assaut à Montmartre ; rien ne montre mieux à quel point la Révolution était bourgeoise. Les héros qui avaient au péril de leur vie enlevé la forteresse du despotisme ne croyaient pas amoindrir leur gloire en s’exposant à verser le sang des prolétaires affamés ; et les estampes du temps reproduisent presque aussi complaisamment la « glorieuse montée » des canons bourgeois vers Montmartre que la prise de la Bastille.

Aucune hésitation de conscience n’arrêtait les intrépides combattants d’hier ; et ils croyaient servir aussi bien la Révolution en foudroyant cette foule misérable qu’en décimant la garnison de la Bastille. Les plus démocrates, comme Lostalot allaient jusqu’à la pitié ; mais à côté d’eux, des révolutionnaires bourgeois devançant par la peur le règne de Louis-Philippe, voulaient qu’on en finit avec de la mitraille. L’Assemblée des représentants, prudente et assez humaine, désirait rassurer et « épurer » Paris sans verser le sang ouvrier ; elle y réussit.

La garde nationale commençait à tourner à une sorte d’aristocratie de la richesse. Elle se composait de deux éléments : la troupe soldée qui vivait dans des casernes et « les volontaires », les « soldats citoyens ». Ceux-ci étaient tous ou presque tous des bourgeois aisés. En fait, pour faire partie de la milice bourgeoise, il fallait payer une somme assez élevée.

Théoriquement, il suffisait d’être électeur et domicilié dans le district ; et ainsi, il semble que même des artisans assez pauvres y pouvaient entrer. Mais le règlement imposait l’uniforme ; et cet uniforme bleu à collet vert, avec revers et parements blancs, était cher ; il coûtait quatre louis. Cette obligation de l’uniforme avait été savamment calculée par le Comité militaire pour constituer une milice de propriétaires parisiens et de bourgeois aisés.

Dès les premiers jours, les grades qui se donnaient à l’élection furent avidement disputés par la vanité et l’intrigue ; parader en un costume brillant, et faire souverainement la police de la rue, quelle gloire et quel orgueil ! Dès les premiers jours aussi il y eut désaccord entre la milice bourgeoise et le peuple qui lui reprochait son esprit d’exclusion, son arrogance et même sa brutalité.

Je lis dans les Révolutions de Paris, à la date du mardi 18 août : Les garçons perruquiers de la capitale s’assemblèrent aux Champs-Élysées ; leur premier soin fut d’envoyer une députation au district le plus prochain pour demander la permission de rester assemblés ; un officier bourgeois suivi de ses miliciens faisait la ronde ; il s’approche, les traite de séditieux, menace et frappe réellement de son sabre un de ces garçons qui, voulant parer le coup, reçoit une blessure considérable dans le milieu de la main. Remarquez que tous ces garçons étaient sans armes et même sans cannes. »

La défiance et la mésintelligence allèrent si bien que dans les journées du 5 et du 6 octobre, quand la garde bourgeoise entraîna La Fayette à Versailles, le peuple crut un moment qu’elle allait prêter main-forte aux gardes du corps porteurs de cocardes noires et servir la Contre-Révolution. Le peuple se trompait ; la garde bourgeoise savait bien que tous les droits et même les privilèges naissants de la bourgeoisie seraient abolis par un retour offensif de l’ancien régime ; et elle ira au secours de la Révolution. Mais ce n’est point d’elle que viendra l’initiative de la première heure.

De même, l’Assemblée des représentants de la Commune était prête à repousser les assauts de la Contre-Révolution ; elle s’indignera de l’exhibition provocante des cocardes noires, de l’outrage fait à la cocarde tricolore ; mais elle ne donnera pas le signal de la protestation révolutionnaire, elle ne prendra pas la direction du mouvement.

En ces mois d’août, de septembre et d’octobre, la force d’impulsion est ailleurs.

Il y a à Paris plusieurs centres d’action révolutionnaire et populaire. Le plus animé de tous est le Palais-Royal, qui est une sorte de meeting immense et toujours agité. Avec ses bosquets, ses galeries, la complication de ses passages et de ses boutiques, c’était un rendez-vous de plaisir où abondaient depuis bien des années, intrigants, financiers, chevaliers d’industries, filles de joie.

Et dès les premiers jours de la Révolution, ce fut un rendez-vous révolutionnaire.

C’est là que le 12 juillet Camille Desmoulins, montant sur une table et arborant à son chapeau une feuille d’arbre en guise de cocarde, annonça l’imminence du Coup d’État militaire, la prochaine « Saint Barthélémy des patriotes ».

Et, depuis, le Palais Royal était resté le foyer des nouvelles, des motions, des agitations. Il est difficile de fixer et même de saisir la physionomie sociale de cette cohue toujours mouvante, renouvelée sans cesse et mêlée d’éléments très variés. Évidemment, l’absence même d’organisation favorisait le jeu de l’intrigue : il était facile à une faction de glisser-là ses mots d’ordres, ses nouvelles tendancieuses, et d’agir ainsi, de proche en proche, sur tout Paris.

Il est certain que le duc d’Orléans, ennemi passionné de la Cour, avait, au Palais-Royal, des nouvellistes à gages, des courtisans empressés qui travaillaient l’opinion à son profit : ce n’est pas spontanément que la foule décida, le 12 juillet, de porter dans les rues le buste du duc d’Orléans en même temps que celui de Necker.

Jusqu’où voulait aller le duc ? Espérait-il qu’un mouvement révolutionnaire le porterait au trône ? Peut-être ce personnage équivoque, vicieux et faible, usé par la basse débauche et la basse magie, n’avait-il aucun ferme dessein : mais tous les intrigants et tous les parasites, qui connaissaient le chemin de sa fortune et de ses vices, se flattaient de l’espérance d’un immense pouvoir et d’une magnifique orgie s’ils installaient, dans le palais du Roi, leur maître taré. Et il semble bien qu’un moment ils comptèrent sur le concours de Mirabeau.

Celui-ci, dès les premiers jours de la Révolution, tâtait, pour ainsi dire, de sa main puissante, tous les instruments d’action épars autour de lui : et il se peut qu’il ait vu, dans le duc d’Orléans, si l’aveuglement de la Cour et la sottise de Louis XVI mettaient à bas la dynastie, une sorte d’en cas princier, dont la Révolution ferait son roi.

Les amis du duc, à Paris, poussaient certainement la popularité de Mirabeau pour s’en servir. Sans cette sorte d’entreprise obscure, on s’expliquerait mal qu’à la fin d’août et au commencement de septembre, au moment même où Mirabeau soutenait, au fond, le veto absolu du Roi, le bruit ait été répandu au Palais-Royal que les contre-révolutionnaires, partisans du veto, voulaient se débarrasser de Mirabeau, même par le meurtre. Il y a là, évidemment, une falsification systématique et calculée des faits. Le nombre des hommes, non domiciliés légalement à Paris, qui fréquentaient le Palais-Royal était grand. Le journal Les Révolutions de Paris, dit en août : « Il y a à Paris quarante mille étrangers logés en hôtel garni qui ne sont pas censés habitants et qui, pourtant, sont citoyens. Ne faisant pas partie de la commune de Paris, ils ne peuvent assister aux délibérations des districts ; mais, comme dans les districts on opine souvent sur des objets qui n’intéressent pas seulement la commune, mais toute la France, les étrangers se sont insensiblement formé un district qui est le Palais-Royal. »

On devine que ces hommes, dont beaucoup étaient venus à Paris pour suivre de plus près l’action révolutionnaire, et pour qui la Révolution était comme un spectacle émouvant, abondaient dans le sens des motions les plus hardies, les plus décisives ou les plus orageuses.

Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que des émissaires de la diplomatie européenne, tels que sera, par exemple, le juif Ephraïm, envoyé du roi de Prusse, fussent mêlés à cette foule remuante et changeante où aucun contrôle n’était possible.

Lorsque, un an plus tard, en décembre 1790, Mirabeau trace à la Cour le portrait effrayant de ce qu’il appelle « la démagogie frénétique de Paris », il signale « une multitude d’étrangers indépendants qui soufflent la discorde dans tous les lieux publics ».

Il empruntait sans doute au Palais-Royal, un trait de son tableau. Mais quelle que fût la part de ces éléments flottants ou même suspects, quelle que fût la part de l’intrigue orléaniste ou cosmopolite, c’était, en somme, la bourgeoisie révolutionnaire parisienne, en ses éléments les plus ardents, qui dominait et dirigeait au Palais-Royal.

Il y avait d’abord ceux que, dans le langage conservateur, on appelle « des déclassés », c’est-à-dire tous les hommes qui, n’ayant pas trouvé sous l’ancien régime une situation convenable à leurs aptitudes, ou à leurs ambitions, ou à leurs appétits, attendaient tous les biens, la richesse, la notoriété, l’action, l’éclat et l’ardeur de la vie, d’un immense mouvement social qui allait renouveler toutes les administrations publiques, susciter d’innombrables fonctions électives, multiplier les occasions où l’énergie est une fortune, et dans le déplacement brusque d’une grande masse de propriétés, offrir aux convoitises habiles de riches proies.

Qu’on se figure l’effervescence de ces hommes, lorsque la Révolution paraissait compromise ou, tout au moins, arrêtée, c’est-à-dire diminuée précisément de cet inconnu où ils mettaient leur espoir.

Qu’on imagine leur colère lorsqu’ils apprenaient que la coalition des modérés et de la droite de l’Assemblée allait donner au Roi le veto absolu, c’est-à-dire, sans doute, maintenir et prolonger toutes les influences d’ancien régime.

Qu’on imagine aussi la fureur des rentiers, lorsque le quasi rétablissement de l’absolutisme royal, allié de l’Église, les menaçait de perdre le gage espéré des biens ecclésiastiques, qui faisait seul maintenant la solidité de leur créance.

Le 31 août, à un moment où on pouvait croire que l’Assemblée nationale adopterait le veto absolu, elle reçut des lettres anonymes furieuses. Lecture en fut donnée ; voici celle qui était adressée au président :

« L’assemblée patriotique du Palais-Royal a l’honneur de vous faire part que le parti de l’aristocratie, formé par une partie du clergé, par une partie de la noblesse et cent vingt membres des communes ignorants ou corrompus, continue de troubler l’harmonie et veut encore la sanction absolue ; quinze mille hommes sont prêts à éclairer leurs châteaux et leurs maisons, et les vôtres particulièrement, monsieur. »

Une autre lettre anonyme, adressée à « MM. les Secrétaires », disait :

« Vous n’ignorez pas l’influence de l’Assemblée patriotique (du Palais-Royal), et ce qu’elle peut contre le pouvoir aristocratique. Nous venons d’instruire M. le Président, sur son désir particulier de faire adopter le veto absolu, que nous regardons comme destructeur de la liberté. Il est à craindre qu’il ne passe, et nous en accusons la cabale du clergé et de la noblesse formée contre le bien public, cent vingt membres des communes qui se sont laissé corrompre. Deux mille lettres sont prêtes à partir pour les provinces pour les instruire de la conduite de leurs députés ; vos maisons répondront de votre opinion, et nous espérons que les anciennes leçons recommenceront. Songez-y et sauvez-vous. »

Ces lettres de menace émanaient, j’imagine, de quelques basochiens exaspérés, qui voyaient brusquement se fermer devant eux les routes de la grande aventure bourgeoise, ou de rentiers forcenés qui tremblaient pour leurs titres.

On devine que les impatients avaient une médiocre sympathie pour les notables bourgeois, installés à l’Hôtel de Ville, qui avaient, pour la plupart, ou des pensions royales pour leurs travaux de savants, ou de belles fortunes de négoce et d’industrie, ou de belles charges dans l’institution judiciaire.

En tous cas, le Palais-Royal croyait utile de stimuler sans cesse de ses motions cette bourgeoisie des représentants de la Commune sincèrement révolutionnaire, mais trop inerte au gré des fervents. Mais au Palais-Royal même abondaient les démocrates désintéressés ; il ne faut pas oublier qu’il n’y avait pas encore à Paris de clubs puissants. Le club breton, qui deviendra le club des Jacobins, est encore à, Versailles, près de l’Assemblée nationale. Aussi tous les citoyens véhéments et passionnés pour la liberté, tous ceux qui avaient besoin de savoir des nouvelles de la Révolution et de veiller sur elle, affluaient-ils au Palais-Royal, qui était comme un vaste club ouvert, un centre d’informations et d’action. Aux heures graves, c’est sous l’influence de ces hommes fervents et consciencieux que le Palais-Royal délibérait, et il annonçait déjà parfois, malgré son tumulte et le mélange incertain de ses éléments, cette correction bourgeoise qui sera bientôt la marque des Jacobins.

Le Palais-Royal oscille de l’esprit légalitaire et constitutionnel à l’effervescence révolutionnaire, et ces oscillations apparaissent bien dans le récit de Lostalot, ce jeune journaliste de vingt-six ans, si méditatif et si ardent à la fois, qui allait parfois aux réunions du Palais-Royal. Le bruit se répand à Paris que le samedi 29 août le veto absolu a été sur le point d’être adopté et que ses adversaires sont en péril :

« Dans l’après-midi (du dimanche 30 août), les citoyens se rassemblent, se communiquent leurs idées et leurs craintes ; les débats, les troubles de la séance de la veille semblaient confirmer les complots et les idées effrayantes que l’on s’empressait de se communiquer ; l’on se rendait au Palais-Royal, dans les clubs, dans les cafés pour obtenir la confirmation de ces nouvelles désastreuses ; les groupes se grossissaient de moment en moment, l’on voyait une trahison insigne et les têtes des meilleurs patriotes en danger.

« Vainement des hommes sages s’efforçaient de ramener le calme ; à chaque instant des personnes que leur civisme a fait connaître dénonçaient par leur inquiétude pressante le danger imminent de la liberté, et les injustices ou les attentats que l’on voulait commettre dans les séances suivantes.

« Il s’éleva sur le soir différentes motions dans le café de Foi ; les uns voulaient que l’on fît assembler les districts ; mais la lenteur de leurs opérations, l’incertitude de la réussite, le manque de caractère pour former une députation légale qui fût admise par les représentants de la Commune, l’absence de patriotisme dont l’opinion de certains particuliers inculpait quelques-uns de ses membres, semblaient enfin devoir forcer de renoncer à des démarches insuffisantes.

« Cependant il faut agir, disait-on ; dans trois jours la France est esclave et l’Europe suivra son sort ! Dans ces alternatives cruelles, l’on ne prit conseil que d’un patriotisme ardent. Dans la chaleur des débats, quelqu’un rédige une motion qui porte en substance que sur le champ il faut partir pour Versailles, déclare que l’on n’ignore point quels sont les complots de l’aristocratie pour faire passer le veto absolu ; que s’ils ne se rétractent, quinze mille hommes sont prêts à marcher ; que la nation sera suppliée de briser ces infidèles représentants et d’en nommer d’autres à leur place ; qu’enfin le roi et Monseigneur le dauphin seraient suppliés de se rendre au Louvre, pour que leurs personnes soient en sûreté ; tel était le contenu de cette motion.

« Le marquis de Saint-Huruge et quelques autres personnes sont nommés pour aller la présenter à l’Assemblée nationale ; mais la crainte que le parti aristocratique ne suspendit leur mission par la force, engage à marcher en nombre suffisant pour n’être point être arrêté.

« Il était environ dix heures lorsque deux cents personnes partirent du Palais-Royal, sans armes, et la suite de la députation. Déjà l’on savait dans Paris qu’au Palais-Royal on délibérait en tumulte ; les chefs militaires (de la garde nationale), qui venaient de jurer à la nation qu’elle serait libre, s’alarment en voyant des amis de la liberté voler pour la défendre ; ils donnent des ordres ; des grenadiers se portent sur le passage de ces braves citoyens ; ils les arrêtent, et comme ceux-ci sont sans ordres et sans existence légale, il faut si la patrie est en danger, qu’elle périsse tranquillement, plutôt que de la sauver contre les règles de la légalité.

« Remarquez que lorsque ces citoyens furent arrêtés, à peine ils étaient cinquante ; néanmoins on traîne des canons ; tous les postes sont aux armes ; l’alarme est dans Paris, des courriers la portent à Versailles, l’effroi s’y répand ; l’on se met dans la défense… Les Parisiens ont quinze mille hommes… l’on est perdu…

« Non, Broglie et son armée d’assassins eussent produit moins de troubles et de crainte que l’action de ces citoyens ! Il faut qu’il y ait encore parmi nous beaucoup de lâches esclaves et de mauvais citoyens puisque le cri de la liberté et les démarches du patriotisme jettent une épouvante plus terrible que les détestables attentats du despotisme.

« Cependant le marquis de Saint-Huruge et ses sept à huit députés étaient de retour au café de Foi ; ses commettants dès lors l’envoyèrent à l’Hôtel-de-Ville pour demander aux représentants de la Commune la liberté de passer. Mais ces députés n’étaient pas députés d’un district ; donc ils n’avaient point d’existence légale, et ils restent à la porte de la salle des communes sans parvenir à être introduits.

« Les patriotes du café s’impatientent ; on propose une seconde députation, l’on allègue qu’elle ne sera pas reçue ; qu’il faut se rendre dans les districts, les assemblées. Mais les longueurs, l’incertitude… Enfin on nomme une seconde députation de cinq personnes, toutes domiciliées et citoyennes ; le conducteur était un médecin, capitaine commandant de la garde parisienne.

« On arrive à l’Hôtel-de-Ville ; après quelques difficultés, on est enfin, et par une faveur spéciale, introduit ; la députation présente à M. le Maire, à M. le général et à MM. de la Commune les craintes, les sollicitudes des citoyens réunis au Palais-Royal ; elle insiste sur l’appréhension de ce veto absolu ; elle demande un caractère légal, afin de pouvoir présenter ses doléances à l’Assemblée nationale ; elle demande au moins une autorisation ; on lui refuse tout ; on consent seulement à ce que, comme de simples particuliers, sans mission, ils puissent, de ce chef, présenter un mémoire. »

Ainsi, quelques semaines après la grande action du 14 juillet, le parti de la Révolution commence à se diviser. Il y a d’un côté le modérantisme bourgeois, représenté par l’assemblée de la Commune et la plupart des officiers de la garde nationale, il y a de l’autre le parti du mouvement qui veut assurer à la Révolution de solides garanties et en développer les conséquences.

Entre le Palais-Royal et l’Hôtel-de-Ville, le conflit s’envenime ; les réponses de la Commune aux délégués du Palais-Royal se font de plus en plus sèches et brutales, et Lostalot raconte ainsi la journée du lundi 31 août :


Camille Desmoulins au Palais-Royal (12 juillet 1789)
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Au milieu des motions désespérées que fit naître hier au soir, au Palais-Royal, la crainte de retomber encore sous le joug de la noblesse et du clergé, la voix de quelques citoyens instruits et zélés essaya vainement de se faire entendre. Ce matin, le café de Foi était rempli de bonne heure de ceux qui étaient curieux de savoir le résultat de la députation de la veille. On disait que la ville avait dit qu’il fallait assembler les districts.

« Cette réponse paraissait un moyen d’éviter que le peuple ne fit connaître son vœu, et de donner au parti qui soutient le veto dans l’Assemblée nationale le temps de consommer leur ouvrage. On disait que la majorité des districts se refusaient à convoquer l’assemblée générale et extraordinaire, parce que l’aristocratie a jeté ses filets sur une grande partie de ceux mêmes auxquels le peuple n’a confié qu’une autorité provisoire. Enfin l’indignation était à son comble.

