Histoire socialiste/La Constituante/Les Biens nationaux
LES BIENS NATIONAUX.
Necker songea à utiliser le crédit de la Caisse d’escompte. On l’autoriserait à émettre des billets de banque ; mais ces billets, si on ne les gageait pas tomberaient bientôt à rien, et si on voulait les soutenir, avec quel gage ? Mirabeau qui combattait avec une grande force les plans financiers de Necker disait très justement : « Si la nation peut soutenir par un gage des billets émis par la Caisse d’escompte, pourquoi ne soutiendrait-elle pas directement par ce gage des billets émis par elle-même ? » Ainsi la combinaison de Necker qui consistait en réalité à créer une sorte d’assignats indirects était contradictoire, elle ne pouvait conduire qu’à créer directement des billets d’État, des assignats nationaux gagés par une richesse nationale. Et cette richesse, ce ne pouvait être que le domaine de l’Église.
Déjà comme nous l’avons vu, la Constituante, en abolissant les dîmes sans indemnité, avait frappé la propriété de l’Église. Mais il était bien plus hardi de toucher à son domaine foncier ; et tandis que l’Église ne résista que mollement à l’abolition des dîmes, elle va résister avec une vigueur forcenée à la nationalisation de sa propriété immobilière.
Comment la Constituante justifia-t-elle cette main-mise sur les biens du Clergé ?
Elle affirma que la propriété de l’Église n’avait pas le même caractère que les autres propriétés, que l’Église en avait reçu des terres, des immeubles que pour remplir certaines fonctions, notamment de charité et d’assistance ; que, par suite, le jour où la Nation se préoccupait de remplir elle-même cette fonction, elle avait le droit de saisir les ressources en assumant la charge.
Enfin et pour compléter sa démonstration juridique, la Constituante proclama que le clergé, ayant cessé d’être un ordre, ne pouvait posséder en cette qualité, et que la Nation peut toujours reprendre les biens d’un corps qui n’existe que par la volonté de la Nation elle-même. Après le marquis de Lacoste, après Buzot, après Dupont de Nemours, c’est l’évêque d’Autun, Talleyrand-Périgord qui posa la question avec l’autorité que lui donnait sa qualité même d’évêque et avec une admirable précision.
C’est le 10 octobre 1789 qu’il porta à la tribune sa grande et célèbre motion :
« Messieurs, l’État depuis longtemps est aux prises avec les plus grands besoins, nul d’entre vous ne l’ignore ; il faut donc de grands moyens pour y subvenir.
« Les moyens ordinaires sont épuisés : le peuple est pressuré ; de toute part, la plus légère charge lui serait, à juste titre, insupportable, il ne faut pas même y songer.
« Des ressources extraordinaires viennent d’être tentées (l’impôt du quart du revenu) ; mais elles sont principalement destinées aux besoins extraordinaires de cette année, et il en faut pour l’avenir, et il en faut pour l’entier rétablissement de l’ordre.
« Il en est une immense et décisive, et qui, dans mon opinion (car autrement je la repousserais), peut s’allier avec un respect sévère pour les propriétés : cette ressource me paraît être toute entière dans les biens ecclésiastiques.
« Il ne s’agit pas ici d’une contribution aux charges de l’État, proportionnelle à celle des autres biens : cela n’a jamais pu paraître un sacrifice. Il est question d’une opération d’une toute autre importance pour la Nation…
« Ce qui me paraît sûr, c’est que le clergé n’est pas propriétaire à l’instar des autres propriétaires, puisque les biens dont il jouit et dont il ne peut disposer ont été donnés, non pour l’intérêt des personnes mais pour le service des fonctions.
« Ce qu’il y a de sûr, c’est que la Nation jouissant d’un empire très étendu sur tous les corps qui existent dans son sein, si elle n’est point en droit de détruire le corps entier du clergé, parce que ce corps est essentiellement nécessaire au culte de la religion, elle peut certainement détruire des agrégations particulières de ce corps, si elle les juge nuisibles ou seulement inutiles ; et que ce droit sur leur existence entraîne nécessairement un droit très étendu sur la disposition de leurs biens.
« Ce qui est non moins sûr, c’est que la Nation, par cela même qu’elle est protectrice des volontés des fondateurs, peut et doit même supprimer les bénéfices qui sont devenus sans fonctions ; que, par une suite de ce principe, elle est en droit de rendre aux ministres utiles et de faire tourner au profit de l’intérêt public le produit des biens de cette nature actuellement vacants, et destiner au même usage tous ceux qui vaqueront dans la suite.
« Jusque là point de difficulté, et rien même qui ait droit de paraître trop extraordinaire, car on a vu dans tous les temps des communautés religieuses éteintes, des titres de bénéfices supprimés, des biens ecclésiastiques rendus à leur véritable destination et appliqués à des établissements publics ; et sans doute l’Assemblée nationale réunit l’autorité nécessaire pour décréter de semblables opérations si le bien de l’État le demande.
« Mais peut-elle aussi réduire le revenu des titulaires vivants et disposer d’une partie de ce revenu ?…
« Mais d’abord il faut, en ce moment, partir d’un point de fait : c’est que cette question se trouve décidée par le décret sur les dîmes.
« Quelque inviolable que doive être la possession d’un bien qui vous est garanti par la loi, il est clair que cette loi ne peut changer la nature du bien en le garantissant ; que, lorsqu’il est question de biens ecclésiastiques, elle ne peut assurer, à chaque titulaire actuel que la jouissance de ce qui lui a été véritablement accordé par l’acte de sa fondation.
« Or, personne ne l’ignore, tous les titres de fondations de biens ecclésiastiques, ainsi que les diverses lois de l’Église qui ont expliqué le sens et l’esprit de ces titres, nous apprennent que la partie seule de ces biens, qui est nécessaire à l’honnête subsistance du bénéficiaire, lui appartient ; qu’il n’est que l’administrateur du reste, et que ce reste est réellement accordé aux malheureux et à l’entretien des temples. Si donc la Nation assure soigneusement à chaque titulaire, de quelque nature que soit son bénéfice, cette subsistance honnête, elle ne touchera point à sa propriété individuelle, et si, en même temps, elle se charge, comme elle en a sans doute le droit, de l’administration du reste, si elle prend sur son compte les autres obligations attachées à ces biens, telles que l’entretien des hôpitaux, des ateliers de charité, des réparations de l’Église, des frais de l’éducation publique, etc. ; si, surtout, elle ne puise dans ces biens qu’au moment d’une calamité générale, il me semble que toutes les intentions des fondateurs sont remplies et une toute justice se trouvera avoir été sévèrement accomplie. »
On voit le grand effort de dialectique et de subtilité par lequel Talleyrand essayait de démontrer que cette grande expropriation révolutionnaire respectait la propriété. Au fond, cette opération décisive pouvait se légitimer d’un mot : c’est qu’une nation, avant tout, a le droit de vivre et que lorsque d’immenses richesses ont une affectation traditionnelle contraire aux intérêts nouveaux et à la vie même de la Nation, elle peut et doit modifier cette affectation.
Mais il est rare que les Révolutions puissent avouer aussi nettement leurs principes, et elles cherchent à rattacher au système juridique en vigueur l’acte même qui bouleverse l’ancien droit.
Il y avait, sans doute, des parties spécieuses dans l’argumentation de Talleyrand : mais aussi que de raisonnements fragiles !
Oui, la Nation, seule existence perpétuelle, a le droit et le devoir de veiller à l’exécution de la volonté des fondateurs, mais il est bien clair que lorsque, dans les siècles de ténèbres et de foi, des milliers d’hommes avaient donné leurs biens à l’Église pour le soulagement des pauvres ils n’avaient pas voulu seulement donner aux pauvres, ils avaient voulu leur donner par les mains de l’Église, et s’assurer ainsi à eux-mêmes une récompense dans un ordre surnaturel que, suivant eux, l’Église administrait.
Par conséquent, lorsque la Nation, s’emparant des biens d’Église, les consacrait au soulagement des pauvres, à des œuvres d’assistance et d’éducation, elle ne remplissait qu’une partie de la volonté des donateurs ; et comment, en vérité, un grand peuple, après la lumière du xviiie siècle, aurait-il pu être exactement fidèle à la pensée du moyen âge ?
Nationaliser les biens d’Église, les laïciser, ce n’était pas seulement les arracher à l’Église, c’était les arracher au donateur lui-même, c’est-à-dire au passé : c’était, par conséquent, faire acte d’expropriation révolutionnaire, beaucoup plus que Talleyrand ne se l’avouait ou ne l’avouait aux autres.
Mais ce premier discours laissait subsister une autre difficulté bien plus grave.
Le raisonnement de Talleyrand supposait que la totalité des biens d’Église sécularisés serait appliquée à des œuvres de charité, analogues, sinon dans leur inspiration, au moins dans leur réalité matérielle, aux œuvres prévues par les fondateurs. Mais, en fait, c’était surtout pour assurer le paiement des dettes de l’État, pour éviter la banqueroute que la Révolution était obligée de séculariser les biens d’Église.
C’est donc la légion des rentiers, des bourgeois prêteurs, des capitalistes qui se substituait, dans la perception des revenus d’Église, aux premiers destinataires. Les biens d’Église, la propriété immobilière et religieuse servaient à garantir la propriété mobilière ; c’était bien l’expropriation du moyen âge au profit de la société moderne.
Talleyrand comprit que, dans son premier discours, il avait trop éludé le problème et sans doute les rentiers, les créanciers de l’État, inquiets d’une première argumentation qui les laissait en dehors de la distribution des revenus d’Église, lui demandèrent un nouvel effort de dialectique.
Il compléta quelques jours après, par un mémoire, son discours du 10 octobre.
« À qui donc est la propriété véritable de ces biens ? La réponse ne peut être douteuse : à la Nation.
« Mais, ici, il est nécessaire de bien s’entendre :
« Est-ce à la Nation en ce sens que, sans aucun égard pour leur destination primitive, la Nation, par une supposition chimérique, puisse en disposer de toute manière et, à l’instar des individus, propriétaires, en user et en abuser à son gré ?
« Non, sans toute, car ces biens ont été chargés d’une obligation par le donateur et il faut que, par eux ou par un équivalent quelconque, cette obligation, tant qu’elle est jugée juste et légitime, soit remplie.
« Mais est-elle à la Nation en ce sens que la Nation, s’obligeant à faire acquitter les charges des établissements nécessaires ou utiles, à pourvoir dignement à l’argent du service divin, suivant le véritable esprit des donateurs, à faire remplir même les fondations particulières, lorsqu’elles ne présenteront aucun inconvénient, elle puisse employer l’excédent au delà de ces frais a des objets d’utilité générale ? La question, ainsi posée, ne présente plus d’embarras. Oui, sans doute, elle est à la Nation, et les raisons se présentent en foule pour le démontrer.
« 1o La plus grande partie de ces biens a été donnée, évidemment, à la décharge de la Nation, c’est-à-dire pour des fonctions que la Nation eût été tenue de faire acquitter ; or, ce qui a été donné pour la Nation est nécessairement donné à la Nation.
« Ces biens ont été donnés presque tous pour le service public ; ils l’ont été, non pour l’intérêt des individus, mais pour l’intérêt public ; et ce qui est donné pour l’intérêt public peut-il n’être pas donné à la Nation ? La Nation peut-elle cesser un instant d’être juge suprême sur ce qui constitue cet intérêt ?
« Ces biens ont été donnés à l’Église. Or, comme on l’a remarqué déjà, l’Église n’est pas le seul clergé, qui n’en est que la partie enseignante. L’Église est l’assemblée des fidèles et l’assemblée des fidèles, dans un pays catholique, est-elle autre chose que la Nation ?
« Ces biens ont été destinés particulièrement aux pauvres ; or, ce qui n’est pas donné à tel pauvre en particulier mais qui est destiné à perpétuité aux pauvres, peut-il n’être pas donné à la Nation qui peut, seule, combiner les vrais moyens de soulagement pour tous les pauvres ?
« La Nation peut certainement, par rapport aux biens ecclésiastiques, ce que pouvaient, par rapport à ces biens, dans l’ancien ordre des choses, le roi et le supérieur ecclésiastique, le plus souvent étrangers à la possession de ces biens.
« Or, on sait qu’avec le concours de ces deux volontés on a pu, dans tous les temps, éteindre, unir, désunir, supprimer, hypothéquer des bénéfices et même les aliéner pour secourir l’État.
« La Nation peut donc aussi user de tous ces droits et, comme dans la réunion de ces droits se trouve toute la propriété qui est réclamée en ce moment sur les biens ecclésiastiques en faveur de la Nation, il suit qu’elle est propriétaire dans toute l’acception que ce mot peut présenter pour elle. »
Il serait trop long d’examiner la valeur historique et juridique de ces arguments. Mais, malgré l’habileté avec laquelle est tendu le voile, Talleyrand ne peut dissimuler le caractère révolutionnaire de l’acte proposé. Entre les aliénations de détail faites jadis par le prince et l’aliénation d’ensemble réclamée de la Constituante il y a un abîme ; toute la distance d’un acte d’administration à un acte d’expropriation. Il est très hasardeux de dire que les donateurs ont constitué jadis leurs œuvres, à la décharge de la Nation, car, dans la période féodale, la Nation n’était pas ; et le seul pouvoir vraiment central était l’Église.
Enfin, il est au moins hardi de cléricaliser ainsi toute la nation pour établir entre l’Église et la Nation une continuité juridique absolue ; déclarer à la fin du xviiie siècle que la Nation est l’assemblée des fidèles, c’est-à-dire le véritable Église, c’est méconnaître le profond travail que la critique rationaliste et la science avaient opéré dans les esprits.
Au fond, il n’y avait qu’un argument à donner, mais décisif : la propriété d’Église ne peut être maintenue sans péril pour les formes nouvelles de civilisation.
Mais donner cette raison, toute nue, c’était s’exposer à troubler bien des consciences ; c’était surtout frapper d’un caractère provisoire toute propriété, et la Révolution aimait mieux envelopper de formes juridiques la vaste et nécessaire expropriation qu’elle méditait. Comme les prétextes juridiques allégués n’étaient pas tout à fait vains, comme quelques-uns d’entre eux avaient au moins une haute vraisemblance, la prudence des révolutionnaires n’était point de l’hypocrisie.
Mais Talleyrand avait franchi le pas difficile et démontré qu’après avoir assuré les services de charité, l’État pouvait disposer de l’excédent ; les rentiers étaient sauvés, et aussi la Révolution.
L’éminent jurisconsulte Thouret, trouva évidemment que l’argumentation de Talleyrand était insuffisante, et il chercha à donner à l’Assemblée une raison juridique décisive, qui ruinât jusqu’au fondement le droit de propriété ecclésiastique et qui préservât en même temps de toute atteinte, de toute menace la propriété nouvelle, individuelle et bourgeoise :
« Il faut, dit-il, distinguer entre les personnes, les particuliers ou individus réels, et les corps qui, les uns par rapport aux autres, et chacun relativement à l’État, forment des personnes morales et fictives. »
« Les individus et les corps diffèrent essentiellement par la nature de leurs droits, et par l’étendue d’autorité que la loi peut exercer sur ces droits. »
« Les individus existent indépendamment de la loi et, antérieurement à elle, ont des droits résultant de leur nature et de leurs facultés propres ; droits que la loi n’a pas créés, mais qu’elle a seulement reconnus, qu’elle protège et qu’elle ne peut pas plus détruire que les individus eux-mêmes. Tel est le droit de propriété relativement aux particuliers. »
« Les corps, au contraire, n’existent que par la loi : par cette raison elle a, sur tout ce qui les concerne et jusque sur leur existence même, une autorité illimitée. »
« Les corps n’ont aucuns droits réels par leur nature, puisqu’ils n’ont pas même de nature propre. Ils ne sont qu’une fiction, une conception abstraite de la loi, qui peut les faire comme il lui plaît et qui, après les avoir faits, peut les modifier à son gré. »
« Ainsi la loi, après avoir créé les corps, peut les supprimer ; et il y en a cent exemples. »
« Ainsi la loi a pu communiquer aux corps la jouissance de tous les effets civils : mais elle peut, et le pouvoir constituant surtout a le droit d’examiner s’il est bon qu’ils conservent cette jouissance, ou du moins jusqu’à quel point il faut leur en laisser la participation. »
« Ainsi la loi qui pouvait ne pas accorder aux corps la faculté de posséder des propriétés foncières, a pu, lorsqu’elle l’a trouvé nécessaire, leur défendre d’en acquérir : l’édit célèbre de 1749 en est la preuve. »
« De même la loi peut prononcer aujourd’hui qu’aucun corps de mainmorte, soit laïque, soit ecclésiastique, ne peut rester propriétaire de fonds de terre ; car l’autorité qui a pu déclarer l’incapacité d’acquérir peut, au même titre, déclarer l’inaptitude à posséder.
« Le droit que l’État a de porter cette décision sur tous les corps qu’il a admis dans son sein n’est pas douteux, puisqu’il a, dans tous les temps et sous tous les rapports, une puissance absolue, non seulement sur leur mode d’exister, mais encore sur leur existence. La même raison qui fait que la suppression d’un corps n’est pas un homicide, fait que la révocation de la faculté accordée aux corps de posséder des fonds de terre ne sera pas une spoliation.
« Il ne reste donc qu’à examiner s’il est bon de décréter que tous les corps de mainmorte, sans distinction, ne seront plus à l’avenir capables de posséder des propriétés foncières. Or, ce décret importe essentiellement à l’intérêt social sous deux points de vue : 1o relativement à l’avantage public que l’État doit retirer des fonds de terre ; 2o relativement à l’avantage public que l’État doit retirer des corps eux-mêmes. »
Et il concluait son discours par un projet de décret dont l’article 1o est ainsi conçu :
« Le clergé et tous les corps ou établissements de mainmorte sont, dès à présent, et seront perpétuellement incapables d’avoir la propriété d’aucun bien fonds ou immeuble. »
Et l’article 2 disait :
« Tous les biens de cette nature dont le clergé et les autres biens de mainmorte ont la possession actuelle sont, de ce moment, à la disposition de la nation et elle est chargée de pourvoir à l’acquit du service et aux charges des établissements, suivant la nature des différents corps et le degré de leur utilité publique. »
Le clergé fut exaspéré du coup brutal que lui portait Thouret : c’était l’application la plus rigoureuse, la plus hardie de la doctrine des légistes sur la souveraineté de l’État et de la philosophie individualiste du xviiie siècle, à la question de la propriété.
Il n’y a que deux forces qui subsistent : l’individu et l’État ; l’individu a une réalité indépendante et des droits préexistants, et l’État est souverain pour assurer le respect de ces droits dans les rapports multiples des individus.
En dehors de l’individu et de l’État, toute existence est factice, artificielle : les corps n’existent que par le consentement, ou mieux, par la volonté de l’État : il peut les dissoudre : à plus forte raison, peut-il leur enlever leur propriété.
On voit la différence de la thèse de Thouret et de celle de Talleyrand. Pour Talleyrand, la volonté du fondateur est encore une force persistante et qui crée un droit : et si la nation peut saisir les biens du clergé, c’est qu’elle en est réellement propriétaire en vertu de la volonté profonde des fondateurs. Ceux-ci, en s’imaginant ne donner qu’à l’Église, ont en réalité donné à la nation : et quand celle-ci entre en possession de ce qui lui était vraiment destiné, elle met fin tout simplement à un malentendu. Mais elle doit aux fondateurs d’appliquer les revenus saisis par elle aux objets prévus par eux, et c’est seulement lorsqu’elle a épuisé ces obligations qu’elle peut consacrer l’excédent à des besoins d’un autre ordre.
Au contraire pour Thouret, la volonté des fondateurs n’a pu créer les corps auxquels ils donnaient : ces corps n’ont jamais pu exister que par la volonté de l’État souverain : par conséquent, dès le premier moment, le droit provisoire créé par les fondateurs était subordonné à la volonté maîtresse, au droit supérieur de l’État : il a longtemps usé de ce droit souverain pour tolérer la propriété des corps : il en use aujourd’hui pour la dissoudre : il n’y a là aucun droit nouveau, aucune revendication nouvelle, mais la continuation sous une autre forme d’un même droit.
Et si la loi, au moment où elle dissout l’Église possédante, charge la nation de certains services rendus par les corps, ce n’est pas pour acquitter une dette envers les fondateurs et pour respecter leur volonté, c’est seulement dans une vue d’intérêt public.
Qu’on ne craigne pas, au demeurant, que l’État puisse s’autoriser de cette suppression de la propriété des corps pour toucher un jour à la propriété des individus : car si les corps sont dans l’État et par lui, s’ils n’ont qu’une existence empruntée et dérivée, les individus sont hors de l’État : ils existent sans lui, et leur droit peut être garanti par lui : mais comme il ne les crée point, il ne saurait les détruire.
Ainsi la thèse de Thouret était doublement cruelle au clergé, d’abord parce qu’elle déracinait toute propriété ecclésiastique et la niait dans toute la suite des temps, ensuite parce qu’en opposant ainsi nettement la propriété corporative à la propriété individuelle, elle enlevait au clergé le moyen de semer l’inquiétude dans la bourgeoisie possédante.
Avec la doctrine de Thouret, la bourgeoisie révolutionnaire pouvait saisir la propriété de l’Église, sans craindre de créer contre elle-même et contre toute propriété un précédent.
Mais nous qui sommes si pénétrés de l’idée de l’évolution historique, nous sommes presque effrayés de cette audace d’abstraction juridique, qui est la négation même de l’histoire.
Eh quoi ! il y a un État absolu et éternel ! et en face de l’État éternel l’individu éternel ! Quoi ! dans tous les temps, les corps n’ont existé que par la volonté de l’État ! Même cette Église, née bien des siècles avant qu’il y eût un État français et qui a, si longtemps, dominé la société française n’a jamais eu d’autre existence, comme corps, que celle que lui donnait l’État !
Et, de même qu’éternellement l’Église a été incluse dans l’État, éternellement l’individu sera hors de l’État qui ne pourra toucher aux propriétés individuelles !
Oui, cette façon d’immobiliser l’histoire, tout le passé et tout l’avenir, autour de deux idées abstraites, l’individu et l’État, répugne profondément à nos conceptions essentielles de la société changeante et de l’univers mouvant.
