Histoire socialiste/La Constituante/La Vie municipale

sous la direction de
Jules Rouff (p. 412-435).

LA VIE MUNICIPALE.

J’ai souligné les articles qui leur remettaient une part directe de la souveraineté nationale, notamment la perception de l’impôt d’État et la direction des travaux publics dans les limites de la commune. Ce pouvoir est si grand qu’il suppose une harmonie presque complète des forces locales et du pouvoir central.

Les municipalités hostiles peuvent, par exemple, contrarier ou tout au moins retarder la levée de l’impôt : et plus d’une fois la Révolution aura à souffrir du mauvais vouloir des autorités locales. Mais dans l’ensemble elle a beaucoup gagné à témoigner aussi hardiment sa confiance et à éveiller partout les initiatives.

Les communes ainsi largement dotées de liberté, aideront notamment la Révolution dans la vente des biens nationaux avec un zèle admirable qui sauvera la France révolutionnaire.

J’avais omis de dire que les corps municipaux étaient élus pour deux ans et renouvelables par moitié chaque année : l’intervention des citoyens actifs dans la marche de la commune était ainsi très fréquente.

Il y eut plus d’une fois conflit entre les municipalités et les Directoires des départements. D’abord il est inévitable que des difficultés se produisent entre contrôleurs et contrôlés. Mais surtout les municipalités eurent souvent un caractère plus révolutionnaire et plus populaire. Les membres de l’assemblée administrative du département ne recevaient aucune indemnité : Seuls ceux du directoire du département, dont les fonctions étaient permanentes, étaient rémunérés.

Les administrateurs étaient donc tenus de passer un mois tous les ans, à leurs frais, au chef-lieu du département : ils ne pouvaient donc être pris que parmi les personnes riches ou tout au moins très aisées.

Au contraire, l’exercice des fonctions municipales n’entraînait point de dépenses et des hommes de condition plus modeste pouvaient y être appelés. De plus, le suffrage, pour les élections municipales était direct : le suffrage pour les assemblées administratives du département et du district était à deux degrés : L’action du peuple était donc plus immédiate sur les élus municipaux.

Ceux-ci d’ailleurs restaient dans la dépendance des assemblées électorales qui les avaient choisis. L’article 24 de la loi municipale dit : « Après les élections, les citoyens actifs de la communauté ne pourront ni rester assemblés, ni s’assembler en corps de commune, sans une convocation expresse, ordonnée par le conseil général de la commune ; le conseil ne pourra la refuser si elle est requise par le sixième des citoyens actifs, dans les communautés au-dessus de 4000 âmes et par 150 citoyens actifs dans toutes les autres communautés. »

Ainsi, le corps municipal était protégé contre une intervention irrégulière et indiscrète des électeurs : mais ceux-ci avaient en mains le moyen légal d’obliger la municipalité à les convoquer : et ils pouvaient ainsi, dans les occasions graves, exercer le gouvernement municipal direct. Le perpétuel courant des énergies populaires renouvelait donc l’esprit et la volonté des élus.

De quels éléments sociaux furent formés les corps administratifs des départements, des districts et des municipalités ? Il y aurait un haut intérêt historique à les déterminer avec précision, et il me sera bien permis de solliciter en ce sens les recherches.

Le jour où, pour plusieurs milliers de municipalités révolutionnaires, prises dans toutes les catégories des villes, grandes villes, villes moyennes, petites villes, villages, villes de commerce, d’industrie, etc., nous saurons exactement quelle était la qualité sociale des élus, quelle était leur profession, quel était leur degré d’aisance et de richesse, et quand nous pourrons suivre, d’élection en élection, d’événement en événement, les transformations de ce personnel électif en qui la France révolutionnaire exprimait sa pensée, nous pénétrerons, pour ainsi dire, au cœur même de l’histoire.

Je relève, par exemple, dans les papiers de Lindet, qu’en Normandie, quand l’insurrection girondine fut réprimée et que toutes les institutions furent renouvelées par la Montagne, c’est de « petits bourgeois » que furent formées les municipalités.

Il faudrait pouvoir suivre jusque dans le détail infiniment complexe et subtil les correspondances des événements révolutionnaires et des mouvements sociaux.

Il me paraît malaisé de caractériser par une formule exclusive les premières municipalités de la Révolution, élues en vertu de la loi du 14 décembre 1789, dans les premiers mois de 1790. On peut dire cependant d’une manière générale que la grande bourgeoisie révolutionnaire y dominait. À Bordeaux ce sont de riches négociants et armateurs qui, avec quelques représentants libéraux de la noblesse, vont gouverner la cité, et, en somme, garderont le pouvoir jusqu’en mai 1793.

Voici ce que dit Jullian dans sa grand Histoire de Bordeaux : « Voyez la première municipalité que Bordeaux se donna librement. Le maire, de Fumel, est l’ancien commandant en chef de la Basse-Guyenne… Le procureur syndic fut l’avocat Barennes, que remplaça l’avocat Gensonné. Des vingt officiers municipaux, des quarante-deux conseillers généraux, un tiers fut pris parmi les procureurs, les hommes de loi, les avocats ; les deux autres tiers furent choisis parmi les négociants… On choisit pour général de la garde nationale, le représentant de la plus vieille, noblesse du Bordelais, l’héritier des seigneurs de Blanquefort et le descendant de Bernard Angevin Durfort de Duras. Le premier élu de l’administration municipale fut Ferrière-Colck dont la probité était célèbre dans Bordeaux. Le major général de l’armée municipale, qui devait remplacer Durfort, comme commandant en chef, était Courpon, un des plus vaillants officiers de guerre de Louis XV et de Louis XVI.

Mais ce sont surtout les négociants et les hommes riches qui vont gouverner Bordeaux. De Fumel sera remplacé, l’année suivante, par un homme dix fois millionnaire, Saige. Le président du département, Louis Jomme Montagny, est un puissant armateur.

Ce sont les Chartrons et le Chapeau-Rouge qui prennent le pouvoir. Pour nombreux que soient les avocats dans les corps élus, ils ne semblent pas jouer, dans la direction des affaires, le rôle qu’on attendrait. La plupart des futurs girondins font partie des administrations locales, mais, sauf peut-être Gensonné, ils y parlent plus qu’ils n’y travaillent.

Beaucoup de ces avocats qui ont fait la Révolution en dédaignent les charges municipales. Leur ambition vise plus haut : ils laissent aux négociants le soin de gouverner. Une aristocratie de riches, disait un libelle, va-t-elle remplacer à Bordeaux l’aristocratie des nobles ? »

Mais il semble qu’il y ait accord entre cette administration de grands bourgeois et le sentiment public de la cité. Les rares soulèvements excités dans le peuple par la bourgeoisie pauvre du « Club national » bordelais furent aisément contenus : et sans l’intervention des envoyés de la Convention, en 1793, Bordeaux aurait gardé probablement jusqu’à la fin une administration de bourgeoisie riche et modérée, sincèrement révolutionnaire d’ailleurs.

A Marseille, pendant la dernière moitié de l’année 1789 et la première moitié de l’année 1790, il y a une lutte d’une violence inouïe entre l’oligarchie bourgeoise d’ancien régime et la nouvelle bourgeoisie révolutionnaire soutenue par le peuple.

L’échevinage marseillais avait livré la ville de Marseille à des exploiteurs et des monopoleurs. En mars, le prix de la viande fut augmenté parce que des manœuvres coupables avaient assuré une sorte de monopole au grand boucher, le sieur Rebufel. Et pour se défendre contre le mouvement populaire, l’échevinage avait constitué, avec ceux des bourgeois qui bénéficiaient de la scandaleuse gestion municipale, une garde bourgeoise.