« De temps en temps, on entendait s’élever contre le veto un cri général auquel répondait le peuple qui était autour du café : irait-on à Versailles ? Prendrait-on les armes pour y aller ? Se présenterait-on à l’Assemblée comme suppliants ? En quel nombre marcherait-on ? Les motions enfin avaient le même objet que la veille, lorsqu’un citoyen (c’était Lostalot lui-même) cédant aux prières de quelques citoyens auxquels il avait proposé ses idées, éleva la voix ; il fut aussitôt reconnu pour être celui qui avait ramené le calme au Palais-Royal dans l’affaire des gardes-françaises enlevés des prisons de l’Abbaye Saint-Germain. Il n’avait pas reparu depuis au café ; sa présence n’en fut pas moins d’un bon augure. On fit le plus profond silence. Voici le sens et presque les paroles de son discours :

« Tous les partis que j’entends proposer, Messieurs, me paraissent déraisonnables ou violents. On veut aller à Versailles ? Pour quel objet ? Pour forcer ou pour gêner les délibérations de l’Assemblée nationale ? Mais ne sentez-vous pas que si les opinions n’étaient pas libres, ce qui serait arrêté ne fournirait pas une loi ? Abandonnez donc toute idée d’aller à Versailles. Cependant vous craignez que le veto absolu ne soit décrété, parce que le nombre des députés qui a embrassé ce parti est considérable ; mais d’abord quel droit avez-vous sur les députés des provinces ? Vous n’en avez aucun, et ceux que vous avez sur les députés de Paris se bornent à examiner leur conduite, à les révoquer s’ils ne méritent plus votre confiance, enfin à leur expliquer votre cahier s’ils en prennent mal le sens au sujet de la sanction royale.

« Il y a, dit-on, plus de quatre cents députés aristocratiques. Eh bien ! Messieurs, donnez aux provinces le grand exemple de les punir par une révocation, mais ce n’est pas au Palais-Royal que vous pouvez énoncer légalement votre opinion sur le veto, et examiner si vos députés sont infidèles à leurs mandats ; c’est dans les districts.

« J’entends dire qu’il est difficile d’obtenir une assemblée générale extraordinaire des districts ; qu’il est plus difficile encore d’obtenir que les districts s’occupent, comme par inspiration, des mêmes objets.

« Je crois, Messieurs, que si vous vous adressiez à l’assemblée des représentants, pour la prier d’indiquer une assemblée générale des districts, à l’effet de délibérer sur le veto, et sur vos sujets de mécontentement contre vos députés, que vous l’obtiendriez. Alors vos délibérations seraient très simples, la Commune veut-elle ou ne veut-elle pas accorder au roi le veto, pour la portion qu’elle a dans le pouvoir législatif ? Quelle plainte a-t-elle à former contre ses députés ? Que leur reproche-t-elle ? »

« Ce discours a été vivement applaudi ; on a crié : A la ville, à la ville, pour l’assemblée générale des districts, point de veto, à bas les aristocrates ! à bas les tyrans !

« Un autre citoyen a dit : « Messieurs, que tous ceux qui sont d’avis qu’il faut prier la Ville d’indiquer une assemblée générale et extraordinaire lèvent la main. » Toutes les mains ont été en l’air. »

Mais l’assemblée de la Commune signifia aux délégués qu’ils n’avaient aucun mandat légal et qu’elle n’entendait point délibérer avec eux. Devant cette résistance de la bourgeoisie modérée, l’animation révolutionnaire du Palais-Royal tomba ; le marquis de Saint-Huruge lui-même s’employa à y maintenir l’ordre avec des patrouilles bourgeoises, et les districts convoqués parurent s’occuper plus activement de la grande question « de l’uniforme » qui surexcitait la vanité des bourgeois notables que de la question du veto. Ainsi, dans cette première lutte de la bourgeoisie « modérée » et de la bourgeoisie « radicale », c’est la bourgeoisie modérée qui l’emporte. Il semble même que le parti du mouvement ait eu peur de son audace : il s’applique bientôt à s’ôter à lui-même toute apparence « subversive ». Un orateur s’écrie, dès le soir du lundi 31 août : « Rendons-nous demain dès quatre heures aux districts ; soyons, aidant qu’il sera possible, en habit uniforme, et ceux qui ne le portent pas, bien mis et bien peignés ; car on persuade à l’Assemblée nationale et à la ville que ce sont les gens de Montmartre qui s’assemblent au Palais-Royal ».

Il n’était pas besoin de ces curieuses paroles pour savoir que même au Palais-Royal le mouvement révolutionnaire, si véhément et exalté qu’il parût, était essentiellement bourgeois. C’est une chose remarquable que dans toute cette agitation, il n’ait pas été dit un mot de la question du cens électoral. Pourtant, dès le mois d’août les plans de Constitution présentés au nom du Comité de l’Assemblée ne reconnaissaient comme électeurs que les hommes qui payaient une imposition directe de trois journées de travail. En outre, nul ne devait être éligible s’il n’avait une propriété territoriale. Or, ces dispositions si graves, qui excluaient de la vie publique des millions de pauvres, ne soulèvent, au Palais-Royal même, en ces journées orageuses, aucune protestation. Il n’en est même pas fait mention. Toutes les colères, toutes les pensées sont pour le veto. Il avait à coup sûr une importance de premier ordre : il pouvait, en effet, arrêter la Révolution ; au contraire, la réglementation électorale pouvait toujours être modifiée et élargie par la nation si celle-ci restait souveraine.

Il est donc naturel que le grand effort révolutionnaire ait porté à ce moment-là contre le veto : mais si le peuple, qui assistait parfois aux réunions du Palais-Royal, avait eu le sens politique de ses intérêts de classe, si la bourgeoisie, que j’appelle « radicale » faute d’un nom précis qui la désignât à ce moment, avait eu le sens démocratique, quelques voix se seraient élevées pour protester contre le système électoral proposé aussi bien que contre le veto.

Mais, malgré tout, les conflits naissants des partis bourgeois, n’ont pas été sans action sur le peuple ouvrier. D’instinct, il allait au parti du mouvement ; à celui qui voulait donner à la Révolution bourgeoise tout son essor : « Il est incroyable, dit Lostalot, avec quelle rapidité le peuple s’est instruit de cette question vraiment délicate et profonde.

« Dimanche un ouvrier, qui entendait crier contre le veto, demanda de quel district il était. Un autre disait que, puisqu’il inquiétait tout le monde, il fallait le mettre à la lanterne. Il n’y a point d’homme si borné qui ne sache aujourd’hui, que la volonté d’un seul homme ne peut balancer celle de vingt-quatre millions d’hommes. »

Les discussions véhémentes n’avaient pas seulement pour effet de commencer l’éducation politique du peuple ouvrier, prodigieusement novice encore et ignorant. En obligeant la fraction bourgeoise plus ardente, à chercher dans le peuple un point d’appui contre la puissance formidable du modérantisme bourgeois, les divisions de la bourgeoisie grandissaient le rôle des prolétaires : ceux-ci, bien faiblement encore, commencent à apparaître comme les arbitres possibles de la Révolution.

Le mouvement révolutionnaire de Paris, quoique avorté, ne fut pas sans effet sur l’Assemblée nationale. Je ne crois pas que, même sans cette agitation de Paris, elle se fût livrée au Roi et aux conseillers du Roi en leur accordant le veto absolu. Mais le soulèvement de la capitale diminua certainement les chances de ce veto absolu.

Il paraît bien, en tout cas, avoir troublé et gêné Mirabeau. Celui-ci, au fond, tenait pour la prérogative royale, pour le veto absolu, mais il fut contraint, pour ne pas perdre sa popularité, à envelopper sa pensée de tant de voiles et à prendre tant de précautions, qu’il n’exerça certainement aucune action efficace.

Sieyès combattit le veto avec force : il le représenta comme une sorte de Bastille, où l’on enfermerait non plus des individus mais la Nation :

« Ce serait, dit-il, une lettre de cachet contre la volonté générale. » A ceux qui, pour soutenir le veto royal, alléguaient le péril que le despotisme d’une Assemblée et « l’aristocratie des représentants » ferait courir aux libertés publiques. Pétion de Villeneuve répondit : « Que la sanction des lois pourrait être confiée au peuple. » C’est la première affirmation législative de l’idée du « référendum. »

Il y avait dans les paroles de Pétion un assez grand souffle de démocratie, et dans sa pensée une généreuse confiance en la raison éducable du peuple :

« Je ne connais qu’une seule et unique cause qui puisse empêcher les citoyens de s’immiscer dans la confection des lois et de censurer celles faites en leur nom : c’est celle de l’impossibilité. Toutes les fois qu’il est possible à une nation de manifester clairement ses intentions, elle doit le faire, et c’est un crime de s’y opposer.

« Pourquoi les peuples se choisissent-ils des représentants ? C’est que la difficulté d’agir par eux-mêmes est presque toujours insurmontable ; car si ces grands corps pouvaient être constitués de manière à se mouvoir facilement et avec régularité, des délégués seraient inutiles, je dis plus, ils seraient dangereux.

« Il n’y a donc, je le répète, que la seule impossibilité, l’impossibilité la plus absolue, où une nation nombreuse se trouve réduite d’agiter les grands objets politiques d’où dépend son bonheur, qui puisse autoriser la loi à lui en ravir l’examen.

« Si cette vérité est claire et démontrée, il en résulte nécessairement qu’il faudrait prouver que lorsqu’un article de loi est combattu et indécis, que les pouvoirs ne peuvent pas se concilier, il est impossible à la Nation d’adopter un parti entre les prétentions opposées ; et je n’aperçois aucune impossibilité.

« La décision d’un semblable différend se présente au contraire à mes regards comme simple et facile ; il s’agit d’un objet fixe, connu et éclairé par la discussion publique, sur lequel les assemblées élémentaires pourraient prononcer par la formule la plus précise oui ou non, si elles l’aimaient mieux par celle-ci : j’adopte l’empêchement ou je le rejette. Toute la Nation, divisée par grandes sections, s’exprimerait sans peine.

« On pourrait même avoir le suffrage de chaque votant et, quelque immense que paraisse cette opération au premier coup d’œil, elle se simplifie à l’instant lorsqu’on pense que, dans chaque Assemblée élémentaire, on dresserait aisément une liste particulière et que le dépouillement de ces listes donnerait un résultat général et certain. »

Il ajoutait :

« On élève beaucoup de doutes sur la sagesse de ces déclarations, et on appuie ces doutes sur l’ignorance du peuple… Il ne faut pas se laisser abuser par des mots ; le peuple est la Nation, et la Nation est la collection de tous les individus ; donc il n’est pas exact de dire en général et sans exception que le peuple est ignorant.

« Dans toutes les sociétés il est, je le sais, une portion des membres adonnée à l’agriculture et aux arts mécaniques qui n’a pas eu le temps de perfectionner son intelligence, qui n’est pas versée dans les différentes branches d’économie politique et d’administration, dont les vues sont peu étendues, avec un sens d’ailleurs assez droit ; mais cette portion, il est plus facile qu’on ne croit de l’éclairer, de l’intéresser insensiblement aux affaires publiques et de lui inspirer le goût de l’instruction.

« Au moindre mouvement de la liberté, vous voyez les hommes les plus abrutis sous le joug du despotisme, jaloux de connaître leurs droits ; tout ce qui touche le gouvernement, tout ce qui peut influer sur leur sort devient l’objet de leurs entretiens journaliers, ils lisent les papiers publics, ils veulent connaître ce qui se passe ; en Angleterre et en Amérique, il est peu d’artisans qui ne soient informés des débats des Chambres et qui ne puissent en converser.

« Eh ! qu’étaient il y a plusieurs siècles les classes de la société aujourd’hui les plus éclairées ? A peine savaient-elles lire ; elles étaient ensevelies dans des ténèbres plus épaisses que celles qui environnent nos habitants des campagnes.

« Pourquoi retenir dans l’ignorance ceux qui ont le malheur d’y être plongés ? Pourquoi profiter ensuite de cet état pour leur cacher leurs droits ?… Le recours au peuple est un des moyens les plus efficaces pour hâter le développement des lumières. »

Pétion sera un des chefs de la Gironde. Il a déjà la pensée généreuse et ample, mais un peu fuyante et incertaine qu’auront les Girondins. De même que Pétion, Salle, un futur Girondin aussi, demande l’appel au peuple sur les lois controversées entre l’Assemblée et le Roi. Il semble que ce soit là une politique hardie : mais c’est une fausse hardiesse, car, au fond, Pétion et Salle, avec ce recours au peuple, se dispensaient de refuser au Roi le veto suspensif.

Robespierre, au contraire, dans la séance du 11 septembre, va vigoureusement au but : il refuse au Roi le veto suspensif aussi bien que le veto absolu, et il dénonce comme une chimère dangereuse le prétendu recours au peuple.

« Quelques-uns, dit-il, aiment à se représenter le veto royal suspensif sous l’idée d’un appel au peuple qu’ils croient voir comme un juge souverain, prononçant sur la loi proposée entre le monarque et ses représentants.

« Mais qui n’aperçoit d’abord combien cette idée est chimérique ? Si le peuple pouvait faire les lois par lui-même, si la généralité des citoyens assemblés pouvait en discuter les avantages et les inconvénients, serait-il obligé de nommer des représentants ? Ce système se réduit donc, dans l’exécution, à soumettre la loi au jugement des assemblées partielles des différents bailliages ou districts, qui ne sont elles-mêmes que des assemblées représentatives ; c’est-à-dire à transmettre la puissance législative de l’Assemblée générale aux assemblées élémentaires particulières des diverses provinces, dont il faudrait sans doute recueillir les vœux isolés, calculer les suffrages variés à l’infini, pour remplacer le vœu commun et uniforme de l’Assemblée nationale.

« Ce qui paraît évident… c’est que, dans ce système, le Corps législatif devient nul, qu’il est réduit à la seule fonction de présenter des projets, qui seront d’abord jugés par le Roi et ensuite adoptés et rejetés par les assemblées des bailliages.

« Je laisse à l’imagination des bons citoyens le soin de calculer les lenteurs, les incertitudes, les troubles que pourrait produire la contrariété des opinions dans les diverses parties de cette grande monarchie, et les ressources que le monarque pourrait trouver au milieu de ces divisions et de l’anarchie qui en serait la suite, pour élever enfin sa puissance sur les ruines du pouvoir législatif… »

En assistant, dès les mois d’août et de septembre 1789, à ce conflit des deux démocrates, Pétion et Robespierre, sur cette question de l’appel au peuple, je ne puis pas oublier que quatre ans plus tard, au mois de janvier 1793, à l’heure tragique où la Convention juge Louis XVI, les Girondins veulent soumettre au peuple la sentence de mort et les Robespierristes, au contraire, repoussent ce moyen dilatoire.

Dès 1789, sur la question générale de l’appel au peuple, les positions étaient prises… Déjà, tandis que Pétion, combinant le veto suspensif du roi et l’appel direct à la souveraineté populaire, livrait la Révolution à je ne sais quel flottement généreux et timide, Robespierre, opposant à la prérogative royale une négation directe, proclamait la nécessité d’un pouvoir populaire, mais concentré et vigoureux.

Ce conflit de tendances, qui se produisait à son extrême gauche et, pour ainsi dire, à sa pointe la plus aventurée, n’émut guère, sans doute, l’Assemblée : la question du référendum n’était pas sérieusement posée devant elle et elle ne vit, sans doute, dans la thèse de Pétion, qu’une diversion ingénieuse.

C’est entre le système des deux Chambres ou d’une Chambre unique, c’est entre le système du veto absolu ou du veto suspensif sans référendum qu’était le vrai débat. L’Assemblée, cédant à l’impérieuse logique de la Révolution qui ne pouvait créer une Chambre aristocratique, décida le 10 septembre, par 490 voix contre 89 et 122 abstentions, qu’il y aurait une Chambre unique.

Cédant à la même logique révolutionnaire, qui ne pouvait subordonner définitivement la volonté nationale à la volonté royale, elle décida, le 11 septembre, par 673 voix contre 325 et 11 abstentions, que le Roi aurait le veto, mais seulement suspensif.

Quelques semaines après elle précise, dans l’article 12 de la Constitution que « le refus suspensif du Roi cessera à la seconde législation après celle qui aura proposé la loi ». À vrai dire ce n’était pas une solution et le peuple de Paris n’avait pas eu tout à fait tort de craindre que le veto absolu fut accordé au Roi ; car en période révolutionnaire, quand il faut refaire toute la législation d’un pays et opposer des actes vigoureux et rapides aux manœuvres de la contre-révolution, le Roi qui peut ajourner la volonté du législateur pendant toute la durée de la législature, puis pendant toute la durée de la suivante, et qui n’est tenu à s’incliner qu’après une troisième consultation du pays, peut laisser ainsi aux forces de réaction et de conspiration tout le loisir de s’organiser et de frapper des coups prémédités longuement. En fait, dès que le Roi appliquera l’article constitutionnel qui lui accorde le veto suspensif, toute la machine révolutionnaire subira un choc effroyable, et les Assemblées devront obtenir de lui, par la prière ou par la menace, qu’il retire son veto, jusqu’à ce qu’enfin elles suppriment le veto en supprimant la royauté elle-même. Le jour où elle lui accorda le veto suspensif, l’Assemblée nationale condamna Louis XVI à mort.

Cette solution incertaine et même, semble-t-il, un peu hypocrite, cette transaction équivoque entre le droit supérieur de la volonté nationale et le souci conservateur d’un grand nombre de membres de l’Assemblée sembla amener à Paris une détente.

Le jeudi 10 septembre, le journal les Révolutions de Paris, à un moment, il est vrai, où on ne connaissait que le vote de principe sur le veto suspensif écrivait ces lignes apaisantes : « Le refus du consentement du Roi ne pourra jamais avoir qu’un effet suspensif. La sauvegarde de la liberté nationale est donc enfin définitivement établie ». Visiblement des démocrates comme Lostalot ont été inquiétés du mouvement qui avait paru jeter Paris sur Versailles ; et ils cherchent à calmer les esprits.

Mais l’agitation de Paris était trop profonde et trop vaste pour s’arrêter ainsi. Les vantardises des aristocrates irritaient le peuple ; ils prétendaient avoir avec eux la municipalité. Elle a, disait-il, dispersé les brigands de Montmartre, et réduit au silence le Palais Royal ; ils paraissaient en attendre une sorte de contre-révolution modérée. Les patrouilles de la garde nationale devenaient de plus en plus sévères contre les rassemblements et dispersaient la crosse aux reins les « motionnaires » du Palais Royal ; suivant le mot célèbre d’une estampe, le patrouillotisme chassait le patriotisme ; des ducs, des comtes, des marquis, des agents de change étaient à la tête des compagnies.

L’irritation populaire grandissait. Le sentiment se répandait un peu partout que la Révolution allait être dupe : « Le despotisme, disait-on, était hier un lion ; maintenant, c’est un renard ». L’unanimité du mouvement bourgeois et populaire qui avait, dans les premiers jours, fait reculer l’ennemi, semblait brisée ; et beaucoup craignaient que la défection des modérés, inclinant à la conciliation avec les hommes et les choses de l’ancien régime, ne livrent à l’ennemi la Révolution paralysée. « Une aristocratie de riches », maîtresse de la garde nationale, de plusieurs districts, d’une partie de la municipalité, se substituait, disait-on, à l’aristocratie des nobles, ou plutôt tendait à se fondre avec celle-ci pour une commune résistance.