Mais qu’on y prenne garde : sous son apparence d’abstraction immobile, la théorie de Thouret est en réalité le triomphe de l’évolution historique. C’est parce que depuis des siècles l’État moderne et laïque s’était fortement constitué, c’est parce que sous l’action de la royauté, des légistes, des philosophes, de la bourgeoisie, il s’était de plus en plus délié de l’Église, que la grande idée de l’État prenait aux yeux du juriste un caractère d’éternité et de souveraineté : et c’est parce que les individus ayant grandi dans la même proportion que l’État laïque et moderne s’affranchissaient avec lui des sujétions féodales et des tyrannies ecclésiastiques, que le droit des individus s’affirmait, grandissait en face de l’État grandissant,
Qu’était la Révolution sinon le double affranchissement simultané de l’État et des individus ? C’est cette croissance séculaire et cette expansion révolutionnaire de l’État et des individus qui réduisaient les corps les plus puissants, comme l’Église, à une existence dépendante et dérivée dont l’État pouvait, à son gré, modifier les conditions dans l’intérêt des individus.
La tranquille formule juridique de Thouret condense des siècles d’histoire, et c’est là ce qui lui donne cette efficacité souveraine.
Mais un nouvel effort de l’histoire peut lui faire perdre sa vertu : et il se peut très bien que, sous l’action de forces économiques nouvelles, la propriété individuelle rentre, un jour, dans la sphère de l’État et dans le domaine de la nation, comme la propriété de l’Église, d’abord supérieure à l’État, en avait dû subir enfin la loi.
Quelle réponse opposait le haut clergé aux théories des juristes révolutionnaires ?
Il éprouvait quelque embarras à se défendre : car la suppression de la propriété des dîmes créait contre toute la propriété ecclésiastique un redoutable précédent.
De plus le décret du 5 novembre 1789, qui disait : « Il n’y a plus en France aucune distinction d’ordre », ébranlait encore les bases de la propriété ecclésiastique : car le clergé cessant d’exister comme ordre, c’est-à-dire, d’avoir une vie politique et une représentation politique distinctes, était, par là même, menacé comme corps.
En outre, l’abolition des vœux monastiques, l’interdiction des ordres et congrégations régulières, où étaient prononcés ces vœux, achevaient de disloquer les cadres de la propriété cléricale.
Il est vrai que cette interdiction ne fut votée que le 14 février 1790 ; mais elle avait été proposée le 17 décembre 1789.
C’est donc à des assauts multiples que la propriété ecclésiastique devait résister. L’Église aurait pu se défendre, à la rigueur, si elle avait pu opposer à la Révolution un magnifique ensemble d’œuvres de charité et d’éducation : mais du fond des hôpitaux infâmes, où trois ou quatre malades s’infectaient les uns les autres dans le même lit, sortait à certains jours, un immense cri de révolte, ce qu’on appelait alors la plainte d’hôpital, un sinistre hurlement de folie, de misère, de désespoir, qui soudain épouvantait la cité.
L’archevêque d’Aix essaya pourtant, avec une grande ingéniosité, de détourner le coup. Il se garda bien de dire que les biens d’Église étaient uniquement fondés sur la volonté des donateurs. Il reconnut au contraire qu’il y avait eu intervention de la puissance publique : c’est avec le consentement des rois, c’est avec la garantie de la nation qu’ils représentaient, que l’Église a régi, tout le long des siècles, le domaine qu’elle possède aujourd’hui et l’archevêque demandait à la Révolution de respecter la propriété de l’Église par respect même pour la volonté de la nation qui l’avait fondée et légitimée.
L’argument n’était que spécieux. Car, pourquoi la nation n’aurait elle pu retirer, pour les besoins d’un état social nouveau, le consentement jadis donné par elle ?
D’ailleurs l’habile archevêque semblait douter lui-même de ce qu’on peut appeler le droit social de l’Église. Il reconnaissait que la nation avait le droit d’empêcher à l’avenir toute extension de la propriété ecclésiastique comme elle avait déjà limité la formation des biens de mainmorte par le fameux édit de 1749. Il semblait ainsi uniquement préoccupé de sauver la situation acquise. Et en convenant que désormais toute création de propriété cléricale pouvait être interdite sans qu’il y eût violation du droit et péril pour la société, il était bien près de ne plus demander que comme une sorte de grâce le maintien des propriétés déjà formées.
L’abbé Maury comprit que ce système défensif et incertain était impuissant. Il comprit que toute argumentation juridique était vaine, et il recourut brusquement à ces moyens démagogiques dont l’Église avait déjà usé au temps de la Ligue. Il essaya d’ameuter les pauvres contre l’œuvre d’expropriation révolutionnaire. Il dénonça les riches, les financiers, les agioteurs, les juifs, qui s’apprêtaient, selon lui, à saisir les biens affectés jusque-là au soulagement des souffrances humaines.
C’est vraiment le premier manifeste de la démagogie antisémite ; toutes les conceptions de Drumont, tous ses arguments, toute la tactique nouvelle de l’Église sont là. L’abbé Maury est le vrai créateur du genre. Depuis ce jour, toutes les fois que l’Église sera menacée dans sa domination ou dans sa richesse, elle tentera une diversion contre la finance, « contre la juiverie », et elle essaiera de représenter tous les mouvements révolutionnaires, dans l’ordre de la pensée et de l’action, comme une secrète machination des juifs cherchant à tout dissoudre pour tout absorber. Elle essaiera aussi de faire peur à la bourgeoisie dirigeante en lui montrant que tous les coups portés à l’Église atteindront un jour le capital.
Toute cette savante rouerie cléricale est dans le discours de l’abbé Maury, aussi je tiens à en citer de très longs et décisifs fragments, car il faut que le peuple voie bien que si, en 1789 et 1790, il s’était laissé duper par la manœuvre antisémite de l’Église, l’ancien régime clérical subsisterait encore dans son entier. Écoutez donc le démagogue de l’Église ameutant le peuple contre les capitalistes, contre l’agio, contre la Bourse, afin de sauver les milliards bonnes et grasses terres possédées par des milliers de moines fainéants. On croirait entendre Mores et l’abbé Garnier.
« Que l’on ne nous propose donc pas si légèrement, Messieurs, de sacrifier la prospérité des campagnes à ce gouffre dévorant de la capitale, qui engloutit déjà la plus riche portion de notre revenu territorial. Dans cette cité superbe, vous le savez, résident les plus grands propriétaires du royaume et une multitude de capitalistes citoyens qui ont fidèlement déposé dans le Trésor de l’État le fruit d’un honnête travail et d’une sévère économie. Si tous les créanciers du royaume avaient des titres si légitimes, la nation n’aurait point à se plaindre des extorsions de la capitale, et les provinces ne reprocheraient point la ruine de l’État aux usuriers de Paris.
« Mais ne confondons point des capitalistes irréprochables avec les avides agioteurs de la Bourse. Là, se rassemble de toutes les extrémités du royaume et de toutes les contrées de l’Europe une armée de prêteurs, de spéculateurs, d’intrigants en finance, toujours en activité entre le Trésor royal et la nation pour arrêter la circulation du numéraire par l’extension illimitée des effets publics. Là, un commerce fondé sur l’usure décourage et appauvrit le vrai commerce national, l’industrie productive du royaume, et condamne l’administration à l’inertie, tantôt en l’affaissant sous le poids des besoins, tantôt en déplaçant son activité.
« Écoutez ces marchands de crédit qui trafiquent du destin de l’État, à la hausse ou à la baisse. Ils ne demandent pas si la récolte est abondante, si le pauvre peuple peut élever le salaire de ses travaux à la hauteur du prix commun du pain, si les propriétaires dispersés dans les provinces les vivifient par leurs dépenses ou leurs libéralités. Non, ce n’est point là ce qui les intéresse. Ils s’informent uniquement de l’état de la Bourse et de la valeur des effets. Voilà pour eux l’unique thermomètre de la prospérité générale. Ils ne savent pas que l’opulence de la capitale se mesure toujours sur la misère des provinces, et que ce n’est point dans des portefeuilles arides que consiste la richesse nationale, mais que c’est dans les sillons creusés de ses sueurs que le laboureur fait germer la force de l’État,
Vraiment, je serais tenté d’interrompre l’audacieux orateur pour m’étonner de son cynisme. L’abbé Maury oublie ou feint d’oublier qu’en refusant sa part d’impôt depuis des siècles, le clergé a précisément acculé la monarchie à ces emprunts qui ont alimenté la spéculation et l’agio. L’abbé Maury oublie que quand il consentait « des dons gratuits » le clergé, au lieu de s’imposer, au lieu d’aliéner, s’il en était besoin, une partie de son domaine foncier, empruntait toujours, et en ajoutant sa dette à celle de l’État, développait encore les opérations de finances.
L’abbé Maury oublie que ce ne sont pas seulement les agioteurs qui concentraient dans Paris les ressources de la France, mais que les nobles non résidents, les évêques et bénéficiaires toujours absents de leur évêché ou éloignés de leur bénéfice, venaient aussi depuis deux siècles dévorer à Paris le produit du travail des provinces. L’abbé Maury oublie que pour que les laboureurs fassent germer dans le sillon la grandeur de l’État, il n’est point nécessaire que ce sillon reste la propriété du prêtre et du moine. Il oublie que les paysans tout seuls n’auraient pu s’affranchir, qu’ils ne le pouvaient à cette date que par le concours de la bourgeoisie révolutionnaire ; or, la banqueroute à laquelle l’État aurait été acculé sans la vente des biens du clergé, aurait brisé le ressort de cette bourgeoisie, elle aurait ruiné non seulement les agioteurs, mais surtout ces « honnêtes capitalistes », tous ces rentiers « laborieux et économes » dont parle lui-même l’abbé Maury, attentif déjà à distinguer le « bon » et le « mauvais » capitaliste ; encore un thème qu’exploitera savamment la démagogie antisémite préoccupée de combattre et de ruiner la bourgeoise révolutionnaire tout en rassurant l’ensemble du capital.
Mais écoutons encore, vous croirez entendre une voix d’aujourd’hui, un forcené d’antisémitisme et de nationalisme. L’abbé Maury oppose le « patriotisme » et le désintéressement de la classe foncière à l’égoïsme de la classe capitaliste.
« Messieurs, dans ce moment d’épreuve pour le véritable patriotisme, la conduite des propriétaires et des détenteurs du numéraire national vient de nous présenter un contraste bien digne d’être observé dans l’Assemblée de la nation. Les propriétaires ont fait les plus grands sacrifices aux besoins de l’État, et ils en ont annoncé de plus généreux encore. Ils ont sanctionné d’abord la dette publique sans la connaître : ils n’ont écouté que la voix de l’honneur qui ne s’informe pas du montant de ses créances pour les ratifier. Ils ont signalé et immortalisé leur patriotisme par la générosité inattendue des arrêtés du 4 du mois d’août dernier. Ils ont donné un effet rétroactif à l’abandon de leurs privilèges pécuniaires. Ils ont sacrifié sans hésiter leur vaisselle d’argent, l’argenterie des églises, le quart manifeste de leur revenu.
« Qu’ont fait pour l’État les dépositaires connus de tout le numéraire du royaume ? Ce qu’ils ont fait ? rien, Messieurs, rien. Pour consolider la fortune publique, ils avaient d’abord annoncé une souscription volontaire de deux cents financiers ; mais dès qu’ils ont vu que nous nous occupions de leur sort, ce projet patriotique présenté par M. le duc d’Aiguillon a été mis à l’écart et n’a plus reparu. Nous avons voté et ouvert un emprunt qu’il était de leur intérêt de remplir ; au lieu de seconder nos efforts, ils ont fermé leurs coffres. Deux tentatives inutiles, malgré le caractère national, nous ont obligés à renoncer à la ressource des emprunts.
« On avait vu, après la bataille de Culloden, les républiques de Suisse et de Hollande régénérer par leurs fonds la banque d’Angleterre, pour prévenir une banqueroute qui eût englouti leur fortune. Mais, ni le patriotisme ni les calculs de nos plus opulents marchands d’argent n’ont pu les amener à de si sages sacrifices, et ils ont intercepté, sans effroi, la circulation du numéraire dans tout le royaume. La conduite des agioteurs nous paraissait inexplicable, quand la motion de M. l’évêque d’Autun a tout à coup dévoilé leur dessein. La haine du clergé était leur grande spéculation ; ils attendaient cette riche proie qu’on leur préparait en silence. Déjà ils dévoraient en idée nos propriétés qu’ils se partageaient dans leurs projets de conquête ; ils attendaient que la vente des biens de l’Église fît monter au pair tous les effets publics et augmentât subitement leur fortune d’un quart, tandis que nous offrions tous le quart de nos revenus. Cette régénération du papier au profit des agioteurs et des étrangers, ce scandaleux triomphe de l’agiotage étaient le bienfait qu’ils briguaient auprès des représentants de la nation.
« Les juifs venaient à leur suite avec leurs trésors pour les échanger contre des acquisitions territoriales. Ils achèvent de démasquer la conspiration en vous demandant, Messieurs, dans ce moment même un état civil, afin de confisquer à la fois le titre de citoyen et les biens de l’Église. Nous n’étions occupés que du soin de consolider la fortune des propriétaires de papier, tandis qu’ils méditaient secrètement notre ruine. Le grand complot a enfin éclaté, et je ne fais ici que vous en rappeler la marche ténébreuse. Secondez, Messieurs, une conjuration si patriotique. Livrez les ministres du culte, vos pasteurs, vos parents, vos compatriotes à cette horde d’agioteurs et d’étrangers. »
En vérité, il y a presque autant de candeur que de rouerie dans ces reproches de l’abbé Maury aux capitalistes. Il ne leur pardonne pas de n’avoir pas souscrit un nouvel emprunt qui aurait aggravé le péril de la banqueroute ; il ne pardonne pas aux bourgeois de Genève et d’Amsterdam de n’avoir pas aventuré leurs fonds pour préserver le clergé de l’expropriation révolutionnaire.
Dire à tous les financiers, à tous les prêteurs, à tous les capitalistes, à tous les juifs de l’univers : « Prêtez et prêtez encore, au risque d’accroître par des prêts nouveaux l’impossibilité du remboursement, et sauvez ainsi le domaine foncier du clergé de France », puis injurier cette « horde d’agioteurs et d’étrangers » parce que, plus soucieuse de son propre intérêt que de celui des évêques, des bénéficiers et des moines, elle refuse tout prêt nouveau et oblige ainsi la France révolutionnaire à saisir les biens d’Église, gage des créanciers de l’État et de la Révolution elle-même, c’est de l’innocence affectée où il entre beaucoup de cynisme.
Il n’est pas douteux que, dès le début de la Révolution, la classe financière et rentière avait entrevu dans les biens de l’Église le moyen de salut, et qu’elle manœuvrait pour donner à la Révolution le courage des actes décisifs ; mais réduire cette exigence révolutionnaire de la propriété mobilière aux proportions d’une intrigue étrangère et d’un complot juif, c’est méconnaître l’énorme mouvement économique accompli en Europe depuis trois siècles et que Barnave a si fortement analysé.
Aussi bien, comme nous le verrons, la part des biens nationaux acquise par les juifs est tout à fait infime et négligeable, et cette tentative pour faire de la Révolution une conspiration juive serait plaisante par sa frivolité, si nous n’avions vu combien ces pitoyables falsifications gravement rééditées par les « sociologues » antisémites et les journaux d’Église servaient le mouvement réactionnaire dans notre pays. Oui, l’abbé Maury a été un grand inventeur.
Le voici maintenant qui essaie de faire peur à la propriété bourgeoise. « Quand je dis les propriétés, Messieurs, je prends le mot dans son acception la plus rigoureuse. En effet, la propriété est une et sacrée, pour nous comme pour vous. Nos propriétés garantissent les vôtres. Nous sommes attaqués aujourd’hui ; mais, ne vous y trompez pas, si nous sommes dépouillés, vous le serez à votre tour ; on vous opposera votre propre immoralité et la première calamité en matière de finances atteindra et dévorera vos héritages… Si la nation a le droit de remonter à l’origine de la société, pour nous dépouiller de nos propriétés, que les lois ont reconnues et protégées pendant plus de quatorze siècles, ce nouveau principe métaphysique vous conduira directement à toutes les insurrections de la loi agraire.
« Le peuple profitera du chaos pour demander à entrer en partage de ces biens, que la possession la plus immémoriale ne garantit pas de l’invasion. Il aura sur vous tous les droits que vous exercez sur nous ; il dira aussi qu’il est la nation, qu’on ne prescrit pas contre lui. Je suis loin d’interjeter un appel au peuple, et d’exciter des prétentions injustes et séditieuses qui anéantiraient le royaume ; mais il doit être permis d’opposer à un principe injuste et incendiaire les factieuses conséquences que peut en tirer la cupidité, malgré votre patriotisme qui les désavoue. »
En fait, l’Église ne tardera pas à interjeter cet appel ; elle essaiera en plus d’un point d’ameuter les fermiers des biens d’Église sécularisés, et de leur persuader qu’ils ne doivent aucun fermage à leurs nouveaux maîtres. Mais il y a dans le discours de l’abbé Maury, dans cette menace suprême jetée à la propriété bourgeoise par la propriété cléricale menacée, un grand sophisme. Oui, l’expropriation révolutionnaire des biens d’Église permet de conclure que les biens de la bourgeoisie pourraient être aussi un jour révolutionnairement expropriés.
Oui, de même que les juristes bourgeois ont déclaré que si les biens d’Église avaient été créés en vue de certains services sociaux, c’était à défaut de la Nation, et que la Nation pouvait donc, en assumant ces services, saisir ces biens, nous pouvons dire aujourd’hui, nous, communistes, que si la propriété capitaliste a été constituée, c’est à défaut de la Nation et que, quand la Nation se reconnaît capable d’organiser socialement la production, elle a par cela même le droit de nationaliser le capital.
Oui, la propriété capitaliste est conditionnelle et précaire, toujours subordonnée virtuellement au droit de la Nation comme le fut la propriété d’Église, jusqu’au jour où la Nation revendique et exerce son droit.
Mais, pour que la propriété bourgeoise soit menacée en effet, il ne suffit pas que la Nation ait un droit abstrait d’expropriation ; il faut que tout un système nouveau de démocratie ouvrière soit prêt à remplacer le système capitaliste, comme à la fin du siècle dernier un système nouveau de démocratie bourgeoise était prêt à remplacer le système ecclésiastique et féodal. Or, au moment où parlait l’abbé Maury, la société bourgeoise était préparée à remplacer la société d’ancien régime : aucune force nouvelle, prolétarienne et communiste, n’était préparée à remplacer la société bourgeoise. Les menaces et les prophéties de l’abbé Maury étaient donc vaines ; il voulait projeter comme une ombre de menace sur la propriété bourgeoise l’expropriation des biens d’Église ; mais le soleil bourgeois était trop haut à l’horizon et cette ombre de menace était trop courte.
Les bourgeois révolutionnaires s’effrayèrent d’autant moins que la propriété individuelle, telle qu’ils la concevaient, leur apparaissait comme l’expression même de la liberté humaine et du droit naturel et qu’ils la croyaient naïvement définitive et éternelle.
Il est vrai, pourtant, que le renversement subit de toute la propriété d’Église ébranla un moment dans l’esprit du pays toute la propriété : les prolétaires furent plus d’une fois, aux heures de souffrance et de colère, tentés de penser qu’après tout les riches boutiques et magasins, où s’accumulaient les vêtements et les vivres, n’étaient pas plus sacrés au sans-culotte affamé que les riches abbayes, les grasses terres monacales et la vaisselle d’argent des Églises n’avaient été sacrés à la bourgeoisie révolutionnaire.
Mais ces velléités n’étaient soutenues par aucune conception sociale précise, par aucune organisation sérieuse, et la Révolution n’aura pas de peine à refouler, par des lois terribles, ces mouvements incertains.
J’imagine, d’ailleurs, qu’il en coûtera d’autant moins à la Révolution de proclamer contre la loi agraire la peine de mort, que c’est l’Église d’abord qui avait fait entendre cette menace de loi agraire.
L’abbé Maury fournit ainsi à la bourgeoisie révolutionnaire un argument spécieux pour dénoncer toute idée de loi agraire comme une manœuvre de contre-révolution.
Le 2 novembre, Chapelier répondit, avec son éloquence toujours brutale et rude, aux orateurs du clergé, et il faut noter déjà dans ses paroles cette sorte de haine contre toute organisation corporative qui inspirera, plus tard, en juin 1791, la fameuse « loi Chapelier » contre les corporations ouvrières.
« Je m’étonne d’avoir entendu rapporter avec tant de confiance au milieu de cette assemblée ces expression : nos adversaires, nos biens. Je m’étonne d’avoir vu quelques-uns de nos collègues se réunir, faire cause commune, se défendre comme un particulier indépendant de nous qui serait traduit à notre tribunal, et je sens combien il est important de détruire toutes ces idées de corps et d’ordre qui renaissent sans cesse… Le clergé offre des dons, mais de quel droit ? mais à quel titre ?
« Il les prendra sur le patrimoine du Culte, sur le patrimoine des pauvres…
« Redoutez ce piège : il veut sortir de sa cendre pour se reconstituer en ordre : ces dons sont plus dangereux que notre détresse.
« On nous parle des pauvres : mais ne dirait-on pas qu’ils sont une caste dans l’État comme le clergé ?
« Doit-on laisser le soin de leur subsistance aux ecclésiastiques ? Qui peut en bénéficier ? Une stérile et dangereuse charité, propre à entretenir l’oisiveté.
« La Nation, au contraire, établira dans ces maisons de prière et de repos des ateliers utiles à l’État, où l’infortuné trouvera la subsistance avec le travail… Il n’y aura plus de pauvres que ceux qui voudront l’être. »
Ainsi, la propriété ecclésiastique doit disparaître parce qu’elle est une propriété corporative ; il est faux de dire, comme le répètent si souvent aujourd’hui les économistes bourgeois, que la Révolution fut exclusivement individualiste ; elle fut à la fois individualiste et étatiste, et elle accroissait d’autant plus les fonctions de l’État qu’entre l’individu et l’État elle ne voulait laisser subsister aucun corps, aucune corporation d’aucune sorte. Cette parole de Chapelier : « Il n’y aura de pauvres que ceux qui voudront l’être, » constitue la Révolution débitrice d’une dette immense ; en même temps qu’elle investit l’État d’une puissance très étendue.