Le peuple la poursuivait de sa haine en criant : A bas les habits bleus ! Et de grands et riches bourgeois, des négociants épris de liberté et indignés du régime de pillage auquel la cité était soumise, dirigeaient la résistance du peuple. Le prévôt fit jeter en prison, dans le cachot de l’île d’If, les chefs courageux, Rebecquy, Pascal, Granet. Une procédure abominablement partiale fut organisée contre eux, et ils étaient perdus sans la protestation véhémente de Mirabeau devant l’Assemblée nationale. Il revint trois fois à la charge, le 5 novembre, le 25 novembre, le 8 décembre : et il caractérisa très bien le mouvement marseillais : lutte contre une oligarchie bourgeoise avide et exploiteuse, mais lutte conduite par la partie aisée, par les éléments riches de la population.

Quand il dit : « Le prévôt, trompé, n’a fait que suivre l’impulsion du parti qui croit que le peuple n’est rien et que les richesses sont tout », on peut croire que la lutte est engagée, à Marseille, entre les riches et les pauvres.

Ce serait une étrange méprise. Mirabeau veut dire simplement que l’intérêt public est sacrifié aux combinaisons des monopoleurs. Il précise en effet : « Le temps viendra bientôt où je dénoncerai les coupables auteurs des maux qui désolent la Provence, et ce parlement qu’un proverbe trivial a rangé parmi les fléaux de ce pays, et ces municipalités dévorantes qui, peu jalouses du bonheur du peuple, ne sont occupées depuis des siècles qu’à multiplier ses chaînes et à dissiper le fruit de ses sueurs. »

Et il prend soin expressément de démontrer que ce n’est pas un mouvement de sans-propriété :

« Ne croyez pas, en effet, dit-il, que cette procédure soit dirigée contre cette partie du peuple que, par mépris du genre humain, les ennemis de la liberté appellent la canaille, et dont il suffirait de dire qu’elle a peut-être plus besoin de soutien que ceux qui ont quelque chose à perdre. Mais, messieurs, c’est contre les citoyens de Marseille les plus honorés de la confiance publique que la Justice s’est armée. »

En effet, aux élections municipales commencées le 28 janvier 1790, en conformité de la nouvelle loi, les citoyens actifs nommèrent les bourgeois qui avaient protesté avec le plus de force contre l’ancienne municipalité et notamment Omer Granet, Rebecquy et Pascal, encore détenus.

Il ne semble pas, à lire la liste des élus de la municipalité marseillaise, qu’ils représentent aussi exactement qu’à Bordeaux la grande bourgeoisie commerçante, le grand négoce. Ce sont des bourgeois, mais qui, dans l’agitation récente de la ville, se sont signalés surtout par la vigueur de leur action.

Mirabeau ne semble pas s’être préoccupé de discipliner tous ces éléments au service de la Révolution. Il craignit vite d’être débordé par le mouvement de Marseille, et pour empêcher la démocratie marseillaise d’entrer en conflit avec la royauté qu’il voulait sauver, il prit comme ami et comme instrument Lieutaud. Celui-ci, brave, tumultueux et vain, rongé de vices, et en particulier de la passion du jeu, dissipait en une agitation toute extérieure, les forces du peuple de Marseille.

Barbaroux, Rebecquy, les futurs républicains et girondins ne tardèrent pas à se séparer de lui, et ce sont eux qui, dès 1791, et jusqu’à 1793 conduisent le mouvement marseillais. Par eux Marseille devient un ardent foyer de bourgeoisie républicaine et révolutionnaire. Ce sont, pour une large part, des fils de famille qui s’enrôleront au bataillon célèbre qui, au 10 août, donna l’assaut aux Tuileries. Quant à Lieutaud, par une basse et inintelligente parodie de Mirabeau, il était entré au service de la Cour et de la contre-révolution.

Ainsi, dans le mouvement de la vie municipale, Marseille, après avoir lutté contre les puissantes institutions, à la fois féodales et bourgeoises, qui l’opprimaient et l’exploitaient, après s’être, un moment, dispersée dans l’agitation suspecte imprimée par Lieutaud à des éléments aveugles, s’était enfin élevée à un glorieux républicanisme bourgeois, un peu théâtral et vaniteux, mais sincère, ardent et entraînant la sympathie du peuple par sa fougue et son courage.

A Nantes aussi, c’est la haute bourgeoisie qui administre la cité et la dirige hardiment dans les voies révolutionnaires.

Par sa lutte violente contre la noblesse bretonne, la bourgeoisie nantaise était, pour ainsi dire, montée à un ton révolutionnaire que l’ensemble du pays n’atteignit que plus tard. Comme beaucoup de communes, Nantes se débarrassa d’emblée, en août 1789, d’une municipalité timorée et suspecte : et, sans attendre la loi d’organisation municipale, elle créa, pour surveiller les ennemis de la Révolution, un comité permanent de salut public. Ce seul mot est comme une anticipation fiévreuse sur les grands événements révolutionnaires.

Le docteur Guépin, qui a une connaissance si familière et si profonde des hommes de la Révolution à Nantes, énumère les membres de ce comité :

« Nous y voyons Bellier jeune, Bouteiller père, le plus riche négociant de Nantes ; Bridon, orfèvre, Caillaud, Cantin, Chauceaulme, Chiron, Clavier, qui figurera dans le mouvement girondin ; Coustard, de la Ville, de la Haie, Duclos, le Pelley jeune, C. Drouin, Drouin de Parcay, Dupoirier, Duval, Felloneau, avocat du Roi ; Felloneau, maître particulier : Forestier, Foulois, Fourmi père, Fruchard, Gallon père, Garreau, Gedonin, Genevois, Gerbier, Laennec, Lambert, Le Bas, le Cadre, le Lasseur, de Ramsay, le Pot, le Ray, J. Leroux, Lieutau, de Troisvilles, Louvrier, Maussion, Meslé, Pineau, Marchand, Passin, Guillet, Raimbaut, Sabrevas, Sottin de la Coindiére, devenu depuis ministre de la police ; Toché ; Turquety, Vaudet. »

Je regrette que le docteur Guépin n’ait pas indiqué la qualité sociale de chacun de ces hommes, mais il conclut en disant :

« La simple lecture de cette liste nous montre que l’aristocratie bourgeoise de Nantes et quelques anoblis de fraîche date dirigeaient le mouvement. »


Dubois Crancé.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)



Et il ne faut pas croire que cette aristocratie bourgeoisie, pour parler comme le docteur Guépin, s’effraiera devant le tumulte des événements ou s’arrêtera à mi-chemin. Aucun des périls, aucune des crises, aucune des hardiesses de la Révolution ne la prendra au dépourvu. Peut-être par un effet de l’âme bretonne, concentrée et ardente, mais surtout à cause de la violence de la lutte entre les forces d’ancien régime et les éléments bourgeois, il y a en tous ces hommes, gardiens de la Révolution naissante, une sorte de ferveur mystique. La plupart d’entre eux sont affiliés aux loges maçonniques, où l’idée révolutionnaire s’illumine d’une sorte de rayon religieux, et où la liberté, la raison sont l’objet d’un véritable culte.

La pensée ardente et impatiente de ces grands bourgeois révolutionnaires de la Bretagne devance la Révolution elle-même ; la plupart de ces hommes et beaucoup de ceux que l’élection fera entrer tout à l’heure dans l’administration municipale, étaient, au témoignage de Guépin, républicains dès les premiers jours de 1789.

Je ne sais quelle clairvoyance supérieure, faite de sincérité passionnée, les avertissait avant le reste de la France qu’il y avait antinomie entre la Révolution et la royauté ; en juin 1791, quand arriva le coup de foudre du départ du roi, de sa fuite vers la frontière, les administrateurs de Nantes lancèrent aussitôt une proclamation qui commence ainsi : « Citoyens, le roi est parti, mais le véritable souverain, la Nation, reste. » Mot admirable et qui ne jaillit pas comme une inspiration sublime, mais comme l’expression suprême de toute une pensée méditée pendant trois ans d’équivoques et obscurs conflits. C’est comme le malaise d’un lourd mensonge, impatiemment supporté, qui se dissipe soudain.