L’article qui réglementait le veto suspensif et qui donnait à l’arbitraire royal un grand espace de six années blessa le sentiment populaire comme une sorte de dérision. Les citoyens de Paris, inquiets du départ de quelques personnes nobles et riches et s’exagérant leur puissance de consommation, craignaient un arrêt des manufactures. Et cette angoisse était bien près de se changer en colère.


Marat.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


A cette agitation générale des esprits, à cette inquiétude des intérêts se mêlait une agitation économique ouvrière très vive, la plus intense, je crois, qui se soit vue dans toute la période révolutionnaire. Les ouvriers étaient-ils obligés, par la hausse du pain de demander une augmentation de salaire ? Ou bien l’ébranlement général suscitait-il leur revendication ? Mais il semble que de tous côtés les ouvriers réclament. Le 18 août, « Messieurs les garçons tailleurs sont assemblés sur un gazon en face du Louvre, au nombre de trois mille environ ; et pour que personne ne s’introduisît parmi eux ils ont adopté un signe particulier : c’est de montrer le doigt mutilé journellement par les coups d’aiguille ; avec cette marque authentique, on est admis dans l’enceinte. Ils ont un orateur qui les guide ; et dans ce moment ils envoient vingt députés à la ville, dont dix sont maîtres tailleurs, ce qui ferait croire que ceux-ci ont quelque intérêt au motif qui rassemble leurs ouvriers. »

« Voici quelles sont les demandes de ces ouvriers : 1o qu’il leur soit accordé 40 sous par jour dans toutes les saisons ; 2o que les marchands fripiers n’aient plus la liberté de faire des habits neufs, car l’un des principaux griefs vient de ce qu’un de ces marchands a proposé dernièrement de n’exiger pour la façon de chaque habit complet de la garde nationale que la somme de quatre livres dix sous. La première de ces demandes, ajoutaient les Révolutions de Paris, paraîtra sans doute légitime et raisonnable ; tout homme doit vivre en travaillant et quant à la seconde, elle le paraîtra beaucoup moins dans un moment où l’on réclame la liberté et l’abolition de tous les privilèges ; aussi nous apprenons que le Comité de la Ville s’est refusé sagement au plaisir de prononcer sur l’une et sur l’autre de ces demandes ; à l’égard de la première, parce qu’il n’est point compétent ; à l’égard de la seconde, parce qu’elle heurte les opinions du jour. Si l’on eût vu, il y a six mois et davantage, trois mille individus assemblés, on eût taxé cela de rébellion et l’alarme eût fait fermer toutes les boutiques ; aujourd’hui celles des intéressés, des fripiers ne l’étaient nullement : c’est qu’il n’y avait point de sédition. »

Ai-je besoin de remarquer comme ce mouvement des garçons tailleurs est confus ? A une revendication de salaire se mêle une revendication de monopole au profit des maîtres tailleurs. Il est probable que quelques-uns de ceux-ci avaient dit à leurs ouvriers, à leurs garçons : « Aidez-nous à obtenir gain de cause contre nos concurrents, les maîtres fripiers, et nous pourrons augmenter vos salaires. » Ainsi l’esprit corporatif d’ancien régime et une réclamation ouvrière sont comme mêlés. C’est cependant une agitation prolétarienne encouragée et excitée par l’ébranlement révolutionnaire.

Le même jour, « les garçons perruquiers de la capitale s’assemblaient aux Champs-Élysées : leur premier soin fut d’envoyer une députation au district le plus prochain pour demander la permission de rester assemblés… L’objet de leur réunion était de faire cesser un abus vexatoire. Lorsqu’un garçon perruquier veut obtenir une place, il est obligé de se pourvoir au bureau de la communauté, d’une carte ou billet qu’il paie vingt sous ; en outre il se trouve contraint d’accorder trois ou six livres de gratification au clerc de ce même bureau, lequel, à son gré, donne ou refuse des places, ce qui devient onéreux et nuisible à ces garçons. En conséquence, ils demandent l’abolition de cet abus, et que cette carte leur soit délivrée pour la valeur de six sous, somme excédante encore aux frais qu’exigent ces billets ; ils demandent aussi que le surplus de ces frais soit employé, à fonder des lits à l’Hôtel-Dieu et au soulagement des garçons de leur corps qui, dans la suite, seraient malades. Les représentants de la commune, en accueillant leur demande, les ont renvoyés de droit aux jugements des districts. »

Ici, c’est contre le bureau de placement onéreux que leur imposait la corporation des maîtres que protestent les ouvriers.

Peu de jours après, « MM. les garçons cordonniers de la capitale se sont assemblés aux Champs-Élysées : et sur l’avis de quelques honorables membres, il a été décidé que ceux qui feraient une paire de souliers au dessous du prix convenu seraient de droit exclus du royaume. D’ailleurs le comité de la dite assemblée s’est chargé de faire une quête ou espèce de cotisation pour subvenir aux besoins des frères qui se trouveraient sans ouvrage. »

Il y a, à coup sûr, beaucoup d’inexpérience dans ces mouvements ouvriers : et les garçons cordonniers cèdent à une illusion un peu forte quand ils s’imaginent qu’ils pourront disposer de la peine du bannissement contre ceux des leurs qui feront baisser le prix de leur travail au-dessous d’un chiffre convenu. Mais cette naïveté même, et la liberté des rassemblements ouvriers, qui se multipliaient au gazon du Louvre ou aux Champs-Élysées, attestent la confiance toute nouvelle dont étaient animés les prolétaires : sans esprit de classe bien net, sans programme social bien défini, il leur semblait, dès ce moment, que la Révolution à laquelle ils concouraient devait être aussi un peu pour eux : et ces premiers symptômes de la pénétration de la Révolution bourgeoise par la classe ouvrière sont d’un haut intérêt. En tout cas, ces mouvements prolétariens ajoutaient, si je puis dire, à l’animation générale de Paris et en élevaient encore la tonalité.

Mais c’est la question du pain qui faisait le plus fermenter la masse du peuple : le blé était cher, et surtout, il arrivait irrégulièrement ; il était au prix de quatre sous la livre, c’est-à-dire, si l’on compare les salaires d’alors qui, dans les corps d’état les plus favorisés, n’atteignaient pas cinquante sous, aux salaires d’aujourd’hui, qu’il était trois fois plus cher que maintenant. Une livre de pain représentait un sixième du salaire moyen : la charge était énorme pour le peuple. De plus, il fallait quelquefois attendre longtemps à la porte des boulangers : et souvent le bruit se répandait que les blés n’était pas arrivés, que le pain allait manquer, et les femmes affolées se précipitaient dans les rues et aux boutiques des boulangers. Quelle était la cause de tous ces embarras ? Si la récolte de 1788 avait été très mauvaise, celle de l’année même était excellente. Il semble donc qu’en octobre les arrivages de blé à Paris auraient dû être abondants. Le battage des grains se faisait, il est vrai, en grange et beaucoup moins vite qu’aujourd’hui. Mais à la fin de septembre le battage devait être assez avancé. Le peuple criait beaucoup à l’accaparement : il nous est très difficile d’avoir là-dessus des notions exactes et certaines. La compagnie des frères Leleu, par exemple, était accusée par les uns d’envoyer du blé de France à l’étranger pour le réimporter et bénéficier de la prime que recevaient les importateurs. Lostalot au contraire prenait la défense des frères Leleu, et Necker, qui avait un intérêt évident à assurer l’approvisionnement de Paris, les protégeait.

Il ne semble pas en tout cas que les spéculations sur les grains aient été à cette date la cause principale de la rareté et de la cherté. Mais dans l’universelle commotion des premiers jours révolutionnaires, chaque commune se substituait au pouvoir central ; la peur de manquer de blé déterminait les habitants des villages à empêcher toute expédition ; les convois de grains dirigés sur la capitale étaient souvent arrêtés par les villes placées sur le trajet ; et comme le moindre retard affolait Paris, la capitale vivait dans une fièvre continue, une sorte de fièvre de la faim, quoiqu’en somme le pain ne manquât pas.

Dès les mois d’août et septembre, ce sont les femmes de la Halle, organisées en corporation, qui sont comme les interprètes, les porte-parole de toutes les femmes des pauvres ménages de Paris. À plusieurs reprises elles envoient des déléguées à l’Hôtel de ville pour se plaindre des trop longues stations à la porte des boulangers et pour demander que le prix du pain soit abaissé à deux sous la livre aussitôt que la nouvelle récolte sera disponible. Par elles toute la souffrance ouvrière de Paris, disséminée en d’innombrables ménages, prend un corps et une voix. Et de même qu’au moment où se discutait le veto, les révolutionnaires du Palais-Royal avaient l’idée de marcher sur Versailles pour imposer leur volonté à l’Assemblée, de même les femmes de Paris ont l’idée que si le Roi était arraché aux intrigues de la Cour et amené à Paris, l’abondance entrerait avec lui dans la capitale. Le mouvement de Paris sur Versailles, préparé et ébauché à la fin d’août, reste ainsi la tentation permanente des esprits. Sous l’agitation révolutionnaire bourgeoise frémit la grande souffrance du peuple : et c’est sur la même pente que toutes ces forces inquiètes vont se précipiter.

Au-dessous encore de toute cette agitation, à des profondeurs inouïes de colère et de révolte, commence à agir la pensée de Marat. C’est comme un sombre feu souterrain de désespoir et de haine. C’est le 13 septembre que commence à paraître le Publiciste de Paris qui deviendra dans quelques semaines l’Ami du Peuple. D’emblée l’écrivain étonne par un mélange extraordinaire de fanatisme et de réalisme aigu. Il n’est pas vrai, comme on l’a dit, qu’il ait toujours cherché à surexciter le soupçon. Il a presque aussi souvent gourmandé le peuple pour ses défiances étourdies que pour sa confiance aveugle. Il défend dès ses premiers numéros M. de la Salle, accusé à la légère de conspiration : « Dans ce moment où les esprits étaient si accessibles à la défiance, peut-être fût-il devenu la victime de l’effervescence populaire, sans les sages précautions de M. de Lafayette. » — « La nouvelle de l’élargissement de M. de la Salle a été reçue avec plaisir de toutes les classes de citoyens, au petit peuple près, dont rien n’égale l’extrême défiance si ce n’est la confiance aveugle qu’il accorde quelquefois à ses favoris. »


Les femmes en marche vers Versailles, le 5 octobre 1789.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Il loue, et même avec excès, Lafayette qui a refusé l’indemnité que la municipalité lui offrait pour ses fonctions de commandant général de la garde nationale : « Ce généreux citoyen, dont l’âme n’est ouverte qu’aux sentiments qui élèvent l’humanité, a repoussé le vil métal dont on voulait payer son dévouement à la patrie. »

Marat ne veut pas que les soupçons du peuple se dissipent et s’égarent. Il ne veut pas non plus qu’il use sa force et qu’il compromette la Révolution par des violences déréglées : « Les émissaires (des aristocrates) répandus parmi le peuple s’efforcent de le porter aux derniers excès ; ils veulent le dégoûter de la liberté en ne lui faisant éprouver que les malheurs de la licence. »

Marat, ayant ainsi élagué tous les jets téméraires de passion, invite le peuple à réfléchir aux manœuvres de la contre-révolution.

Elle a, selon lui, un double but. Elle veut d’abord endormir le peuple par d’apparentes concessions. Le coup de théâtre de la nuit du 4 août est savamment machiné ; les aristocrates se sont donné un air de générosité, et ils ont pu éluder ainsi l’affirmation des principes décisifs qui auraient sauvé la Révolution.

Comment les nobles peuvent-ils se faire gloire de sacrifices qu’ils n’ont consentis que sous la menace des paysans ? « Quoi ! s’écrie Marat, c’est à la lueur des flammes de leurs châteaux incendiés qu’ils ont la grandeur d’âme de renoncer au privilège de tenir dans les fers des hommes qui ont recouvré leur liberté les armes à la main ? »

En même temps qu’elle essaie de duper le peuple, la contre-révolution médite de le harasser. Elle veut l’affoler par de perpétuelles alarmes, l’épuiser de fatigue en lui imposant un service de patrouille et de garde incessant, et elle compte sur l’inévitable lassitude pour ramener la nation à la servitude, devenue, enfin la forme nécessaire du repos.

Les ouvriers, comme exaltés par une ivresse de liberté, s’imaginent qu’elle leur donnera la force de souffrir longtemps pour la Révolution, ils se trompent ; cette exaltation tombera vite : « Vous ne tenez qu’un fantôme, vos ateliers sont déserts ; vos manufactures sont abandonnées ; le gain des ouvriers et des maîtres diminuant peu à peu (par l’hiver) avec la longueur des journées, ajoutera à la misère commune ; des légions de domestiques mis sur le pavé, augmenteront la foule des indigents. » Il faut sortir des fictions et voir clairement la réalité : « Que des déclamateurs vantent sans jugement les charmes de la liberté. Elle n’a de prix que pour le penseur qui ne veut pas ramper et pour l’homme appelé par sa fortune et son rang à jouer un rôle, mais elle n’est rien pour le peuple. Que lui font les Bastilles ? Il ne les connut jamais que de nom. »

Et Marat, donnant à ce qu’on pourrait appeler l’esprit de classe sa formule la plus étroite, ajoute ces étranges paroles : « C’est un sujet de réflexions singulières pour le philosophe que l’ardeur avec laquelle de malheureux ouvriers ont exposé leurs vies pour détruire ce monument de la tyrannie, qui n’était que pour leurs oppresseurs. » Quoi ! les ouvriers de Paris devaient-ils donc se désintéresser de tout mouvement qui n’avait pas pour objet immédiat la conquête du pain ?

Et Marat ne voit-il point que c’est en participant à toute l’agitation révolutionnaire que les prolétaires accroissent leurs chances d’avenir ? Mais Marat voulait mettre la Révolution en garde contre les passagères exaltations : « Le seul bonheur, dit-il, dont les dix-neuf vingtièmes des citoyens peuvent jouir est l’abondance, le plaisir et la paix. » Conclusion : il ne faut pas laisser traîner la Révolution, car le peuple tomberait bientôt de fatigue. Et comment hâter la Révolution ? Comment brusquer l’opération ? En concentrant le pouvoir révolutionnaire.

Cette idée d’un pouvoir fort, que la Révolution réalisera dans la crise suprême du péril, par le Comité de salut public, Marat la formule dès la première heure, dès septembre 1789. Dispersée en trop de mains l’action révolutionnaire languit : il ne faut livrer la France ni à l’anarchie des foules surexcitées et aveugles, ni à l’anarchie des assemblées trop nombreuses. Et Marat propose : 1o de constituer un jury révolutionnaire tiré au sort parmi les citoyens des soixante districts et qui exercera au nom du peuple, mais plus exactement que lui, les représailles nécessaires ; 2o de substituer à l’Assemblée de l’Hôtel-de-Ville incohérente et souvent impuissante un Comité peu nombreux et très résolu.

Contre l’Assemblée de l’Hôtel-de-Ville Marat s’acharne, et sans doute, dans le secret de son cœur ulcéré, lui en voulait-il, lui, le bafoué des Académies, de compter parmi ses membres des savants officiellement illustres. Il la dénonce avec fureur : il écrit contre Beaumarchais, intrigant et agioteur, une page étincelante de colère : il déclare que plusieurs des élus sont suspects parce qu’ils n’ont pas de domicile légal, logent en garni et ne paient pas même la capitation.

Sa défiance est aussi grande contre les pauvres « déclassés » que contre les riches. Les patrouilles de la garde nationale saisissent son journal aux mains des colporteurs. Il redouble ses attaques. Cité devant l’Assemblée de l’Hôtel-de-Ville il lui dit orgueilleusement : « Je suis l’œil du peuple, et vous n’en êtes que le petit doigt. »

Et toujours il demande que quelques hommes probes, vigoureux, à l’esprit rapide, soient chargés de mener au but, en quelques jours, la Révolution. Faut-il voir la marque d’un grand sens politique dans l’insistance avec laquelle Marat demande dès l’ouverture du drame cette violente concentration des pouvoirs, cette dictature de salut public à laquelle recourut plus tard la Révolution ?

Ses admirateurs l’ont appelé souvent le prophète : mais ce n’est pas faire preuve de clairvoyance révolutionnaire que de demander des mesures extrêmes avant que l’état des choses les ait rendues possibles, ou même concevables à un assez grand nombre d’esprits.

En septembre et octobre 1789, c’est probablement à la dictature d’un Comité modéré, nommé par l’Assemblée nationale, qu’aurait abouti la politique de Marat. En tout cas, tant que le Roi subsistait et avec lui la Cour, comment cette concentration absolue des pouvoirs eut-elle été possible ? Ou on les aurait remis au Roi, et c’était la tyrannie, ou le Roi était rejeté hors de ce pouvoir suprême, et il était détrôné de fait. Or Marat, si fier de sa logique intrépide, s’arrêtait en chemin. Il n’osait pas proposer, il n’osait même pas prévoir l’abolition de la royauté, et il parlait même de « notre bon Roi ». Cette timidité ruinait à fond son système, car c’est la coexistence de la Révolution et de la royauté d’ancien régime qui était la vraie dualité de pouvoir.

Les théories de Marat causaient, je crois, au début, et dans le peuple même, surtout de la surprise et même du scandale. Il avait plus d’une fois, dans ses feuilles, attaqué Mirabeau : et pourtant, au 6 octobre, les femmes de la Halle à Versailles demandent « notre petit père Mirabeau ». L’Ami du peuple n’avait pas encore une prise très forte sur la conscience populaire. Pourtant il est impossible que plus d’une fibre souffrante n’ait tressailli à certains cris de révolte et de colère désespérée ! À propos de la distinction proposée des citoyens actifs et des citoyens passifs, exclus du vote à cause de leur pauvreté, Marat écrit : « Le sort des pauvres, toujours soumis, toujours subjugués et toujours opprimés ne pourra jamais s’améliorer par les moyens paisibles. C’est là sans doute une preuve frappante de l’influence des richesses sur les lois. Au reste, les lois n’ont d’empire qu’autant que les peuples veulent bien s’y soumettre ; ils ont brisé le joug de la noblesse, ils briseront de même celui de l’opulence. Le grand point est de les éclairer, de leur faire sentir leurs droits, et la révolution s’opérera infailliblement sans qu’aucune puissance humaine puisse s’y opposer. »

Ce n’est pas qu’au fond Marat apporte une conclusion sociale précise et hardie, et il termine par ces lignes assez modérées et évasives : « Le seul moyen qui reste aux riches de se soustraire au coup qui les menace, c’est de s’exécuter de bonne foi en faisant part aux pauvres d’une partie de leur superflu. »

Mais peu à peu ces paroles iront remuer le peuple à de grandes profondeurs et, en dehors de tout système, elles éveilleront dans le prolétariat à peine formé une conscience révolutionnaire. « Pour détruire les privilèges des nobles, les plébéiens ont fait valoir le grand argument, l’argument irrésistible que les hommes étant égaux ont tous les mêmes droits. Pour détruire les prérogatives des riches, les infortunés feront valoir le même argument. En vertu de quel titre sacré, leur diront-ils, prétendez-vous conserver des richesses presque toutes acquises par des moyens odieux, presque toutes arrachées aux pauvres par l’astuce, ou la violence, presque toutes le fruit de la faveur, de l’escroquerie, de la friponnerie, des rapines et des concussions ? »

Ses paroles laissent parfois comme une brûlure de souffrance. Comme il était question de la conscription militaire pour tous les citoyens, Marat s’écrie au nom des pauvres (novembre 1789) :

l’Escalier de la reine.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Où est la patrie de ceux qui n’ont aucune propriété, qui ne peuvent prétendre à aucun emploi, qui ne retirent aucun avantage du pacte social ? Partout condamnés à servir, s’ils ne sont pas sous le joug d’un maître, ils sont sous celui de leurs concitoyens : et quelque révolution qui arrive, leur lot éternel est la servitude, la pauvreté, l’oppression : que pourraient-ils donc devoir à l’État qui n’a rien fait que cimenter leur misère et river leurs fers ; ils ne lui doivent que la haine et les malédictions. Ah ! sauvez-le, l’État, vous à qui il assure un sort tranquille et heureux : n’exigez rien de nous, c’est bien assez que le destin cruel nous ait réduits à la cruelle nécessité de vivre parmi vous. »

Vraiment, c’est comme le cri de désespoir de la damnation éternelle : c’est le cri de haine de ces damnés de la servitude et de la misère qui n’ont même pas la consolation farouche d’être isolés : leur enfer est traversé par l’éclatante vision des privilégiés et des heureux.