Du discours de Mirabeau, qui parla le dernier en faveur du projet, je ne retiens que deux points, c’est d’abord l’affirmation de la toute puissance de la loi :
« Après avoir prouvé, Messieurs, que la Nation a le droit d’établir ou de ne pas établir des corps ; que c’est encore à elle à décider si ces corps doivent être propriétaires ou ne pas l’être, je dis que, partout où de pareils corps existent, la Nation a le droit de les détruire, comme elle a celui de les établir, et je demande encore qu’on admette ou que l’on nie ce principe.
« Je dirai, à ceux qui voudraient le contester, qu’il n’est aucun acte législatif qu’une Nation ne puisse révoquer ; qu’elle peut changer, quand il lui plaît, ses lois, sa constitution, son organisation et son mécanisme ; la même puissance qui a créé peut détruire, et tout ce qui n’est que l’effet d’une volonté générale doit cesser dès que cette volonté vient à changer… »
Oui, mais qui ne voit que cette théorie s’applique aussi à la propriété individuelle ? car, elle aussi a un caractère social.
Mirabeau dit à l’abbé Maury que « ce n’est point la réunion matérielle des individus qui forme une agrégation politique, qu’il faut pour cela qu’une telle agrégation soit regardée comme un individu dans la société générale ; qu’elle ait une personnalité distincte de celle de chacun de ses membres, et qu’elle participe aux effets civils ».
Soit ! mais, de même, pour qu’il y ait propriété individuelle, il ne suffit pas que les objets matériels soient appropriés pour un individu ; il faut encore que la société reconnaisse et consacre cette appropriation, il faut qu’elle en détermine les effets civils ; il faut qu’elle règle les modes d’acquisition, d’aliénation, de transmission. Bref, au sens où Mirabeau entend le mot loi, c’est la loi qui crée la propriété individuelle comme elle crée la propriété corporative et elle a le droit d’abolir l’une comme elle a le droit d’abolir l’autre.
Qu’elle n’ait pas intérêt à exercer ce droit et que la propriété individuelle soit plus en harmonie avec le droit de l’individu, c’est possible, au moins pour un temps ; mais il reste vrai que, pour légitimer l’expropriation révolutionnaire des biens d’Église, la Révolution est obligée de proclamer la souveraineté de la loi et ainsi, vraiment, le titre d’expropriation future est inscrit dans le grand acte qui fonde la Révolution bourgeoise en sécularisant la propriété cléricale.
Mirabeau va si loin que, par une application merveilleusement hardie du Contrat social, il présente l’acte par lequel la France régénère la Constitution comme un nouveau commencement de l’histoire :
« Je dirai ensuite que l’assemblée actuelle n’étant pas législative, mais Constituante, elle a, par cela seul, tous les droits que pouvaient exercer les premiers individus qui formèrent la Nation.
« Or, supposons pour un moment qu’il fut question d’établir parmi nous le premier principe de l’ordre social, qui pourrait nous contester le droit de créer des corps ou de les empêcher, d’accorder à des corps des propriétés particulières ou de les déclarer incapables d’en acquérir ?
« Nous avons donc aujourd’hui le même droit, à moins de supposer que notre pouvoir constituant soit limité et, certes, nous avons déjà fait assez de changements dans l’ancien ordre de choses, pour que la proposition, que j’ai l’honneur de vous soumettre, ne puisse pas être regardée comme au-dessous de votre puissance. »
Ainsi, tantôt, pour légitimer la saisie des biens d’Église, la Révolution essaie d’établir, avec Talleyrand, une sorte de continuité juridique absolue entre le passé et le présent, entre l’Église et la Nation « véritable assemblée de fidèles » ; tantôt, au contraire, elle fait table rase de tout le passé et considère, avec Mirabeau, que la Constituante ouvre un monde nouveau, une société nouvelle, et qu’elle dispose ainsi de la souveraine puissance dont disposaient les premiers hommes se formant en société.
Mais ici encore, qu’on pousse jusqu’au bout l’hypothèse de Mirabeau et qu’on demande si cette humanité, toute neuve, n’aurait pas le droit de refuser sa consécration légale à la propriété individuelle, Mirabeau ne l’eût point contesté, et si un jour le prolétariat prétend renouveler la Constitution sociale, il pourra répondre à ceux qui lui opposeront le passé et les titres des possédants bourgeois qu’il est constituant, qu’il reprend ainsi la souveraineté primitive et que, du nouveau pacte social, par lequel un ordre nouveau va être institué, il exclut la propriété individuelle et bourgeoise. Il ne fera qu’invoquer ainsi contre la bourgeoisie le titre de souveraineté que la bourgeoisie elle-même invoquait il y a cent vingt ans contre la propriété d’Église.
La rapidité des évolutions économiques et des transformations sociales fait ainsi à la bourgeoisie une condition étrange. Une nouvelle classe expropriatrice s’est formée avant qu’ait cessé de retentir dans la mémoire et presque dans l’oreille des hommes la parole d’expropriation prononcée par la bourgeoisie elle-même : et l’ironique écho, qui lui retourne sa propre voix la remplit d’épouvante.
Mirabeau, malgré ce puissant effort de dialectique, malgré l’urgence des besoins financiers, qui était la raison décisive, craignit sans doute à la dernière heure l’échec du projet : car il essaya de l’atténuer et même d’en voiler le sens.
Il sentait bien que ce qui pouvait heurter les esprits timides c’était le transfert des biens d’Église à la classe des rentiers.
Et ne pouvant nier que ce fut là, au fond, le sens de l’opération, il en disait :
« Il ne s’agit pas, précisément, de prendre les biens du clergé pour payer la dette de l’État, ainsi qu’on n’a cessé de le faire entendre. On peut déclarer le principe de la propriété de la Nation, sans que le clergé cesse d’être l’administrateur de ses biens : ce ne sont point des trésors qu’il faut à l’État, c’est un gage et une hypothèque, celle du crédit et de la confiance. »
Il y avait là ou une défaillance d’un instant ou une ruse, car, comment aurait-il suffi d’avoir un gage, puisqu’il ne s’agissait pas seulement d’inspirer confiance pour des emprunts nouveaux, mais de rembourser une dette déjà écrasante ?
Et, en tout cas, comment ce gage eût-il pu paraître solide aux prêteurs s’il n’eût été vraiment aux mains de la Nation ? Cette concession ou cette habileté de Mirabeau attestent seulement le trouble qui saisissait les plus hardis devant l’immensité de l’opération révolutionnaire qui allait s’accomplir. L’Assemblée passa au vote et, peut-être, s’il n’y avait pas eu près de 200 nobles émigrés, le résultat eût-il été incertain.
Par 568 voix contre 346 et 40 voix nulles elle vota, en cette grande journée du 2 novembre, la plus décisive à coup sûr de la Révolution, la motion de Mirabeau :
« L’Assemblée décrète :
« 1o Que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, a la charge de pourvoir d’une manière convenable aux frais du culte, à l’entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d’après les instructions des provinces.
« 2o Que dans les dispositions à faire pour subvenir à l’entretien des ministres de la religion, il ne pourra être assuré à la dotation d’aucune cure moins de 1200 livres par année, non compris le logement et les jardins en dépendant. »
Mais à quoi eût servi à la Révolution cette expropriation hardie, si elle n’eût pu réaliser pour ainsi dire immédiatement la valeur des biens d’Église ? Le déficit s’agrandissait tous les jours ; même les premières mesures révolutionnaires, le rachat des dîmes inféodées, l’abolition avec rachat des offices de judicatures accroissaient la dette exigible ; les besoins étaient immédiats : il fallait que les ressources fussent immédiates.
Or, d’une part, la vente des biens d’Église ne pouvait être que lente ; en la précipitant et jetant tout à la fois sur le marché cette énorme quantité de domaines, de bâtiments, de corps de ferme, on aurait, pour ainsi dire, noyé la demande sous l’offre, et avili le prix de cette marchandise ainsi prodiguée. Et d’autre part, avec quelle monnaie les acheteurs auraient-ils pu payer ? C’est à plusieurs milliards que s’élevait la valeur des biens d’Église, et tout le numéraire de la France, ne dépassait guère à cette époque, selon les calculs d’hommes comme Lavoisier, deux milliards.
La vente rapide des biens d’Église aurait donc absorbé une grande partie du numéraire déjà trop rare ; et bien que l’État l’eût presque aussitôt fait refluer vers ses créanciers de tout ordre, il y aurait eu cependant au moins pour une certaine période, concentration du numéraire sur une opération unique et colossale : une crise économique inouïe ; un arrêt presque complet de la circulation des produits aurait pu suivre cette brusque absorption du numéraire insuffisant ; de plus cette raréfaction extraordinaire de l’or et de l’argent en aurait tellement accru la valeur que le prix des terres aurait baissé en conséquence et qu’ainsi l’opération de vente aurait été désastreuse.
Il fallait donc absolument créer un numéraire nouveau, ou pour parler plus exactement, un équivalent du numéraire. Il fallait une monnaie révolutionnaire pour une opération révolutionnaire. Comment procéda la Constituante ?
Elle ne se trouva pas d’emblée en face de tout le problème : au lendemain du vote de la mémorable motion sur les biens d’Église, quand l’Assemblée, en décembre 1789, dut tout à la fois pourvoir aux besoins urgents du Trésor et chercher les moyens de réaliser l’immense domaine ecclésiastique, elle ne s’avoua pas clairement tout d’abord qu’elle devait créer un véritable papier monnaie, ayant cours forcé comme l’or et l’argent, et qu’elle devait créer cette monnaie nouvelle en quantité suffisante pour couvrir, si je puis dire, la valeur des biens ecclésiastiques offerts au public.
Malgré son audace, la Constituante hantée du souvenir de la catastrophe de Law, aurait reculé devant le problème ainsi posé ; mais l’Assemblée ne procéda d’abord qu’à une opération très limitée et un peu ambiguë, qui lui cachait à elle-même son prodigieux coup d’audace.
D’abord, c’est surtout à la Caisse d’Escompte qu’elle demanda des ressources ; et pour assurer à la Caisse d’Escompte un crédit dont put bénéficier l’État lui-même, elle donna aux billets émis par la Caisse d’Escompte un caractère mixte : ils participaient à la fois du billet de banque et de l’assignat.
Normalement, la Caisse d’Escompte, comme toute banque d’émission, aurait dû assurer le remboursement à vue, en monnaie métallique, des billets émis par elle. Mais son encaisse était presque épuisée ; et la Caisse d’Escompte ne se soutenait plus qu’au moyen du cours forcé.
L’Assemblée prolongea le cours forcé jusqu’au 1er juillet 1790. Elle décida que jusqu’à cette date les billets de la Caisse d’Escompte continueraient à être reçus en payement dans les caisses publiques et particulières, et qu’à partir de cette époque, elle serait tenue d’effectuer ses paiements à bureau ouvert.
Mais il ne suffisait pas de prolonger par décret le cours forcé des billets pour donner du crédit à la Caisse. Et l’État, au moment même où il décrétait le cours forcé et où il obligeait la Caisse à lui faire jusqu’au 1er juillet une nouvelle avance de 80 millions de billets devait donner à ceux-ci un gage qui en soutînt réellement la valeur. Déjà, pour une avance antérieure, la Caisse avait reçu de l’État un assignat sur le produit de la contribution patriotique ; elle avait été constituée créancière privilégiée des recettes éventuelles du Trésor. Cette fois il fallait, un gage autre et plus solide.
L’Assemblée décréta donc qu’elle remettrait à la Caisse d’Escompte 170 millions d’assignats sur la future vente des biens nationaux, c’est-à-dire qu’au fur et à mesure que les biens ecclésiastiques seraient vendus, le produit des ventes serait affecté jusqu’à concurrence de 170 millions à rembourser la Caisse d’Escompte. Ou plutôt celle-ci pouvait se rembourser elle-même, attendu que les assignats ainsi créés étaient admis de préférence dans les ventes de biens nationaux ; remettre 170 millions d’assignats, c’était remettre en réalité 170 millions de biens d’Église.
Ces assignats n’étaient point à proprement parler une monnaie : ils ne devaient point avoir cours entre particuliers : ils étaient simplement la reconnaissance d’une dette de l’État et une assignation donnée aux créanciers sur ce gage précis : les biens d’Église. En attendant la réalisation de ce gage et le remboursement de la créance, les assignats ainsi remis aux créanciers de l’État portaient intérêt à 5 pour cent.
Ainsi, dans la première opération de l’Assemblée, l’assignat n’est pas encore une monnaie : il est une obligation de l’État gagée sur le domaine de l’Église, et il est créé surtout pour donner crédit au billet de la Caisse d’Escompte ; le billet de la Caisse d’Escompte masque encore l’assignat, et l’Assemblée, dans cette première création d’assignats, peut se persuader à elle-même qu’elle ne fait que continuer en les cautionnant les pratiques connues et qu’elle se borne à utiliser le crédit du billet de la Caisse d’Escompte en fortifiant ce crédit par la remise d’assignats sur les biens d’Église.
Pourtant dès ce premier jour, l’assignat commence à se dégager du billet de la Caisse et à jouer un rôle distinct ; la pensée était venue à beaucoup de constituants que l’État avait bien tort de recourir au crédit de la Caisse d’Escompte, puisqu’après tout, c’est lui-même qui créait ce crédit par la remise d’assignats fortement gagés ; et qu’il valait bien mieux par conséquent user directement du crédit direct de l’assignat lui-même.
C’est ce que Pétion de Villeneuve fit remarquer dans de brèves et intelligentes observations, à la séance même du 19 décembre. « La Capitale est déjà engorgée de billets de la Caisse d’Escompte qui ne circulent pas dans les provinces ; elle va donc en fabriquer encore ; la Caisse sera chargée de cette fabrication pour laquelle vous lui paierez 5 pour cent. Ne pouvons-nous pas fabriquer nous-même le numéraire fictif dont la nécessité est reconnue ? Ne pouvons-nous pas lui donner nous-mêmes la confiance dont il a besoin pour circuler dans toutes les parties de l’Empire ? Nous avons à notre disposition les fonds ecclésiastiques et domaniaux ; créons des obligations à ordre ; faisons-leur payer un intérêt ; assignons-leur un payement certain… La Caisse d’Escompte peut-elle donner de semblables avantages à ses effets ? Remettons ainsi à nos créanciers véritables l’intérêt que nous payerons à la Caisse d’escompte ».
L’Assemblée ne fit pas précisément droit à la demande de Pétion : elle maintint l’emprunt à la Caisse d’Escompte ; et à vrai dire, elle y trouvait un avantage que Pétion oublie : c’est que les billets de la Caisse d’Escompte ayant cours forcé, étaient une monnaie : ainsi l’État pouvait s’en servir non seulement pour payer des créances pressantes, mais pour faire face aux besoins courants du Trésor. Au contraire les assignats eux-mêmes, étant une délégation portant intérêt que l’État remettait à ses créanciers ne pouvaient servir qu’à payer en effet le créancier. Ainsi, dans la combinaison imaginée par la Constituante, le billet de la Caisse d’Escompte et l’assignat formaient un système et se complétaient mutuellement ; d’un côté, le billet devait à l’assignat son crédit, et de l’autre côté, l’assignat devenait monnaie, ayant cours forcé et universel par l’intermédiaire du billet.
C’est par ces transitions timides mais peut-être inévitables que l’Assemblée s’acheminait à faire de l’assignat lui-même directement et ouvertement, une monnaie proprement dite, ne portant pas intérêt et ayant cours forcé. Le 21 décembre, elle n’en est point encore là ; mais elle commence à affranchir l’assignat du billet, car elle crée 400 millions d’assignats, et comme il n’y a que 170 millions qui sont remis à la Caisse d’Escompte pour garantir les billets, tout le reste a une existence indépendante des billets.
Mais tous ces 400 millions sont non point encore une monnaie, mais des billets d’achat, portant intérêt à 5 pour cent et ayant un privilège d’achat des biens nationaux. Voici d’ailleurs le texte de cet important décret :
Article premier. — Il sera formé une caisse de l’extraordinaire dans laquelle seront versés les fonds de la contribution patriotique, ceux des ventes qui seront ordonnées par le présent décret et toutes les autres recettes extraordinaires de l’État. Les deniers de cette caisse seront destinés à payer les créances exigibles et arriérées et à rembourser les dettes dont l’Assemblée nationale aura décrété l’extinction.
Article 2. — Les domaines de la couronne, à l’exception des forêts et des maisons royales dont Sa Majesté voudra se réserver la jouissance, seront mis en vente, ainsi qu’une quantité de biens ecclésiastiques suffisants pour former ensemble la valeur de 400 millions.
Article 3. — L’Assemblée nationale se réserve de désigner incessamment lesdits objets ainsi que de régler la forme et les conditions de leur vente, après avoir reçu les renseignements qui lui seront donnés par les assemblées de département, conformément à son décret du 2 novembre.
Article 4. — Il sera créé sur la caisse de l’extraordinaire des assignats portant intérêt à 5 pour cent, jusqu’à concurrence de la valeur desdits biens à vendre, lesquels assignats seront admis de préférence dans l’achat desdits biens. Il sera éteint desdits assignats, soit par lesdites ventes, soit par les rentrées de la contribution patriotique, et par toutes les autres recettes extraordinaires qui pourraient avoir lieu : 120 millions en 1791, 100 millions en 1792, 80 millions en 1793, 80 millions en 1794 et le surplus en 1795.
Encore une fois si l’on constate que sur les 400 millions d’assignats ainsi créés une partie servait à soutenir le crédit des billets de la Caisse d’Escompte et devenait ainsi indirectement de la monnaie, et que l’autre partie, remise directement aux créanciers n’était point, même indirectement, de la monnaie mais fonctionnait indépendamment des billets de la caisse, il suffira de combiner les deux caractères, et de rendre tous les assignats indépendants des billets en leur donnant un rôle de monnaie pour réaliser le type définitif de l’assignat révolutionnaire, il est donc en germe dans la création confuse et composite du 19 et du 21 décembre 1789.
La droite protesta vigoureusement contre cette première création d’assignats : elle alla même le 19 décembre jusqu’à quitter en masse la salle des séances pour essayer d’empêcher le vote, qui ne fut en effet définitif que le 21. Elle voyait avec crainte et colère la création de l’instrument monétaire qui rendrait possible la vente du domaine ecclésiastique. Pourtant à cette première rencontre le clergé n’opposa pas à cette grande création révolutionnaire la fureur désespérée qu’il déploiera quelques mois après.
D’abord l’émission de 400 millions d’assignats lui paraissait assez modérée : cette somme ne dépassait pas, elle n’atteignait même pas tout à fait « le sacrifice » offert par le clergé lui-même, pour faire la part du feu. De plus, le clergé pouvait espérer que la vente de son domaine se ferait avec une telle lenteur, et de telles difficultés que la Révolution devrait renoncer à cette ressource.
En effet, les assignats étaient des billets d’achat, permettant aux créanciers de l’État d’acheter des biens nationaux : mais les créanciers de l’État, ayant en main un titre produisant un intérêt de 5 pour cent, seraient-ils très pressés d’échanger ce titre contre des, domaines d’un moindre rapport ?
Et si les créanciers de l’État directement appelés à acheter le domaine de l’Église, hésitaient ou même se refusaient à acheter, s’ils craignaient que l’Église exerçât un jour contre eux des revendications, est-ce que tous les autres citoyens ne seraient pas découragés par cet exemple et détournés de l’opération ?
Aussi tout en criant beaucoup, l’Église avait encore à cette date l’espoir d’éluder ou de réduire à des proportions insignifiantes la grande mesure révolutionnaire.
Mais quand il apparut que la première émission de 400 millions d’assignats était sérieuse, quand les ventes commencèrent à s’effectuer, quand la bourgeoisie révolutionnaire s’empressa d’acquérir, quand partout les municipalités achetèrent en bloc des parties considérables du domaine ecclésiastique et s’employèrent à les revendre, quand à Paris notamment il y eut une rivalité véhémente entre l’assemblée de la commune et les sections, à qui dirigerait l’opération de vente, l’Église sentit que la partie suprême se jouait et elle tenta un effort immense.
Dès le mois d’avril, la question reparut, plus aiguë encore et plus pressante. Les besoins et les embarras du Trésor, constatés par le rapport de Necker du 6 mars étaient plus grands encore qu’en décembre, par l’effet de la mauvaise rentrée des impôts et de l’abrogation de nombreux offices de judicature.
De plus le concours de la Caisse d’Escompte, où la Révolution encore défiante de soi, avait cru trouver une force, avait été au contraire un obstacle. La Caisse avait placé très difficilement un petit nombre des assignats, qui lui étaient remis mois par mois, jusqu’à concurrence de 170 millions, en garantie de ses avances au Trésor.
La défaveur de la Caisse d’Escompte s’était étendue aux assignats négociés par elle, malgré la spécialité et la solidité du gage national sur lequel ils reposaient. Ainsi, la Révolution qui avait cru renforcer son crédit du crédit de la Caisse d’Escompte, n’aboutissait qu’à noyer son propre crédit dans le discrédit de cette caisse surmenée.
Et d’autre part, comme la Révolution ne pouvait négocier directement sur le marché les 230 millions d’assignats qu’elle n’avait point remis à la Caisse d’Escompte, parce qu’elle ne voulait pas faire concurrence aux assignats dont disposait cette dernière, l’arrêt subi par les assignats de la Caisse d’Escompte s’étendait à la totalité des assignats : ils faisaient queue, pour ainsi dire, en attendant que les assignats de la Caisse trouvent preneur : et comme ceux-ci se heurtaient à une défiance générale, tous étaient immobilisés derrière eux. La Révolution comprit qu’elle devait se dégager de cette ornière, prendre confiance en sa force propre, et établir le contact entre les assignats et le pays tout entier. Il fallait donc faire des assignats un papier monnaie, ayant cours forcé entre toutes les personnes dans toute l’étendue du royaume.