Les bourgeois révolutionnaires qui administrèrent Nantes devinrent le centre de toute une organisation de combat. Autour d’eux se groupèrent, dès la première heure, des bataillons de volontaires divisés en douze compagnies ; il y avait la compagnie de la Liberté, la compagnie de l’Egalité, la compagnie de la Fraternité, la compagnie du Patriotisme, la compagnie de la Constance ; c’est, me semble-t-il, la mode des appellations maçonniques qui s’appliquait aux nouvelles formations révolutionnaires.

Le choix du costume, très riche et assurément coûteux, qui fut adopté par la garde nationale nantaise, atteste que ce sont des bourgeois très aisés qui formaient le gros des bataillons. Le costume était, en effet, habit bleu doublé de rouge, collet et parements écarlates, revers blancs, liséré rouge et blanc, boutons jaunes avec une fleur de lys coupée d’hermine et le numéro de la division, houpette du chapeau blanche avec une hermine au milieu, épaulettes et contre-épaulettes en or.

Et il ne se produisit point à Nantes, comme à Paris, une sorte de divorce entre cette garde nationale bourgeoises et le peuple ouvrier. Les bourgeois révolutionnaires de Nantes qui, dans leurs combats contre la noblesse, avaient eu besoin de la force du peuple, restaient en contact avec lui. Le budget de Nantes, pour l’année 1790, mentionne l’achat de 1,172 uniformes de garde national au compte de la ville, qui les revendit à bas prix, évidemment pour ouvrir aux pauvres l’accès de la garde nationale. En même temps, la ville, dans la seule année 1790, dépensait 150.000 livres aux ateliers et chantiers municipaux afin qu’aucun ouvrier ne souffrît du chômage.

C’est sur les navires des puissants armateurs que plus d’une fois furent données des fêtes patriotiques et révolutionnaires, et la haute bourgeoisie de Nantes était si bien engagée dans le mouvement, elle avait si bien confondu sa vie avec la vie même de la Révolution, qu’elle a suivi celle-ci jusque dans le paroxysme de débauche et de cruauté de Carrier.

Chose étrange, et qui atteste je ne sais quelle prodigieuse exaltation tour à tour sublime et perverse, à l’heure même où Carrier décimait, noyait, souillait, non seulement l’aristocratie nantaise, mais la partie de la bourgeoisie suspecte de girondinisme, des femmes de haute classe, de la plus riche bourgeoisie, participaient à ses orgies de luxure et de sang. Le docteur Guépin avait la liste de ces femmes, il l’a détruite, mais il témoigne qu’elle comptait les noms les plus connus de la haute bourgeoisie.

Ainsi la fièvre révolutionnaire, après avoir allumé au cœur de la haute bourgeoisie bretonne de sublimes enthousiasmes, s’y convertissait à l’heure de la suprême crise en une sorte de fureur cruelle et de sadisme monstrueux, et une frénésie sensuelle et meurtrière continuait la mystique ardeur des premiers jours.

À Lyon, la vie municipale était bien plus passionnément populaire que ne le laissait supposer le choix des députés aux États-Généraux. Ceux-ci étaient presque tous d’un modérantisme extrême, et l’un des plus influents, Bergasse, affirmait la même politique que Mounier. Les cahiers des États-Généraux, comme je l’ai déjà noté, ne portaient aucune trace des revendications ouvrières. Mais peu à peu, dans l’enceinte de la commune, une lutte violente s’engagea entre la bourgeoisie modérée et la bourgeoisie démocrate, soutenue par les forces populaires.

Tout d’abord, en juin et juillet 1789, le peuple réclame avec véhémence la suppression des octrois, et comme le consulat résiste, il se porte aux barrières et les brise à Perrache, au faubourg de Vaise. Des détachements de dragons sont appelés de Vienne : mais le peuple armé les assaille. Les paysans, attirés par la nouvelle de la suppression des octrois, arrivent en grand nombre et font entrer en masse, par dessus les barrières détruites, tous les produits frappés la veille de lourds impôts ; le blé, le bétail, le vin, les soies entrent par grandes quantités, et tous les marchands, tous les entrepositaires s’empressent de s’approvisionner.

À la Guillotière, les femmes des ouvriers encouragent les paysans à entrer sans payer les droits. Il y a comme une coalition populaire des paysans et des ouvriers contre l’octroi, aussi odieux et onéreux aux uns qu’aux autres. Roland de la Platière, dans les nombreux mémoires où depuis des années il protestait contre l’octroi « cause de la misère flétrissante du peuple » et embarras pour les manufactures, avait donné, en quelque sorte, la formule du mouvement. Un instant, il parut tout emporter. Mais de nouvelles troupes sont appelées, et le consulat forme une garde de 600 jeunes bourgeois de familles riches, qui veulent réprimer le soulèvement populaire et qui le répriment en effet.

Dès ce moment, on sent qu’il y a à Lyon une force de « conservatisme » énergique, résolue, qui, s’il le faut, ira jusqu’à la contre-révolution. Mais le contre-coup du 14 juillet ranime le parti populaire. Une nouvelle garde nationale est formée avec des éléments plus nettement révolutionnaires. Elle est aussi, à sa manière, conservatrice de la propriété, puisqu’elle marche contre les bandes paysannes qui envahissaient les châteaux, mais elle entend lutter à fond contre le consulat, développer la Révolution.

Sous l’influence des bourgeois démocrates et du peuple, la journée de travail pour le cens électoral, est fixée à 10 sous, et le cens très abaissé permet à beaucoup d’ouvriers, d’artisans de prendre part au scrutin. Le consulat disparaît, définitivement condamné, et son énergique chef, Imbert Colomès, qui avait tenté de sauver contre la première houle révolutionnaire la vieille oligarchie bourgeoise, s’exile à Paris, d’où il va guetter âprement une occasion de revanche. À la fin de février, la municipalité nouvelle est constituée ; 6,000 électeurs prirent part au vote.

Si les élections écartèrent l’élément contre-révolutionnaire, il s’en faut qu’elles aient donné un résultat net. La municipalité comptait des révolutionnaires modérés, comme Palerne de Savy, ancien avocat général à la Cour des monnaies, qui fut nommé maire ; comme Dupuis, qui fut nommé procureur syndic. À côté d’eux, et comme pour attester la puissance de la tradition à Lyon, d’anciens échevins, Nolhac, Vauberet, Jacquin étaient élus ; les grandes familles bourgeoises, les Dupont, les Lagie, les Fulchiron, les Felissent, beaucoup de négociants et de gros marchands, un petit nombre de maîtres-ouvriers étaient nommés. C’était là, si l’on peut dire, le corps central de la nouvelle municipalité, elle était aussi éloignée de l’esprit oligarchique et contre-révolutionnaire que de l’esprit ardemment démocrate et « patriote ».

Les chefs du parti démocrate et patriote, les chirurgiens Pressavin et Carret, l’avocat François Bret, le médecin Louis Vitet, l’inspecteur des manufactures Roland, l’orfèvre Perret, le pelletier Vingtrinie, les négociants Chalier et Arnaud-Tizon ne sont élus que parmi les notables, et avec un nombre moindre de voix. (Voir Maurice Wahl, ouvrage déjà cité.)

Ainsi non seulement nous constatons à Lyon, dès le début, l’audace et la forte organisation des éléments conservateurs, qui seront bientôt des éléments contre-révolutionnaires ; mais, dans le parti de la Révolution, il y a d’emblée je ne sais quoi de chaotique et de discordant, qui usera la force révolutionnaire en de perpétuels conflits.