Pendant qu’une sourde fermentation se développe dans Paris ainsi agité par les motions du Palais Royal, par la misère du peuple, par les pétitions répétées des femmes, par les fureurs désespérées de Marat, par les conflits de la bourgeoisie démocratique et de la bourgeoisie modérée, éclate la nouvelle qu’un nouveau coup d’État de la cour se prépare. Le roi tardait à sanctionner la déclaration des Droits de l’Homme. Mounier avait été porté à la présidence de l’Assemblée par la coalition des modérés et de la droite. Et les mouvements de troupe recommençaient. Le régiment de Flandre, le régiment de Montmorency, étaient, sur des prétextes très légers, concentrés à Versailles : un renouvellement partiel des gardes du corps devait avoir lieu à la fin de septembre : on encadra les nouveaux et on garda les anciens comme pour doubler la force d’une troupe dévouée au roi et qui n’avait pas encore prêté le serment civique.

De très nombreux officiers, dans plusieurs régiments de l’armée, avaient reçu des congés semestriels et s’étaient rendus à Versailles où affluaient aussi les gentilshommes décorés de l’ordre de Saint-Louis. C’était comme une concentration de coup d’État : le bruit se répand que cette troupe veut enlever le Roi, le porter à Metz où le marquis de Bouillé commande à des troupes en partie étrangères : l’alarme est vive à Paris, et les démocrates s’écrient, avec Lostalot que, pour se sauver il faudra encore « un nouvel accès de Révolution ». Quel était au juste le plan de la Cour ? Ici encore il est permis de croire qu’elle n’avait pas un dessein très ferme et qu’elle flottait, attendant des événements le mot d’ordre décisif. Mais les préparatifs suspects, les intrigues louches n’étaient pas seulement un crime contre la liberté naissante de la nation : c’était aussi une grande maladresse. Car les menaces de contre-révolution rapprochaient nécessairement dans un commun péril les deux fractions bourgeoises qui commençaient à se faire la guerre.

Si la royauté avait été loyale, si elle avait observé sans arrière-pensée la Constitution et adopté une marche franchement révolutionnaire, elle devenait en quelques mois l’arbitre des partis bourgeois. Le débat s’élevait entre modérés et démocrates, si âpre, si violent que le parti populaire dressait déjà une liste de suspects parmi les officiers de la garde nationale accusés d’être des espions au service de la Cour. Mais l’imprudence et l’incohérence des aristocrates refirent en quelques jours l’unité révolutionnaire. Le 1er octobre un dîner de gala est donné dans la salle d’Opéra du château de Versailles aux gardes du corps ; les princesses, les marquises, les duchesses font le tour des salles et animent l’enthousiasme royaliste ; les musiciens jouent l’air fameux : Richard, ô mon Roi l’univers t’abandonne. »

La Reine conduisant le Dauphin par la main, paraît au milieu des acclamations : le Roi qui revenait de la chasse est conduit aussi à la salle du festin ; la chaleur des vins et du dévouement monte à la tête ; quelques gardes du Corps arrachent leur cocarde tricolore et la foulent aux pieds, et les femmes de la Cour distribuent des cocardes noires. Le Cointre, commandant de la garde nationale de Versailles, refuse de quitter la cocarde tricolore et il est insulté. Sa présence et celle d’autres officiers de son corps semble bien indiquer qu’il n’y avait pas un plan très net de la Cour. Mais qui sait aussi si celle-ci n’avait pas espéré entraîner en la mêlant aux gardes du Corps la garde nationale aigrie par les attaques et les quolibets du peuple ? Un des officiers de la garde nationale, un gros boucher de Versailles s’associe en effet aux aristocrates et rejette comme eux la cocarde tricolore. Un délire contre-révolutionnaire échauffe les esprits.

Du coup, Paris fut en Révolution. De tous côtés, les citoyens s’assemblent : au bout des ponts, à la Halle s’organisent des réunions ; au faubourg Saint-Antoine les ouvriers se lèvent en masse pour défendre la liberté ; les femmes de la Halle se forment en cortège, et entrent dans les maisons, invitant les femmes à se joindre à elles. Des hommes armés de piques, de fusils, de croissants, suivent ou entourent les femmes en marche.

Dans tous les groupes on dénonce à la fois la perfidie de la Cour et la mollesse des Trois Cents de l’Assemblée des représentants de Paris. Les arrivages de blé se font plus rares : et on dirait que Paris veut se fuir lui-même pour fuir la disette. C’est au cri de : à Versailles, à Versailles ! que le 5 octobre, dès neuf heures du matin, une foule énorme se masse devant l’Hôtel-de-Ville ; les représentants qui avaient siégé très tard la veille n’étaient pas encore réunis. Les femmes veulent pénétrer à l’Hôtel-de-Ville ; le chevalier d’Hermigny, aide-major de la garde nationale, forme ses hommes en bataillon carré, et ils opposent leurs baïonnettes à la poussée des femmes.

Les pierres volent sur la garde nationale : celle-ci, pour éviter une collision sanglante se replie dans l’Hôtel-de-Ville : les femmes y pénètrent, et le chevalier d’Hermigny leur demande seulement de n’y point laisser entrer les hommes : elles le promettent et font en effet la police elles-mêmes à la grande porte de l’Hôtel-de-Ville. Mais pendant ce temps, la petite porte, donnant sur l’arcade est forcée : il devient inutile de garder la grande, et un peuple immense, hommes et femmes mêlés, envahit les salles de l’Hôtel-de-Ville. Les représentants, avertis par le tocsin qui sonnait sur tous les districts, arrivèrent un à un : le peuple les somme d’organiser le mouvement et de sauver la liberté. Ils se refusent à délibérer dans ce tumulte ; vers midi, les districts commencent à envoyer leurs bataillons « les bataillons de l’ordre », comme on disait en 1848 : celui de Belleville, sous la conduite de M. de Seine était arrivé le premier.

Assisté des grenadiers du 1er bataillon du district de Saint-Jacques l’hôpital, il refoule le peuple ou tout au moins le contient sur la place et le coupe de l’Hôtel-de-Ville. Trois bataillons de grenadiers, amenés par le major général Gouvion, pénètrent dans l’Hôtel-de-Ville même et le font évacuer. On pouvait croire, à midi, que la bourgeoisie modérée était maîtresse de Paris. Mais les femmes entrées sans armes à l’Hôtel-de-Ville en ressortent armées : elles avaient enfoncé les portes des magasins où étaient enfermées les armes et les munitions ; et tout en se retirant devant les baïonnettes des grenadiers, elles emportaient fusils, poudres, canons. La garde nationale, hésitante ou déjà enfiévrée elle-même, n’osa point les désarmer. Elles étaient environ quatre mille. Ce n’étaient point, comme le dit la réaction, des mégères ivres de sang ou des filles de joie.

C’étaient de bonnes et vaillantes femmes dont le grand cœur maternel avait trop souffert de la plainte des enfants mal nourris. Plusieurs étaient aisées et instruites, comme cette Marie-Louise Lenoel, femme Chéret, qui a laissé un récit très savoureux des journées d’octobre et qui était, comme elle nous l’apprend elle-même, « occupée à Passy d’un marché très lucratif. »

En celles-là, c’était une révolte de la pitié. Elles devinaient très bien avec leur sûr instinct, les manœuvres des aristocrates et des prélats contre la Révolution. Et elles imputaient à ces manœuvres la disette dont souffrait Paris, la misère qui étreignait le peuple. Après tout, se trompaient-elles ? et n’est-ce point, en effet, le sourd malaise partout répandu par la perpétuelle intrigue de la Contre-Révolution qui, en ces mois troublés, paralysait le travail et jusqu’au mouvement des blés ? En tout cas il est curieux de voir comme brusquement les femmes de Paris irritées par l’injustice et enfiévrées par la souffrance se séparaient du clergé. Quelques semaines à peine avant les journées d’octobre, les femmes de la Halle multipliaient dans les églises les services, les cérémonies. Elles semblaient mettre sous la protection du Crucifié la Révolution naissante. Dès les journées d’octobre la félonie de la Cour et d’une partie du clergé a rompu brusquement ces vieilles attaches religieuses. Et les femmes qui vont sur Versailles attellent leurs canons en criant : A bas la calotte ! La femme Chéret parle avec complaisance de la terreur que l’arrivée de « ses bonnes amies » répand « parmi les calottins ».

La courageuse petite troupe féminine, à peine refoulée hors de l’Hôtel-de-Ville, décide de marcher sur Versailles. Elle fait appel, pour la commander aux volontaires et vainqueurs de la Bastille : Hullin, Richard de Pin, Maillard prennent la tête du mouvement : les canons sont hissés sur des chariots, liés avec des cordes. En route pour Versailles !

Pendant ce temps, malgré les bataillons de grenadiers, le peuple avait grossi sur la place de l’Hôtel-de-Ville : et il demandait avec impatience que la garde nationale tout entière suivit l’exemple des femmes et allât comme elles à Versailles écraser la conspiration, sauver les députés amis de la liberté, arracher le Roi aux factieux. Le peuple adjurait les gardes nationaux de rester fidèles à la Révolution et de se méfier de leurs officiers parmi lesquels il y avait beaucoup d’aristocrates et d’ennemis de la patrie. Plusieurs gardes nationaux suppliaient ou même sommaient Lafayette de les conduire à Versailles. Lafayette, épouvanté sans doute des suites que pouvait avoir ce mouvement, refusait : « Il est bien étonnant, s’écriait un soldat, que M. de Lafayette veuille commander la commune, tandis que c’est à la commune à le commander : il faut qu’il parte, nous le voulons tous. » Le général leur répondait qu’il ne pouvait obéir qu’à un ordre légal, et que seuls les représentants de la commune pouvaient le donner.

A quatre heures et demie du soir ceux-ci délibéraient encore et, pas plus que Lafayette, ils n’osaient prendre une responsabilité. Enfin, devant la colère croissante du peuple et des soldats, Lafayette envoie un billet aux représentants pour leur dire qu’il n’était plus possible de résister. Ils lui envoient un ordre, mais en essayant encore de se couvrir : « L’Assemblée générale des représentants de la commune de Paris, vu les circonstances et le désir du peuple, et sur la représentation faite par M. le Commandant général qu’il était impossible de s’y refuser, a autorisé M. le Commandant général et même lui a ordonné de se transporter à Versailles ; lui recommande en même temps de prendre les précautions nécessaires pour la sûreté de la ville, et, sur le surplus des mesures à prendre, s’en rapporte à sa prudence. »

Non certes : ce n’était point de ces hommes timorés que pouvaient venir les grands mouvements. Paris avait été soulevé par la force du sentiment populaire, par l’énergie de ses ouvriers, de ses femmes et aussi par l’affiche insurrectionnelle de l’avocat Danton appelant aux armes ce remuant district des Cordeliers où les basochiens, qui y résidaient en grand nombre, les acteurs de la Comédie, qui rêvaient de jouer Brutus, donnaient à la Révolution un accent vigoureux et théâtral, qui sera la marque même du génie de Danton.

Le 6 octobre il est visible que la Révolution échappera à la bourgeoisie modérée, trop débile pour la conduire.

Lafayette pâlit en recevant le billet qui autorisait la marche sur Versailles : il détacha aussitôt, pour former l’avant-garde, trois compagnies de grenadiers et une de fusiliers avec trois pièces de canon. Sept à huit cents hommes, armés de fusils, de piques ou de bâtons, précèdent de deux cents pas cette avant-garde.

A cinq heures sept minutes, la garde nationale défile par le quai Pelletier sur trois rangs. Lafayette répondait aux acclamations de l’air d’un homme qui dit : Vous le voulez. Le défilé dura quarante minutes.

Pendant ce temps, le peuple, convaincu que beaucoup d’officiers, ou même de soldats, de la garde nationale, n’avaient point un bon esprit, donnait la chasse à tous les citoyens en uniforme qu’il rencontrait pour les obliger à joindre le corps d’armée en marche. Les tambours sonnent, les étendards flottent : « Allez, marchez, braves citoyens : vous portez avec vous le destin de la France ; nos cœurs vous suivent, secourez notre roi, sauvez nos députés, soutenez la majesté nationale. Quatre cents mille bras sont prêts à vous applaudir, à vous venger. »

Dès le matin, et avant même l’arrivée des femmes, l’Assemblée nationale était extrêmement agitée. À l’ouverture de la séance, Mounier, président, donna lecture de la réponse du Roi au sujet de la Déclaration des droits soumise à son acceptation :

« De nouvelles loi constitutives ne peuvent être bien jugées que dans leur ensemble : tout se tient dans un si grand et si important ouvrage. Cependant, je trouve naturel que, dans un moment où nous invitons la nation à venir au secours de l’État par un acte signalé de confiance et de patriotisme (l’emprunt patriotique) nous la rassurions sur le principal objet de son intérêt.

« Ainsi, dans la confiance que les premiers articles constitutionnels que vous m’avez présentés, unis à la suite de votre travail, rempliront le vœu de mes peuples et amèneront le bonheur et la prospérité du royaume, j’accorde, selon votre désir, mon accession à ces articles ; mais à une condition positive et dont je ne me départirai jamais, c’est que, par le résultat général de vos délibérations, le pouvoir exécutif ait son entier effet entre les mains du monarque. Une suite de faits et d’observations, dont le tableau sera mis sous vos yeux, vous fera connaître que dans l’ordre actuel des choses je ne puis protéger efficacement ni le recouvrement des impositions légales, ni la libre circulation des subsistances, ni la sûreté individuelle des citoyens…

« Je ne m’explique point sur votre déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; elle contient de très bonnes matières propres à guider vos travaux ; mais des principes susceptibles d’application et même d’interprétation différente ne peuvent être justement appréciés et n’ont besoin de l’être qu’au moment où leur véritable sens est fixé par les lois auxquelles ils doivent servir de première base. »

Ainsi le Roi n’acceptait que sous condition les lois constitutionnelles : et au fond, il refusait de sanctionner la Déclaration des droits elle-même, c’est-à-dire, les principes d’où toute la Constitution émanait. Toute la gauche de l’Assemblée se souleva. Muguet de Nanthou s’écria : « Quelle réponse ambiguë et insidieuse vous venez d’entendre ! » Robespierre dit avec force : « La réponse du Roi est destructive non seulement de toute constitution, mais encore du droit national à avoir une constitution. On n’adopte les articles constitutionnels qu’à une condition positive : celui qui peut imposer une condition à une constitution a le droit d’empêcher cette constitution ; il met sa volonté au-dessus du droit de la nation. » Et, rappelant en toute rigueur les principes du Contrat Social, il ajouta : « On vous dit que vos articles constitutionnels ne présentent pas tous l’idée de la perfection ; on ne s’explique pas sur la déclaration des droits ; est-ce au pouvoir exécutif à critiquer le pouvoir constituant, de qui il émane ? Il n’appartient à aucune puissance de la terre d’expliquer des principes, de s’élever au-dessus d’une nation et de censurer ses volontés. Je considère donc la réponse du Roi comme contraire aux principes, aux droits de la nation et comme opposée à la Constitution. »

A force de logique démocratique, il atteignait à une grande hardiesse révolutionnaire ; et, en sa parole, que trop souvent on déclare vague, il y avait un accent vigoureux et décisif : « Vous n’avez d’autre moyen d’éviter les obstacles que de briser les obstacles. Quelle espèce de religion y a-t-il donc à couvrir les droits de la nation d’un voile qui ne sert qu’à favoriser les atteintes qu’on voudrait leur porter ? »

Bouche propose un projet d’arrêté très net et très agressif : « La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la Constitution seront acceptées par le monarque avant qu’aucun impôt soit accordé par la nation. La Constitution étant achevée, le monarque se rendra dans le sein de l’Assemblée nationale ; là il jurera pour lui et ses successeurs au trône de France observation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de la Constitution. Le serment prêté, l’Assemblée nationale prêtera le sien pour la nation en présence du monarque, pour former la réciprocité entre deux parties, dont l’une doit jurer de gouverner et l’autre d’obéir conformément aux lois. »

L’abbé Grégoire parle de la disette et prononce une parole dont nous retrouverons l’écho tout à l’heure dans le discours de Maillard : « Je demande pourquoi cette lettre envoyée à un meunier avec 200 livres et la promesse d’autant par semaine, s’il veut ne pas moudre ? »

Duport, Pétion font allusion au banquet des gardes du corps. Question redoutable, à cause du rôle joué par la Reine. Mirabeau demande que sur ce point on fasse le silence, mais qu’on prenne des précautions en interdisant désormais ces festins militaires : une députation ira demander au Roi « un éclaircissement qui rassure le peuple sur l’effet d’une acceptation conditionnelle. »

Visiblement ici encore il cherche à atténuer le choc entre la Révolution et le Roi. Un maladroit aristocrate, le marquis de Monspery, croyant embarrasser Pétion, et voulant le compromettre, lui demande de rédiger par écrit et de déposer sur le bureau sa dénonciation relative au banquet des gardes du corps. Le sot ne voyait point qu’il allait jeter Marie-Antoinette dans la tourmente. Mirabeau se lève et avertit la droite de l’Assemblée en quelques paroles terribles : « Je commence par déclarer que je regarde comme souverainement impolitique la dénonciation qui vient d’être provoquée ; cependant si l’on persiste à la demander, je suis prêt, moi, à fournir tous les détails et à les signer ; mais auparavant je demande que cette Assemblée déclare que la personne du Roi est seule inviolable, et que tous les autres individus de l’État, quels qu’ils soient, sont également sujets et responsables devant la loi. » Épouvanté, le marquis comprit et retira sa motion.

Ainsi procédait Mirabeau, couvrant sa tactique de prudence par des audaces révolutionnaires qui faisaient trembler, et protégeant la famille royale des éclats même de la foudre qui paraissaient la menacer.