C’est ce qu’Auson, rapporteur du Comité des finances, proposa à la Constituante, dans son beau rapport du 9 avril ; il établit d’abord que l’insuffisance du numéraire, ou exporté ou enseveli, paralyse les transactions et qu’il y faut remédier, même par des mécanismes nouveaux.
« Il en est, dit-il, de la machine politique, comme de celles qui concourent aux travaux de l’industrie : quand le secours des fleuves et des ruisseaux lui est refusé par la nature, le fluide vient au secours de l’homme ingénieux qui fait soumettre l’air et le feu aux besoins des arts. Employons à son exemple, la ressource d’une circulation nouvelle, au lieu de ces métaux enfouis, qui refusent de couler dans le Trésor public : et bientôt la grande machine de l’État, dont la stagnation vous effraie, va reprendre son activité. »
C’est bien en effet une force nouvelle analogue à celle de la vapeur et du feu, c’est une sorte de crédit ardent et subtil entretenu par la foi de la Révolution en elle-même, qui va servir de moteur à toute la machine. Qu’on ne compte plus sur le crédit de la Caisse d’Escompte : il est épuisé. Qu’on n’hypothèque plus par des anticipations le produit des impôts des années suivantes : c’est justement pour réparer ces désordres que la Révolution s’accomplit.
Qu’on accepte pour la vente des biens nationaux, le concours dévoué des municipalités, mais qu’elles ne soient pas admises à émettre des « billets de municipalités », gagés sur les biens dont elles ont assumé la vente : après tout ces billets n’auraient de crédit que si la nation croyait au succès de la vente.
C’est donc le domaine national qui serait ici encore la base du crédit, et pourquoi masquer le crédit fondamental de l’État sous le crédit superposé des municipalités ? Que l’État cesse donc ce jeu étrange d’emprunter son crédit à ceux-là mêmes, banque ou municipalités, dont il crée le crédit. « Laissons à l’ancienne administration l’erreur des crédits intermédiaires ; montrons enfin à l’Europe entière que nous apercevons l’étendue de nos ressources, et bientôt nous prendrons avec assurance la vaste route de notre libération, au lieu de nous traîner dans les sentiers étroits et tortueux des emprunts morcelés et des négociations onéreuses. »
Beau langage, hardi et sensé. C’est maintenant le crédit direct que la Révolution trouve en elle-même, dans la valeur des biens qu’elle a saisis, dans la confiance et dans l’affection qu’elle inspire, crédit de la nation à la nation, de la Révolution à la Révolution. La transformation de l’assignat en papier-monnaie ayant universellement cours, voilà l’appel à la nation. Et qu’on ne dise pas que décréter le cours forcé de l’assignat, comme monnaie obligatoire, ce n’est pas faire acte de confiance, mais au contraire de défiance.
Qu’on ne dise pas que c’est avouer que l’assignat, sans le secours de la contrainte légale, ne serait pas reçu en payement. Car, d’une part, on aurait beau décréter le cours forcé, s’il n’y avait pas une confiance générale en l’heureuse marche de la Révolution et en la vente favorable des biens d’Église, ces assignats, n’ayant qu’une valeur factice, se heurteraient à tant de mauvais vouloir, à tant de résistances déclarées ou sournoises, que leur force légale de circulation serait bientôt épuisée. Et d’autre part, pour ces hardis mécanismes nouveaux la confiance générale ne suffit pas, il faut l’adhésion universelle.
Le patriote clairvoyant et décidé qui croit à l’assignat parce qu’il croit à la Révolution, et qui croit à la Révolution parce qu’il est résolu à la servir, ne peut pas être exposé, dans le hasard de transactions multiples, à subir pour l’assignat qu’il offre le refus d’un ennemi de la Révolution ou d’un calculateur tenace et sordide. Il faut qu’il soit assuré, à toute heure et toute occasion, de placer aisément l’assignat qu’il a reçu en confiance, et le mouvement de la monnaie exige un accord absolu, unanime des volontés, il exige, par conséquent, quand il s’agit d’une monnaie nouvelle, organe d’un ordre nouveau encore combattu, l’intervention souveraine de la loi.
Ainsi le cours forcé n’est pas un acte de défiance envers soi-même, c’est une précaution nécessaire contre l’ennemi, et M. de Boisgelin, le subtil archevêque d’Aix, commettait un sophisme trop aisé à percer quand il disait au rapporteur : « Pourquoi donc décrétez-vous le cours forcé ? Si votre nouvelle monnaie est solide, elle aura cours naturellement par la confiance spontanée des citoyens ; si votre nouvelle monnaie a une base de valeur incertaine, vous n’êtes pas sûrs de pouvoir un jour la convertir par la réalisation du gage, et une banqueroute de détail, une banqueroute innombrable multipliée par tous ces signes incertains et par tous les déplacements de ces signes que vous commettez. »
Ah ! le beau raisonnement et la belle tactique ! L’Église organisait autour de l’assignat la défiance, la grève d’une partie du peuple fanatisé, et quand ces refus, ces résistances d’une minorité de la nation auraient arrêté la circulation des assignats, comme des pierres placées par intervalle dans un canal arrêtent la circulation de l’eau, elle se serait écriée avec triomphe : « Vous voyez bien que votre nouvelle monnaie est impossible, et comme sans cette monnaie nouvelle la vaste opération de vente est impraticable, il faut renoncer à aliéner le domaine ecclésiastique. »
Le cours forcé déjouait cette manœuvre, et quand un véhément orateur de la droite s’écriait : « Décréter le cours forcé du papier-monnaie, c’est voler le sabre à la main », il se trompait d’un mot, car la nation ne volait pas, elle arrachait à des oisifs et à des indignes un bien qui fructifierait mieux en d’autres mains, mais elle avait raison d’armer la Révolution de la loi comme d’une épée, et de donner à l’assignat une vertu conquérante et une force de pénétration qui pût déjouer toute résistance.
Mais au moment où la Révolution allait donner le caractère de monnaie et le cours forcé aux quatre cents millions d’assignats créés en décembre 1789, et dormant encore dans la Caisse de l’extraordinaire, une question se posait : fallait-il maintenir un intérêt à ces assignats ? A première vue, et dans le calcul abstraie ; semblait bien que l’assignat, une fois devenu monnaie, devait, comme toute monnaie, ne porter aucun intérêt. Quand, en décembre, l’Assemblée avait décidé que les assignats recevraient un intérêt de 5 pour 100, elle n’avait pas donné cours forcé aux assignats. Elle les avait destinés surtout à faire patienter les créanciers de l’État jusqu’à ce qu’on pût les rembourser par la vente du domaine ecclésiastique. Or, comme il leur était dû un intérêt pour leur créance, il était naturel que l’assignat, qui donnait un corps nouveau à cette créance, portât un intérêt comme elle.
Le créancier n’était pas sûr de pouvoir céder à d’autres l’assignat, il fallait donc, s’il le gardait dans son tiroir, qu’il ne perdît pas l’intérêt du capital représenté par cet assignat. Et l’intérêt attaché à l’assignat pouvait aider d’ailleurs le porteur de l’assignat à le négocier. N’ayant pas la circulation forcée et étendue de la monnaie, il pouvait du moins avoir une sorte de circulation de banque, et il devenait en quelque mesure un instrument de transaction.
Mais du jour où le porteur de l’assignat a en mains, non plus une créance à terme sur l’État, mais une monnaie, c’est-à-dire une créance à vue sur le public, du moment qu’il est assuré, par le cours forcé, que ni ses créanciers, ni ses fournisseurs ne pourront refuser l’assignat et qu’il peut ainsi se rembourser lui-même, par des achats où l’assignat a force libératoire, du capital jadis prêté à l’État, il n’y a plus aucune raison de lui servir un intérêt, car les assignats-monnaie représentent, non plus une promesse de remboursement, mais un remboursement.
Pétion, qui dès décembre était intervenu pour dissocier le crédit de l’État du crédit ou mieux du discrédit de la Caisse d’Escompte, et qui, sur toute cette question des assignats a eu des vues très hardies et très nettes, a fait valoir avec force les raisons de retirer tout intérêt aux assignats transformés (16 avril 1790) :
« Il est facile de concevoir, dit-il, pourquoi l’assignat ne doit porter intérêt. C’est par la raison que les écus qui sont dans la circulation n’en portent pas ; aussitôt que vous rendez l’assignat une monnaie, qu’il est reçu dans tous les échanges à ce titre, il doit en conserver tous les caractères. Si, lors de la première émission des assignats, vous avez consenti à leur attacher un intérêt, c’est que vous cru donner un attrait puissant à un effet auquel les esprits n’étaient pas encore familiarisés, que les préjugés et l’ignorance pourraient repousser ; mais en principe, il est absurde qu’un assignat-monnaie porte intérêt.
« Il y aurait même sous un rapport une véritable injustice, car cet assignat ayant en lui-même la valeur de la monnaie, si vous y ajoutez une autre, par cela même vous dépréciez la monnaie qui est en circulation, vous la faites perdre contre l’assignat.
« Aux principes de raison et d’équité se joint ici un grand motif d’utilité publique. Les assignats ne portant point intérêt, vous allégez le fardeau des impôts sous lequel le peuple est écrasé. Si vous remboursez 2 milliards, vous déchargez la nation de 100 millions de rente. Est-il une considération plus puissante, plus propre à toucher ceux qui s’occupent à soulager les malheurs d’une nation si longtemps opprimée ?
« Si les assignats portaient intérêt, on ne pourrait plus les regarder comme monnaie, et alors je ne verrais pas de raison pour que cet intérêt ne fût pas fixé sur le taux ordinaire et courant. Qu’arriverait-il alors ? C’est qu’une grande partie des biens nationaux ne serait pas vendue. Le porteur d’un assignat préférerait la jouissance tranquille d’un intérêt de 5 pour 100 à la possession d’une terre dont le revenu ne lui produirait pas au delà de 3 1/2 ; revenu qui est même sujet à des vicissitudes, à des non-valeurs.
« Ainsi, l’objet intéressant, l’objet essentiel que l’Assemblée se propose pourrait échouer en attachant des intérêts aux assignats. Les biens nationaux qu’il est si important de vendre et de vendre promptement, trouveraient un moins grand nombre d’acquéreurs. La gestion en serait très onéreuse à la nation, et elle ferait un intérêt de 5 %, lorsqu’elle n’en retirerait peut-être pas 2 % de ses fonds. »
Et Pétion, préoccupé ainsi de faire de l’assignat purement et simplement une monnaie, demandait avec beaucoup de logique que l’assignat de mille livres, créé par le vote de décembre, fut subdivisé en assignats de moins de valeur pour se prêter à une circulation de détail.
« S’il est, dit-il, un vice qui se soit fait vivement sentir dans les assignats mis jusqu’à ce jour en émission, c’est qu’ils représentent des sommes trop considérables, et qu’ils ne se prêtent pas dès lors à une facile et fréquente circulation. Ils deviennent nuls pour les besoins journaliers de la vie et pour tous les objets de détail ; ils deviennent nuls pour toutes les opérations de commerce. Ils deviennent tantôt une raison, tantôt un prétexte pour arrêter le cours des affaires. Le débiteur d’une petite somme renvoie sans cesse son créancier qui est dans le besoin en lui offrant ces assignats dont la valeur est de beaucoup supérieur à la dette. Avec de tels assignats les appoints deviennent très difficiles, et nous avons à cet égard une expérience suffisante pour nous éclairer. Des assignats de 50, de 36, de 24 livres entreraient aisément dans toutes les transactions, dans tous les échanges ; ils donneraient une très grande activité à la circulation. »
Le système de Pétion est cohérent et complet. C’est dès lors celui qu’adoptera décidément la Révolution ; des assignats gagés sur les biens nationaux, ayant caractère de monnaie et cours forcé, ne portant pas intérêt et divisés en petites coupures pour pénétrer dans toutes les ramifications des échanges. Et il semble bien que les objections formulées par lui contre l’intérêt attribué à l’assignat-monnaie sont décisives. Pourtant l’Assemblée ne s’y rendit pas encore en avril.
La tentative était si audacieuse, un échec des assignats se heurtant à l’universelle résistance aurait été si grave qu’elle voulut accumuler les précautions. Sans doute, le cours forcé de l’assignat-monnaie semble rendre l’attribution de l’intérêt inutile et injuste, mais n’y aura-t-il pas là un encouragement à ceux qui voudraient faire circuler l’assignat ? L’intérêt sera calculé par jour ; par exemple, l’intérêt étant fixé à 3 pour 100, l’assignat de mille livres produira 20 deniers par jour, ou 1 sol 8 deniers.
Ainsi, quand un porteur d’assignat l’aura gardé vingt jours, s’il le passe à un autre, il recevra de celui-ci la valeur de l’assignat plus 20 fois 20 deniers, et ainsi dans toutes les transactions. À la fin de l’année, le porteur recevra du Trésor l’intérêt de l’année qui aura été successivement avancé par les acquéreurs successifs de l’assignat. Ainsi chaque porteur sera encouragé à se défaire de l’assignat, puisqu’il recevra, en le passant à un autre, outre la valeur de l’assignat, une sorte de prime représentant l’intérêt de l’assignat pendant tout le temps qu’il l’a gardé.
Il est clair que cette combinaison n’exigeait que des calculs assez simples : mais si simples qu’ils fussent, ils empêchaient l’assignat de se populariser, et il semble bien que l’usage en était ainsi pratiquement restreint aux hommes habitués aux affaires. La clientèle de l’assignat était donc moindre, et son rôle était réduit ; mais les résistances de la masse, non encore bien informée, n’étaient pas à craindre, et l’acclimatation de l’assignat se faisait sans qu’une chute brusque fût à craindre.
Ah ! quel mélange de hardiesse et de prudence supposent les grandes révolutions ! et de quelle admirable puissance et souplesse d’esprit firent preuve les Constituants !
Dans chacune de ces séances où la pédantesque ignorance de Taine n’a vu que des incidents tumultueux ou des déclamations abstraites il y a eu un effort de pensée, le sublime calcul du marin qui suit le mouvement délicat d’une aiguille dans le désordre immense de la tempête.
Que les emprunts imaginés par Necker échouent, que les impôts anciens ne rentrent pas, que même la nouvelle contribution patriotique ne soit pas immédiatement versée, cela n’atteint pas la Révolution au cœur : mais si l’assignat, si la monnaie révolutionnaire, instrument de l’expropriation de l’Église et des ventes libératrices, est frappé de discrédit, la Révolution, paralysée soudain, chancelle. C’est avec le sentiment de ces responsabilités terribles que la Constituante tâtonne dans la question des assignats : elle leur attache un intérêt comme on attacherait un parachute à la montgolfière qui emporte aux hasards de l’espace tout le destin de la patrie.
Pourtant les observations de Pétion ne furent point sans effet et dès le mois d’avril l’assignat évolue vers son rôle définitif d’assignat-monnaie. D’abord la Constituante abaisse à 3 pour cent l’intérêt fixé en décembre à 5 pour cent : et ce changement de chiffre a une signification très grande. Quand l’assignat recevait 5 pour cent il était considéré comme un titre de créance, portant l’intérêt ordinaire des titres de créance. Abaisser l’intérêt à 3 pour cent, au-dessous de l’intérêt normal des créances d’État, c’était dire qu’on ne considérait plus l’assignat comme un titre de créance et que l’intérêt réduit qu’on y attachait encore n’était qu’une prime de circulation à une monnaie insuffisamment accréditée encore. Cette première réduction de l’intérêt en prépare la suppression.
De plus la Constituante divise l’assignat de mille livres : elle décrète le 17 avril « les assignats seront depuis 1.000 livres jusqu’à 200 livres : l’intérêt se comptera par jour : l’assignat de 1.000 livres vaudra 1 sol 8 deniers par jour, celui de 300 livres 6 deniers, celui de 200 livres 4 deniers. »
Et non seulement l’assignat est ainsi divisé ; mais l’article 7 stipule : « pour éviter toute discussion dans les paiements, le débiteur sera toujours obligé de faire l’appoint et par conséquent de se procurer le numéraire d’argent nécessaire pour solder exactement le solde dont il sera redevable. »
Ainsi la Constituante se préoccupe d’assurer l’emploi et la circulation de l’assignat.
Et, surtout, elle met un terme aux hésitations des acquéreurs, de biens nationaux en déchargeant les biens d’Église mis en vente, de toute hypothèque. L’Église avait beaucoup emprunté ; elle avait donné hypothèque sur ses domaines à ses créanciers ; et les acquéreurs pouvaient toujours craindre que les créanciers ne fissent valoir leur droit. La Constituante décréta : « les dettes du clergé seront réputées nationales ; le Trésor public sera chargé d’en acquitter les intérêts et capitaux ».
La nation déclare qu’elle regardera comme créanciers de l’État tous ceux qui justifieraient avoir légalement contracté avec le clergé et qui seraient porteurs de contrats de rente assignés par lui : elle leur affecte et hypothèque, en conséquence, toutes les propriétés et revenus dont elle peut disposer, ainsi qu’elle le fait pour toutes ses autres dettes.
Ainsi la nation substituait une hypothèque générale sur l’ensemble des biens nationaux à l’hypothèque spéciale des créanciers du clergé : et par là elle libéra tous les domaines mis en vente. Les députés du clergé protestèrent : ils prétendirent que les créanciers du clergé ne s’étaient contentés de l’intérêt réduit de 4 1/2 pour cent que grâce à la sécurité particulière que leur donnait leur hypothèque spéciale sur les biens du clergé : et que les confondre dans la masse des créanciers de l’État c’était les dépouiller. L’Assemblée passe outre et elle assura ainsi la vente des biens d’Église.
L’opération ainsi réglée par la Constituante réussit : les assignats entrèrent dans la circulation, la vente des biens d’Église commença à s’animer. Mais qu’était cette opération de quatre cents millions à côté des besoins de la Révolution ?
En Août la dette exigible atteignait plus de dix-huit cents millions. Qu’était aussi cette émission de quatre cents millions d’assignats à côté des milliards de biens nationaux pour la vente desquels il fallait créer un instrument monétaire ? Aussi dès le mois d’Août, le débat s’ouvrit de nouveau, mais cette fois avec toute son ampleur.
Il ne s’agissait plus d’une opération limitée et timide. Il s’agissait de s’engager à fond dans le système et de créer assez d’assignats pour payer immédiatement toute la dette exigible, pour assurer la vente de tout le domaine ecclésiastique. Mais à cette minute décisive, l’immensité et l’irrévocabilité de l’acte à accomplir tenait les esprits en suspens. Mirabeau intervint et par un discours admirable, par une affirmation éloquente de foi révolutionnaire, il entraîna l’Assemblée et le pays.
Depuis la discussion d’octobre et de novembre 1789, depuis que l’Assemblée avait décidé en principe que les biens de l’Église seraient à la disposition de la nation, le grand orateur avait sur cette question gardé le silence. Comme il le dit lui-même à l’Assemblée, il n’avait pu prendre un parti sur le meilleur système à adopter : mais maintenant l’expérience était faite : maintenant il était démontré que la première émission d’assignats, si insuffisante qu’elle fût, avait ranimé la circulation et les affaires : et il fallait élargir l’émission : il fallait lui donner toute l’étendue des besoins. Qu’on ne craigne pas un excès de numéraire fictif : l’activité de la France pourra absorber un océan d’assignats comme la terre aride absorbe l’eau.
Il n’y a plus à hésiter entre les deux systèmes de l’assignat billet d’État et portant intérêt et de l’assignat monnaie. Avec la vaste émission qui est nécessaire, c’est à l’assignat monnaie et sans intérêt qu’il faut recourir. Attacher un intérêt à l’assignat, au moment où on va créer des milliards d’assignats c’est accabler le peuple d’une charge immense.
C’est de plus faire de l’assignat un titre de créance, une monnaie limitée qui ne circulera qu’en un petit nombre de mains. L’assignat doit être la monnaie de tous, comme la Révolution doit être la chose de tous. Donner cours forcé de monnaie, sans intérêt, à des milliards d’assignats, mettre aux mains de tous, par une circulation aisée et immense, un papier qui n’aura de valeur que si la vente des biens d’Église s’opère et si la Révolution triomphe, c’est intéresser tout le peuple, tout le pays, au succès de la vente et à la victoire de la Révolution.
L’Assemblée, qui ne demandait qu’à être rassurée et à rassurer la France, vota l’impression du discours de Mirabeau, un des plus puissants, un des plus efficaces qui aient été prononcés dans l’histoire ; car, s’il est vrai que la nécessité toute seule eût acculé la Révolution à la grande mesure proposée par Mirabeau, il est vrai aussi que cette mesure avait d’autant plus de chances de succès qu’elle était décrétée avec plus de confiance et d’enthousiasme ; et Mirabeau sut émouvoir si puissamment la passion révolutionnaire que l’assignat porta, en lui, dès ce jour, comme une force de crédit incomparable, l’âme même de la Révolution.
Le service d’entraînement et de passion rendu ainsi par Mirabeau à la France incertaine ne peut être mis assez haut. On mesurera les difficultés qui étaient à vaincre, les doutes et les résistances qu’il fallait emporter quand on saura que même après le discours de Mirabeau, de grands esprits, de grands savants comme Condorcet et Lavoisier, combattirent encore l’assignat monnaie.
Condorcet, en un beau mémoire attristé, déplora que le grand orateur, si pénétré jusque là des principes « conservateurs » de la Société, et si opposé à toute banqueroute eût proposé une mesure qui était une banqueroute dissimulée.
N’était-ce point en effet faire banqueroute aux créanciers de l’État que de remplacer en leur main un titre portant intérêt par un assignat qui n’en porte point ? Mais Condorcet oublie que le cours forcé transforme le titre de créance en capital et que le créancier est remboursé. Son raisonnement suppose que l’assignat ne circulera point, qu’il sera immobilisé par la défiance générale aux mains des créanciers d’État : c’est donc un manque de foi en la Révolution elle-même, en sa force de persuasion et d’ébranlement, qui est au fond de la thèse de Condorcet ; l’événement démontra qu’il se trompa contre Mirabeau, et c’est un des plus saisissants exemples de l’insuffisance de la froide et lucide raison scientifique, si noble soit-elle, en des temps de crise : le grand tribun passionné auquel sa passion même révélait l’ardeur latente accumulée dans les âmes, voyait plus juste et plus clair que l’admirable philosophe et géomètre.