Il y a de plus dans la marche de la municipalité nouvelle quelque chose de factice et de contraint ; elle est constamment entraînée au delà de sa propre pensée par la force immédiate du peuple toujours en mouvement.

« Ainsi, écrit Maurice Wahl, ce sont les ouvriers en soie qui viennent d’abord demander aux élus de la cité le redressement des vieilles injustices. On se rappelle que le règlement de 1786 avait statué que les façons seraient réglées de gré à gré et à prix débattu, et ce régime avait eu pour conséquence un extrême avilissement des salaires. Les mémoires présentés par les ouvriers en janvier 1789 avaient provoqué un arrêt du conseil, en date du 8 août, ordonnant qu’il serait fait un nouveau tarif par une commission mixte formée de marchands et d’ouvriers.

« Ce tarif avait été dressé, homologué par un arrêt du 10 novembre, mais il n’était pas encore entré en vigueur. Les ouvriers voulaient qu’il fût enfin appliqué ; ils se plaignaient qu’on se prévalût toujours d’un article du règlement de 1744, qui ne leur accordait qu’un délai d’un mois pour introduire leurs réclamations contre les marchands ; enfin, ils demandaient que les maîtres-gardes qui les représentaient dans le bureau de la corporation fussent nommés à l’élection, et non recrutés par cooptation. Ils obtinrent satisfaction sur tous les points.

« Dans une réunion tenue à Saint-Jean, ils décidèrent les maîtres-gardes en exercice à démissionner et les remplacèrent par des gardes élus ; la municipalité sanctionna ce changement, mais en mettant pour condition que les maîtres marchands auraient le droit de se faire représenter de la même manière dans le bureau commun de la corporation. Une ordonnance du corps municipal prescrivit l’exécution du tarif et en fit remonter les premiers effets au 21 janvier 1790, date de l’enregistrement de l’arrêt d’homologation.

« Le conseil général de la Commune, après avoir entendu un exposé du procureur de la Commune, Dupuis, confirma cette décision, déclara que toutes décisions contraires au tarif seraient considérées comme abusives et entachées de nullité, et fixa à six mois le délai de prescription, sans toutefois qu’on pût faire courir le délai pendant le temps que le maître-ouvrier travaillerait pour le même marchand ; car, disait Dupuis « l’ouvrier est véritablement dans la dépendance du marchand, et il a lieu de craindre d’être privé d’ouvrage et, par conséquent, de tout moyen de subsistance, s’il demandait d’être payé conformément au tarif. »

« Une députation des maîtres-ouvriers vint exprimer à la municipalité les sentiments de gratitude dont ils étaient pénétrés, et déposer entre ses mains une somme de 150 livres, qu’ils la priaient d’offrir de leur part, comme don patriotique, à l’Assemblée nationale. Le maire leur répondit en témoignant « toute la satisfaction que la conduite sage des maîtres-ouvriers fabricants faisait éprouver à la municipalité ».

Le Courrier de Lyon approuva l’intervention municipale : « Il faut laisser dans les opérations ordinaires du commerce la plus grande liberté, mais ici, où la misère lutte presque toujours contre la richesse, il faut nécessairement que la loi prononce. »

C’est à coup sûr un événement économique d’un grand intérêt ; il démontre que quoique la bourgeoisie fût seule préparée à recueillir le bénéfice du mouvement révolutionnaire, la seule apparition de la liberté et d’une démocratie tempérée servait la cause du travail : il était impossible à la bourgeoisie lyonnaise, dans le règlement des affaires municipales, de ne point tenir compte des intérêts de ces maîtres-ouvriers qui pouvaient prendre part au scrutin et former des rassemblements redoutables. Mais, quand on se rappelle avec quelle vigueur, avec quelle violence toute la haute bourgeoisie, toute la grande fabrique de Lyon résistait depuis un siècle aux revendications des maîtres-ouvriers, quand on se souvient que, récemment encore, à propos des élections aux États-Généraux, les grands marchands protestaient contre la part trop grande que s’étaient faite les maîtres-ouvriers aux assemblées d’électeurs, on devine que les riches négociants qui composaient en grande partie la nouvelle municipalité lyonnaise, ne durent céder qu’à contre-cœur à la pression du peuple travailleur.

Il y eut évidemment en eux un commencement de désaffection secrète à l’égard de la Révolution : et je considère ce sourd conflit pendant entre la grande bourgeoisie lyonnaise et les maîtres-ouvriers comme une des causes qui prédisposèrent Lyon à la contre-révolution. La grande bourgeoisie s’effraya ou s’aigrit, et le peuple ouvrier n’était point assez fort pour prendre en main la Révolution.

Mais c’est surtout en juillet 1790, que la municipalité lyonnaise eut à subir la rude pression du peuple. Le mouvement comprimé dans l’été de 1789 recommence dans l’été de 1790, et cette fois ce sont les élus de la cité que les démocrates et les ouvriers lyonnais somment d’abolir l’octroi. Le 5 juillet, une double pétition, signée par les habitants du faubourg de Porte-Troc et par une assemblée générale de tous les cantons tenue en l’église Saint-Laurent est présentée au corps municipal. Elle demande la suppression immédiate de l’octroi et son remplacement par une taxe locale, les sections devaient être invitées à se réunir en assemblée générale pour déterminer avec plus de détail cette taxe de remplacement.

Si la bourgeoisie modérée de Lyon avait eu à ce moment quelque force de résistance, si elle n’avait pas été enveloppée et dominée par le peuple, elle aurait répondu que l’Assemblée nationale n’avait pas terminé la réforme de l’impôt, et qu’en attendant le nouveau système, elle avait ordonné la perception des taxes anciennes. Mais quelques mois à peine après la chute du consulat et le départ d’Imbert Colomès, la grande bourgeoisie révolutionnaire de Lyon ne pouvait, sans paraître à son tour suspecte de contre-révolution, entrer dans la voie de la résistance.

Allait-on, à propos des octrois, recommencer contre le peuple la lutte menée un an auparavant par l’oligarchie municipale ? Les officiers municipaux n’osèrent pas : ils acceptèrent d’ouvrir la discussion et convoquèrent les notables pour former le conseil général de la Commune et délibérer sur les pétitions. C’était appeler l’élément le plus démocratique et le plus révolutionnaire de la municipalité. Du coup la victoire appartenait au peuple. Et la municipalité lui opposa juste assez de résistance pour lui faire sentir sa force.

Le 8 juillet, à quatre heures de l’après-midi, le conseil général de la Commune ouvrit la discussion. La salle des séances était pleine, et une foule de plus de 20,000 hommes et femmes emplissait la cour de l’hôtel de ville et la place des Terreaux. Sous cette pression formidable, la délibération n’était guère qu’un simulacre. Et le peuple ne permit même pas à la municipalité de voiler sous des formes légales sa capitulation.

À peine le procureur de la Commune, Dupuis, commençait-il à rappeler la loi de la Constituante et à signaler les difficultés de remplacement de l’octroi, qu’il fut interrompu par les cris de : « A bas Dupuis ! à bas le traître ! l’aristocrate ! Nous paierons ce qu’il faut pour le remplacement ; l’argent est déposé ! Point d’octrois, point de barrières ! À bas les gapéens ! nous ne voulons plus payer : à bas les barrières ou nous les brûlons ! Pas tant de politique ! À bas ! à bas dès ce moment ! »

Faut-il croire, comme le dirent et l’écrivirent alors plusieurs révolutionnaires lyonnais, que la contre-révolution avait fomenté ce soulèvement pour compromettre les autorités nouvelles, susciter un conflit entre Lyon et l’Assemblée nationale et effrayer les propriétaires ? Que la contre-révolution ait vu avec plaisir cette agitation et les embarras dont la municipalité était accablée, cela est certain, mais la haine des octrois était ancienne à Lyon, et il était bien naturel que quand le peuple voyait parmi les notables les hommes comme Roland, qui en avaient dès longtemps demandé l’abolition, il l’exigeât ; tous ces impôts sur le blé, le vin, la viande, réduisaient singulièrement le salaire de l’immense peuple ouvrier, il n’est point étonnant qu’il se soulevât.