L’Assemblée adopte enfin un arrêté très simple et très ferme : « L’Assemblée a décrété que M. le Président, à la tête d’une députation, se rendra aujourd’hui par devers le Roi, à l’effet de supplier sa Majesté de vouloir bien donner une acceptation pure et simple de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et des dix-neuf articles de la Constitution qui lui ont été présentés. »

Malgré la coalition naissante de la réaction et du modérantisme, l’Assemblée retrouvait toute sa vigueur pour défendre le cœur même de son œuvre ; et la Déclaration des droits lui communiquait une inaltérable vertu. Mais le Roi cèderait-il ? Voudrait-il consacrer toute la philosophie révolutionnaire et humaine du XVIIIe siècle inscrite dans la Déclaration des droits ? La brusque entrée du peuple va décider la question.

A peine le bureau de l’Assemblée venait-il de désigner les douze députés chargés d’aller vers le Roi, que les femmes, venues de Paris, frappent à la porte. Il était environ quatre heures de l’après-midi. Elles étaient arrivées en bon ordre, malgré la pluie qui détrempait les chemins. Maillard, marchant à leur tête, les avait disciplinées. Le Président avertit l’Assemblée que les femmes demandaient à être admises à la barre. Elles commençaient à violenter les sentinelles. Elles sont admises et Maillard parle en leur nom.

Je donne d’après les Archives parlementaires la physionomie de cette étrange scène, indécise et puissante :

« Nous sommes venus à Versailles pour demander du pain, et en même temps pour faire punir les gardes du corps qui ont insulté la cocarde patriotique. Les aristocrates veulent nous faire mourir de faim. Aujourd’hui même on a envoyé à un meunier un billet de 200 livres, en l’invitant à ne pas moudre et en lui promettant de lui envoyer la même somme chaque semaine. »

L’Assemblée poussa un cri d’indignation et de toutes les parties de la salle on dit à Maillard : nommez.

Maillard reprend : « Je ne puis nommer ni les dénoncés ni les dénonciateurs, puisqu’ils me sont également inconnus ; mais trois personnes que j’ai rencontrées ce matin dans une voiture de la Cour m’ont appris qu’un curé devait dénoncer ce crime à l’Assemblée nationale. »

Les femmes chez la Reine le 5 Octobre 1789.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Une voix s’éleva alors à la barre et désigna M. l’Archevêque de Paris. L’Assemblée entière s’empresse de répondre que ce prélat est incapable d’un pareil crime.

Maillard ajoute : « Je vous supplie, pour ramener la paix, calmer l’effervescence générale et prévenir les malheurs, d’envoyer une députation à MM. les gardes du corps pour les engager à prendre la cocarde nationale et à faire réparation de l’injure qu’ils ont faite à cette même cocarde. »

Plusieurs membres s’écrient que les bruits répandus sur les gardes du Roi sont calomnieux.

Quelques expressions peu mesurées, dit le compte rendu, échappées à l’orateur lui attirent une injonction du président de se contenir dans le respect qu’il doit à l’Assemblée nationale. Le président ajoute que tous ceux qui veulent être citoyens peuvent l’être de leur plein gré et qu’on n’a pas le droit de forcer les volontés.

Maillard répond : « Il n’est personne qui ne doive s’honorer de ce titre, et s’il est, dans cette diète auguste, quelque membre qui puisse s’en croire déshonoré, il doit en être exclu sur le champ. »

Toute la salle retentit d’applaudissements, et une foule de voix répètent : Oui, oui, tous doivent l’être, nous sommes tous citoyens.

Au même instant on apporte à Maillard une cocarde nationale de la part des gardes du corps. Il la montre aux femmes comme un gage de leurs dispositions pacifiques, et toutes s’écrient : « Vive le Roi, vivent les gardes du corps ! »

Et Maillard conclut : « Je suis bien loin de partager les soupçons qui agitent tous les esprits : mais je pense qu’il est nécessaire, pour le bien de la paix, d’engager sa Majesté à prononcer le renvoi de ce régiment qui, dans la disette cruelle qui afflige la capitale et les environs, augmente les malheurs publics, ne fût-ce que par l’augmentation nécessaire qu’il occasionne dans la consommation journalière. »

Le récit de Mounier diffère en quelques points du compte rendu. D’après lui ce n’est point Maillard qui parle le premier : il laissa d’abord la parole à un de ses compagnons et intervint brusquement pour dire : nous obligerons tout le monde à porter la cocarde patriotique ; puis il garda la parole jusqu’à la fin.

Il y a dans ce discours quelques puérilités : car comment attribuer la disette d’une ville de plus de sept cent mille hommes à un millier de gardes du corps ? Mais il y aussi je ne sais quel accent de sagesse grave et de sincérité ; et, après tout, il résumait toute la pensée du peuple en deux mots décisifs : du pain et la cocarde tricolore ! c’est-à-dire : la vie et la Révolution. Visiblement les femmes étaient venues à l’Assemblée sans haine, avec un grand fond d’espérance : au premier signe ami des gardes du corps elles s’attendrissent et les acclament.

L’Assemblée complète le mandat des députés qu’il envoie au Roi : ils demanderont, outre la sanction de la déclaration des droits, des mesures vigoureuses pour assurer la subsistance de la capitale. Mounier, président, sort, vers cinq heures, avec les délégués et se dirige vers le château. Les femmes le suivent en foule : il est convenu que douze seulement l’accompagnent. L’une d’elles, Louise Chably, harangua le Roi, qui l’embrassa en lui parlant avec une sorte d’émotion de la souffrance du peuple.

Mounier insista auprès des ministres pour que le Roi accordât immédiatement l’acceptation pure et simple des articles constitutionnels et de la Déclaration des droits. C’était un moyen de calmer l’effervescence des esprits. Le Roi, informé de cette demande, se retira dans une autre pièce pour délibérer avec son conseil. Mais il était cruel à la Royauté de sanctionner les principes de la Révolution : et même dans le désordre et le péril croissant de cette journée d’octobre elle résistait. Mounier, dévoré d’impatience, attendit la réponse de cinq heures et demie à dix heures du soir.

Et pendant que le Roi délibérait ainsi, le sang commençait à couler dans les avenues de Versailles. Le régiment de Flandre, formé en bataille, avait été rapidement enveloppé par les femmes. Les soldats protestèrent de leur dévouement à la nation ; mais il y eut une bagarre entre les femmes et un détachement des gardes du corps commandé par le comte de Guiche. Quelques femmes furent blessées de coups d’épée. Les volontaires de la Bastille firent feu sur les gardes du corps et en abattirent plusieurs.

A ce moment le Roi fit appeler Mounier et prononça, après cinq heures d’hésitations, l’acceptation pure et simple. « Je le suppliai, raconte Mounier, de me la donner par écrit. Il l’écrivit et la remit dans mes mains. Il avait entendu les coups de feu. Qu’on juge de son émotion, qu’on juge de la mienne. Le cœur déchiré, je sortis pour retourner à mes fonctions. »

Ainsi comme si le droit du peuple souffrant devait être inscrit dans les titres les plus solennels de la Révolution bourgeoise, c’est sous la pression des pauvres femmes de Paris demandant du pain, que la Déclaration des droits de l’homme est sanctionnée. Ce sont des mains ouvrières qui remettent à l’humanité nouvelle son titre glorieux.

Durant l’absence du président Mounier, la foule avait peu à peu envahi l’Assemblée. Elle s’était mêlée aux délibérations et demandait à grands cris que l’Assemblée fit une loi pour diminuer le prix du pain, de la viande et des chandelles. L’Assemblée, comme submergée par le flot populaire, s’était dispersée : la séance était levée de fait ; et comme, par un effet encore bien enfantin de la souveraineté populaire, une femme dont on ne dit pas le nom, avait pris possession du fauteuil présidentiel. Il y eut ainsi une minute où, le roi assiégé dans le château, l’Assemblée dispersée, la force populaire semblait demeurer seule. Mais à quoi servirait d’occuper le pouvoir si on n’y portait une idée ? De bonne grâce, la femme qui s’était assise au fauteuil, le rendit à Mounier ; le tambour passa dans les rues de Versailles pour appeler de nouveau les députés, et en attendant la reprise de la séance, les femmes, groupées autour de Mounier, l’admonestaient en paroles à la fois maternelles et rudes. Aucune obstination de colère n’était en elles ; c’est Mounier lui-même qui le constate : « Les femmes qui m’environnaient conversaient avec moi, plusieurs m’exprimaient leurs regrets de ce que j’avais défendu ce vilain veto (ce sont leurs expressions) et me disaient de bien prendre garde à la lanterne. Je répondis qu’on les trompait ; qu’elles n’étaient pas en état de juger les députés ; que je devais suivre ma conscience, et que je préférais exposer ma vie plutôt que de trahir la vérité. Elles voulurent bien approuver ma réponse et me donner beaucoup de témoignages d’intérêt. »

Ce n’est pas, comme on voit, la foule brutale et enivrée dont a parlé la réaction. C’est bien le peuple novice encore et se prenant vite aux raisonnements captieux du modéré, mais généreux et clairvoyant en somme. Ces femmes occupant un moment le fauteuil du président de l’Assemblée, puis causant avec lui d’un ton de familiarité hardie et cordiale et redescendant enfin dans le grand torrent de la foule pour laisser à l’Assemblée bourgeoise sa libre action, c’est bien l’image du mouvement populaire sous la Révolution. Les pauvres émergent soudain et s’approchent brusquement du pouvoir ; ils l’interpellent, le rudoient, le dirigent parfois et l’enveloppent, mais ils ne savent et ne peuvent le saisir.

A ce moment, vers les onze heures du soir, par les routes détrempées et noires Lafayette arrivait. Il s’était fait précéder d’un message au roi, le priant d’avoir confiance, et l’assurant que la garde nationale de Paris venait pour rétablir l’ordre. La séance de l’Assemblée avait repris, et, avec ce parti pris d’indifférence aux événements qu’affectent les Assemblées pressées par le flot inquiet du peuple, elle discutait les lois criminelles ; mais les femmes présentes à la discussion et presque mêlées à l’Assemblée, interrompant par des cris répétés : « Du pain ! du pain ! pas tant de longs discours ! » Plusieurs n’avaient point mangé depuis le matin.

Mirabeau se leva, presque menaçant : « Je voudrais bien savoir, s’écria-t-il, pourquoi on se donne les airs de nous dicter ici des lois. »

Le peuple applaudit ; grand était encore sur lui l’ascendant du tribun, et d’ailleurs ce n’était ni pour violenter, ni pour humilier l’Assemblée, encore toute puissante, que les femmes étaient venues à Versailles ; le peuple n’était point pour l’Assemblée un ennemi, mais un allié impétueux, qui l’envahissait à bonne intention.

Vers trois heures du matin, Lafayette fit savoir à Mounier, par un aide de camp, qu’il pouvait lever la séance ; il l’assurait que toutes les précautions étaient prises, que le calme était complet et qu’il n’y avait point péril à s’ajourner au lendemain. La séance fut levée en effet, et Lafayette, écrasé de fatigue alla dormir.

Une partie du peuple, n’ayant point d’abri, passa la nuit à chanter et à danser autour de grands feux ; dès la pointe du jour, des bandes assez excitées se répandent dans les rues de Versailles. Un garde du corps paraît à sa fenêtre il est insulté, menacé, et il fait feu. Le peuple envahit la maison, abat un jeune garde du corps de dix-huit ans, lui coupe la tête et la porte au bout d’une pique. Il donne l’assaut à l’hôtel des gardes du corps, le force et le pille, et il donne la chasse aux gardes du corps, qui s’enfuient jusque dans la cour du château ; puis, entraîné en effet par cette sorte de chasse, il gravit l’escalier et pénètre jusque dans l’appartement du roi. La reine, réveillée en sursaut, se réfugie auprès du roi ; le peuple essaie de désarmer les gardes du corps qui étaient de service dans l’antichambre ; des gentilshommes, des gardes nationaux accourent et protègent l’appartement du roi. Lafayette, averti un peu tard, arrive aussi en toute hâte.

Joseph II, empereur d’Autriche (voyageant sous le pseudonyme de comte de Falckenstein).
(Musée Carnavalet).


Les aristocrates l’accusèrent d’avoir dormi pour livrer le roi à des forcenés. « Il a dormi contre son roi », dirent-ils ; l’accusation était absurde. Lafayette, gardien de la Révolution contre les entreprises de la Cour, et gardien de la famille royale contre les violences du peuple avait le rôle qui flattait le plus son orgueil. Accablé de fatigue et d’émotion, trompé d’ailleurs par le calme apparent du peuple, il manqua seulement de prévoyance. Il décida le roi à se montrer avec la reine et le dauphin au balcon qui donnait sur la cour.

Le roi, violemment oppressé, ne put dire un mot. Lafayette promit en son nom que toutes mesures seraient prises dans l’intérêt du peuple. Puis, un instant après, le roi ayant retrouvé un peu de calme, reparut au balcon, et supplia le peuple, en termes touchants, de sauver la vie des gardes du corps menacés. « Le roi à Paris ! Le roi à Paris ! » cria la foule. « Oui, je reviendrai à Paris, dit le roi, mais à condition que ce soit avec ma femme et mes enfants. »

Il savait l’impopularité de la reine et, par cette sorte de contrat avec le peuple, il la plaçait sous la sauvegarde de la loyauté parisienne. Louis XVI était comme une âme mal débrouillée et plus compliquée qu’on ne l’imagine. De même qu’il y avait parfois de la duplicité dans sa faiblesse, il y avait aussi parfois de la grandeur dans sa bonhomie.

« Le roi à Paris ! » c’est un des mots décisifs, c’est une des heures décisives de la Révolution ! Voilà le drame désormais concentré dans la capitale ; voilà le roi sous la main du peuple, et aussi les Assemblées qui ne voudront point se séparer du roi. C’est à Paris que les forces populaires étaient accumulées. C’est à Paris, résumé de la France, que l’idée de l’unité française était le plus puissante. Le roi à Paris, c’est la certitude que la Révolution sera démocratique et unitaire. Si le foyer de la vie publique et de la Révolution avait été porté en province, une sorte de fédéralisme et de modérantisme aurait pu prévaloir ; pour résister à l’action de Paris considérée dès lors comme dissidente, la bourgeoisie modérée se serait coalisée avec les forces d’ancien régime, et la Révolution française n’aurait été qu’une réédition de la Révolution anglaise, une Révolution de compromis, et non une Révolution d’élan, de logique et d’universel ébranlement.

Les pauvres femmes du peuple qui partirent de Paris le 5 octobre, au matin, pour aller à Versailles demander du pain, et qui ramenèrent le roi, ont ainsi joué un rôle extraordinaire, un des plus grands à coup sûr qu’enregistre l’histoire : elles ont noué le nœud formidable de la Révolution et de Paris, et aucune main d’aristocrate ou de girondin ne le dénouera, aucun glaive prussien, anglais ou cosaque ne le tranchera.

C’est le jour même, 6 octobre, que le roi se rendit à Paris. Il était précédé d’un grand cortège de femmes qui portaient des branches d’arbres, marquées sans doute déjà des nuances d’automne ; les canons étaient couverts de feuillages ; c’est vers les six heures du soir, c’est-à-dire à la tombée du jour, que le roi arriva ; les maisons étaient illuminées, et dans ce crépuscule étrange, mêlé de splendeur et de mélancolie, la Révolution marchait enthousiaste et incertaine ; le peuple acclamait le roi, et le roi soulevé par le flot d’une vaste mer, allait comme en un rêve vers l’horizon voilé. Heure indécise et bizarre, où la défaite de la royauté ressemblait à un triomphe, où Paris, à demi vainqueur, à demi dupé, se grisait de sa joie bruyante et oubliait les complots d’hier.

Chose curieuse ! cette grande crise des journées d’octobre semble faire tomber l’effervescence révolutionnaire de Paris. Nous allons entrer pour deux ans dans une sorte de calme. La Révolution va se développer en profondeur avec de faibles agitations de surface.

La misère, qui avait suivi la mauvaise récolte de 1788 et qui avait été aggravée par l’incertitude des premiers jours de la Révolution, s’atténue très vite ; les subsistances affluent de nouveau, et le travail se ranime. Le prix du pain s’abaisse de quatre sous à trois sous la livre. L’hiver de 1789-1790 est d’une exceptionnelle douceur ; en février, le temps était si beau que tous les travaux de maçonnerie pouvaient se continuer. Les manufactures sont très actives, et les municipalités qui s’organisent occupent par des travaux publics les ouvriers qui chôment encore ; à la fin de 1790, elles pourront même fermer la plupart de ces ateliers et chantiers, l’activité économique étant très grande dans le pays. La fièvre de la misère et de la faim s’apaise donc et la Révolution peut procéder à son œuvre organique.

Aussi bien la surprise des journées d’octobre, le brusque hasard de violence qui avait mis en péril la vie du roi avaient inquiété la bourgeoisie révolutionnaire elle-même. L’Assemblée se souvenait avec déplaisir qu’elle avait été envahie, et si elle suivait le roi à Paris, c’était avec le ferme projet de couper court, par des mesures très rigoureuses, à tous les mouvements de la rue. Son autorité révolutionnaire, immense encore, lui permettra de promulguer la loi martiale sans soulever contre elle un déchaînement populaire, et en fait, elle n’aura pas besoin de l’appliquer pendant deux ans. Le club des Jacobins aidera beaucoup l’Assemblée à régler le mouvement ; il disciplinera les forces révolutionnaires.

C’est donc une période d’action légale et équilibrée qui va s’ouvrir, et dans cette sorte d’accalmie qui succède à tant de crises, les partis peuvent se fixer et se définir. Chaque homme, chaque groupe d’hommes, procède à un examen de conscience et décidément choisit sa voie.

Les deux grands partis antagonistes, celui de la Révolution et celui de la contre-Révolution, sont chacun très subdivisés. Dans le parti contre-révolutionnaire il y a, à l’extrême droite, le parti des princes, intransigeant et brouillon. Le comte d’Artois, frère de Louis XVI, en est le chef. Aussitôt après le 14 juillet, il avait donné, avec le prince de Conti et le prince de Condé, le signal de l’émigration.

De la cour de Turin, où il s’était réfugié, il intriguait pour provoquer en France des soulèvements et pour entraîner les souverains de l’Europe à la guerre contre la Révolution. Les journées d’octobre, frappant d’épouvante les aristocrates, hâtèrent le mouvement d’émigration : beaucoup de députés nobles quittèrent l’Assemblée et passèrent la frontière.

Le comte d’Artois, dont les propos légers avaient dès longtemps offensé la reine, agissait spontanément, sans mot d’ordre de Marie-Antoinette ou de Louis XVI. Bien mieux, il agissait souvent contre leur volonté. Il prétendait que la reine était frivole, que Louis XVI était faible et d’ailleurs prisonnier déjà de la Révolution, et que son devoir à lui était de sauver le pouvoir royal sans eux et malgré eux.