Condorcet ajoutait, par un souci de symétrie et d’exactitude mathématique qui ne convient pas à ces vastes opérations, qu’on ne pouvait calculer exactement la valeur des biens nationaux et que par suite on ne pouvait mesurer la quantité d’assignats nécessaire pour les représenter.
Si on émettait trop peu d’assignats, la valeur des biens en vente tomberait au dessous du juste prix, et il y aurait perte pour la nation ; si au contraire on émettait trop d’assignats, la valeur des biens monterait au-dessus de leur juste prix, et il y aurait perte pour les créanciers de l’État. Mais qui ne voit que cette exactitude absolue de calcul, impossible déjà quand il faut déterminer la route d’un astre, est infiniment impossible quand il s’agit des phénomènes sociaux ?
L’essentiel est d’éviter les erreurs violentes qui bouleversent tout le système. Enfin Condorcet disait, par un raisonnement à la fois très subtil et très sophistiqué : « Si les assignats portent intérêt, les détenteurs d’assignats n’auront point hâte de s’en défaire ; dès lors ils ne se précipiteront pas sur les biens mis en vente, et il sera possible d’en acquérir sans avoir à redouter la concurrence trop forte de toute la bourgeoisie financière ou rentière. »
Mais si les créanciers de l’État gardent en mains l’assignat pour continuer à en percevoir les intérêts, qui donc achètera les biens nationaux et avec quelle monnaie les achètera-t-on ? L’abstention de la bourgeoisie ne donnera pas aux cultivateurs les ressources nécessaires : la vente ne se fera pas et la Révolution tombera, au grand dommage commun de la bourgeoisie et des paysans.
Le grand chimiste Lavoisier signalait d’autres périls. Il n’y avait, disait-il, en France que deux milliards de numéraire réel ; créer deux milliards de numéraire fictif, c’était donc doubler d’un coup le numéraire et bouleverser par conséquent tous les prix. De plus, l’assignat qui déjà subissait par rapport à l’or et à l’argent une perte de six pour cent, subirait une dépréciation bien plus grande quand la masse des assignats aurait été accrue, quand l’intérêt qui en soutenait le cours aurait été supprimé.
Pour n’avoir pas à échanger leur argent et leur or contre des assignats dépréciés, les citoyens cacheraient leur numéraire réel ; et ainsi, au bout de quelque temps et après une vaste crise des prix, la France se trouverait n’avoir pas plus de deux milliards de numéraire comme auparavant : mais ces deux milliards, au lieu d’être d’argent et d’or seraient de papier.
Enfin Lavoisier disait que les porteurs d’assignats, pouvant faire admettre l’assignat pour sa valeur nominale dans l’achat des biens nationaux auraient par là même un avantage sur les cultivateurs. Ceux-ci payant en or, payeraient 6 ou 7 pour cent de plus, à soumission égale, que leurs concurrents de la finance : ils seraient donc vaincus aisément dans les enchères.
Certes, Lavoisier prévoyait, avec une force d’esprit admirable, tous les périls qui naîtraient du développement des assignats. Mais où il se trompait gravement, c’est lorsqu’il dénonçait ces périls comme immédiats et inévitables. En fait, la baisse des assignats qu’il annonçait prochaine ne se produisit que beaucoup plus tard, ou du moins elle n’eut pas d’emblée des proportions désastreuses. D’après le tableau annexé à la loi du 5 Messidor an V (23 juin 1797), et qui récapitule le cours moyen des assignats, de leur naissance à leur mort, l’assignat valut 96 pour cent de l’or, pendant l’année 1790 ; 91 pour cent pendant l’année 1791 ; 70 pour cent pendant l’année 1792.
Sans la coalition de toute l’Europe contre la France, et l’émission continue et démesurée qui fut par là rendue nécessaire, l’assignat n’aurait pas été déprécié d’une façon dangereuse ; il se soutint suffisamment pendant quatre années et donna ainsi à la Révolution le temps de répartir les biens nationaux et de créer des armes, c’est-à-dire de multiplier les racines de l’ordre nouveau et de le protéger.
Mirabeau avait raison contre ces savants de génie, et l’assignat monnaie sauva la Révolution.
Comment s’est opérée cette vente colossale de plus de trois milliards de biens nationaux ? Au profit de quelle catégorie sociale s’est fait ce déplacement énorme de propriété ? Est-ce au profit de la bourgeoisie ou des paysans ? et dans quelle proportion ?
Il y a sur cette question des malentendus accumulés. D’une part les classes dirigeantes, et, en particulier les classes bourgeoises, dont la Révolution a accru la puissance et la richesse, ont essayé de persuader au pays que les biens nationaux avaient été acquis surtout par les cultivateurs. Elles répètent que « la Révolution a donné la terre aux paysans », et ainsi elles détournent ou elles croient détourner d’elles le reproche d’égoïsme et d’accaparement. Ainsi elles espèrent attacher plus fortement la démocratie paysanne au gouvernement bourgeois. Or il est matériellement faux que les paysans aient acquis la plus large part des biens nationaux ; c’est évidemment la bourgeoisie, surtout la bourgeoisie des villes, qui a été le principal acquéreur.
Voilà donc une légende bourgeoise savamment créée et entretenue, qui obscurcit d’abord le problème. Et d’autre part, beaucoup de nos amis socialistes, entraînés par leur polémique contre la classe bourgeoise et éblouis par le pamphlet étincelant et frivole d’Avenel, ont commis une double erreur. Par un effet de réaction assez naturel contre la légende bourgeoise, ils ont réduit à l’excès la part d’achats faite par les paysans, et en second lieu, ils ont témérairement appliqué à un phénomène social qui doit être jugé selon la loi générale de l’évolution économique, une règle toute abstraite.
Répétant docilement Avenel, qui regrette que la Révolution n’ait pas créé, avec les biens nationaux, une multitude de petites propriétés paysannes, ils ont, à leur insu, appliqué la conception radicale beaucoup plus que la conception socialiste ; et ils ne se sont pas rendu un compte suffisant des nécessités absolues qui s’imposaient alors à la Révolution bourgeoise. A priori, si l’on veut bien y réfléchir, il était impossible que la Révolution se proposât comme but principal ou même comme but important, dans la vente des biens nationaux, de multiplier la petite propriété paysanne.
Pourquoi la Révolution avait elle éclaté ? Parce que la monarchie d’ancien régime acculée par un déficit grandissant allait tomber dans la banqueroute. La banqueroute, c’était la ruine de la bourgeoisie comme de l’État moderne ; c’était l’arrêt de la civilisation bourgeoise, du travail industriel, du crédit et de la pensée libre ; c’était la rechute sous la domination féodale et cléricale. Le premier devoir de la Révolution envers la France et envers les prolétaires eux-mêmes, c’était donc d’empêcher la banqueroute ; c’était de rembourser les créanciers de l’État, afin que l’État moderne ne fût pas à l’avenir destitué de tout crédit et afin que les capitaux ainsi restitués aux prêteurs bourgeois puissent être appliqués par eux à développer les entreprises industrielles et commerciales, dont seule à cette époque la bourgeoisie avait et pouvait avoir la direction.
Donc, puisque la dette immédiatement exigible atteignait en août 1790 plus de la moitié de la valeur probable des biens nationaux, puisque le chiffre total des dettes de l’État, indéterminé encore devait très vraisemblablement dépasser la valeur totale de ces biens nationaux, il était chimérique de penser que les biens nationaux pourraient servir à autre chose qu’à rembourser les créanciers de la nation.
Et comme il y avait urgence, comme une grande partie de la dette était exigible immédiatement, non seulement la Révolution ne pouvait faire de distribution gratuite de terres, mais elle ne pouvait vendre qu’à ceux qui pouvaient payer vite, et qui avaient des ressources immédiatement disponibles. C’était là, la force des choses, c’était la nécessité suprême de la Révolution, et tout ce qui serait allé contre cette loi suprême du salut de la Révolution aurait été, même sous des apparences philanthropiques, foncièrement réactionnaire.
J’admire la franchise et la netteté avec laquelle, aux Jacobins, dans la séance du vendredi 25 juin 1790, M. de Polverel posa le problème. Son exposé détruit d’avance la légende créée par une bourgeoisie médiocre, incapable de comprendre et d’avouer ce qu’il y eut de grandeur dans son égoïsme révolutionnaire, et il réduit à néant aussi, par avance, la critique superficielle de quelques écrivains radicaux, dont plusieurs de nos amis ont trop complaisamment accepté le thème. Écoutez avec quelle force il discute la conception de M. de la Rochefoucauld-Liancourt, et de M. de Cernon ; mais relevez aussi l’engagement que prenait alors envers la classe ouvrière la bourgeoisie révolutionnaire. « La nation doit-elle réserver une partie de ses biens aux pauvres ? M. de Cernon (député de la noblesse du bailliage de Châlons-sur-Marne), pense que cela doit être ainsi, et il propose de confier aux municipalités l’administration de cette partie réservée. »
« M. de Liancourt propose de réserver pour la classe indigente les portions de biens nationaux qui ne produisent aucun revenu actuel, tels que les landes et les marais. »
« Un honorable membre de la Société vient de vous proposer de distraire de la vente pour 1200 millions de biens nationaux, et de les distribuer à petits bénéfices, qui seront cultivés par des familles pauvres, et dont les fruits serviront à leur subsistance. »
« S’il fallait réserver pour les pauvres une portion quelconque, soit de landes et de marais, soit de terres déjà en valeur, ce serait aux pauvres mêmes que je voudrais en donner l’administration et la jouissance. La distribution en petits bénéfices, qui vous a été proposée, serait alors la seule praticable. »
« Mais est-ce par des distributions de terre que la nation doit venir au secours de l’indigence ? Doit-elle, peut-elle en distribuer ? N’a-t-elle pas des moyens plus efficaces pour secourir les pauvres ? »
« Toute nation doit pourvoir à la subsistance de ses pauvres. Il y a deux classes de pauvres, les valides et les invalides. Les premiers doivent vivre de leur travail, les seconds ne peuvent subsister que par les secours publics. Mais il ne faut permettre la mendicité ni aux uns ni aux autres.
« La mendicité est inutile aux pauvres valides, puisque leur travail peut suffire à leur subsistance. Elle est infructueuse ou insuffisante aux pauvres, parce que plusieurs d’entre eux sont hors d’état de pouvoir mendier et parce que les aumônes étant volontaires, leur produit est nécessairement incertain, tandis que le besoin ne l’est pas.
« Enfin la mendicité doit être proscrite dans toute société bien ordonnée, parce qu’elle entretient et propage l’oisiveté et que l’oisiveté est la mère de tous les vices.
« À quoi se réduit donc le devoir des nations à l’égard des pauvres ? À donner du travail à ceux qui peuvent et veulent travailler, à forcer au travail tous ceux qui peuvent et ne veulent pas travailler, à établir et à maintenir une proportion exacte entre le salaire du travail et la subsistance, de manière cependant que le travail forcé soit toujours moins payé que le travail volontaire, à assurer des secours à tous ceux qui sont hors d’état de travailler.
« Quand vous distribueriez aux pauvres tout ce qui vous restera de libre sur vos biens nationaux, après avoir payé vos dettes, vous ne parviendriez pas à détruire l’indigence. On compte dans le royaume au moins huit millions d’individus qui n’ont rien. Supposez 400 millions de revenus, une distribution absolument égale de la totalité de ces biens ne donnerait que 50 livres de revenu à chaque individu, ce qui serait évidemment insuffisant pour la subsistance, car il n’aurait que 33 deniers pour tous ses besoins de chaque jour.
« S’il est évident que vous n’avez pas assez de terres à distribuer pour mettre tous vos pauvres à l’abri de l’indigence, gardez-vous bien de faire aucune distribution de terres, car vous vous mettriez dans la nécessité de faire des préférences injustes et des mécontents.
« Quand vous auriez assez de terres à votre disposition pour en donner une quantité suffisante à tous les pauvres, quand vous soumettriez toutes les terres du royaume à un partage absolument égal, les subdivisions dans les familles, l’indolence, les malheurs, les infirmités ou l’inaptitude d’un chef de famille vous auraient bientôt donné de nouvelles générations de pauvres, et alors, qu’auriez-vous à leur distribuer ?
« Le grand remède contre l’indigence et contre la mendicité est donc, non la distribution gratuite de propriétés territoriales, mais la certitude des secours pour les pauvres invalides, la certitude du travail pour les valides, et la proportion du salaire avec les besoins, la subsistance.
« Que chaque département, chaque district, chaque municipalité aient des établissements de bienfaisance pour les infirmes et des ateliers de travaux publics pour tous les sexes et pour tous les âges ; que le salaire soit fixé, dans les ateliers publics, de manière à suffire, dans toutes les saisons de l’année, à la subsistance d’un père de famille et de son ménage. Que ces ateliers toujours ouverts, forcent par leur concurrence tous les propriétaires de terres, tous les chefs d’ateliers à donner un salaire au moins égal. »
Mais Polverel ne se borne pas à démontrer que la distribution gratuite d’une partie des biens nationaux aux pauvres serait à la fois impossible et inefficace. Il démontre que l’État ne pourra favoriser les petits acquéreurs en leur ménageant de longs délais de payement.
« Je sais, dit-il, que plusieurs bons citoyens seront mécontents du plan que je propose. Ils désireraient (et je le voudrais autant qu’eux) que l’on donnât pour l’acquisition de tous les biens nationaux indistinctement les mêmes facilités que je propose de ne donner que pour la troisième vente (celle qui aurait lieu après le paiement des créances les plus pressantes) :
« Sans cela, diront-ils, tous les biens nationaux passeront dans les mains des riches, des capitalistes ; ceux qui n’ont rien, continueront de n’avoir rien. » Cette idée a séduit le Comité (de l’Assemblée) ; pour faire du bien aux pauvres, l’impossible lui a paru facile.
« Il a proposé d’appeler tous les citoyens à la concurrence pour l’acquisition de tous les biens nationaux, de donner aux acquéreurs, tant pour la forme que pour les époques de paiement, les mêmes facilités que l’Assemblée a données pour les acquisitions où les municipalités doivent servir d’intermédiaires, et de faire une telle subdivision dans les objets des ventes que le pauvre même qui voudrait acquérir une petite propriété puisse y parvenir.
« Je conçois qu’aucun citoyen ne doit être exclu de la concurrence, voilà pourquoi j’adopte la subdivision des objets de vente en petites parties… Je conçois encore comment la nation, si elle ne devait rien, pourrait et devrait donner aux pauvres toutes les facilités possibles pour acquérir ; voilà pourquoi je leur donne toutes ces facilités pour la troisième vente, lorsque la nation ne devra que des rentes perpétuelles, dont elle sera la maîtresse de ne pas rembourser le principal ou de ne le rembourser que lorsqu’elle le voudra.
« Mais je ne conçois pas comment une nation qui doit deux milliards, actuellement exigibles, et qui n’a d’autre moyen d’acquitter sa dette que la vente de ces biens pourrait donner aux acquéreurs quinze ans de terme pour payer le prix de vente.
« La nation ne peut donner de facilités aux pauvres pour l’acquisition de ces biens qu’après avoir acquitté la dette exigible, après avoir éteint les rentes et les traitements viagers, ou du moins après en avoir assuré le traitement annuel.
« Alors seulement, comme il ne lui restera que des rentes perpétuelles à éteindre, comme personne n’aura le droit de la forcer à les éteindre plutôt aujourd’hui que dans dix, quinze ou vingt ans, elle pourra donner aux pauvres citoyens toutes les facilites qu’elle jugera convenables pour acquérir des biens nationaux et pour en payer le prix.
« Il serait mieux, sans doute, que les riches, que les capitalistes n’eussent aucune prépondérance pour aucune des trois ventes. Si donc l’on m’indique un moyen d’empêcher que l’inégalité des propriétés foncières ne soit la suite nécessaire de l’inégalité des richesses mobilières, je l’adopte sans hésiter. Mais jusqu’à ce qu’on me l’ait indiqué, je demanderai si l’apparence d’un mieux impossible doit nous faire repousser le bien qui est sous notre main. Je demanderai si ce n’est rien pour la prospérité publique et pour l’agriculture que de transformer des caisses et des portefeuilles en propriétés foncières, de reverser dans la circulation des capitaux enfouis depuis longtemps… »
Oui, Polverel a eu le mérite de poser la question avec une netteté saisissante. La dette, et la dette exigible, dominait tout. Le problème immédiat, vital pour la Révolution était, non pas de donner la propriété à ceux qui n’en avaient point, mais de donner des terres aux créanciers de l’État qu’on ne pouvait rembourser autrement. Voilà pourquoi les politiques et les économistes bourgeois se moquent de nous, quand ils disent que la Révolution a eu pour principal effet de donner la terre aux paysans. Elle a libéré de la dîme et des droits féodaux le domaine paysan déjà constitué ; elle n’a pu ajouter grand chose à ce domaine. Mais voilà pourquoi aussi il est injuste et puéril de reprocher à la Révolution, comme le fait Avenel, de n’avoir pas distribué aux pauvres une partie au moins des terres d’Église, car cette opération était impossible sans la banqueroute, qui était alors, aussi bien au point de vue politique qu’au point de vue économique, une mesure contre-révolutionnaire et rétrograde,
Avenel dit que la Révolution a volé un milliard aux pauvres. Ou cela n’a pas de sens, ou cela signifie que la Révolution, en s’emparant des biens d’Église, a moins fait pour les pauvres que ne faisait l’Église elle-même. C’est bien la thèse réactionnaire, étrangement rajeunie par un paradoxe pseudo-démocratique ; mais c’est contraire à la vérité.
La plupart des biens d’Église n’avaient plus en fait l’affectation charitable que leur avaient marquée les donateurs, les revenus en étaient dissipés par les plus scandaleux abus, et lorsque la Révolution, par son admirable comité « de mendicité », dessina un plan laïque d’assistance publique, lorsque ce comité dressa, en 1790 et 1791, le premier budget révolutionnaire d’assistance, 12 millions pour les malades, 27 millions pour les infirmes, les enfants et tes vieillards, 5 millions pour les ateliers publics où travailleraient les pauvres valides ; quand il essaya d’organiser les secours à domicile ; quand l’Assemblée Constituante, appliquant partiellement ce plan avant qu’il fût tracé en entier, vota le 15 décembre 1790, 15 millions de livres pour subventionner les ateliers publics, quand elle vota 5 millions pour les enfants trouvés, 4 millions pour les hospices, elle alla bien au delà de ce que faisait l’Église. Mais surtout en proclamant le droit au travail et à la vie, elle dépassait infiniment la morne charité ecclésiastique.
Ce droit au travail et à la vie, nous venons de voir avec quelle force Polverel le proclame aux applaudissements des Jacobins. Nous avons vu avec quelle force Chapelier le proclamait à la tribune de l’Assemblée nationale : « Il n’y aura plus de pauvres que ceux qui voudront l’être ». Le Comité de la Constituante le proclamait encore au début du beau rapport du duc de la Rochefoucauld-Liancourt :
« Tout homme a droit à sa subsistance. Cette vérité fondamentale de toute société, et qui réclame impérieusement une place dans la Déclaration des droits de l’Homme, a paru au Comité devoir être la base de toute loi, de toute institution politique qui se proposent d’éteindre la mendicité. Ainsi chaque homme ayant droit à sa subsistance, la société doit pourvoir à la subsistance de tous ceux de ses membres qui pourraient en manquer, et cette honorable assistance ne doit pas être regardée comme un bienfait ; elle est sans doute le besoin d’un cœur sensible et humain, le vœu de tout homme qui pense, mais elle est le devoir strict et indispensable de tout homme qui n’est pas lui-même dans l’état de pauvreté ; devoir qui ne doit point être avili ni par le nom, ni par le caractère de l’aumône, enfin elle est pour la société une dette inviolable et sacrée. »
Certes, Avenel aurait eu le droit de rappeler que la bourgeoisie, une fois installée au pouvoir et tout le long du dix-neuvième siècle, n’a pas été fidèle à cette haute pensée, à ce sublime engagement. Oui, il est vrai qu’à l’heure où elle saisissait, pour payer les créanciers, pour sauver les rentiers de la banqueroute, l’immense domaine de l’Église, la bourgeoisie révolutionnaire pensa, avec une sorte de trouble profond de conscience, au peuple qu’elle ne pouvait doter, et elle proclama comme une dette sacrée de la société nouvelle le droit de tout homme à vivre.
Mais qu’est devenu ce droit à la vie dans une société où tant d’êtres humains succombent encore à l’excès des privations ? Qu’est devenu le droit au travail dans une société où le chômage condamne à la misère tant d’hommes de bonne volonté ? Oui, le prolétariat a le droit, après plus d’un siècle, de constater la terrible disproportion entre l’œuvre accomplie par la société bourgeoise et le solennel engagement pris par la bourgeoisie révolutionnaire. Il y a là au profit des dépossédés un titre historique et social que nous ne laisserons point périmer.
Mais s’imaginer que la Révolution aurait payé sa dette en restituant aux familles pauvres un milliard de biens nationaux, c’est enfantin. Ces terres, à qui Avenel eût-il voulu qu’on les donnât ? A des travailleurs de la campagne ? à des journaliers ? à des métayers ? Mais on aurait pu doter tout au plus cent mille familles, qui auraient été séparées bientôt par l’égoïsme étroit de la propriété paysanne de l’immense multitude des pauvres. Ou peut-être beaucoup de ces nouveaux propriétaires, sans avance suffisante, n’auraient pas tardé à succomber. Fallait-il distribuer ces terres aux ouvriers sans travail des villes ? Avenel semble le dire, puisqu’il considère comme un scandale que les ouvriers licenciés des ateliers de Montmartre n’aient pas reçu un peu du domaine national. Avenel oublie que les premiers ateliers de Montmartre les plus importants étaient fermés bien avant que les biens de l’Église fussent mis en vente. Mais surtout croit-il qu’il était possible de ramener ainsi, artificiellement, au travail des champs les hommes que l’énorme mouvement économique de la fin du XVIIIe siècle et la croissance de l’industrie avaient peu à peu poussés vers les villes ?