La municipalité décida de convoquer les sections. Celles-ci, à l’unanimité, votèrent la suppression des octrois, et la municipalité enregistra purement et simplement leur décision.

« Il a été reconnu, disent les considérants de l’arrêté, que, dans une ville de manufactures, la taxe qui porte sur les choses de première nécessité est le plus dangereux des impôts, que c’est attaquer le principe de l’existence de l’ouvrier que de lui ravir par une semblable taxe les moyens de subsister, qu’en pressurant ainsi sa subsistance, on lui ôte les forces avec les aliments ; d’ailleurs la perception de ces droits destructeurs a cessé en fait, puisque les barrières placées aux portes sont ouvertes et qu’il serait aussi dangereux que nuisible de chercher à les rétablir. »


Fac-similé d’un arrêté de la Commune de Paris.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet).


Mais cette victoire du peuple n’était que provisoire. L’Assemblée nationale fut saisie des événements de Lyon, et le 17 juillet 1790, par un décret impérieux, elle rétablit les octrois à Lyon.

Les maîtres-ouvriers en soie, pleins d’une sorte d’enthousiasme religieux pour la Révolution, s’inclinèrent devant l’arrêt de « l’auguste Assemblée nationale » ; ils auraient considéré toute rébellion contre elle comme un crime de lèse-patrie : mais les corporations des maçons, des chapeliers, des cordonniers se soulevèrent, et des collisions entre les prolétaires et les soldats ensanglantèrent Lyon. Toute la bourgeoisie ne tarda pas à faire bloc contre les ouvriers, qui furent aisément vaincus.


L’Intendant de province
(D’après une estampe du Musée Carnavalet).


Les barrières furent relevées ; la perception des droits d’entrée, recommença jusqu’au vote de la grande loi de l’Assemblée qui les supprima pour toute la France. Mais à quel prix fut obtenue cette soumission, cette défaite du prolétariat lyonnais ? La bourgeoisie prit, si je puis dire, l’habitude des paniques ; le bruit s’était répandu que « les émeutiers » avaient marqué à la craie la porte des plus riches maisons ainsi vouées au pillage, les bourgeois révolutionnaires se confondirent un moment avec les autres États pour organiser la répression. Quant aux ouvriers, une déception sourde les préparait à accueillir le sophisme contre-révolutionnaire : « Que vous rapporte la Révolution ? » Ainsi se préparent obscurément et par des meurtrissures d’abord invisibles les grandes crises morales et sociales.

Dans ce désarroi commençant une partie de la bourgeoisie révolutionnaire s’isole du mouvement et perd le sens des nécessités du combat. Quand la Révolution en août 1790 fut obligée de procéder à une large émission d’assignats, quand elle s’engagea à fond dans le système qui pouvait seul sauver la Révolution, presque toute la bourgeoisie lyonnaise proteste. Une « adresse de la ville de Lyon » signée du maire, de plusieurs officiers municipaux et des syndics et directeurs de la chambre de commerce fut soumise à l’Assemblée. Elle accompagnait « l’Opinion de la chambre de commerce  » sur la motion faite le 27 août par Riquetti l’ainé (ci-devant Mirabeau). La chambre de commerce objecte que les nouveaux assignats ne représenteront pas un numéraire effectif, mais « une masse d’immeubles, de terres éloignées, dispersées, qu’une aliénation forcée va déprécier, qui ne se réalisera qu’avec lenteur. » Elle affirme que la masse des assignats ne peut que provoquer une hausse générale des prix, la chute des manufactures, l’émigration des commerçants, la disparition du numéraire effectif et son remplacement par « un numéraire fictif qui, répandu dans toutes les classes de la société, portera partout le désespoir et la misère. »

Il est nécessaire, selon le mémoire, de payer en argent les ouvriers des fabriques de Lyon, Saint-Étienne, Saint-Chamond. « L’impossibilité d’y pourvoir, si elle était éprouvée simultanément par cinq ou six chefs de manufactures un peu occupées exposerait à une insurrection dangereuse. » D’ailleurs les hommes des campagnes refusent de vendre leurs denrées contre des assignats : comment la fabrique lyonnaise pourra-t-elle s’approvisionner des matières premières, notamment des soies du Piémont ?

Ainsi raisonnaient un grand nombre de négociants lyonnais, la plupart des agents de change, les hommes les plus connus de la grande fabrique, les Finguerlin et Schérer, Fulchiron frères, Courajod, Jordan, Couderc père et fils et Passavant, Bergasse frères, Paul Sain et fils, Saint-Costard. L’expérience a démontré qu’ils se trompaient : leur manque de foi en la Révolution les aveuglait. En fait, les biens nationaux furent prodigieusement recherchés et il n’y eut pas dégradation des valeurs ; le gage des assignats fut ainsi tout à fait solide. Et pour les manufactures de Lyon il se trouva que le régime des assignats, quand ils commencèrent à baisser, constitua une prime d’exportation. Oui, manque de foi en la Révolution, et aussi en ce peuple des manufactures qui, si on lui avait témoigné confiance, n’aurait pas suscité de difficultés à la Révolution. Livrée à la direction affaiblissante de ces timides, la ville de Lyon se serait écartée, dès 1790, de la voie révolutionnaire. Mais les démocrates réagirent avec vigueur et peu à peu, dans l’entraînement général de la Révolution ce sont eux qui l’emportent à Lyon ; au commencement de 1791, quand est renouvelée par moitié la municipalité, c’est Louis Vitet, un des amis de Roland, qui est nommé maire. La fuite de Varennes, puis la journée du 10 août assurent la primauté de Roland et de son groupe. Mais, malgré tout, la Révolution à Lyon était comme un arbre qui se creuse ; elle était intérieurement rongée et elle ne résistera pas à la secousse de 1793. Vienne la guerre qui suspendra le travail des manufactures, vienne la lutte de la Montagne et de la Gironde et l’écrasement de celle-ci, le parti révolutionnaire désemparé et abandonné ne pourra arrêter à Lyon un mouvement formidable de contre-révolution. La vie municipale de Lyon se résume donc dans une apparente domination de la bourgeoisie révolutionnaire, d’abord modérée puis démocrate, mais avec un travail profond de désagrégation produit par le sourd conflit des classes, par le malaise des ouvriers, et par les paniques de la bourgeoisie dirigeante.

Si, dans les grandes villes marchandes ou manufacturières comme Nantes, Marseille, Bordeaux, Lyon, c’est la haute bourgeoisie surtout qui dirige, dans les villes plus modestes ce sont de moyens bourgeois, marchands, hommes de loi, hommes d’affaires, qui entrent dans le corps administratif du département, du district et dans les municipalités.

Voici par exemple la ville de Louhans dans le Bresse chalonnaise, dont M. Guillemaut a étudié l’histoire en des ouvrages très documentés. 113 électeurs prirent part au vote. Ils désignèrent comme maire un avocat, Antoine Vitte, et comme officiers municipaux André Violet, notaire ; Louis Chaumet, négociant ; Claude Joie, huissier ; André Philippe, négociant, et Élysée Legras, bourgeois. Les 12 notables élus furent Joseph Forest, géomètre ; Jouvenceau aîné ; Bernard, huissier ; Gruard cadet ; François Roy, négociant ; l’abbé Oudot ; Antoine Jobert, géomètre ; Vincent Lachize, maître menuisier ; Claude Joseph Arnout, bourgeois ; Claude Maubey, marchand de fer ; Claude Vitte, écuyer ; Jean Baptiste Audin.