La correspondance secrète du comte Mercy-Argenteau, publiée en 1891, nous permet de fixer la date du premier appel de la Contre-Révolution à l’étranger. C’est le 12 octobre 1789, de Moncalieri, que le comte d’Artois écrit à l’empereur d’Autriche Joseph II, frère de Marie-Antoinette : « On veut, dit-il, détruire à jamais la plus belle monarchie du monde entier, on veut la faire tomber dans la plus honteuse des démocraties, et, pour y parvenir, on épuise tous les crimes de la terre, jusqu’à nous précipiter dans l’anarchie la plus complète… Votre Majesté est monarque, Elle sait apprécier les justes droits attachés à ce titre ; Votre Majesté connaît tous les devoirs d’un allié fidèle… Je la supplie de me permettre une seule réflexion, c’est que la cause du roi de France est celle de tous les souverains, et qu’ils doivent tous redouter un pareil sort, s’ils ne délivrent pas celui auquel on ne peut reprocher qu’un excès de bonté et de douceur…

« Depuis l’affreuse journée du 6 octobre, depuis l’instant où les rebelles ont mis le dernier comble à leur atrocité, mon silence deviendrait un crime et mon abstention une lâcheté… Je dois ajouter à Votre Majesté que les princes du sang de France qui ont partagé mon sort partagent tous mes sentiments, et que nous verserions avec transport la dernière goutte de notre sang pour bien servir notre Roi et notre patrie… »

Ainsi, c’est du mot de patrie que se couvre l’appel à l’étranger. Laissons toute déclamation ; j’entends bien que pour le comte d’Artois, la France se confondait avec la monarchie, et qu’en servant la monarchie, il pouvait croire qu’il servait la France. Pourtant, l’histoire même de sa maison enseignait au comte d’Artois que la monarchie, au cours des siècles, avait plus d’une fois changé de forme et de caractère, et qu’aux heures de crise, elle s’était renouvelée par un appel au sentiment national.

Il y avait tout au moins une légèreté scandaleuse à renoncer ainsi dès le premier jour à tout espoir d’entente entre la Révolution et la monarchie transformée, ou plutôt il y avait un coupable égoïsme à écarter toute transformation du pouvoir royal.

Appeler les soldats de l’Europe pour empêcher la nation française de mettre sur la monarchie traditionnelle la marque des temps nouveaux, c’était, même avec les éléments de conscience dont disposait alors un prince du sang, un véritable crime, crime de frivolité égoïste et de fatuité.

Joseph II fut très irrité de cet appel. Il avait en Orient de grands intérêts, et il ne voulait pas se laisser entraîner témérairement à une guerre contre la France. Il avait d’ailleurs lui-même combattu en Autriche la puissance des nobles et des prêtres, il savait que même l’absolutisme n’a point de forme immuable ; et il rappelle brutalement le comte d’Artois au respect de la France et de sa volonté. La condamnation la plus terrible de l’émigration, c’est que les premiers émigrés aient reçu des souverains même de l’Europe une leçon de patriotisme :

Le Roi à l’Assemblée le 4 Février 1790.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« Je prie Votre Altesse Royale de considérer que quelque fâcheux que soient les événements qui sont nés depuis quelques mois des États Généraux au sujet de la Constitution et pour arranger principalement les finances de l’État, il n’y a néanmoins aucune plainte, aucune réclamation de la part du Roi qui, s’il voulait, en aurait tant de moyens ; bien au contraire, tous les papiers publics prouvent qu’il est parfaitement d’accord avec la Nation sur tous les articles qui ont été déjà réglés et publiés. De quel droit donc un homme pourrait-il faire la moindre démarche ou élever sa voix contre tout ce qui a été décidé et sanctionné par l’autorité la plus incontestable au monde, savoir : par le Roi réuni avec la Nation, représentée légalement par ses députés ?

« Je ne suis certainement ni démocrate, ni autocrate ; je n’en ai, je crois, ni la réputation, ni le jeu ; mais je ne puis m’empêcher de convenir que ces vérités sont sans réplique, et que Votre Altesse Royale, avec tous les princes qui ont cru devoir se retirer de la France, ne sont que des citoyens, à la vérité très distingués, mais qui ne font ni corps, ni ont aucun autre droit de ne pas se soumettre à tout ce que le Roi avec la Nation trouvera bon de statuer.

« Si vous aimez le bonheur de la France, le Roi, la Reine et tout ce qui en dépend, ne manquez pas le seul moyen de leur rendre à tous tranquillité et bonheur, en vous réunissant tous pour faire cesser cette espèce de parti d’opposition qu’on appelle aristocrate, je ne sais pas pourquoi, mais qui, faible par lui-même et hors de mesure de pouvoir faire le bien qu’il entrevoit et désire, n’a encore de consistance que pour faire le mal ; c’est de cet esprit de parti, on ne peut se le cacher, que sont nés tous les événements, tous les désastres qui ont assailli le royaume et les individus. Le renvoi des ministres, l’assemblée des troupes auprès de Paris, ont fait imaginer les projets atroces qu’on a eu la malice d’imputer à ce parti, et dont le peuple a été et est encore effrayé et outré ; cela a fait précipiter à l’Assemblée nationale le choix des moyens dont elle reconnaît elle-même la difficulté… Qu’aucune démarche ne vous coûte donc pour effacer de l’opinion publique toute idée de l’existence d’un parti contraire ou soi-disant aristocratique, en vous réunissant tous à l’occasion au bien de l’État, et en soumettant votre façon de l’envisager à celle du grand nombre qui fait autorité. »

La leçon était dure et même brutale. Elle démontre que les émigrés étaient non seulement en dehors de la conscience nationale, mais en dehors de la conscience monarchique.

Le petit clan des agités et des traîtres ne comprit pas. M. de Vaudreuil, auquel le comte d’Artois communiqua la réponse de Joseph II, la juge ainsi :

« Je ne suis pas du tout surpris de la réponse… Quant aux principes qu’elle renferme, ils ne m’étonnent pas. Ce sont, ceux que cette cour a adoptés pour elle-même, et elle finira par en être la victime. La destruction du clergé et l’abaissement de la noblesse sont, depuis longtemps, son système comme en France ; et je suis bien convaincu que cette erreur, la plus grande que puisse adopter une monarchie, nous a été soufflée, communiquée par cette cour, et que l’affaiblissement de la monarchie française a toujours été son système suivi. »

Contradiction puérile : si c’est pour affaiblir la monarchie française que la cour d’Autriche lui conseille d’abaisser noblesse et clergé, pourquoi la cour d’Autriche elle-même a-t-elle, dans son propre domaine, abaissé nobles et prêtres ? Et comment tous ces étourdis, tous ces fats, n’étaient-ils point frappés de la nécessité d’un mouvement qui ne se développait pas seulement dans la France philosophique, mais dans la vieille Autriche absolutiste ?

En accusant Joseph II d’être, lui aussi, un révolutionnaire, ils s’accablent eux-mêmes. Mais leur prise sur les hommes et les choses était bien faible encore. Il n’y avait qu’un imperceptible germe de trahison flottant au vent. Pourtant une partie de la droite de l’Assemblée était de cœur avec ces fous. Elle pratique une sorte d’émigration législative en s’abstenant de plus en plus de paraître aux séances et de participer aux votes.

Il lui semble que la Révolution, en se précipitant sans frein, se brisera. De plus, le mouvement vendéen, bien obscur et incertain encore, commence à se dessiner. La noblesse du Bas-Poitou avait une attitude contre-révolutionnaire violente.

Elle avait protesté, en termes presque factieux, contre la décision du Roi qui accordait le doublement du Tiers : le baron de la Lézardière avait essayé, sous le couvert du prince de Condé, d’organiser une sorte de Ligue de nobles, et, de château en château circulaient, dès les premiers mois de la Révolution, des mots d’ordre de guerre civile.

Entre la colonie émigrée de Turin et les conspirateurs du Marais ou du Bocage, s’échangeaient des projets insensés. Le comte d’Artois voulait de vive force, faire enlever le Roi : le soulèvement des nobles de l’ouest créerait à ce moment une diversion utile. En mai 1790, le Comité de Turin écrit à la Reine trois lettres pressantes pour qu’elle décide le Roi à se laisser enlever. Le projet avait assez de consistance pour que Mercy-Argenteau, chargé par la cour d’Autriche de conseiller Marie-Antoinette, lui ait écrit immédiatement, à la date du 15 mai, une note effrayée :

« Les projets de Turin font frémir par la légèreté avec laquelle on risque de compromettre le sort de l’État, et il faut trancher le mot, même l’existence personnelle des souverains ; sans autres mesures ni plans que des suppositions, des conjectures démenties par le bon sens, et par une marche dans laquelle on serait arrêté dès le premier pas par la cruelle catastrophe de voir toute la famille royale saisie et à la merci d’une populace furieuse dont on ne peut calculer les atrocités.

« Mais ce qui est vraiment aussi inouï que criminel c’est l’idée d’enlever le Roi de force… On n’hésite pas à dire que ceux qui ont la coupable pensée de l’enlèvement forcé du Roi et qui auraient la témérité de la tenter mériteraient d’en être punis d’une peine capitale. Ce serait une grande faute de s’expliquer avec trop de ménagements sur ce point ; il est à espérer et à désirer que la Reine fasse à cet égard quelque violence à la bonté naturelle du Roi et qu’elle l’engage à blâmer ce projet d’une manière sèche et précise. »

Visiblement, Mercy-Argenteau a peur que le Roi ne décourage pas ces projets avec une netteté suffisante : il se croit tenu d’en démontrer le péril :

« Défaut absolu d’approvisionnements, d’armes, de munitions, enfin de tout ce qui est indispensable à l’armement d’une troupe quelconque, aux moyens de la rendre mobile et de la faire subsister en campagne… Ce tableau, aussi triste que véridique, doit être mis en opposition avec celui de trois ou quatre cent mille hommes de milices nationales plus ou moins bien disciplinées, mais bien armées, et encore plus exaltées par les principes et par le délire qu’on leur a inspiré ; cette milice, répandue dans toutes les villes, bourgs et villages du royaume, en intercepte jusqu’aux moindres avenues, principalement celles de la capitale, à plus de quarante lieues à la ronde.

« Comment, dans cet état de choses, pourrait-on croire à la possibilité de l’enlèvement du Roi et de la famille royale ? Comment pourrait-on supporter l’idée du danger que courraient le monarque et son auguste épouse, s’ils étaient arrêtés en route : et ils le seraient bien certainement avant de pouvoir atteindre une place de sûreté. La plume tombe des mains quand on se représente les suites incalculables d’une telle catastrophe. »

Quelle prophétique vision de Varennes ! Mais quel acte d’accusation terrible contre le parti de la Contre-Révolution !

Quoi ! dès les premiers mois, et avant que vraiment la famille royale fut en péril, c’était déjà un projet de guerre civile !… Quand on voit combien Mercy-Argenteau redoute ce projet d’enlèvement du Roi, il est impossible de douter que le marquis Mahy de Favras, arrêté en décembre 1789 et pendu en février 1790 pour avoir formé un plan de guerre civile et d’enlèvement du Roi, ait été encouragé au moins par de vagues approbations et de savantes réticences.

Il semble bien, à de très sérieux indices, que Monsieur, comte de Provence et frère du Roi, n’avait pas ignoré les préparatifs financiers de l’entreprise, et si Favras sut garder un silence plein de grandeur, toute la suite des faits, l’émigration brusque du comte d’Artois, les bruits d’enlèvement du Roi qui coururent à Versailles dans la journée même du 5 octobre, les paroles méprisantes du comte d’Artois pour le comte de Provence quand celui-ci, pris de frayeur, désavoua Favras, la conspiration obstinée qui inquiétait Mercy-Argenteau, tout démontrait que le petit groupe de princes et d’émigrés casse-cou, qui opérait en quelque sorte en marge de la Contre-Révolution, était soutenu par les bienveillants échos qui lui venaient de la Cour.

Est-ce à dire que, dès 1789, le Roi et la Reine songent à fuir et à faire appel à l’étranger ? En aucune façon. La Reine était comme hésitante entre deux haines ; entre deux souffrances d’orgueil. Elle haïssait le comte d’Artois qui si souvent, dans les années brillantes, l’avait blessée et calomniée. Elle ne voulait, à aucun prix, lui livrer la conduite des opérations et mettre la royauté aux mains des princes. Mais elle haïssait aussi et surtout redoutait la foule dont les rumeurs de colère montaient vers elle.

Quelle route prendre, et où était le moindre péril ? Elle attendait. Beaucoup moins chrétienne que le Roi et sœur d’un souverain philosophe, elle s’inquiétait peu du danger que pourrait un jour courir l’Église. Elle était surtout préoccupée d’elle-même et de son fils.

Parfois, quand elle voyait qu’une seule parole d’elle suffisait à attendrir le peuple et à abolir des années de haine, elle se laissait aller, sans doute, à l’espoir de le conquérir par la magie de sa beauté humiliée et hautaine, par la grâce de son sourire attristé.

Quand Bailly, le 6 octobre au soir, répétant au peuple immense de l’Hôtel-de-Ville le bref discours du Roi, oublie de reproduire une parole de confiance, la Reine met à la lui souffler une sorte de coquetterie royale. Mais si elle rêvait parfois je ne sais quelle réconciliation avec la foule ennemie et mobile, si elle se penchait avec une sorte de curiosité sur cet abîme mouvant, plein de rumeurs de tempête et de reflets de soleil, elle ne se livrait point sans réserve.

Elle gardait toujours la Contre-Révolution et l’émigration elle-même, avec ses projets insensés, comme une suprême ressource ; et, dans son incertitude tâtonnante, elle ne fermait devant elle aucune porte de refuge.

Même incertitude dans l’esprit du Roi. Il avait de plus que la Reine des scrupules religieux ; déjà la suppression des dîmes, les projets de sécularisation des biens du clergé inquiétaient sa conscience timorée où le prêtre était si fort.

A cette date, sous les coups répétés de juillet et d’octobre, il veut visiblement essayer de faire bon ménage avec la Révolution. Mais toujours, pour lui aussi, ce n’est qu’un essai, et de là la dualité foncière et l’apparente duplicité de toute sa conduite. S’il ne réussit point, en lui témoignant confiance, à limiter la Révolution, il essaiera d’autre chose. Ce qu’il reproche à son frère, le comte d’Artois, ce n’est point d’avoir conçu le dessein absurde et coupable de séparer le Roi de la Nation, c’est de recourir trop tôt, et avant que des moyens plus tempérés aient été reconnus inefficaces, à des expédients de désespoir qu’il faut réserver pour l’heure suprême. De là sa mauvaise humeur contre son frère ; de là aussi l’absence de ces désaveux précis et secs que Mercy-Argenteau sollicite, pour couper court à la perpétuelle germination d’intrigues favorisées par une pensée molle.

Un moment, le 4 février 1790, on put croire que le Roi faisait une démarche décisive et s’engageait à fond avec la Révolution. Il se rendit spontanément à l’Assemblée et y prononça un long discours qui pouvait paraître, en certains passages, une adhésion définitive, irrévocable, à l’œuvre révolutionnaire :

« Le temps réformera ce qui pourra rester de défectueux dans la collection des lois qui auront été l’ouvrage de cette Assemblée ; mais toute entreprise qui tendrait à ébranler les principes de la Constitution elle-même, tout concert qui aurait pour but de les renverser ou d’en affaiblir l’heureuse influence, ne serviraient qu’à introduire au milieu de nous les maux effrayants de la discorde, et en supposant le succès d’une semblable tentative contre mon peuple et moi, le résultat nous priverait, sans remplacement, des divers biens dont un nouvel ordre de choses nous offre la perspective. »

À ces paroles, la gauche éclatait en applaudissements ; le parti des aristocrates gardait le silence, et les modérés eux-mêmes semblaient gênés, se demandant s’ils ne résistaient pas, pour le compte du Roi, au delà de ce que désirait le Roi lui-même.

Mais comme cette impression précise et forte se perdait vite dans un long et filandreux discours où abondaient les sous-entendus ! Le Roi insistait si longtemps sur la nécessité de maintenir les distinctions honorifiques de la noblesse, qu’il paraissait un instant que là était le véritable objet de sa démarche. Surtout, il demande à l’Assemblée de fortifier « le pouvoir exécutif » :

« Je ne dois point le mettre en doute ; en achevant votre ouvrage, vous vous occuperez sûrement avec sagesse et avec candeur de raffermissement du pouvoir exécutif, cette condition sans laquelle il ne saurait exister aucun ordre durable au dedans ni aucune considération au dehors. »

C’est Necker qui avait conseillé au Roi cette démarche et qui avait rédigé le discours. Camille Desmoulins, qui avait été averti tout de suite par le tour de sentimentalité phraseuse du prône royal, écrivait dans le no 12 des Révolutions de France et de Brabant :

« On a souri à l’endroit du discours où le prince dit à l’Assemblée :

« Vous vous occuperez avec candeur de l’affermissement du pouvoir exécutif. » On voit bien que le ministre dont il est si aisé de reconnaître le faire dans ce discours, qui y a mis si habilement sa justification dans la bouche du Roi, a su faire de cette harangue un miroir qui réfléchit sa fastidieuse figure. »

Oui, jusqu’en cette démarche qui pouvait être décisive, le Roi n’avait pas su mettre l’accent d’une pensée personnelle et d’une volonté forte. C’est Necker qui, trop visiblement, le faisait mouvoir et parler. C’est Necker qui, blessé dans sa vanité du rôle prépondérant de l’Assemblée, la rappelait, sous prétexte de pouvoir exécutif, au respect de sa propre influence, à la vénération pour ses plans de finance impuissants, médiocres et manqués. Cet éternel refrain de pouvoir exécutif est bien irritant.

Au fond, la Révolution avait l’instinct et le génie du pouvoir exécutif. Pour transformer l’ordre politique et social, elle avait besoin d’une action concentrée et vigoureuse ; ses communes, à peine constituées, se fédérèrent pour agir d’ensemble et puissamment.

La bourgeoisie révolutionnaire avait doublement besoin d’un pouvoir fort, pour briser d’abord les institutions du passé et ensuite pour contenir la force populaire en mouvement dans les limites de l’ordre bourgeois. À une royauté qui aurait marché franchement avec elle, la Révolution aurait donné un pouvoir réel, sans précédent, une force d’exécution incomparable, proportionnée à la force législative de la nation elle-même.

Dès ce moment, une royauté inviolable et héréditaire, largement dotée, nommant les ministres et les officiers de haut grade, armée d’un veto suspensif de six ans, était une force de premier ordre ; il ne lui manquait qu’une chose, la confiance de la nation révolutionnaire.

Au lieu de geindre, pour le compte du Roi, sur « ses pertes personnelles », Necker aurait dû exalter le gain d’autorité et de pouvoir que la royauté devait à la nation affranchie. Mais la médiocrité phraseuse et vague de cet homme convenait à l’irrésolution du Roi.

Malgré le bon vouloir de l’Assemblée, l’effet du discours royal fut superficiel et très court. Louis XVI restait, nonobstant ce prône ministériel, en dehors de la Révolution, dans une sorte de terrain vague et de zone neutre où il aurait été exposé bientôt aux coups des deux partis. À cette zone neutre Mirabeau voulait l’arracher, pour jeter la royauté en plein mouvement révolutionnaire, pour la grandir en la « nationalisant ».

Le grand homme était arrivé à l’Assemblée riche déjà d’expérience et de gloire. Ce qu’il y a d’extraordinaire en Mirabeau, c’est que la véhémence même de ses passions animait en lui un grand esprit de règle. Il avait beaucoup souffert des tyrannies de l’ancien régime ; son père avait obtenu contre lui des lettres de cachet et l’avait fait emprisonner à Vincennes pour des désordres de conduite qu’un peu d’indulgence aurait sans doute apaisés.