Diminuer la population industrielle ouvrière, arrêter ainsi ou ralentir l’essor de l’industrie, refouler vers les campagnes la force des prolétaires, c’était aller contre le progrès économique, c’était compromettre les chances d’avènement du socialisme. La Révolution faisait beaucoup plus pour les ouvriers sans ouvrage lorsqu’elle saisissait et livrait à la bourgeoisie démolisseuse et bâtisseuse les innombrables édifices cléricaux qui encombraient les villes ; dès les premiers mois de 1791, le bruit de la pioche révolutionnaire commence à retentir dans les rues agrandies, et de colossales entreprises absorbent toute la main-d’œuvre disponible, la classe ouvrière grandit du même mouvement que la bourgeoise elle-même. Cela valait mieux pour le prolétariat que de créer cent mille familles de cultivateurs languissants, propriétaires presque malgré eux, regrettant la vie de la ville.
La route que la Révolution bourgeoisie a suivie était donc la seule qui fût ouverte. Et d’ailleurs, tout en procurant l’essentiel, c’est-à-dire le remboursement de la dette, elle a fait effort pour que la démocratie rurale pût avoir en quelque mesure accès aux biens nationaux. Elle prit des précautions aussi, et très efficaces, contre les agioteurs, contre tous ceux qui essaieraient d’acquérir à vil prix le domaine national. C’est le 9 mai 1790, que Delley d’Agier, membre du Comité pour l’aliénation des biens domaniaux et ecclésiastiques, lut son rapport à l’Assemblée, et le texte du décret fut adopté le 14 mars.
Il distinguait quatre classes de biens : Première classe. Les biens ruraux consistant en terres labourables, prés, vignes, pâtis, marais salants, et les biens, les bâtiments et autres objets attachés aux fermes ou métairies, et qui servent à leur exploitation.
Deuxième classe. — Les rentes et prestations en nature de toute espèce, et les droits casuels auxquels sont sujets les biens grevés de ces rentes ou prestations.
Troisième classe. Les rentes et prestations en argent et les droits casuels auxquels sont sujets les biens sur lesquels ces rentes et prestations sont dues.
La quatrième classe sera formée de toutes les espèces de biens, à l’exception des bois non compris dans la première classe sur lesquels il sera statué par une loi particulière. »
Comme on voit, la complication de la propriété elle-même compliquait singulièrement l’opération de la vente. L’Église ne possédait pas seulement des domaines. Elle possédait (en dehors des dîmes abolies) des rentes, des redevances qui lui étaient payées par tel ou tel immeuble, par tel ou tel domaine appartenant à un particulier. La Révolution saisit et vendit cette catégorie de biens ecclésiastiques comme les autres. J’observe, à ce propos que plusieurs de ces rentes ecclésiastiques avaient un caractère féodal.
Mais on se souvient que l’Assemblée Constituante, tout en abolissant la nuit du 4 août tout le système féodal, avait décidé que les droits féodaux qui ne constituaient pas une servitude personnelle seraient rachetés. Ils gardaient donc en somme leur valeur : et il est curieux de constater qu’ils trouvèrent acheteurs. Cela démontre qu’en 1791 l’ensemble du pays ne croyait pas que les droits féodaux seraient un jour abolis sans rachat.
Voici par exemple, dans le Gard, Plantier François négociant à Alais qui achète le 1er juin 1791, une rente foncière appartenant à l’abbaye de Saint-Bernard et Sainte-Claire : c’était une rente foncière de 7 setiers de blé de mouture et le droit de faire moudre 16 sacs de blé au moulin neuf d’Alais sans payer aucun droit de mouture ; et Plantier paye cette rente foncière d’un assez bon prix, 2.100 livres.
"Voici encore Audemard, tonnelier à Nîmes qui achète le 31 janvier 1791, des droits féodaux sur une terre au quartier des Feissines : ces droits appartenaient aux religieuses de la Fontaine et Audemard les acheta 347 livres.
Bourely aîné à Nîmes acheta le 4 mai 1791, des droits féodaux sur une terre, quartier de Maleroulière, et il paye 27 livres les droits qui appartenaient au Chapitre de Nîmes.
Je pourrais donner bien d’autres exemples encore, quoique ces sortes d’opérations ne représentent qu’une part infime dans l’ensemble des ventes. Je ne les relève et elles n’ont d’intérêt que parce qu’elles démontrent que la France de 1791 ne croyait pas à l’abolition prochaine, sans rachat, des droits féodaux ; et on comprend que la Révolution ait pu mettre en vente toutes les classes de biens ecclésiastiques y compris les redevances féodales qui faisaient partie du domaine de l’Église.
La Constituante prit des précautions très fortes pour que ces biens ne soient pas vendus au-dessous de leur valeur. Pour les 400 millions de biens mis d’abord en vente et bientôt pour l’ensemble, c’étaient les municipalités qui s’étaient chargées de la vente : elles achetaient un certain nombre de domaines ecclésiastiques et elles les revendaient ensuite à des particuliers. La combinaison avait pour l’État de grands avantages. D’abord, elle le dispensait de gérer lui-même, directement, les domaines nationaux avant qu’ils aient été achetés par des particuliers.
Aussitôt que les municipalités avaient acheté, elles géraient les domaines et en percevaient les revenus, mais elles déposaient dans la Caisse de l’extraordinaire, des obligations représentant les trois quarts de la valeur où avait été estimée le domaine. Ces obligations portaient, intérêt, au profit de l’État, à cinq pour cent, et l’État recevait ainsi, par une sorte d’abonnement, les revenus du domaine ecclésiastique sans avoir l’embarras de le gérer.
De plus, cette intervention des municipalités avait certainement pour effet de susciter et de multiplier les acheteurs. Tel qui aurait peut-être hésité à acheter directement un bien d’Église n’hésitait pas quand ce bien était mis en vente par un autre propriétaire, la municipalité : l’expropriation première était déjà reléguée au second plan.
En outre, comme les officiers municipaux étaient précisément le bourgeois ou le paysan aisé, qui pouvaient acquérir les biens nationaux, ils avaient tout le loisir, pendant que la municipalité gérait le domaine d’abord acquis par elle, de faire leur choix, de prendre leurs dispositions ; ils devenaient acquéreurs par une sorte d’entraînement naturel et par une pente insensible.
Ayant acquis d’abord le domaine au nom de la municipalité, dont ils étaient les administrateurs, ils en devenaient ensuite aisément acquéreurs à titre individuel. Enfin cette intervention des municipalités diminuait le péril d’envahissement cosmopolite si violemment dénoncé par l’abbé Maury. Sans doute, n’importe quel acheteur, fût-il hollandais ou genevois, pouvait se présenter aux enchères quand la municipalité revendait, et devenir acquéreur, mais conduite par la municipalité, l’opération avait surtout un caractère familial et local ; il est probable que le financier accapareur venu de loin eût été rebuté, sinon par la loi, au moins par les difficultés qu’un pouvoir municipal peut toujours opposer à des acquéreurs étrangers.
Achetés d’abord par la commune, gérés par elle et revendus par elle, les biens nationaux semblaient naturellement destinés sinon aux acheteurs de la commune, au moins à ceux de la région ; et en fait, dans tous les documents que j’ai consultés, ce sont ou les paysans de la commune, ou les bourgeois de la ville la plus voisine qui se présentent aux enchères devant les municipalités.
Une municipalité pouvait acheter des biens situés hors de son territoire et on pouvait craindre par là que certaines communes riches pratiquent une politique d’envahissement et d’accaparement. La loi para à ce danger en autorisant toutes les municipalités à se subroger pour les biens situés dans leur territoire, à la municipalité qui les aurait acquis.
Ainsi il n’y aura pas de surprise ; et toute municipalité, si elle le veut, si elle se sent capable de payer à l’État l’intérêt des obligations à souscrire, peut gérer et revendre les domaines compris dans son territoire. La décentralisation des achats et des ventes est ainsi assurée autant que possible.
Cette intervention municipale offrait donc à la nation les plus grands avantages, mais elle aurait pu être extrêmement dangereuse si les municipalités avaient été maîtresses des prix ou du moment de la vente. Elles auraient pu payer à l’État un prix dérisoire ou tout au moins insuffisant, et puis, par des délais de revente savamment calculés, réserver à quelques habiles des enchères de complaisance.
Mais toutes ces manœuvres étaient impossibles. D’abord, un prix d’estimation était fixé au-dessous duquel les municipalités ne pouvaient pas acquérir. « L’estimation du revenu des trois premières classes de biens sera fixée, dit l’article 43, d’après les baux à ferme existants, passés ou reconnus devant notaire, et certifiés véritables par le serment des fermiers devant le directoire du district ; et, à défaut de bail de cette nature, elle sera faite d’après un rapport d’experts, sous l’inspection du même directoire, déduction faite de toutes impositions dues à raison de la propriété. »
Les municipalités seront obligées d’offrir, pour prix capital des biens des trois premières classes dont elles voudraient faire l’acquisition, un certain nombre de fois le revenu net, d’après les proportions suivantes :
Pour les biens de la première classe, 22 fois le revenu net.
Pour ceux de la deuxième, 20 fois ;
Pour ceux de la troisième 15 fois ;
Le prix des biens de la quatrième classe sera fixé d’après une estimation.
Ainsi les précautions prises contre une évaluation insuffisante ou frauduleuse des biens à vendre semblent sérieuses. De même des articles de loi très précis et très fermes règlent la revente aux particuliers de façon à éviter le plus possible l’arbitraire ou écarter la collusion.
« Dans les quinze jours qui suivront l’acquisition, les municipalités seront tenues de faire afficher aux lieux accoutumés de leur territoire, à ceux des territoires où sont situés les biens, et des villes chefs-lieux de districts de leur département un état imprimé et détaillé de tous les biens qu’elles auront acquis, avec énonciation du prix de l’estimation de chaque objet, et d’en déposer des exemplaires aux hôtels de ville des dits-lieux pour que chacun puisse en prendre communication ou copie, sans frais. »
« Aussitôt qu’il sera fait une offre au moins égale au prix de l’estimation, pour totalité ou partie des biens vendus à une municipalité, elle sera tenue de l’annoncer par des affiches dans tous les lieux où l’état des biens aura été ou dû être envoyé, et d’indiquer le lieu, le jour et l’heure auxquels les enchères seront reçues. »
« Les adjudications seront faites dans le chef-lieu et par devant le directoire du district où les biens seront situés, à la diligence du procureur ou d’un fondé de pouvoir de la commune venderesse, et en présence de deux commissaires de la municipalité dans le territoire de laquelle se trouvent lesdits biens : lesquels commissaires signeront les procès verbaux d’enchères et d’adjudication avec les officiers du Directoire et les parties intéressées, sans que l’absence desdits commissaires, dûment avertis, de laquelle sera faite mention dans le procès verbal, puisse arrêter l’adjudication. »
« Les enchères seront reçues publiquement ; il y aura quinze jours d’intervalle entre la première et la seconde publication, et il sera procédé, un mois après la seconde, à l’adjudication définitive au plus offrant et dernier enchérisseur. »
Mais en même temps, la loi se préoccupait d’encourager les municipalités.
Pour leur permettre de couvrir tous les frais d’achat et de vente, et pour les stimuler aussi à obtenir les plus hauts prix possibles, la loi leur réservait un seizième de l’estimation plus un quart de ce qui, aux enchères, serait offert en sus de cette somme.
À vrai dire il était probable que toujours le prix de vente aux enchères dépasserait au moins d’un quart le prix d’estimation : car multiplier par 22 seulement, le revenu net des biens (terres labourables, prés, vignes), c’était supposer que la terre rapportait près de 5 pour cent : or, comme généralement les propriétaires se contentaient d’un revenu moindre, ils pouvaient offrir un prix supérieur. De plus, la Constituante, en défalquant du fermage, sur lequel était calculé le revenu net, le montant des impositions, diminuait sensiblement le prix d’estimation de la terre.
Les municipalités avaient donc intérêt à obtenir le chiffre de vente le plus élevé possible. C’est donc vraiment par un ensemble de mesures fortement équilibrées que la Constituante assura la sincérité de cette immense opération.
Il serait téméraire de penser que, malgré toutes les précautions législatives, la fraude ne s’exerça pas. Elle pouvait se produire de deux manières : D’abord le montant exact des baux pouvait être dissimulé (quoique l’opération semble assez malaisée), et surtout quand il n’y avait pas de baux et qu’il fallait procéder à une expertise les experts pouvaient être circonvenus et évaluer trop bas le domaine à vendre.
Dans l’immense mouvement de propriété qui s’accomplit alors, le contrôle des ventes ne fut pas toujours possible. Et en second lieu il pouvait y avoir entente, collusion entre certains acheteurs pour décourager par la menace ou écarter par la corruption des concurrents fâcheux. Pourtant il semble bien que les acquéreurs aient été généralement loyaux pendant la première période des ventes en 1790, 1791, 1792.
Sans doute, même à cette époque, il y eut des tentatives suspectes. Ainsi, dans le remarquable recueil de documents publié par M. François Rouvière sous le titre : l’Aliénation des biens nationaux dans le Gard, je lis un rapport rédigé le 30 avril 1791 par le procureur syndic de Pont-Saint-Esprit : « L’aliénation de quelques objets au prix de 100.000 livres, quoiqu’ils valussent le double selon les rapports qui nous ont été faits, annonce une coalition qu’il importe de prévenir. Les biens nationaux s’adjugent et s’adjugeront très mal, pour le présent, par l’effet des coalitions, nous pourrions même dire par les menaces aux prétendants ou par l’argent qui leur est offert ou donné, ce dont nous n’avons pas la certitude physique, mais celle de la renommée » (30 avril et 3 mai 1791).
Mais cette sollicitude même du procureur syndic permet de penser que l’effet des coalitions et de la fraude fut assez strictement limité. D’autres témoignages et d’autres faits que j’emprunte aussi au livre de M. Rouvière, présentent l’opération sous un jour beaucoup plus favorable. Car des lettres du même district de Pont-Saint-Esprit, écrites en décembre 1790 par les administrateurs attestent que les biens sont « avantageusement aliénés ».
« Telle propriété, qu’on estimait assez justement évaluée à 4,212 livres trouve preneur à 11,000 livres… Il ne nous reste qu’un regret, ajoutent les administrateurs, c’est que les lenteurs du comité d’aliénation nous empêchent de profiter d’un moment aussi favorable. »
Tel jardin affermé 400 livres par an fut vendu 11,500 livres. « C’est de bon augure pour les ventes prochaines », écrivent les administrateurs du district de Beaucaire, le 20 décembre 1790 » : « La séance a été tenue avec beaucoup d’appareil et il y a eu un grand concours d’assistants »,
En fait, les premières ventes, celles qui s’accomplirent sous la Constituante et surtout avant la fuite du roi à Varennes furent probablement les plus loyales et les plus rémunératrices.
D’abord les premiers acheteurs étaient certainement (ou du moins beaucoup d’entre eux) des enthousiastes qui ne se risquaient à une opération aussi hardie que soutenus par une foi ardente en la Révolution. Il n’y a pas seulement un calcul de spéculation, mais un acte de dévouement civique.
De plus, cette période de la Révolution était assez tranquille : le pays ne vivait ni dans la tourmente révolutionnaire ni dans le déchirement de la guerre civile : le calme des esprits était favorable au contrôle.
La Révolution avait hâte de vendre : mais grâce à l’intervention des municipalités, elle était à peu près assurée d’y réussir. Les opérations n’étaient donc point troublées et faussées par une hâte fiévreuse. Enfin, et ceci est peut-être la raison décisive, les catégories sociales les plus diverses concoururent dans cette première période à l’achat des biens nationaux.
À côté des paysans qui achetaient quelques menus lots, à côté des riches bourgeois qui employaient en achats territoriaux le montant en assignats de leurs créances sur l’État ou la dot de leur femme, beaucoup de prêtres achetaient de la terre : ils avaient été accoutumés comme membres des corps ecclésiastiques, à la propriété terrienne ; il ne leur déplaisait point d’en jouir à titre individuel.
Enfin, si quelques nobles de cour avaient émigré, presque toute la noblesse de province demeurait encore. Bien mieux, elle avait gardé confiance en l’avenir : elle n’était pas sérieusement atteinte dans ses ressources puisque les droits féodaux les plus fructueux n’étaient abolis à cette date qu’éventuellement et sous la condition du rachat.
La suppression des dîmes réparait pour plusieurs d’entre eux, et bien au delà, les pertes qu’ils avaient pu subir : et ils n’étaient point fâchés d’acquérir une part de ce domaine ecclésiastique qu’ils avaient plus d’une fois, sous l’ancien régime considéré d’un œil d’envie. M. François Rouvière relève sur la liste des acheteurs « les plus grands noms du département ». En feuilletant au hasard le gros volume, je note sur la liste des acheteurs pour le Gard un du Puy d’Aubignac, un de Beaune, un Beauvoir de Grimoard, du Roure, une Guignard de Saint-Priest, un maréchal de Castries, un Mathei marquis de Fontanille, une veuve du marquis d’Axat. M. de Beaune notamment achète le 16 mai 1791, le chapitre de Roquemaure pour 15 000 livres, et le 3 juin 1791 un domaine des Chartreux pour 171 000 livres. M. de Beauvoir acquiert pour 28 500 livres le couvent des Jacobins à Bayas par l’intermédiaire de son fondé de pouvoir Gués, le 20 janvier 1792. Ainsi la concurrence de toutes les classes sociales assurait la loyauté des ventes. Enfin, comme pendant près de deux années l’assignat se maintint presque au pair, l’agiotage sur la monnaie ne faussa pas, au début, la grande opération révolutionnaire.
La Constituante ne s’était pas seulement préoccupée de la sincérité des ventes. Elle essaya aussi, dans la mesure où le permettait l’exigibilité immédiate d’une dette énorme, d’appeler la démocratie rurale aux adjudications. Pour cela, elle donne d’abord des délais de paiement assez étendus. L’article 5 dit expressément : « Pour appeler à la propriété un plus grand nombre de citoyens, en donnant plus de facilité aux acquéreurs, les payements seront divisés en plusieurs termes.
« La quotité du premier payement sera réglée en raison de la nature des biens, plus ou moins susceptibles de dégradation.
« Dans la quinzaine de l’adjudication, les acquéreurs des bois, des moulins et des usines, paieront 30 pour cent du prix de l’acquisition à la Caisse de l’extraordinaire.
« Ceux des maisons, des étangs, des fonds morts et des emplacements vacants dans les villes, 20 pour cent.
« Ceux des terres labourables, des prairies, des vignes et des bâtiments servant à leur exploitation et des biens de seconde et troisième classe, 12 pour cent.
« Dans les cas où des biens de ces diverses natures seront réunis, il en sera fait ventilation pour déterminer la somme du premier payement.
« Le surplus sera divisé en douze annuités égales payables en douze ans, d’année en année et dans lesquelles sera compris l’intérêt du capital à 5 pour cent sans retenue.
« Pourront néanmoins les acquéreurs accélérer leur libération par des payements plus considérables et plus rapprochés, ou même se libérer entièrement à quelque échéance que ce soit.
« Les acquéreurs n’entreront en possession réelle qu’après avoir effectué leur premier payement.
« Les enchères seront en même temps ouvertes sur l’ensemble ou sur les parties de l’objet compris en une seule et même estimation, et si, au moment de l’adjudication définitive, la somme des enchères partielles égale l’enchère faite sur la masse, les biens seront de préférence adjugés divisément. »
L’Assemblée pouvait croire que le délai de payement, combiné avec la faculté d’adjudication morcelée, permettrait aux pauvres ou tout au moins aux citoyens modestes de participer aux achats. J’observe pour les délais de payement que le plus long est accordé pour les terres labourables, c’est-à-dire pour celles précisément que le paysan convoitait le plus. Ni les bâtiments ni les bois n’étaient son affaire, mais une terre à blé pouvait le tenter ; et il n’aurait à payer qu’un douzième de sa valeur pour entrer en possession. Grande facilité, semble-t-il.
Mais d’abord, il fallait pouvoir disposer immédiatement d’un douzième du prix de vente ; puis il fallait être assuré de pouvoir pendant douze années consécutives payer une annuité qui, avec l’intérêt du capital à cinq pour cent représentait aussi un douzième du prix d’achat : Qui donc pouvait assumer une telle charge s’il n’avait déjà le capital d’achat à peu près réalisé ? C’est en vain aussi que l’Assemblée morcelait les adjudications, car les petits acheteurs devaient trouver rarement d’autres petits acquéreurs comme eux, combinant leurs achats de telle sorte que la totalité du domaine mis aux enchères fut couverte. Il suffisait qu’une partie de la pièce mise en vente ne fut pas acquise pour que les autres enchères partielles fussent annulées. Pourtant l’Assemblée s’efforçait de croire à l’efficacité de ces moyens. Elle vota le 26 Juin un nouvel article ainsi conçu :
« Les municipalités auront soin dans les estimations de diviser les objets autant que leur nature le permettra, afin de faciliter autant qu’il sera possible les petites soumissions et l’accroissement du nombre des propriétaires. » Et elle écarta une motion de Talleyrand qui aurait, en fait, livré toutes les terres, directement aux créanciers de l’État et qui aurait écarté les petits acquéreurs paysans des adjudications.
Talleyrand avait demandé le 13 juin que l’État reçût en payement des domaines mis en vente les titres de créances des créanciers de l’État, aussi bien que les assignats. C’était une colossale opération financière. Il faut noter pour la bien comprendre que Talleyrand la proposa en juin, c’est-à-dire à un moment où l’Assemblée avait voté l’émission de quatre cents millions d’assignats mais n’avait pas voté encore l’émission plus hardie qui ne fut décidée qu’en Septembre. Comme on hésitait encore à accroître le nombre des assignats, Talleyrand tournait la difficulté en admettant au paiement des biens nationaux toutes les créances sur la nation.
Du coup il était certain que la totalité du domaine ecclésiastique serait vendue. C’est là sans doute l’avantage décisif qui déterminait Talleyrand ; et c’est pourquoi aussi l’abbé Maury s’éleva avec violence, contre la motion de l’évêque d’Autun. Il l’accusa insolemment d’être le complice d’un coup de Bourse et de chercher simplement à relever le cours des créances.