Je regrette que M. Guillemaut ne nous ait pas donné la liste des élus municipaux pour les communautés rurales du Louhanais. Il se borne à nous dire que les électeurs choisirent en général des hommes dévoués à la Constitution, et il note qu’en beaucoup d’endroits les curés qui avaient marché avec le Tiers État furent nommés maires : le curé Gabet à Dommartin-les-Cuiseaux ; le curé Hémy à Brienne ; le curé Delore à Boutange ; le curé Michel, à Savigny sur Scille, le curé Couillerot à Bouhans et le curé Houle, à Bruailles. Mais par le tableau que nous donne M. Guillemaut des électeurs choisis pour nommer les corps administratifs du district et du département, nous pouvons nous figurer aisément quelle était la qualité sociale des hommes qui dans cette première période de la Révolution dirigeaient le mouvement politique des campagnes. Le canton de Louhans délègue : Larmagnac, avocat à Louhans ; Joly, procureur à Louhans ; Coulon, bourgeois à Louhans ; Guerret de Grannod.

Le canton de Pierre délègue : Gordelier, médecin à Frestrand ; Gauthey, bourgeois à Saint-Bonnet ; Lhuillier, bourgeois au dit ; Sassier, fermier à Terrans ; Lorimey, fermier à Lays ; Lolliot, fermier à Varennes-le-Duc ; Arvent, procureur à Pierre ; Chanite, géomètre, au dit ; Franou, chirurgien à Frontenard ; Guyenot, bourgeois au dit.

Le canton de Bellevesvre délègue : Massin, géomètre à la Chapelle Saint-Sauveur ; Brunet, laboureur (c’est-à-dire propriétaires de terres à blé) au dit lieu ; Bornel, laboureur à Tarpes ; Chaffin, laboureur à la Chapelle Saint-Sauveur ; Girardet, curé de Mouthier-en-R. ; Martin, laboureur au dit Mouthier.

Le canton de Mervaus délègue : Boisson, fermier à Dampierre ; Desbois, bourgeois à Mervans, Clerc, bourgeois à Serley ; Noirot, notaire à Mervans ; Truchot, maire de Mervans.

Le canton de Sens délègue : Meunard, maire de Frangy, Guillemire, bourgeois à Commerand ; Chevrot, maire du Tartre ; Bonnin, notaire à Saint-Germain-du-R. ; Chanussot, maire de Bosjean ; Bruchon, notaire et maire de Sens ; Robelin, architecte à Sens ; Gras, marchand à Saint-Germain du R. ; Caullerot, maire de Montagny ;

Guillemant, maire de Vincelles ; Petiet, meunier de Romain ; Hugonnet, marchand à Saint-Usuge ; Martin, marchand à Saint-Usuge.

Le canton de Beaurepaire délègue : Dalivois, avocat à Beaurepaire ; Thouilley, marchand à Saillenard ; Guillemin le jeune, procureur de la commune de Savigny ; Guillemin l’aîné, huissier audit ; Couillerot, marchand à Ratte ; Nicolas, marchand au Fay ; Gagne, marchand à Saillenard ; Vivand, marchand au Fay.

Le canton de Simard délègue : Rebillard, bourgeois à Symard ; Petiot, bourgeois au dit Symard ; Bidault, maire de Montret ; Bert, bourgeois à Juif.

Le canton de Sacy délègue : Dupuget de Chardenoux ; Pageant, maire de Sagy ; Guigot, médecin et maire de Sainte-Croix ; Jourdan, marchand à Flacey ; Prudent, marchand à Sagy ; Houle, curé et maire de Bruailles ; Moreau, maire de Saint-Martin.

Le canton de Branges délègue : Lassuss, curé de Sornay ; Blonde, maire de Château-Renaud ; Bailly, marchand à Sornay ; Barbelet, marchand à Branges ; Roy, laboureur à Château-Renaud ; Nayme, écuyer, maire de Cuiseaux ; Puvis de Chavannes, avocat à Cuiseaux ; Moyne, chanoine-chantre à Cuiseaux ; Gromier, avocat à Cuiseaux ; Coste, prêtre-chanoine à Cuiseaux ; Delamaillanderie, ancien officier d’infanterie à Cuiseaux ; Gabet, curé de Donmartin et maire du lieu ; Treffort, laboureur à Joudes ; Goy, idem ; Borge l’ainé, laboureur à Champagnat ; Lombat, laboureur à Vaiennes ; Guillier, curé du Miroir.

Le canton de Montpont délègue : Rouget, maire de Montpont ; Clerc, maire de la Chapelle-Thècle ; Mathy, maire de Menetreuil ; Delore, curé et maire de Bantange ; Paillard, curé de la Genète ; Meunier le jeune, maire de Jouvinson ; Moissonnier, greffier à Montpont.

Enfin, le canton de Savigny-sur-Seille délègue : Antoinet, maire de Saint-Vincent ; Bourgeois, maire d’Huilly ; Ganat, avocat à Saint-Vincent ; Petitjean, maire de Loisy ; Pernin, laboureur à la Frette ; Berger, officier municipal à Savigny-sur-Seille.

Et l’assemblée des électeurs du district ainsi composé désigne, en mai 1790, pour faire partie de l’administration du district : François Massin, géomètre à la Chapelle Saint-Sauveur ; Pierre-Marguerite Guerret, ancien subdélégué de l’intendance de Bourgogne ; Guégot, docteur en médecine à Sainte-Croix ; Claude Antoines, bourgeois à Saint-Vincent ; Pierre Rouget, notaire royal à Montpont ; Jean Noirot, notaire royal à Nervans ; Jean Truchot, lieutenant et juge ordinaire en la justice de Nervans ; de la Maillanderie, ancien officier d’infanterie à Cuiseaux ; Antoine Bonin, notaire royal à Saint-Germain-du-Bas ; Denis Robelin, architecte à Sens ; Sébastien Guillemin, bourgeois à Gommerans ; Joseph Boisson, bourgeois à Dampierre.

Qu’on me pardonne ces longues énumérations. Il faut bien essayer de voir, par quelques exemples précis, comment était composé le personnel administratif de la Révolution, et après les grandes villes industrielles comme Lyon, Nantes, Marseille, Bordeaux, Louhans offre un type excellent de petite ville dans une région agricole.

On remarquera que sur les 98 délégués du district de Louhans, où abondent les communautés rurales, il n’y a que 16 laboureurs (c’est-à-dire propriétaires de terres à blé) ou fermiers. Le reste est formé des divers éléments de la bourgeoisie rurale, hommes de loi, hommes d’affaires, avocats, huissiers, experts, géomètres, notaires, marchands, médecins « bourgeois », c’est-à-dire rentiers de petite ville, officiers en retraite. Et quand il s’agit non plus des délégués, mais des administrateurs mêmes du district, il n’y a plus un seul propriétaire, un seul cultivateur, rien qu’un état-major de bourgeoisie rurale.

Je sais bien que déjà les administrateurs de district, et aussi les délégués représentent une sélection, l’élément proprement paysan occupait certainement une plus large place dans les conseils municipaux ; mais malgré tout, ce sont des bourgeois qui forment les cadres administratifs et politiques de la Révolution dans les campagnes. C’est surtout parmi les catégories sociales qui arrivent ainsi au pouvoir administratif que se recruteront les acheteurs des biens nationaux.