Mais si, dans cette captivité dure, son ardeur de liberté s’était exaltée encore, il n’était point devenu un révolté vulgaire, cherchant à détruire par vengeance ; il avait médité au contraire profondément sur les conditions d’un ordre nouveau.

Dans les lettres, brûlantes de passion sensuelle, que de Vincennes il écrivait à « son amante » Sophie, femme du juge Mounier, il lui disait parfois :

« Gardons-nous de glorifier l’adultère et de faire de notre libre amour, qui a son excuse dans des circonstances exceptionnelles, un principe social. »

Jusque dans ses emportements et ses dérèglements il gardait le sens de l’ordre, et son orgueil même, en lui persuadant que sa destinée était extraordinaire comme son génie, l’aidait à élever l’idéal de la vie sociale au-dessus de ses propres erreurs. Ses dissipations, son insouciance des intérêts matériels et les rigueurs de son père l’avaient réduit à contracter des dettes, et leur humiliant fardeau l’aurait accablé si, parfois, dans l’extrémité de la gêne et même de la misère, il ne s’était sauvé par un effort de travail prodigieux où se redressait toute sa fierté.

Ses études et ses livres, son éloquent essai sur le despotisme, ses lettres sur Bicêtre, ses mémoires diplomatiques, ses pamphlets contre l’agiotage l’avaient déjà rendu célèbre, quand dans la lutte électorale de Provence éclata tout son magnifique génie.

Il fut vraiment le tribun du peuple foudroyant les nobles ; et lorsque, de hameau en hameau, on lisait la terrible apostrophe aux aristocrates : « Quand le dernier des Gracques tomba sous le fer des patriciens, il lança de la poussière contre le ciel et de cette poussière naquît Marius », il semblait que le ciel de Provence continuait le ciel romain et que la grande clameur du forum antique vibrait en lui ; les âmes provençales étaient remuées jusque dans les racines profondes par où elles plongeaient dans le passé républicain.

Mais au-dessus de ces fracas de passion et de ces souvenirs orageux, la pensée de Mirabeau s’élevait soudain pour développer l’idée d’une société ordonnée et forte, où le pouvoir royal serait comme la clef de voûte de toutes les libertés. Et comme des coups de foudre qui déchargent l’horizon de ses colères, les éclats de passion du tribun laissaient dans les esprits une large sérénité.

Il entra à l’Assemblée nationale avec le désir ardent de donner sa mesure non pas surtout comme orateur mais comme homme d’État, et de conduire les événements.

Il voulait, à ses propres yeux et aux yeux de l’histoire, racheter ses désordres en fondant la perpétuité de l’ordre. Il savait, dès les premiers jours de la Révolution, qu’elle pouvait aboutir à la destruction de la royauté, et il était convaincu que sans l’action régulatrice de la royauté transformée, la France aboutirait vite ou à une oligarchie bourgeoise ou au despotisme militaire. Il était le plus vraiment royaliste de l’Assemblée nationale et il était en même temps un des plus démocrates.

Quoique élevé par son père dans le système des économistes, des physiocrates, il ne faisait point de la propriété foncière ni même en général de la propriété la mesure de toute valeur sociale. Allant bien au delà de Turgot et même de Condorcet qui, dans leurs projets sur les assemblées municipales et les assemblées provinciales, n’accordaient le droit de vote qu’aux propriétaires, il tenait pour le suffrage universel, et il disait dans son discours du 30 janvier 1789 aux états de Provence :

« Lorsqu’une nation est trop nombreuse pour être réunie dans une seule assemblée, elle en forme plusieurs, et les individus de chaque assemblée particulière donnent à un seul le droit de voter pour eux. »

« Tout représentant est, par conséquent, un élu ; la collection des représentants est la Nation, et tous ceux qui ne sont point représentants ont dû être électeurs par cela seul qu’ils sont représentés. Le premier principe de cette matière est donc que la représentation soit individuelle : elle le sera s’il n’existe aucun individu dans la Nation qui ne soit électeur ou élu, puisque nous devrons être représentants ou représentés. »

« Je sais que plusieurs nations ont limité ce principe en n’accordant le droit d’élection qu’aux propriétaires, mais c’est déjà un grand pas vers l’inégalité politique. »

Ainsi, la démocratie doit être à la base : nul ne doit être exclu de la cité. Et si le Roi doit être maintenu, si son pouvoir doit être tout ensemble mesuré et fortifié par la loi, c’est pour que le Roi, élevé au-dessus des intérêts de caste ou de catégorie, soit l’organe de la démocratie et le gardien de ses droits.

autographe de mirabeau.
(D’après un document des Archives Nationales.)


Sans lui, sans ce pouvoir qui peut incessamment faire appel à la Nation, les représentants peuvent usurper la toute puissance, et gouverner dans leur seul intérêt.

C’est en ce sens que Mirabeau dit et répète : « Le pouvoir royal est le patrimoine du peuple. »

C’est en ce sens aussi qu’il s’écriait, dès les premiers jours, devant les États Généraux, qu’il aimerait mieux vivre à Constantinople que dans un pays où le Roi n’aurait pas le droit de veto.

Il se fait de la royauté une idée toute moderne, il ne la considère pas comme une puissance de droit divin, ni même comme une puissance de tradition : elle est, à ses yeux, la première des institutions nationales et, issue du peuple, elle n’est légitime que dans la mesure où elle le sert.

« Un roi, chef de la société, n’est institué que par elle et pour elle », s’écrie-t-il dans l’essai sur le despotisme.

Ou encore :

« Le peuple, auquel vous commandez, n’a pu vous confier l’emploi de ses forces que pour son utilité, ou, ce qui revient au même, pour le maintien de sa sûreté publique, tant intérieure qu’extérieure, et pour tous les avantages qu’il s’est promis quand il a institué une autorité tutélaire : vous ne lui avez pas arraché l’exercice de ses droits ; car il était le plus fort avant qu’il vous eût créé le dépositaire de sa force. Il vous a rendu puissant pour son plus grand bien. Il vous respecte, il vous obéit pour son plus grand bien. Parlons plus clairement encore : il vous paie et vous paie très cher parce qu’il espère que vous lui rapporterez plus que vous ne lui coûtez.

« Vous êtes, en un mot, son premier salarié (c’est Mirabeau lui-même qui souligne) et vous n’êtes que cela ; or, il est de droit naturel de pouvoir renvoyer celui que nous payons et celui qui nous sert mal. »

Audacieuses paroles qu’il répétera ou à peu près, à l’Assemblée même, quand le Roi paraîtra menacer la Révolution naissante ! Curieuse application des principes du contrat social et du droit naturel inaliénable à la théorie de la royauté !

Ainsi armé, Mirabeau pouvait faire à la royauté des conditions : il pouvait la sommer de servir la Révolution, d’aider au mouvement national, mais il pouvait en même temps se tourner vers la Nation et l’adjurer de respecter dans la royauté renouvelée son œuvre même et la garantie de son développement. C’est à cette réconciliation, si l’on me passe le mot, à cette synthèse de la démocratie et de la royauté, à cette instauration d’une démocratie royale que Mirabeau, pendant ses deux années d’action publique, voua tout son labeur, qui était immense, et tout son génie.

Tout d’abord, il essaie de faire comprendre sa pensée à Necker, à Montmorin, à Lafayette, à Malouet : Malouet comprit à demi, entrevit, comme en un éclair, le vaste plan de reconstruction révolutionnaire de Mirabeau, mais ne s’engagea pas à fond.

Il avoue, dans ses Mémoires, qu’il se reproche de s’être trop mollement intéressé à la tentative du grand tribun ; les autres affectèrent de ne voir dans ses démarches pressantes qu’une inquiétude d’ambition ou même un calcul de cupidité. Ils le rebutèrent ou le blessèrent ; mais il ne se découragea pas.

Dès qu’il le put, dès que, par l’intermédiaire du comte de La Marck et de l’archevêque de Toulouse, il fut en rapport avec la Cour (sa première note est du 1er juin 1790) il essaie de persuader au Roi, à la Reine, que c’est dans le développement même de la Révolution qu’ils trouveront non seulement le salut, mais la force. Qu’ils la servent sans arrière pensée ; qu’ils y voient leur chose autant que la chose du peuple, et ils auront un pouvoir légal et effectif supérieur à la puissance arbitraire des rois qui se croient absolus. La Révolution, en brisant les privilèges des provinces, des corps, des villes, des ordres, supprime les obstacles sans nombre que l’ancien régime opposait à l’exercice de l’autorité royale : elle aplanit le sol et donne à la royauté la base la plus unie et la plus large, toute la vie homogène d’un grand peuple.

La Nation fera la loi par ses représentants, et le Roi gouvernera selon la loi ; mais l’intérêt de la royauté et l’intérêt de la Nation étant désormais identiques, se conformer à la volonté nationale, en ce qu’elle a d’essentiel et de profond, c’est pour la royauté non une diminution d’autorité mais, au contraire, un accomplissement de puissance.

Que le Roi consente donc avec joie à l’abolition du vieux système féodal, qui le liait autant qu’il asservissait les peuples. Et qu’il n’arrête pas à mi chemin la Révolution : incomplète, elle l’abaissera ; complète, elle le grandira.

Que tous les biens de l’Église soient vendus, et qu’il soit fait une émission d’assignats large, hardie, surabondante, de façon à affranchir à jamais la Révolution et le Roi de toute gêne financière.

Que l’on suscite ainsi tout un peuple nouveau de propriétaires, qui préservera l’ordre nouveau à la fois contre le retour offensif de l’ancien régime et contre l’instabilité démagogique. Que toute la vieille armée soit licenciée.

Par là sera affermie la Révolution, mais restaurée aussi la discipline ; le caractère aristocratique des chefs, leur esprit contre-révolutionnaire provoquent le soulèvement des soldats et en quelque mesure le justifient. Des officiers nouveaux dans une armée nouvelle seront dévoués à la Révolution qui les aura suscités et, forts précisément de leur loyauté révolutionnaire, ils sauront établir bientôt des habitudes de discipline.

Ce n’est donc ni en rétrogradant, ni en hésitant, que le roi sauvera la royauté : c’est en allant dans la voie révolutionnaire aussi vite, aussi loin et plus consciemment que la Révolution elle-même. Voilà ce que Mirabeau avait entrepris de démontrer, de persuader à la Cour. Et il mit à cette entreprise tant de génie, tant d’habileté, de persévérance, de passion, que quand on lit ses admirables notes, on a parfois l’illusion qu’il va réussir. En tout cas, on ne croit pas se livrer à un jeu d’esprit puéril en se demandant ce qui fût advenu, et quel tour aurait pris l’histoire, si Mirabeau avait en effet convaincu et entraîné le roi.

Il est, je crois, le seul homme de la Révolution qui suscite dans l’esprit une hypothèse capable de balancer un moment la réalité. C’est qu’il agissait avec des énergies de pensée et de volonté extraordinaires en un temps où la pente des événements est encore incertaine et où il semble que de vigoureuses impulsions individuelles en peuvent déterminer le cours.

Si le rêve de Mirabeau s’était accompli, si Louis XVI avait eu confiance dans la Révolution et lui avait inspiré confiance, s’il était devenu le roi de la Révolution, il n’y aurait pas eu rupture entre la France moderne et sa séculaire tradition. La Révolution n’aurait pas été acculée, par la trahison du roi et l’agression de l’étranger, aux moyens extrêmes et violents. Elle n’aurait pas surtout été obligée à l’immense effort militaire d’où à la longue la dictature napoléonienne est sortie.

Le plan de Mirabeau préservait donc la France du césarisme et de la « servitude militaire, la plus dégradante de toutes ». Il la préservait aussi de la prédominance d’une oligarchie bourgeoise, et le régime censitaire de Louis-Philippe était aussi impossible que le régime guerrier de Napoléon. Malgré la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, la Révolution a créé, d’emblée plus de quatre millions d’électeurs, et la royauté, selon les vues de Mirabeau, pour porter en elle la force du peuple entier, aurait donné le suffrage universel.

Ainsi c’est une monarchie à la fois traditionnelle, moderne, parlementaire et démocratique qui aurait ordonné et stimulé de haut les mouvements d’un grand peuple libre. Sans doute, elle n’aurait pu faire violence à l’évolution économique. Elle n’aurait pu empêcher, dans le sein de la société industrielle, l’antagonisme croissant du capitalisme et du prolétariat, mais habituée déjà par une grande audace révolutionnaire à se dégager des entraves du passé et à coordonner son action à l’action des forces nouvelles, elle aurait pu s’incliner peu à peu vers la classe ouvrière et seconder son mouvement. Les forces gaspillées par la France en révolutions périodiques et en formidables dépenses militaires, auraient été consacrées tout entières à un développement intérieur, continu et paisible.

Voilà les perspectives qu’ouvre à la pensée le génie de Mirabeau, et on y entre un moment avec quelque complaisance. Mais qui sait si, malgré tous les orages et toutes les souffrances, le destin de la France révolutionnaire, tel que l’histoire l’a tracé, ne vaut pas mieux pour la France elle-même et pour le monde ?

Sans doute, la lutte à outrance de la Révolution contre les puissances d’ancien régime et contre la royauté elle-même, a abouti à des crises désespérées et à des accès de despotisme : mais elle a aussi créé une prodigieuse exaltation de liberté ; le feu de la Révolution entra, pour ainsi dire, dans les moelles mêmes de la France et l’idée de République, l’idée de l’universel affranchissement des hommes firent éclater l’ancienne étroitesse des cœurs.


autographe de mirabeau.
(D’après un document des Archives Nationales.)


Pour sauver la Révolution aux abois, il fallut faire appel aux forces du peuple, et les penseurs durent se demander, avant même que les conditions économiques eussent suscité un prolétariat organisé, quel serait l’avenir des prolétaires ; le progrès de la pensée de Condorcet, de 1789 à 1793 est immense.

Le peuple lui-même, remué en ses profondeurs par la force des événements, entrevit que la République devait être l’instrument « du bonheur commun », et les derniers des Montagnards voient, sans trop de scandale et d’effroi, surgir à leur gauche Babœuf et Buonarotti ; le communisme est comme la pointe de la flamme républicaine, et la prodigieuse température révolutionnaire de la France mûrit avant l’heure le prolétariat européen. N’est-ce pas plus qu’un dédommagement des agitations que Mirabeau voulait épargner à la France ?

Aussi bien son plan était chimérique, car il supposait que le roi d’ancien régime pourrait entrer de plein cœur et sans arrière-pensée, dans le mouvement de la Révolution. D’abord, Mirabeau lui-même n’avait point assez d’autorité morale sur l’esprit du roi pour le décider à s’engager à fond. Hélas ! il avait diminué cette autorité en acceptant d’être le pensionné du roi. Il ne s’était point, comme on l’a dit, vendu à la Cour, car il ne modifia jamais sa marche politique, et il consacra en effet à la préparation du plan de royauté révolutionnaire que son esprit avait librement conçu la plus grande part des sommes qu’il recevait ; mais malgré tout cette subvention mensuelle de six mille francs l’abaissait.

On souffre à lire le petit billet où Louis XVI parle du grand homme comme d’un intrigant qu’il paie fort cher ; évidemment, en acceptant ou même en sollicitant cette mensualité royale, Mirabeau avait affaibli d’avance l’effet de ses conseils sur le roi. Ses dettes l’avaient acculé ; il se débattait contre des embarras d’argent implacables, et il se disait à lui-même, pour consoler sa fierté secrètement meurtrie, qu’en se délivrant de ces soucis qui l’obsédaient, il pouvait se donner tout entier à la Révolution. Vaine sophistique ! Car il avait porté lui-même atteinte au respect dont il avait besoin.

Aussi bien, même plus libre et plus pur, Mirabeau n’aurait pas été suivi ; il ne dépendait point d’un seul homme, quel que fût son génie, de briser les innombrables liens qui enserraient la pensée de Louis XVI et sa volonté. Mirabeau le sentait si bien, qu’il voulait brusquer l’opération par un coup de désespoir. Il voulait s’emparer pour ainsi dire de la personne du roi et l’engager avec lui dans une partie décisive où ils auraient triomphé ou péri ensemble. Son idée fixe, dès octobre 1789, est que le roi doit quitter Paris ; il ne doit pas aller dans l’Est ; il ne doit pas se rapprocher des frontières, car il serait désastreux de donner au peuple l’impression qu’il veut quitter la France et la Révolution, rejoindre les émigrés, faire appel à l’Europe.

Il faut qu’il aille dans l’Ouest, à Rouen ; de là il lancera un manifeste d’adhésion entière à la Révolution. Il dira à la France qu’il a voulu se confier à elle ; il appellera l’Assemblée auprès de lui et fera savoir qu’il ne quitte Paris que pour soustraire le roi et l’Assemblée elle-même à la pression des forces aveugles.

Il nommera un ministère franchement animé de l’esprit de la Révolution, et allant de ville en ville, il groupera autour de lui toutes les forces nationales, et fera procéder s’il le faut à des élections nouvelles.

Plan audacieux, où le conseiller jouait sa tête et peut-être celle du roi ! Mais plan contradictoire ! Car si la royauté ne devait demander sa force qu’à la confiance du pays, pourquoi cet acte de défiance envers la capitale du pays ? Pourquoi fuir et dénoncer Paris ? Un roi qui n’a point Paris n’a rien, et de quel droit supposer que Paris ne soutiendra pas, comme le reste de la France, un roi vraiment fidèle à la Révolution ?

D’ailleurs que fera le roi, si Paris ainsi dénoncé se soulève ? Que fera-t-il si l’Assemblée hésite à se séparer de la force populaire de la capitale et à se mettre tout entière à la discrétion du roi conseillé par Mirabeau ? Il faudra faire marcher des régiments contre Paris, c’est-à-dire recommencer, sous le nom et la couleur de la Révolution, l’assaut contre-révolutionnaire. Toutes les forces d’ancien régime, malgré le désaveu du roi, l’auraient encouragé, enveloppé, reconquis, et Mirabeau, écarté bientôt du conseil royal, n’aurait servi qu’à donner je ne sais quelle apparence révolutionnaire à un nouveau coup d’État d’ancien régime.

Je ne m’explique cette prodigieuse erreur mêlée à une grande pensée que par une douloureuse impatience d’ambition et d’orgueil, et aussi par un secret désespoir de jamais conquérir le roi à la Révolution par des moyens réguliers et lents. Mirabeau supportait avec colère la puissance d’hommes comme Necker, comme Lafayette, qu’il jugeait médiocres. Il leur reprochait de ne rien prévoir, et de vivre au jour le jour, contents de leur popularité vaine. Et peut-être en arrachant le roi à Paris voulait-il porter à l’influence de Lafayette, gardien du roi, un coup décisif. Mais surtout il pensait que si le roi lui témoignait un jour assez de confiance pour quitter Paris sur son conseil, il était à jamais lié.

Ainsi un vertige de conspiration troublait la pensée forte de Mirabeau, et on peut dire que pendant des années il a côtoyé un abîme ; on ne sait s’il faut admirer davantage la puissance de pensée de l’homme qui, portant en lui un tel secret, savait cependant donner à la marche de la Révolution un prodigieux élan, ou l’aberration d’un grand esprit fiévreux qui croyait d’un seul coup de surprise et d’audace changer le destin.