Au fond, l’opération de Talleyrand aurait rendu inutile la création de nouveaux assignats ; mais peut-être eût-elle discrédité les assignats privés ainsi du gage exclusif qui faisait leur valeur. Talleyrand ne cachait pas que son opération avait pour but, non seulement de hâter la vente des biens nationaux, mais aussi de relever le crédit de l’État, en faisant des créances sur l’État un moyen direct et privilégié d’acheter les domaines mis en vente. Mais il ne cachait pas non plus que sa motion avait pour objet de transmettre les biens d’Église à la bourgeoisie riche créancière de la nation.
Bien loin de désirer comme la majorité de l’Assemblée, la multiplication des petits propriétaires pauvres il souhaitait, dans l’intérêt de l’agriculture, que les domaines nationaux fussent acquis par des propriétaires riches capables d’améliorer les fonds par des dépenses productives : « Qui peut douter, disait-il, qu’il ne soit très avantageux pour l’agriculture que les campagnes soient le plus possible habitées par des propriétaires aisés ? Et lorsque les administrateurs doivent être pris dans les campagnes, n’est-ce pas un nouveau motif pour y répandre des hommes à qui leur aisance et leur éducation auraient donné du goût pour l’étude, de l’aptitude au travail et des lumières à répandre ? »
Ainsi il se préoccupait, en cédant les terres à la bourgeoisie créancière, de constituer dans les campagnes aussi bien pour la direction politique que pour le progrès économique, de solides cadres bourgeois.
L’Assemblée n’entra pas dans ces vues ; et elle réserva aux assignats l’hypothèque des biens nationaux. Mais elle ne tarda pas à voir que toutes ces velléités de démocratie étaient peu conciliables avec la nécessité de payer vite les créanciers publics. Et en novembre 1790, elle réduisit à quatre ans et demi le délai de douze années accordé par le décret de mai pour le règlement des biens nationaux. De plus, elle dut recommander aux municipalités de ne pas morceler les corps de ferme mis en vente.
Comme l’avait prévu Polverel, dans le vigoureux discours que j’ai cité tout au début, c’est du côté de la bourgeoisie, de la richesse mobilière qu’inclinaient forcément les ventes.
Quelle fut en fait la répartition sociale des biens nationaux ? On ne pourra le dire avec une entière certitude tant que les registres de vente n’auront pas été dans tous les départements, explorés et analysés. J’ai consulté plusieurs documents : le bref relevé fait par M. Guillemaut dans son histoire de la Révolution, dans le Louhannais ; l’intéressante étude de Loutchisky sur la vente des biens nationaux dans le Laonnais et le Tarasconnais ; celle de M. Boris Minzès sur les ventes en Seine-et-Oise ; l’étude de Legeay sur les biens nationaux dans la Sarthe, et surtout la publication récente de M. François Rouvière, sur l’aliénation des biens nationaux dans le Gard. C’est la liste complète des acheteurs de biens nationaux avec la qualité sociale de l’acheteur, la date et le prix de la vente. MM. Loutchisky et Minzès nous apportent des résultats, très précieux à coup sûr, mais qu’on ne peut contrôler qu’au prix d’un travail énorme dans les archives.
La publication de M. Rouvière permet à chacun d’analyser et de conclure. Je m’y référerai donc très souvent. M. Minzès est arrivé, pour le département de Seine-et-Oise, aux conclusions suivantes. Dans le district de Versailles, il a été vendu 23,036 arpents, cinquante perches de terre. Là dessus, la population non agricole, bourgeois de Versailles ou de Paris, employés, notaires, députés, marchands, industriels a acquis 20,249 arpents, 14 perches : un peu plus des six septièmes. Les acheteurs d’origine agricole n’ont acquis que 2,157 arpents, un peu moins d’un septième. Dans le district de Dourdan, sur 16,651 arpents vendus, la population non agricole, la bourgeoisie urbaine a acquis 13,662 arpents, plus des six septièmes, et il ne reste pas tout à fait un septième, 2,253 arpents, à la population agricole. Dans le district de Mantes, sur 7,701 arpents, 5,898, près des six septièmes, sont acquis par la population non agricole ; il ne reste guère qu’un septième, 1,803 arpents, à la population agricole. Au total, sur 46,789 arpents vendus, les bourgeois de Paris ou des villes et bourgs des districts, ont acheté 39,809 arpents, il n’est resté que 6,314 arpents aux habitants de la campagne. L’action de Paris se fait, il est vrai, puissamment sentir ; ses bourgeois acquièrent à eux seuls 45,317 arpents.
Parmi les acheteurs urbains, Minzès relève constamment la mention : juge de paix, négociant, marchand de vin, de fer, de drap, de bois, boucher, député, vannier, maître de poste, tailleur d’habit, vivant de son revenu, arpenteur, rentier, notaire, avocat, aubergiste, garçon d’écurie, perruquier, argenteur, voiturier, taillandier, receveur du district, procureur général syndic, membre du département ou du district, cordier, maçon, mégissier, entrepreneur de manufacture, banquier.
Et qu’on n’imagine pas que la division des biens mis en vente entraîna une division de la propriété ; le même acheteur acquit souvent de très nombreuses parcelles. Ainsi, Girault, André-Louis, bourgeois de Versailles, acheta 20 arpents en dix parcelles ; Louis-François le Pelletier, bourgeois de Versailles, acheta 33 arpents en dix-sept parcelles ; le Grand, bourgeois à Versailles, acheta 41 arpents en vingt-trois parcelles ; Philippe Feuillet, administrateur du district, acheta 175 arpents en 63 enchères différentes ; Mouget, notaire à Versailles, acquit en 29 achats 713 arpents, parmi lesquels figuraient trois fermes pour 532 ; Oberkampf, entrepreneur de manufacture, acquit en 57 enchères 625 arpents, où étaient compris deux fermes, représentant 546 arpents et 47 parcelles d’un arpent. Un négociant de Versailles acquit en 32 parcelles 252 arpents, y compris une ferme de 147 ; Théodore Maupin, architecte, acquit en 28 parcelles 369 arpents, y compris une ferme de 189.
Ainsi le plus souvent, au moins dans cette région, il ne servait à rien aux paysans que les lots fussent très morcelés. Telle était la puissance d’achat de la bourgeoisie qu’elle reconstituait les grands domaines qu’on ne livrait que subdivisés à l’adjudication. Dans tout le département de Seine-et-Oise, les paysans sont brutalement écartés. Mais il faut se souvenir qu’une grande partie de la richesse bourgeoise était accumulée à Paris, et c’est évidemment dans la banlieue de Paris que la bourgeoisie achète le plus.
Il résulte des études de Loutchisky, que dans l’Aisne et particulièrement dans le Laonnais, la bourgeoisie acquit de 40 à 45 pour 100 de la terre mise en vente ; le reste se partagea entre les cultivateurs proprement dits et cette petite bourgeoisie ou « artisanerie » de village, qui a une fonction sociale assez mêlée ; le cordonnier, le tailleur sont en même temps propriétaires d’un champ qu’ils cultivent de leurs mains après avoir coupé le drap ou le cuir. Loutchisky a étudié avec soin les associations d’acheteurs formées par les paysans en vue d’acquérir des domaines qu’un seul d’entre eux n’aurait pu acheter. Il en relève un assez grand nombre dans le nord de la France, dans le Pas-de-Calais, la Somme, particulièrement dans l’Aisne. Elles étaient composées de laboureurs, de manouvriers, d’artisans. Elles comptaient 20, 30, 40, parfois 60 et 100 membres, tout un village s’associait pour ne pas laisser échapper une belle terre longtemps admirée par tous, et qu’un bourgeois de la ville aurait achetée sans cette coalition paysanne.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, il n’y a pas là une ébauche de communisme, une association en vue d’exploiter le domaine ; les acquéreurs le morcelaient ensuite et le répartissaient suivant les ressources de chacun d’eux, et plus d’une fois, les plus habiles, les plus aisés acquirent peu à peu la majeure partie du domaine. Et qu’on n’exagère pas non plus la part de propriété où les paysans purent parvenir ainsi, ces achats par association ne paraissent représenter qu’une très faible partie des opérations sur les biens nationaux.
Dans l’ouest aussi, comme le marque le livre de Legeay, c’est la bourgeoisie des villes qui eut la plus grande part ; les achats faits par les bourgeois du Mans notamment, sont considérables.
M. Guillemaut, pour le Louhanais, n’indique pas la proportion des achats faits par les bourgeois et par les cultivateurs ; il est évident, par l’énumération qu’il fait, que beaucoup de bourgeois de campagne et aussi beaucoup de laboureurs, c’est-à-dire de propriétaires de terres à blé, se portèrent acquéreurs de biens nationaux. Il me paraît très probable que la part des cultivateurs est d’autant plus grande en chaque région que la ville qui en est le centre a une activité moindre ; la concurrence immédiate de la bourgeoisie s’exerçait moins. La proportion des achats faits par les bourgeois en Seine-et-Oise, dans le voisinage de Versailles et de Paris est si forte que je ne donnerais pas une sensation exacte de la grande opération révolutionnaire, si je ne citais pas en contre-partie le tableau fait par Guillemaut, si chargé de noms qu’il soit.
« A Louhans, les acquéreurs de biens provenant de l’Église, des chapelles de la Familiarité, furent nombreux. Nous voyons dans le nombre, dès le commencement de 1791, le maire de Louhans, Laurent Arnoux d’Épernay adjudicataire de plusieurs fonds de terre et de prés de Louhans et dans les environs ; Antoine Mailly, député à l’Assemblée Constituante, acquéreur de plusieurs prés des Familiers de Louhans, aux Fleurs et en la prairie de Gruay, du champ de la chapelle Sainte-Anne ; J.-B. Lorin, citoyen de Louhans, de la prairie de Louhans ; Joseph-Marie Guigot, de terres et prés à Louhans, à Sainte-Croix ; Claude Legros, Pierre Martin, aubergiste ; Prat Philippe, acquéreur du pré de la Verne à la Familiarité de Louhans ; Claude et Laurent Roy, Claude Chamussot, laboureurs, et d’autres encore, artisans, menuisiers, acquéreurs de terres et principalement aux Familiers ; Jean-Baptiste Jeannin, citoyen de Louhans, est acquéreur des matériaux et des terrains de la chapelle Notre-Dame de Lorette.
« Mailly acquiert d’autres prés aux environs, le grand pré de Château-Renaud à la Familiarité de Louhans, en la prairie de Seugny, le domaine de la cure de Châteaurenaud (31,200 francs, mai 1791) ; plusieurs laboureurs, les Badant, les Roy, etc., sont aussi acquéreurs de divers fonds sur Châteaurenaud.
« De nombreuses soitures de pré en la prairie de Branges, appartenant aux cures de Branges, Savigny-sur-Seille et à la Familiarité de Louhans sont adjugées à Philibert Tissot, juge de paix du canton de Louhans (4 soitures, 3,800 francs) ; à Claude Grillot, prêtre, vicaire de Branges ; à Claude Bert, du Juif, administrateur du district et bourgeois ; à des cultivateurs, à des marchands : Bouveret, Renaud, Mercey, Marillat, etc.
« Louis-Gabriel Debranges, ancien maire de Louhans, procureur syndic du district, acquiert à la Chapelle Naude le domaine et les prés dépendant de la cure de la paroisse ; Pierre Morey, un domaine ; François Buguet, avoué à Louhans, le pré du Fauchet et d’autres fonds.
« Laurent Arnoux est aussi acquéreur à Chapelle Naude ainsi qu’à Bruailles ; divers laboureurs, Vincent, Guigny, Plety, Guillet, Serrand acquièrent des fonds de terre et des prés à Bruailles.
« Claude Catron, marchand à Louhans, achète à Montagny des fonds dépendant des Minimes de Chalon, l’étang Promby dépendant de la cure de Montagny ; Louis Guillemin et divers cultivateurs achètent des terres et des prés à Bruailles.
« Joseph Carillot, marchand à Ratte, y achète le pré de la Chaintre de la cure.
« Pierre Guerret de Grannod et J.-B. Lorin, sont acquéreurs à Sornay de terres et de prés dépendant de la cure ; de même, Nat, François-Philippe le pré de la Verne ; Philibert Grillet, docteur en médecine à Louhans ; David, homme de loi ; Antoine Boutelier ; François Forest et Benoît Marillat, marchands à Louhans ; Philibert Debost, négociant à Louhans (cinq soitures en la rue aux Loups à Sornay, 2,800 fr., et six autres soitures acquis de la Familiarité de Louhans, 4,100 fr.) ; Claude Carré, le pré du Prieuré ; et divers cultivateurs : Bailly, Fichet, Devesures, Merier, Carré… d’autres fonds de terre et prés ; Lassur, curé de Sornay, achète des champs dépendant de la cure dudit lieu.
« A Saint-Usuges, divers fonds dépendant de l’abbaye de Saint-Pierre et des Minimes de Châlon sont achetés par des propriétaires, marchands, cultivateurs, Charles Guillemaut, marchand ; Claude et Louis Guillemaut, Lengacret, Petit et nombre de laboureurs ; Louis Pugeaut, de Cugny, achète à Charangeraux des terres et prés provenant de la cure de Saint-Usuges ; Charlotte Petit, veuve de Guillemaut, achète une maison et un fonds provenant de la cure, et conjointement avec Piquet, de Cuisery, un étang à Long-le-Bief ; Louis-Gabriel Debranges, l’étang des Renardières.
« Claude Petit est acquéreur, à Vincelles, de fonds dépendant de la cure de Saint-Usubre et de la Familiarité de Louhans.
« Duvernoy, Guigner, Gauthier, Acry, Berthaud, Jourenceau, Maublanc, sont acquéreurs à Bruailles de moulins, terres, prés, étang.
« Claude Bert, négociant à Juif, est acquéreur des terres, prés, à Juif, Menteret, ainsi que Joseph Chaux, Claude Carré.
« François-Paul Beuverand acquiert à Juif divers fonds, terres, prés, bois.
« Bouveret, des terres et des prés à la Frette.
« Nathez, un domaine à Verissey ; Sarset, des terres, prés, bois dépendant de la cure à Saint-Vincent ; Antoinel, administrateur du district, etc.
Claude Rebillard, notaire à Simard, et Balthazard Rébillard, administrateur du district, acquièrent à Simard un domaine (20,100 livres), une maison (3,500 livres), un jardin et d’autres fonds, terres, prés.
Michel, curé de Savigny-sur-Seille, se rend acquéreur de terres et de prés provenant de sa cure.
Antoine-Philibert Duchesneau, notaire à Louhans, est acquéreur aussi à Savigny-sur-Seille de prés, de terres et du champ d’Ezy (au hameau d’Arcés) qui dépendent aussi de la cure de Savigny.
Delore, curé de Bautanges, est acquéreur de plusieurs fonds de terres. Nous voyons ainsi un certain nombre de curés être acquéreurs dans leurs paroisses.
Claude Vincent est acquéreur à Mencheuil du domaine de la Cure (17,000 livres) et d’un autre domaine appartenant à la chapelle Loisy (6,750 livres). Plusieurs fonds sont adjugés à divers laboureurs, des prés des Arcegeaux à Beudies.
Une vigne et un pré dans le clos attenant à la cure de Mentpent sont acquis par J.-A. Lorin (un bourgeois de Louhans déjà acquéreur) ; le pré de la Serve par Th. Lorin.
Dans la même paroisse, un champ appelé aussi la Maladrerie, à Sainte-Croix, est acheté par Billard.
Plusieurs terres provenant du bénéfice de la cure de Sainte-Croix sont achetées par Claude Loisy et son fils Jean.
Joseph-Marie Guignet achète des terres et des prés dans la même paroisse, ainsi que J.-B. Lorin de Louhans.
Différents fonds, terres, vignes, des champs, dépendant du chapitre de Cuiseaux ou des Chapellenies de l’Église sont achetées par C.-L.-.M. Puvis, qui est également acquéreur à Champagnat, ainsi que Revelut, maire de cette commune.
J.-B. Moyne, juge du tribunal du district de Chalon-sur-Saône, Colin, Comte Convert, Dommartin, Galliou, Mouliez d’Ellesiey, des laboureurs, vignerons, et aussi l’ancien maire de Cuiseaux, ancien seigneur Étienne-Jean Noyme, qui acheta les terres dites en Gratte-Loup.
Puvis aîné achète le domaine de la Broyé à Cuiseaux et ses dépendances appartenant aux Chartreux de Vaucluse (26,000 livres).
Désiré de la Maillauderie, prêtre, est aussi acquéreur de terres et de prés à Cuiseaux.
Des marguilliers, Claude Roussel, etc., sont acquéreurs de différents fonds.
Des terres, des vignes, des prés, sont vendus à Mathias Chambaud, Joseph Tamines, le docteur Bressan Jean, Louis Vairet, François Meunet, François Greslon, Puvis aîné, Désiré Therel, etc.
Claude-Joseph Arnoux, citoyen de Louhans, achète pour 1225 livres, le 31 décembre 1791, les matériaux de la chapelle Notre-Dame et son emplacement à Cuiseaux.
Guerret de Grannol est acquéreur à Condat de champs et prés provenant de la cure de cette paroisse, ainsi que Thoisy, Bavolet, Pirat.
Joseph-Adrien-Alexandre Debranges, citoyen de Louhans, est acquéreur de domaines, prés et hais à Dommartin.
Pierre Revel, de Louhans, achète 11,638 livres le domaine des Crozes, à Frontenaud.
Allet, Fricot, Serraud, Oudot, sont acquéreurs à Flacey de terres et de prés dépendant de la cure de Flacey, de la cure de Beaumont et du prieuré du Meynal.
A Varennes-Saint-Laurent, les acquéreurs sont Emmanuel Desglands, pour des prés dans la prairie dépendant de la cure ; Pierre-Joseph de la Maillauderie, pour des bois ; François-Joseph Mesmet, curé de Varennes, pour un pré ; et pour d’autres fonds, François-Philippe Lyonnais, meunier à Montjouvent, Benoît Vitte, marchand au bourg de Varennes, etc.
Au Miroir, les biens de l’abbaye eurent de nombreux amateurs. Nous voyons Claude Larmagnac, commissaire du roi près le tribunal de Louhans, acheter le domaine de la Grange de Villeneuve (18,000 livres), des étangs, des bois. Claude-Louis-Marie Puvis, de Cuiseaux, achète un petit domaine au Miroir (9,000 livres), le gros domaine de Milleure à Frontenaud (18,800 livres), provenant aussi de l’abbaye du Miroir, plusieurs étangs, des prés, des terres, des vignes en provenant également.
Louis-Jean-Marie Lorin de Louhans, acquéreur de la Tuilerie du Miroir et du domaine de la Tuilerie, de prés, de vignes et aussi de terres dans les cantons de Louhans et de Montpont ; François-Élysée Legras, de Louhans, acquéreur du petit domaine de Milleure (16,600 livres) ; Armand-Hilaire Janin, acquéreur d’un moulin dépendant de l’abbaye (12,800 livres) ; Bouchard, acquéreur pour lui et d’autres de terres, prés et de plusieurs étangs ; Pierre Maisonnila, laboureur au Miroir, acquéreur du domaine de la Petite Grange de Villard (17,000 livres, avril 1792) ; Benoît Michaud, acquéreur de la Grange des Combes ; Godefroy François, de la Grange du Bois ; Arsène Godefroy, d’un autre petit domaine encore au Miroir ; J.-B. Moyne, juge au tribunal de Louhans, de plusieurs étangs, laiteries, dépendances de l’abbaye ; Joseph Boisson, administrateur du district, acquéreur du pré de la Gacille, au Miroir ; Doumartres, de Frontenaud, acquéreur de plusieurs pâtures de pré ; le maire du Miroir, Berthaud, acquéreur également ; les Villauchat, Thielland, acquéreurs des prés de l’abbaye, ainsi que des fonds dépendant des cures de Cousances, Couisiat et Diguat.
A Sagy, le curé Michel Caburet figure parmi les acquéreurs, pour des prés qui dépendent de la cure ; Claude Larmagnac, de Louhans, est aussi acquéreur de plusieurs pâtures ; de même J.-B. Lorin, Rubin, Thomas, Roy, Ponsot.
A Savigny-en-Revermont, Alexandre Guillemin, notaire à Beaurepaire, Claude Guillemin, chirurgien à Savigny, Théodore Durand, Augustin Gréa, Ch. Oudot, Reullier, Pageaut, Foulène, Martin, Bretin, Petitjean, Roy, Catin… sont acquéreurs de terres et prés dépendant de la Familiauté et des chapelles de l’Église.
Il y a aussi de nombreux acquéreurs pour des prés en la prairie Sous-Bonnet, propriétaires ou cultivateurs de Savigny ou des communes voisines ; Reulhier, de Savigny ; Mathieu, de Beaurepaire ; Guichard, de Saillenard ; Couillerot, de Nalte.
Des terres, prés, bois, situés au Fay, dépendant de la cure, ont pour acquéreurs de nombreux habitants, la plupart laboureurs, Breton, Buchin, Couillerot, Grévet, Guillemaint, Mazier, Paris, Prudent, Roy, Tribert, Vincent… Pierre-Marguerite Guerret est acquéreur d’étangs.
Druchon, laboureur à Fraugy, y est acquéreur de la Terre-aux-Prêtres ; Petit, Moureau, Gacon, Robelin, sont acquéreurs de fonds divers ; Melchior Martin, juge de paix du canton de Saint-Usuge, acquiert un pré au marais de Charnay.
Pierre Legras, homme de loi à Louhans, est acquéreur de prés à Coudes, dans la paroisse de Sens.
Collinet est acquéreur au Planois.
A Basjeau, Courdier, Pacaud, etc. sont acquéreurs.
Denis Courdiec est acquéreur au Tartre d’une terre dépendant de la cure de Bosjean.
Charles-Joseph de Scorailler, un noble résidant à Paris, est acquéreur de domaines, terres et prés à Saint-Germain-du-Bois ; à Louhans, Dodet, Gaillard sont aussi acquéreurs de fonds à Saint-Germain-du-Bois.
Les Mercey sont acquéreurs des biens de la cure de Dicerin. Des nobles, grands propriétaires pour la région, les Fyot de la Marche et de Dracy, achètent des fonds à Dorange.