Qu’on ne se figure point, en voyant de grands bourgeois riches à la tête de la Révolution dans les grandes villes, et de moyens et petits bourgeois dans les campagnes, qu’un esprit d’oligarchie ou de juste milieu va animer le personnel administratif révolutionnaire. Il ne faut pas oublier que nous sommes, en effet, dans une période de Révolution et que la grande bourgeoisie des villes et la moyenne bourgeoisie rurale s’appuient, nécessairement contre l’ancien régime sur les ouvriers et sur les paysans.

En fait, le personnel administratif des premiers jours de la Révolution suffit à tous les événements et à toutes les hardiesses jusqu’au 31 mai 1793, jusqu’au déchirement violent de la Gironde et de la Montagne. Ni la fuite à Varennes, ni le 10 août, ni même la mort de Louis XVI ne déterminent une crise administrative ; sauf dans quelques directoires de département où s’était installé l’esprit de modérantisme, les autorités constituées vont du même pas que la Révolution. En comparant le personnel municipal de diverses villes de 1790, 1791, 1792, et dans les premiers mois de 1793, je ne trouve guère que les inévitables changements qu’amène le cours de la vie ; je ne note nulle part le brusquement remplacement de tout un corps administratif ; presque partout il y a une tendance visible à la stabilité.

C’est par suite d’une inadvertance que l’Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud dit : « Le maire était élu pour deux ans, mais n’était pas immédiatement rééligible. » La loi municipale du 14 décembre 1789 dit, au contraire, en son article 48 : « Le maire restera en exercice pendant deux ans, il pourra être réélu pendant deux autres années, mais ensuite il ne sera permis de l’élire de nouveau qu’après un intervalle de deux ans. » En fait, dans beaucoup de communes le maire resta en fonctions de 1790 à 1793.

Il n’en fut pas ainsi à Lyon, où le parti démocratique élimina le parti modéré. Mais à Nantes, c’est seulement sur le refus formel du maire Kervégau que les électeurs renoncent à le réélire ; Dorvo est élu procureur de la Commune en 1791 et réélu en 1792. Baco, maire de Nantes en 1792 et 1793 jusqu’au 31 mai, est un ami politique de Kervégau, et la liste des conseillers municipaux et des notables contient en 1792 et 1791 bien des noms de la première heure, Clavier, Chanceaulme, Cantin, etc.

À Marseille, le maire Étienne Martin, surnommé le Juste, élu en 1790, aurait été certainement réélu à la fin de 1791 si, à raison même de sa popularité, il n’avait été envoyé à la Législative. À Bordeaux, le puissant armateur millionnaire Saige reste maire de 1790 au 31 mai 1793. À Louhans, après quelques compétitions toutes personnelles, le premier maire, Antoine Vitte, est éliminé ; mais Laurent Arnoux, qui lui succède, chevalier de l’ordre de Saint-Louis et ancien capitaine d’artillerie, est élu deux fois de suite.

Le premier personnel administratif de la Révolution n’est donc pas une sorte d’ébauche timide et grise qu’il faudra bientôt déchirer et remplacer ; la force révolutionnaire qui le soulève en 1789 et 1790 suffira à le porter jusqu’au 31 mai 1793 ; c’est à cette date seulement que les premiers cadres administratifs de la Révolution sont brisés et renouvelés.

Je le répète pour ceux qui veulent vraiment pénétrer au fond de la réalité historique. Il y aurait un intérêt de premier ordre à suivre dans le détail de chaque commune le mouvement du personnel dirigeant et il faut espérer que des chercheurs s’appliqueront partout à ce travail.

A Paris, le régime municipal ne fut fixé décidément que le 21 mai 1790. La loi consacrait pour Paris les principes généraux appliqués à toute la France. Elle remplaça les 60 districts par 48 sections, et c’est dans chacune de ces sections, que les élections eurent lieu. On pouvait croire qu’après les journées d’octobre où l’élément populaire avait joué un rôle si décisif tandis que l’administration municipale avait été si incertaine et si effacée, un courant démocratique plus vif se marquerait dans les nouvelles élections municipales. On pouvait croire aussi que la loi du marc d’argent, et l’arrogance de la garde nationale détermineraient parmi les citoyens actifs un mouvement contre l’oligarchie bourgeoise parisienne. Il n’en fut rien.

Condorcet saisit l’assemblée de l’Hôtel-de-Ville d’un mémoire où il protestait fortement contre le cens d’éligibilité, ou tout au moins contre son exagération. Il disait que la loi du marc d’argent était particulièrement dure à Paris, où la proportion des impôts directs était faible en regard du chiffre des impôts indirects, et où il était plus difficile, par conséquent, d’atteindre à un marc d’argent d’impôt direct. Mais l’Assemblée laissa tomber cette protestation.

Marat invita deux ou trois fois les pauvres à revendiquer, à exiger leur droit d’électeurs, à se présenter, malgré la loi, aux assemblées électorales, pour prendre part au vote. Mais il n’était guère écouté encore, et sa voix n’eut point d’écho. Il dut constater lui-même, avec une sorte de désespoir, que la plupart des membres de l’ancienne municipalité étaient réélus, notamment le maire Bailly, qu’il avait si âprement attaqué ; Vauvilliers, de la Morinière, qu’il haïssait.

Au demeurant, le nombre des votants fut très faible, c’est à peine si un quart ou un cinquième des citoyens actifs alla au scrutin. Il nous est malaisé d’expliquer à distance cette énorme abstention parisienne ; elle surprenait les contemporains et ils n’ont su nous en donner la raison. Peut-être la longueur des opérations électorales, la fatigue des services multiples que la Révolution imposait à la bourgeoisie écartaient du scrutin beaucoup de bons bourgeois et boutiquiers de Paris, retenus d’ailleurs par leurs affaires.

Après les élections municipales, en octobre 1790, quand les assemblées primaires se réunirent pour choisir l’assemblée des électeurs chargée de nommer les administrateurs du département, les juges, les curés, le nombre des votants fut infime. Sur 78,000 citoyens actifs inscrits dans les 48 sections de Paris, c’est à peine, d’après le tableau dressé par M. Charavay, si 2,000 en moyenne (un trentième) prirent part au vote ; la proportion fut plus forte dans les cantons (Nanterre, Passy, Colombes, Saint-Denis, etc.) ; elle dépassa 2,000 pour 15,000 électeurs inscrits ; mais ici encore c’est une fraction très faible, un sixième à peine qui vote.

Il n’en faudrait point conclure que l’esprit public fût stagnant à Paris. Les électeurs de 1789, ceux qui avaient été désignés par les assemblées primaires pour nommer les députés aux États-Généraux avaient fatigué l’opinion par leurs prétentions bruyantes et par leurs conflits avec Bailly. De plus, bien des hommes nouveaux avaient pu surgir depuis un an.

Ainsi le corps électoral de 1789 fut-il presque entièrement renouvelé, et en octobre 1790, ce sont les membres du conseil général de la Commune (officiers municipaux et notables), les juges de paix, les commandants et les officiers de la garde nationale, les membres de la Société des Amis de la Constitution (les Jacobins) qui fixèrent le choix des électeurs primaires. Ce corps de 781 électeurs est à ce moment-là la véritable expression de la puissance politique à Paris.

Toute la bourgeoisie révolutionnaire de Paris, avec ses savants, ses légistes, ses industriels, ses boutiquiers, ses puissants agitateurs à la Danton y est représentée. C’est un large mouvement de classe, et non un étroit mouvement de boutique, un puissant amalgame d’intérêts, de passions et d’idée. Sur 781 électeurs, les marchands et négociants étaient 353, près de la moitié.

La nomenclature par catégorie en est curieuse ; c’est comme un recensement du négoce parisien qui eût fait la joie de Balzac.