Non, il n’y avait point à ce moment de génie, si étendu et si vigoureux fût-il, qui pût, par sa seule force, maîtriser ou ordonner les énergies confuses de la Révolution en travail ; les âpres hauteurs de la pensée de Mirabeau sont comme perdues dans le vide. Rentrons dans la mouvante et multiple réalité. À la droite de l’Assemblée, je ne trouve aucune grande pensée politique. L’abbé Maury et Cazalès, le premier avec un mélange de rhétorique ecclésiastique et de puissante familiarité ; le second, avec une grande verve méridionale et une sorte d’entraînement de parole, sont seulement les orateurs de la résistance. Aucun plan de conduite, aucune vue d’avenir n’apparaît en leurs discours ; en octobre 1789, et tant que la question religieuse n’est pas encore posée, la contre-révolution n’a ni consistance ni fond.

Au centre, le trouble des esprits était grand. Mounier, après les journées du 5 et du 6 octobre, jugea que la Révolution s’égarait, et il voulut faire appel à la province de ce qu’il appelait la tyrannie de Paris. Il quitta l’Assemblée et se rendit dans le Dauphiné, où quelques mois auparavant il était si populaire.


Autographe de Mirabeau.
(D’après un document des Archives Nationales.)


Il entrait dans sa résolution beaucoup de dépit personnel. Il était de ces modérés hautains et débiles qui veulent imposer aux événements la forme stricte de leur esprit, et qui raillent ou maudissent la réalité qui les déborde. Il souffrait cruellement de ne pas jouer à l’Assemblée nationale le rôle décisif qu’il avait joué aux États du Dauphiné.

Là, jeune encore, mais servi par une sorte de gravité précoce et par une précision un peu sèche de pensée, il avait fourni les formules décisives : il s’imaginait, avec une candeur orgueilleuse, qu’il conduirait aussi aisément la France révolutionnaire.

Mounier travesti en Jockey désertant l’Assemblée Nationale
La Lanterne est en croupe et Galoppe avec lui
(D’après une estampe des Révolutions de France et de Brabant, par Camille Desmoulins.)


Or, dès les premiers jours, dans la vaste assemblée tumultueuse, des paroles plus puissantes que la sienne retentissaient. Visiblement, les premiers succès d’éloquence de Mirabeau indisposent Mounier.

« Je remarque, dit-il un jour avec aigreur aux États généraux, que j’avais fait il y a quelques jours la proposition que vient de faire adopter M. de Mirabeau. »

Et quand après le 14 juillet se pose la question de la responsabilité ministérielle, quand Mounier, partisan décidé de la Constitution anglaise, déclare que le régime ministériel anglais est le seul vice de cette Constitution et qu’il a perdu l’Angleterre, Mirabeau lui répond avec une ironie terrible :

« Et par quel degré de latitude s’est donc perdue cette île fameuse ? » La blessure de vanité de l’homme d’État austère fut inguérissable. Aussi bien ses conceptions fondamentales étaient rejetées : il aurait voulu le système anglais des deux Chambres, avec une plus forte prérogative royale et une plus grande indépendance des ministres à l’égard du pouvoir législatif. Le système de la Chambre unique fut adopté, et le veto du Roi fut seulement suspensif.

Son humeur s’aigrit et sa santé même s’altéra. Dans le récit qu’il fait, peu après les journées d’octobre, de sa vie publique et des raisons qui ont déterminé son départ, on sent l’irritation maladive et l’inquiétude d’un système nerveux débilité.

Il essaya en vain d’organiser dans le Dauphiné le modérantisme provincial. Cette sorte de schisme ne pouvait servir que la Contre-Révolution, et les amis de Mounier hésitèrent à le suivre. Il y eut même un mouvement fédératif révolutionnaire destiné à le combattre.

Bientôt la colère grandit contre lui : il envoya sa démission à l’Assemblée nationale, et enfin s’exila en Angleterre où il écrivit un livre morose et médiocre sur les causes qui, selon lui, empêchaient le peuple français de s’élever à la liberté. Livre sans éclat, où il n’y a même pas la rhétorique fielleuse de Burke. Mounier y descend jusqu’à regretter le mouvement révolutionnaire.

« Quand on voit, dit-il, les funestes événements qui ont suivi la révélation du déficit, on regrette que ce redoutable secret n’ait pas été mieux gardé. »

Il n’aurait donc manqué à la France qu’un Calonne plus habile ? C’est à ces enfantillages que tombe le modérantisme dépité : Mounier s’emploiera encore à dénoncer Mirabeau comme l’organisateur des journées d’octobre. L’accusation est certainement fausse et même puérile. Marat, en ses dénonciations souvent frivoles ou même délirantes, ne dépassera pas en déraison « le grave et sage » Mounier égaré par la rancune et la haine. Mirabeau parlera avec un juste dédain « du pitoyable fugitif ».

Malouet, député de Riom est un homme d’un tout autre caractère. Modéré comme Mounier, il est beaucoup plus désintéressé et beaucoup plus ferme. Il avait longtemps administré de grands intérêts à l’arsenal de Toulon et à la Guyanne : son esprit était clair, mesuré et probe. Parfois il y avait dans sa parole comme des ressouvenirs des grands spectacles de la mer ou des montagnes d’Auvergne : « La volonté arbitraire du despote est une menace pour la liberté des sujets comme un nuage errant sur l’horizon. »

Mais il avait d’habitude plus de constance dans l’action que d’étendue dans les vues. Il blâmait les hommes du côté droit ou les modérés comme Mounier qui, pris de frayeur ou de dégoût, désertaient leur poste. Il aurait voulu les retenir et faire une sorte de concentration des modérés de droite et de gauche ; il essaiera bientôt de fonder le Club des Impartiaux. Il aurait volontiers limité la Révolution à un redressement de la comptabilité monarchique et à l’institution d’un contrôle national des finances. Mais il manquait d’adresse à manier les hommes : il se laissa aller contre Mirabeau à ses préventions d’administrateur correct, il ne vit pas à temps quelle immense force organique était dans cet homme. D’ailleurs, à quoi pouvait-il aboutir ?

Il n’y aurait eu qu’un moyen de tempérer la Révolution : c’eût été d’y gagner le Roi.

Il ne semble pas que Malouet ait compris la nécessité d’agir sur la Cour : en tout cas il n’eut jamais d’action sur elle. Sa résistance au mouvement fut donc à la fois obstinée et vaine. Mais du moins ne livra-t-il point sa vie aux inspirations de la vanité blessée.

La gauche de la Constituante, en son immense majorité, n’avait aucun parti-pris de violence et d’outrance. On peut même dire qu’en dehors de quelques principes très généraux elle était étrangère à l’esprit de système. Elle avait lu Jean-Jacques : elle l’admirait et souffrait qu’on le glorifiât devant elle.

Dès les premières séances, Salle parle de Rousseau comme du plus grand philosophe du siècle.

Crenière, dans la question du veto, se réclame du Contrat social et en tire des conclusions quasi anarchistes. Tout individu, selon lui, doit avoir le droit de veto : il peut désobéir aux lois qu’il n’a pas lui-même consenties. Mais non seulement la Constituante n’allait pas à ces conséquences extrêmes et paradoxales : elle se gardait même de l’entière démocratie comme d’une chimère et d’un danger. En revanche, pour assurer la souveraineté de la Nation et la primauté de la bourgeoisie la gauche de l’Assemblée était prête à tout, et la Cour, par sa résistance coupable et folle, pouvait la mener très loin. En des hommes comme Chapelier, Thouret, Rabaut Saint-Étienne la haine de l’ancien régime, de l’arbitraire ministériel, de l’insolence aristocratique, de l’oppression féodale, de l’intolérance religieuse était décisive. Ils n’hésiteront pas, pour sauver la Révolution et lui donner un budget, à exproprier l’Église et à désarmer le pouvoir exécutif royal. Inclinant à une Révolution modérée ils sont prêts, s’il le faut, à une Révolution violente.

Mais ils sont prêts aussi à refouler le mouvement, s’il menace un moment la primauté politique et la propriété de la bourgeoisie. Ils ne sont pas assez foncièrement démocrates pour ouvrir largement la Révolution à la force prolétarienne naissante.

Ils s’en serviront au besoin, mais avec la pensée constante de la contenir ou même de la réprimer.

Entre la gauche et l’extrême gauche est placé le petit groupe d’Alexandre Lameth, de Barnave et d’Adrien Duport. On les appelait le triumvirat et Mirabeau, qui les détestait, un peu à cause de leur influence mais surtout parce qu’ils dissolvaient le pouvoir royal, les appelait, dans ses lettres, le « triumgueusat ».

En vérité, ils n’avaient pas des principes très nets. Ils n’étaient pas plus démocrates que l’ensemble de la gauche. Ils voulaient, comme elle, maintenir la royauté. Comme elle ils avaient de la propriété une conception purement bourgeoise, mais ils étaient plus hardis ou plus téméraires à ébranler, dans un intérêt de popularité, cette même puissance royale qu’ils voulaient pourtant conserver.

Ce qui prouve combien peu la classe ouvrière avait alors des idées nettes, c’est qu’elle témoigna longtemps une faveur extrême à Barnave, à Lameth et à Duport qui, pourtant, ne différaient guère que par des attitudes du reste de l’Assemblée.

Les Lameth (Alexandre et Charles), appartenaient à une famille de Cour. Leur mère avait été pensionnée par le Roi ; et Fersen note, dans ses lettres, qu’il l’a vue aux grandes manœuvres que dirigeait en Bretagne le maréchal de Broglie et où la haute noblesse seule était admise. Très brillants, très courageux, d’une parole élégante et souple, les Lameth rachetaient les origines aristocratiques par leur véhémence révolutionnaire ; véhémence sincère, mais de médiocre profondeur.

Les mémoires de Lameth sont vraiment d’une assez grande pauvreté d’idées, et même de sensations. On dirait qu’aucune émotion bien forte n’est entrée dans ces âmes durant ces grandes années. Duport avait plus de vigueur d’esprit et sa conception de la justice est belle : le jury, l’abolition de la peine de mort.

Plus nettement démocrate que les Lameth et Barnave, il soutiendra le suffrage universel : et on se demande comment ce juriste vigoureux avait aussi étroitement lié partie avec l’élégance un peu frivole des Lameth, avec l’éloquente fragilité de Barnave. Sans doute aspirait-il à un rôle plus grand que celui que sa spécialité de légiste lui aurait donné, et par son alliance avec des forces brillantes, se ménageait-il de plus larges moyens d’action. Les hommes, en qui la puissance d’expression n’est pas tout à fait égale à la puissance de pensée, choisissent ainsi parfois, pour se manifester, des intermédiaires hasardeux.

Barnave est une des plus curieuses personnalités de ce temps : il n’avait guère que vingt-sept ans quand il fut envoyé aux États généraux et il portait en lui bien des rêves. Il a, d’avance, quelques traits de Stendhal, Dauphinois comme lui : une ambition concentrée, le goût de la lecture et de la rêverie, un souci constant de s’affirmer dans le monde hostile ou railleur, l’étude incessante de ses propres facultés.

Il tenait une sorte de journal quotidien de sa vie, et il y notait bien des observations menues relatives à sa santé, à son humeur. Il avait un sens littéraire assez aigu ; il marque d’un trait juste la puissance de vision de Goethe et de Rousseau : il dit de Mirabeau « qu’il avait gardé les gestes de la passion », et je crois qu’il y a dans ce mot une grande pénétration : le puissant tribun, même quand les bouillonnements de la passion et de la vie étaient un peu apaisés en lui, savait les retrouver dans sa parole : les torrents de la jeunesse étaient passés, mais grondaient encore en un sublime écho d’éloquence.

Barnave, de bonne heure, comme en témoignent ses manuscrits, s’essayait à unir la solide instruction de la bourgeoisie à l’élégance aristocratique. Il est un des premiers exemplaires de cette génération ambitieuse qui, silencieusement, accroîtra sa force intérieure pour éclater soudain sur le monde, et, si étrange que le rapprochement paraisse, si disproportionnés que soient les deux hommes et les deux destins, Barnave lit Werther un peu comme Bonaparte lit Ossian.

Mais Barnave, dans sa rencontre avec le vaste univers tourmenté, n’était soutenu par aucune pensée très ferme : M. Faguet a dit que son éloquence était « magnifique ». J’y cherche en vain la magnificence : il avait une grande facilité de combinaison et d’agencement dans les idées ; il ordonnait des improvisations rapides et ingénieuses, et par là il fut plus d’une fois redoutable même à Mirabeau, mais il n’avait aucun plan d’action fortement médité et aucun éclat de passion ; même la source intérieure d’orgueil et de rêve qui murmurait en lui n’eut jamais de hauts jaillissements de parole.

Et, au fond, son orgueil n’était guère, en ses années d’adolescence, qu’une vanité silencieuse qui savoure d’avance les triomphes espérés. Aisément grisé par quelques succès de tribune et par des flatteries d’amis, il commit plus d’une imprudence. Il se laissa entraîner par les Lameth, grands propriétaires à Saint-Domingue, dans tous les périls de la politique coloniale ; il se jeta étourdiment dans les démêlés des blancs et des hommes de couleur, et soutint pour les colonies une politique restrictive peu en harmonie avec les allures quasi démocratiques qu’il affectait parfois. Un peu plus tard, quand il ramènera de Varennes la famille royale, il ne résistera pas à l’attrait romanesque et aux séductions de vanité que lui offrait cette étrange aventure, dont Stendhal, en effet, eût raffolé. Il se fit très imprudemment le conseiller de la reine, et engagea avec la Cour des négociations secrètes, dont la trace fut saisie le 10 août aux Tuileries ; un an après, il périssait sur l’échafaud, après une captivité morne et une sorte d’agonie morale où il ne semble pas que son âme un peu débile ait été égale au poids du destin.

Quel contraste avec Robespierre ! Celui-ci, très concentré aussi, très soucieux de sa dignité et de sa tenue, avait une fermeté d’idées et une ténacité de vouloir presque invincibles. Avec Buzot, Prieur, Rœderer, Dubois-Crancé, Salles, il était l’extrême-gauche de l’Assemblée ; mais bien plus que ses voisins immédiats, il avait la consistance et l’esprit de suite. Malouet a dit un mot très pénétrant : « Il n’y avait à la gauche de l’Assemblée que deux hommes qui ne fussent point des démagogues, Mirabeau et Robespierre. » Il entendait par là qu’ils suivaient leur pensée et développaient leur plan sans plier aux caprices de la foule, aux mouvements passagers de l’opinion.

Il portait en lui une seule idée : la nation est souveraine ; mais cette idée unique, il la suivait sans défaillance, sans restriction, jusqu’en ses conséquences extrêmes. Non qu’il fût délibérément républicain, il était monarchiste, au contraire, mais il n’était disposé à faire à la royauté aucun sacrifice du droit national ; il tolérait le roi dans la mesure où celui-ci s’accordait avec la souveraineté de la nation.

Il n’était en aucune façon socialiste ou communiste ; sa plus grande hardiesse sociale, en 1789, va à demander qu’on reprenne aux seigneurs les biens des communautés usurpés par eux, et qu’on y rétablisse les prairies et les bois qui avaient été remplacés, depuis le partage, par la culture du blé.

Mais pour que la nation soit souveraine, il faut que tous les individus qui la composent, si pauvres qu’ils soient, aient leur part de souveraineté. De là la tendance démocratique de sa politique. De plus, ce sont surtout les pauvres, ce sont tout au moins les classes modestes, les artisans, les petits propriétaires qui n’ont aucun intérêt de caste qui s’oppose à la Révolution. Les nobles, les riches bourgeois peuvent être tentés de restreindre la souveraineté nationale et de prendre des garanties pour leurs privilèges ou pour leur fortune.

Le peuple proprement dit n’a point d’intérêts contraires à ceux de la nation, et voilà pourquoi la souveraineté de la nation devient vite, dans la pensée de Robespierre, la souveraineté du peuple. On a dit bien souvent qu’il employait ce mot de peuple en un sens très vague, et cela est vrai. Le mot de prolétariat, tel que nous l’employons aujourd’hui, a un sens précis : il signifie l’ensemble des hommes qui vivent de leur travail et qui ne peuvent travailler qu’en mettant en œuvre le capital possédé par d’autres. Dans la langue politique et dans l’état économique de la société française en 1789, le mot peuple ne pouvait avoir cette précision : il s’appliquait même, selon les moments, à des catégories très diverses de la population ; il y avait pourtant un point fixe ; le peuple, pour Robespierre, représentait, à chaque crise de la Révolution, l’ensemble des citoyens qui n’avaient aucun intérêt à limiter la souveraineté de la nation et à en contrarier le plein exercice. Par là, sous sa politique purement démocratique commence à percer une politique de classe, mais incertaine comme les linéaments mêmes des classes.

Il avait beaucoup lu Jean-Jacques et il en était plein, mais il serait injuste de dire qu’il en était dominé. Rousseau n’avait présenté la démocratie que comme un idéal irréalisable aux grands États. Robespierre avait rejeté cette sorte de pessimisme social. Il estimait qu’une grande nation comme la France pouvait devenir une démocratie, à la seule condition d’accepter une concentration de pouvoir plus forte que dans les petites républiques. Il n’était donc ni un utopiste, ni un esprit vague, mais le théoricien inflexible de la souveraineté nationale et de la démocratie.

Dès les premiers jours, malgré le peu de crédit et même le peu d’attention que rencontraient d’abord sa pensée tendue et sa parole aigre, il avait pris très nettement position dans l’Assemblée, refusant au roi le veto suspensif, combattant la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, avertissant sans cesse la nation de se défier des complots de l’aristocratie et de ne pas décourager par un modérantisme sévère la force populaire en mouvement.

Il était d’abord très isolé ; mais il avait malgré tout deux prises très fortes. D’une part, les intrigues et les conspirations de la Cour obligeaient l’Assemblée à accepter l’intervention du peuple. C’est lui qui, au 14 juillet, brisa la tentative de coup d’État, et c’est lui encore qui, au 5 octobre, imposa au roi la sanction des Droits de l’Homme.

De plus, la plupart des Constituants avaient, eux aussi, lu Jean-Jacques. L’idée du Contrat social, de la souveraineté nationale, de la démocratie était en eux ; ils n’osaient pas la traduire en entier dans la loi : ils ménageaient d’un côté la tradition royale, de l’autre le naissant privilège bourgeois. Mais ils avaient dû proclamer les Droits de l’Homme, et cet idéalisme révolutionnaire avait une logique impérieuse. À chaque conflit de la Révolution et de ses ennemis, les ménagements des Constituants pour le passé ou leur connivence avec l’égoïsme bourgeois devenaient plus contradictoires et plus impraticables ; Robespierre avait pris position en avant de la Révolution, mais il était sur le chemin qu’elle devait suivre, il était sur la route que l’idéal du xviiie siècle traçait aux esprits.

Mais à la fin de 1789 et au commencement de 1790, l’Assemblée, avec sa composition un peu discordante, était incapable de solutions radicales. Le club des Jacobins, installé rue Saint-Honoré, à côté de la salle du manège où siégeait l’Assemblée, était formé, lui aussi, d’éléments très variés, mais exclusivement bourgeois : il ne peut donner à l’Assemblée une impulsion très vigoureuse et très nette.

On peut donc être assuré d’avance que c’est, si je puis dire, dans un esprit révolutionnaire moyen, avec des précautions et des transactions de toutes sortes que l’Assemblée va aborder son œuvre organique, et c’est la nécessité seule, c’est surtout le déficit des finances et l’impossibilité de vivre qui la jetteront aux grandes hardiesses.