Charavay relève parmi les marchands et négociants : 2 agents de change, 13 apothicaires, 2 aubergistes, 3 banquiers, 6 entrepreneurs de bâtiment, 1 batteur d’or, 3 blanchisseurs, 3 marchands de bois, 4 bonnetiers, 5 bouchers, 2 boulangers, 3 brasseurs, 1 carreleur, 1 chandelier, 3 chapeliers, 1 charcutier, 2 charpentiers, 2 chaudronniers, 2 coiffeurs, 1 cordonnier, 3 corroyeurs, 1 couverturier, 1 couvreur, 1 décorateur, 2 doreurs, 13 drapiers, 1 ébéniste. 38 épiciers, 2 fabricants d’étoffes, 1 fabricant d’éventails, 2 manufacturiers de faïence, 1 marchand de farine, 3 marchands de fer, 6 fermiers, 1 gainier, 1 fabricant de galon, 1 grainier, 4 horlogers, 7 imprimeurs, 1 jardinier, 13 joailliers, 1 laytier, 11 libraires, 4 limonadiers, 1 linger, 6 maçons, 5 menuisiers, 25 merciers, 1 marchand de meubles, 1 meunier, 3 miroitiers, 1 marchand de modes, 66 négociants, 1 papetier, 2 parfumeurs, 1 pâtissier, 6 entrepreneurs de peinture, 1 pelletier, 1 plumassiers, 5 quincailliers, 1 entrepreneur de roulage, 1 salpêtrier, 2 selliers, 2 serruriers, 7 marchands de soie, 3 tailleurs, 6 tapissiers, 1 tireur d’or, 11 marchands de vin.

C’est bien toute la bourgeoisie industrielle et marchande, productrice et boutiquière de Paris dans l’extrême diversité de ses éléments.

A côté de ces représentants de la manufacture et du négoce, il y avait dans le corps des électeurs beaucoup d’hommes de loi et d’hommes d’affaires, 145 avocats, 29 notaires, 15 magistrats, 12 commissaires au Châtelet, 14 procureurs au Châtelet, 11 huissiers priseurs et 15 procureurs au Parlement. En outre, il comptait 27 médecins ou chirurgiens, 21 ecclésiastiques, 10 architectes,
Le dégraisseur patriote
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


professeurs, 13 apothicaires, 4 publicistes, 2 acteurs, 4 instituteurs.

Parmi ces savants et professeurs il en était d’illustres comme de Jussieu et Lacépède.

Il semble, quand on lit cette longue liste de marchands, d’industriels, de notaires, illustrée par quelques grands noms de science, qu’on entrevoit déjà ce règne de Louis-Philippe, où la bourgeoisie censitaire se couvrait du prestige de quelques grands noms. Mais il y a bien loin de la bourgeoisie de 1790 à celle de 1840. La première a encore sa révolution à faire et à sauver, et dans le mouvement qui la soulève, elle confond volontiers sa cause avec celle de l’humanité ; elle demande à ses philosophes, à ses légistes de nobles formules, et elle ne redoute pas les puissants éclats de parole de Danton.

Ce qui caractérise dès 1789 et 1790 la vie municipale de Paris, c’est l’intervention constante des districts, bientôt transformés en sections. Les incertitudes mêmes et les ajournements de la Constituante qui ne fixa le régime légal de Paris qu’en mai 1790 donnèrent aux assemblées élues un caractère tout provisoire ; la force directe du peuple en fut accrue d’autant ; les districts semblaient la seule autorité vraiment légale et durable. Ainsi la collaboration violente et impérieuse des sections avec la Commune légale, au 10 août, au 31 mai, se prépare jusque dans la paisible année 1790.

Chose curieuse : le maire de Paris, Bailly, constamment en querelle avec les assemblées de l’Hôtel-de-Ville, faisait souvent appel aux districts et s’appuyait sur eux. Ils le soutinrent d’ailleurs vigoureusement, et cela marque bien que même dans les districts ou sections, c’était une force révolutionnaire tempérée et moyenne qui prévalait en 1790. Mais il y avait là une première mise en œuvre des activités populaires, et dès 1790, la Constituante commençait à s’inquiéter de cette sorte de vaste Commune remuante et disséminée en tout Paris.

En mars, quand l’Assemblée discute le régime municipal parisien, le rapporteur Demeunier manifeste cette inquiétude : « Tenir les sections en activité, ce serait anéantir les responsabilités des officiers municipaux. Des délibérations populaires trop multipliées fournissent et fourniront toujours aux ennemis du bien public des moyens de semer la discorde. » Mais l’habitude était prise, et des textes législatifs ne peuvent l’abolir.

Il me semble qu’on peut maintenant se représenter avec quelque exactitude l’ensemble des forces administratives et municipales de la Révolution en 1790. C’est la bourgeoisie haute et moyenne qui dirige, mais partout ou presque partout, elle est comme pénétrée par la force populaire. En tous cas, du banquier et du riche armateur de Nantes ou de Bordeaux au boutiquier de Paris, et au propriétaire paysan il y a une immense solidarité révolutionnaire. Cette solidarité va apparaître et se nouer plus fortement encore dans la grande opération des Biens nationaux.

La vente des biens d’Église va servir, en effet, tout à la fois les financiers auxquels elle permettra des spéculations hardies, les rentiers dont elle assurera la créance, les hommes d’affaires et les architectes, auxquels elle donnera le profit d’innombrables échanges et de vastes travaux, les négociants, industriels, marchands auquels elle assurera plus largement l’accès de la propriété foncière, les praticiens, petits marchands et artisans de village auxquels elle livrera dans les environs du bourg ou du hameau quelques champs convoités, les notaires de campagne qui trouveront dans d’habiles achats un fructueux emploi de leurs fonds, et enfin les propriétaires paysans qui arrondiront leur petit domaine d’un lot arraché au prieuré ou à l’abbaye.

Je ne puis entrer dans le détail des combinaisons financières avortées qui ne laissèrent à la Révolution d’autre ressource que de nationaliser les biens d’Église. Un premier emprunt ouvert dès les premiers mois échoua, parce que l’Assemblée abaissa le taux de l’intérêt au-dessous du chiffre fixé par Necker et désiré par les capitalistes, et que ceux-ci craignirent en souscrivant à un taux modéré, de créer un précédent qui entraînerait bientôt une conversion générale et une réduction de toute la dette publique. Surtout les porteurs de titres, qui faisaient la Révolution pour éviter la banqueroute hésitaient à surcharger par un nouvel emprunt le poids de la dette, et en refusant un nouvel effort, ils voulaient acculer la nation à prendre des mesures décisives pour la consolidation de leur créance.

La voie de l’emprunt, où Necker s’engageait d’abord présomptueusement, était donc fermée. Pouvait-on compter sur des dons des souscripteurs volontaires ? Il eût été puéril d’espérer que des mouvements de générosité suffiraient à entretenir le budget d’une grande monarchie. D’ailleurs donner, c’était jeter au gouffre.

Il restait à Necker deux expédients : frapper le revenu d’un terrible impôt et négocier avec la Caisse d’escompte. La Constituante, avec un courage qui montre quel prix immense mettait la bourgeoisie à sauver la Révolution et à éviter la banqueroute, vota la contribution patriotique du quart du revenu ; c’était un impôt énorme ; il fut payé en bien des villes avec un noble empressement.

Marat, presque seul, le combattit. Il écrivit que cet impôt, au lieu d’être proportionnel devrait être progressif. Et surtout dans des calculs fantastiques, qui portaient le revenu annuel de la France à une quinzaine de milliards, il dénonçait le complot du ministre qui allait se procurer près de trois milliards. Et à quoi, selon Marat, consacrerait-il ces sommes énormes ? À soudoyer pendant plusieurs années une énorme armée pour écraser la Révolution. La vérité est que cet énorme effort permettait à peine à la France d’attendre sans faillite les premiers effets de l’aliénation des biens du clergé ; car la perception de tous les autres impôts était, en bien des provinces, comme arrêtée de fait.