A Mervaus il y a de très nombreux acquéreurs, Truchot et Boisson, administrateurs du district, Crétin, Bon, Guillemin, Mercey, Douriaud, Robelin, Riboulet, Desbois, Doussot, Chalumeau, etc. Léger, curé de Mervaus, est acquéreur aussi de terres qui dépendaient de sa cure.
Des fonds de terres et prés dépendant de la cure de Thurey sont acquis pas divers, Relillard, etc.. Dans les communes comme Thurey, qui ne faisaient pas encore partie du district, la vente eut lieu à Châlon, chef-lieu du district auquel appartenait la commune.
Du côté de Pierre à Anthumes, les terres et prés provenant de la cure sont acquis par plusieurs : Bergerot, Bouveret, Bon, Charritz, Perrot, Rajot, les Auger, Tupimes.
A la Chapelle Saint-Sauveur, les Massin, les Jacob, les frères Chaudat et d’autres encore, Mauchamp, Pouget, sont acquéreurs de plusieurs fonds, terres, prés, étangs, dépendant de la cure ou de celle de Pierre-de-Curé, J.-F. Offand-Nienden est acquéreur de prés.
A Montjar, le maire Pierre Picard, plusieurs laboureurs, Brunet, Messager, Michelin… sont acquéreurs de terres et de prés de la cure de la Grant et de la cure de Mentpas.
A Bellevesire les acquéreurs sont Edme et François Lesne, Guyennet, maire de Pieu, Guerret de Granney, Cordelier, Gaspard, Brunet, etc.
A Mouthis, des laboureurs, Richard, Pémerez, Meunet, Jandot, Rosain, Larière, Girardot, Chapuis, Micounet, sont acquéreurs de fonds de terre et de prés, provenant des fermes du Prieuré. Le maire Claude Rebouillat est parmi les acquéreurs, ainsi que le curé Jean-François Girardet ; mais la plupart des terres dépendant de la vieille abbaye de Moutiers deviennent la propriété de simples laboureurs.
A Torpes, les fonds dépendant de la cure et des missionnaires de Beaupré sont acquis par François et Denis Bornel, laboureurs, François Lesnes, François Magayes, Macrin, Claude Cordelier, le curé de la chapelle Saint-Sauveur, François Offand, Menden, et aussi le curé de Torpes, Commes.
A Pierres, les meix, terres, vignes, dépendant de la cure de Pierre et de celle de Loup, de la Familiarité de Bellevesvres, ont pour acquéreurs le juge de paix Arvent, Guyennet Bonaventure, Jean Cordelier, Désiré Dromard, Denis Mounet, François Auvart, Sarcice, Jean Chrysostome.
Plusieurs biens provenant de bénéfices de la cure de Frontenard sont acquis par Franon, chirurgien à Frontenard, Arsent, juge de paix à Pierre, Noirot à Mervaus.
Jean Cordelier, administrateur du département de Seine-et-Loire, achète à Fretterans des fonds de terre et prés dépendant des cures de Fretterans, Authumes, Neublans.
Les terres, dépendant de la cure de Charette sont achetées par Poquerat et un domaine à Varennes-sur-le-Doubs, dépendant des Minimes de Chalons par André Petiot ; des terres, bois, étang, prés, sont acquis par plusieurs cultivateurs, Guillemin, Jouvenceau.
Les biens provenant du chapitre de Saint-Pierre de Chalons sis à Saint-Dounet sont acquis par un habitant de cette commune, François Lhuillier, administrateur du district ; des terres, des prés sont acquis par Cheveaux-Petit, Simerey, Limegey, Genot, Charton, etc.
Près de Cuisery, les fonds sont achetés par divers propriétaires ou simples cultivateurs, François-Ignace Picquet, de Cuisery, Claude Royer, Cl. Maréchal, Basset, Bernard, Caradet, Colas, Domy, Garnier, Perret, Petiljean…, sont acquéreurs de terres, prés, bois, vigne, dépendant de la cure de Loisy. À Huilly, Crétin est acquéreur du domaine de la cure. Le domaine de la cure de Molaise (village plus tard réuni à Huilly,) est vendu 8 000 livres à Denis Lombard, laboureur à Molaise. Un domaine dépendant de la cure de Rancy ainsi que des prés sont acquis par Mazoyer ; un autre pré à Rancy est acquis par Maistre, curé de cette commune. Des terres et prés des cures de Jouvenson, Brienne, la Genête, sont acquis par Boivier, Cadot, etc. ; des terres et prés de la cure de Simandre, par Nivet, Galopin Terrier, etc. ; des terres et prés de la cure de l’Albergement, par Janin, Charlot, etc.. À Cuisery, une maison, des prés, au chapitre de Cuisery ou à l’abbaye de Lancharre sont acquis par Curillon, Pent, Michaud, etc.
Je ne m’excuse pas d’avoir reproduit cette longue énumération ; car il m’a semblé en la transcrivant assister au prodigieux fourmillement des ventes. Il faut que le prolétariat, dans l’étude du passé comme dans celle du présent, sorte des formules générales et connaisse l’exacte réalité. Gardons-nous de conclure du tableau dressé pour le district de Louhans à toute la France, car nous sommes ici dans une région essentiellement agricole et où la ville de Louhans n’a qu’une faible puissance et n’exerce qu’une médiocre attraction. Mais pour les régions du même type nous pouvons dégager quelques conclusions intéressantes.
D’abord il est clair qu’il y a eu, dès la fin de 1790, en 1791 et 1792 un mouvement très vif d’achat : la propriété de l’Église a été absorbée presque toute entière en quelques mois ; et comme cette propriété était multiple et disséminée, comme il n’y avait presque pas de village, de hameau où l’abbaye, la cure, le prieuré, le bénéfice n’eussent quelque pré, quelque bois, quelque vigne, quelque terre ou quelque étang, il n’y a pas un point de la France rurale qui n’ait été touché par cette immense opération.
Partout la convoitise et l’orgueil, la passion du gain et celle de la liberté ont vibré. Ce mouvement si vif, si rapide, si étendu, a créé, d’emblée, des résultats irrévocables. Comment abolir une Révolution qui s’était insinuée dans les intérêts de tant de familles ?
Car ce qui frappe d’abord, c’est le grand nombre des acheteurs ; comme les déclamations de l’abbé Maury, dénonçant l’accaparement prochain de tout le domaine ecclésiastique par quelques milliers de financiers et d’agioteurs juifs, genevois, hollandais, sont démontrées vaines ! La Révolution n’aurait pas résisté un jour s’il en avait été ainsi. À coup sûr, la masse des travailleurs ruraux, des prolétaires paysans n’est pas élevée à la propriété. Elle ne pouvait l’être par une opération qui était essentiellement une vente ; elle ne le sera que par la grande transformation communiste de la propriété.
Mais très variées sont les catégories sociales qui achètent les biens d’Église. Ces achats ont presque tous un caractère local. C’est par des laboureurs de la paroisse, par des marchands du bourg, par des bourgeois de la ville prochaine que les terres sont acquises. M. Guillemaut ne signale pas l’intervention d’un seul étranger. Quand ce ne sont pas des cultivateurs de l’endroit, ce sont des bourgeois de Louhans ; les terres ne sont pas absorbées par des spéculateurs venus de loin, elles sont achetées par ceux qui, depuis des générations les avaient contemplées, traversées, désirées. C’est par une substitution sur place que se fait la révolution de la propriété.
Et il y a évidemment dispersion de la propriété ; même les bourgeoisies plus riches n’acquièrent pas tout le domaine d’une abbaye ; ce domaine d’ailleurs composite, se divisait en ses éléments, et chacun de ces éléments a un acquéreur distinct ; au moins d’une façon générale.
Le lecteur a certainement noté au passage que beaucoup d’administrateurs municipaux, ou du district, ou du département étaient acquéreurs ; les fonctionnaires élus de la Révolution s’engageaient ainsi à fond de leurs intérêts, de leur personne même dans le mouvement, et on prévoit dès maintenant qu’ils suivront la Révolution jusqu’au bout, qu’ils la défendront, par tous les moyens, contre tout retour offensif qui menacerait leur propriété nouvelle.
Nombreux sont les « laboureurs » c’est-à-dire les propriétaires de terres à blé ou les fermiers de grosses fermes qui ont acheté de la terre dans le Louhanais. Si, dans l’ensemble de la France, la bourgeoisie seule avait acheté, si partout les paysans avaient été aussi violemment écartés que dans les environs de Paris où débordait la puissance bourgeoise, la bourgeoisie révolutionnaire n’aurait pas été soutenue par les paysans.
Mais les familles des cultivateurs aisés ont assez participé aux ventes pour que la solidarité révolutionnaire des bourgeois et des paysans se nouât au plus profond du sol comme des racines qui s’enchevêtrent. Et c’est cet enchevêtrement profond des intérêts qui a rendu la Révolution indestructible.
Mais il me semble, autant qu’on en puisse juger par une énumération où ne figurent point des chiffres, que même dans cette région agricole du Louhanais, c’est la bourgeoisie qui a la plus grande part. Qu’on se rappelle tous les bourgeois de Louhans et tous les bourgeois des bourgs que nous avons vu défiler, maires, députés, juges de paix, notaires, avoués, rentiers, marchands ; qu’on se rappelle que plusieurs d’entre eux, comme Arnoux, Puvis, Lorin ont acheté des terres et des prés dans un très grand nombre de paroisses, on conclura, sans doute, que s’il n’y a eu ni accaparement, ni simple substitution de la bourgeoisie à l’Église, du moins la bourgeoisie, même en cette contrée où elle n’était pas particulièrement forte, a acquis au moins autant, et sans doute plus que le paysan.
Dans le Gard, où la bourgeoisie commerçante et banquière d’Alais, d’Uzès, de Nîmes surtout est plus riche et puissante que celle du Louhanais, la proportion des achats bourgeois aux achats paysans, est beaucoup plus élevée. Le livre de M. François Rouvière, dont j’ai déjà parlé, contient la liste des acheteurs pour les biens de seconde origine, c’est-à-dire les biens des émigrés et les biens patrimoniaux des communes, comme pour les biens de première origine, c’est-à-dire les terres d’Église et les biens de la couronne. Mais les biens des émigrés ne seront mis en vente que plus tard, par la loi du 8 avril 1792. Je ne parle en ce moment que des biens de première origine.
Ce qui frappe ici tout d’abord, c’est le grand nombre des acheteurs ; il y en a, pour les biens de première origine, pour le département du Gard, 2,699. Ces achats s’étendent sur plusieurs années, mais les plus nombreux et les plus importants eurent lieu dès 1791 et 1792. Ici aussi, il y eut donc un mouvement très rapide à la fois et très vaste.
Ce qui frappe en second lieu, c’est le très grand nombre de lots de très petite valeur ou de valeur médiocre, accessibles ainsi, semble-t-il, à des acheteurs pauvres ou modestes.
Voici, par exemple, une olivette-mûrier de 545 livres ; une chènevière de 390 livres ; une terre de 535 livres ; une terre de 375 livres ; un bâtiment de 93 livres 10 sols ; une terre dite la grande terre de 1,225 livres ; une maison de 1,600 livres ; une de 2,172 livres ; une terre de 3,100 livres ; une de 1,050 livres ; une vigne et terre de 3,900 livres ; une terre de 8,250 livres ; une aire de 130 livres ; une garrigue de 1,825 livres ; une terre de 400 livres ; une de 3,000 livres ; une maison avec écurie, grenier à foin, jardin, de 2,335 livres ; deux terres mûriers de 410 livres ; terres mûriers de 3,100 livres ; une maison et des terres de 4,000 livres ; une terre de 440 livres ; une de 5,200 livres ; une de 2,400 livres ; une vigne et bois de 525 livres ; une vigne-olivette et fruitier de 1.500 livres ; une terre de 86 livres ; six pièces de terre de 3,872 livres ; des terres de 3,050 livres ; une terre de 2,950 livres ; une de 2,590 livres ; une de 1,500 livres ; une de 2,550 livres ; un four banal de 1,800 livres ; un jardin et hangar de 493 livres ; une terre de 1,625 livres ; une vigne-olivette de 686 livres ; une terre de 2,700 livres ; une terre de 3,800 livres ; une terre et vigne olivette de 1,450 livres ; olivette de 565 livres. »
Notez que je relève ces exemples dans les 18 premières pages de la liste des ventes, et il y a 392 pages, pour la liste des biens de première origine.
Si j’ouvre le volume au hasard, à la page 245, je trouve en suivant la liste des ventes : une terre de 5,200 livres ; un pré de 176 livres ; une terre de 1,200 livres ; une vigne de 200 livres ; une terre et un pré de 950 livres ; une terre de 55 livres ; une terre de 450 livres ; une terre de 150 livres ; un pré de 1,521 livres ; une vigne mûrier de 2,250 livres ; une terre de 2,400 livres ; une terre, châtaigneraie, vigne de 3,100 livres ; une maison de ferme avec terres, fermes, vignes, bois de chênes verts et pâturages de 8,400 livres ; six pièces de 2,300 livres ; un jardin de 960 livres, une terre de 1,500 livres ; une cuve vinaire de 642 livres ; une maison de 1,100 livres ; une terre de 3,000 livres ; une terre de 1,050 livres ; une de 4,550 livres ; une terre et vigne de 440 livres 10 sols ; une terre de 675 livres ; deux prés de 2,338 livres ; une olivette de 104 livres ; une terre de 2,200 livres ; une terre de 7,800 livres ; un pâturage de 5,300 livres ; une terre et pâturage de 5,050 livres ; un pâturage de 5,100 livres ; un de 5,000 livres ; un pré arrosable de 6.700 livres ; un pré de 2,645 livres ; une terre de 12 livres ; une partie de maison de 4,125 livres ; une olivette de 375 livres ; une terre de 4,650 livres ; une terre de 6,800 livres ; plusieurs pièces de terre de 11,000 livres ; un bois et pâturage de 49 livres.
Je m’arrête à la page 255. Comme on voit, les petits lots abondent, et encore il y a quelques-unes de ces ventes qui sont opérées en l’an II et en l’an III, quand déjà la valeur de l’assignat a énormément baissé ; le chiffre du prix de vente est majoré d’autant. En fait, le domaine ecclésiastique était peu cohérent, formé de pièces mal assemblées ; il se prêtait donc à une très grande décomposition pour la mise en vente, et il semble encore une fois que même les travailleurs pauvres et, en tous cas, les tout petits propriétaires paysans pouvaient s’approcher des enchères. En fait, pour la partie des ventes que j’ai citées, je vois parmi les acquéreurs des ménagers, c’est-à-dire des propriétaires paysans travaillant avec leur famille leur petit domaine ; des propriétaires ruraux, de petits villageois, semi-artisans, semi-propriétaires. Mais il ne faut pas croire que même ces petits lots sont tous acquis par de petits acheteurs. Bien souvent, ce sont des bourgeois de la ville et des bourgeois riches qui achètent de tout petits lots, soit qu’ils achètent en même temps de vastes domaines, soit qu’ils veuillent agrandir ainsi les domaines déjà possédés par eux, soit qu’ils acquièrent simplement un pied-à-terre.
Ainsi, dans la première partie des listes où j’ai vu tant de petits lots, c’est un bourgeois, Aberlenc, accusateur public près le tribunal du district d’Alais qui achète l’olivette mûrier de 845 livres.
C’est un bourgeois, Achardy, homme de loi à Beaucaire, qui achète une terre de 374 livres. C’est un bourgeois, Agnel Jérémie, avoué à Alais qui achète une terre de 1,225 livres. C’est un bourgeois, Albert Thomas, négociant à Sauve qui achète une terre de 3,900 livres. C’est un bourgeois, Aimeras Louis, négociant à Lassalle qui achète diverses terres pour 3,715 livres. C’est un bourgeois, Alteirac Dominique, négociant à Alais, qui achète une terre pour 1,275 livres.
C’est un bourgeois, Authouard, juge de paix du Vigan, qui achète une série de petits lots de 5,200 livres, de 2,400 livres, de 1,500 livres. C’est un négociant de Nîmes, Archinard Jacques, qui achète les six pièces de terre pour 3,872 livres, et encore une autre terre, pour 3,050 livres est acquise par Archinard Jean de Nîmes. C’est un bourgeois d’Alais, Arnal, qui acquiert le four banal de 1,800 livres. C’est un négociant de Sommières, Aubanel, qui achète une vigne de 660 francs. C’est un négociant de Nîmes, Aubary Laurent, qui achète une terre de 3,800 livres, etc., etc.
Si je prends plus bas, à la page 245, c’est un négociant d’Aramon, Jouve Joseph, qui achète une terre de 5,200 livres. C’est un notaire de Sauve, Julien, qui achète divers lots de terre de 2,750 livres, de 950 livres, de 220 livres, de 55 livres, de 450 livres. C’est Labeilhe André, négociant à Alais, qui achète une vigne mûrier de 2,250 livres. C’est un riche bourgeois de Sommières, Lablache qui en même temps qu’il achète des lots de 225,000 livres et de 62,000 livres, achète une terre de 2,400 livres. C’est Laborie, receveur du district d’Alais, qui achète une châtaigneraie et une vigne de 3,100 livres. C’est le notaire de Vénezobres, Lacombes, qui achète la cuve vinaire de 642 livres.
C’est un riche bourgeois de Beaucaire, Lafont, qui, en même temps qu’un lot important de 13,800 livres, achète des lots de 675 livres, de 2.338 livres, de 104 livres, de 2,200 livres. C’est un patron boulanger, retiré des affaires et propriétaire à Alais, qui acquiert toute une série de lots de 5,000 livres et de 3,000 livres, etc., etc.
Il est donc établi surabondamment que la division des lots aux enchères n’a pas eu pour effet de les faire passer tous aux petits acquéreurs, aux travailleurs paysans, je crois que pour les lots au dessous de 5,000 livres plus de la moitié ont été acquis par des bourgeois de la ville ou des gros bourgs.
A plus forte raison, est-ce la bourgeoisie des villes qui a acquis tous les lots d’un prix élevé, tous les beaux domaines qui, ayant un vaste corps de ferme central et formant une véritable unité d’exploitation ne pouvaient être dépecés pour les enchères.
Voici, pour reprendre à ce point de vue la liste des acquéreurs :
Abauzit Firmin, négociant à Alais qui achète une terre pour 6,025 livres ; Abauzit Jean, négociant à Uzès qui achète pour 26,000 livres une remise avec grand potager ; Achardy, boulanger à Beaucaire qui achète le bâtiment du poids de la farine pour 32,000 livres ; Acquiec Pierre, cafetier à Nîmes qui achète une terre pour 9,042 livres ; Adam Édouard et Charles Michel fils, négociants à Nîmes qui avec Serres Jacques, vérificateur de la régie acquièrent l’évêché d’Alais pour 87,260 livres.
« Voici Affourtit, banquier à Nîmes, qui achète des terres labourables, des prés et un moulin du prieuré de Milhaud pour 136,000 livres ; Alazard Jean, cafetier à Uzès qui achète une maison pour 17,222 livres, une autre avec jardin pour 40,000 livres. Voici Allemand Antoine, bourgeois à Cavillarques, qui acquiert le domaine de Malhac pour 132,000 livres. Voici Albert Jean aîné, officier municipal de Montpellier et Sabatier Guillaume, demeurant à Paris, qui s’associent pour acheter le magnifique domaine d’Espeiran, appartenant aux Bénédictins de Saint-Gilles : terres, près, herbages, roubine ayant sa prise d’eau au Rhône, vignes, château, ménagerie (c’est-à-dire habitation des « ménagers »), cuves vinaires, cabanes pour les bêtes à laine, jardin potager légumier, marais et bois tamaris et qui le paient 673,000 livres. Voici un bourgeois d’Uzès, Amoreux, qui acquiert pour 17,425 livres deux terres et un pré. Voici Archinard Jean, négociant à Nîmes, qui paie 66,100 livres, le domaine de Mérignargues, qui fut aux frères prêcheurs. Voici Arnal-Fournier, propriétaire à Nîmes qui achète pour 30,000 livres un jardin qui avait été la propriété de l’ordre de Malte.
Voici un négociant de Marseille, Arnavon, qui acheté 192,100 livres le domaine de la Vernède (des Chartreux). Aubanel Louis, négociant à Nîmes, achète pour 96,000 livres, le domaine des Capelans (près Caissargues). Baurael, notaire à Bagnols achète 38,500 livres le domaine des Imbres ; il achète 111,000 livres, le domaine de la Paillasse ; et avec cela des lots de terres de 4,800 livres, 450 livres, 3,750 livres, 8,200 livres, 3,060 livres. Associé avec deux autres acquéreurs, Baumel achète encore le domaine du Talent, pour 82,300 livres ; puis, associé à Joune il acquiert un moulin à blé pour 45,000 livres ; associé à Ladront, il acquiert le domaine de Rouveiran pour 40,000 livres.
Baux Esprit, riche bourgeois, acquiert pour 108.900 livres, le domaine du Four, bois de garrigues sur la montagne du Four, et la moitié du troupeau.
Bazilles, homme de loi, agissant pour Bernavon Vital, négociant à Beaucaire, acquiert une terre avec métairie pour 116,400 livres. M. de Beaune acquiert pour 171,000 livres une partie du domaine de la Simonette.
Belgarric, médecin à Pont-Saint-Esprit acquiert une maison pour 6,100 livres. Belle Carton, imprimeur à Nîmes, acquiert une maison pour 29,500 livres.
Si je passe à la page 245, je relève ceci : Joyeux Louis, négociant à Nîmes, achète le domaine du Lue pour 90,600 livres. Julian Pierre, directeur des droits d’enregistrement du département, du Gard, acquiert pour 70,000 livres le domaine de la Mourade verte. Labaume, riche bourgeois, acquiert pour 123,000 livres un domaine sur l’une et l’autre rive du Rhône. Lablache, Louis-Joseph Cadet à Sommières, accumule les achats, soit pour son compte, soit au compte de quelques riches commerçants. Il acquiert en janvier 91, une terre de 2,400 livres, en janvier 91 une vigne et un pré de 15,000 livres, en juillet 93 une écurie et un grenier à foin de 62,000 livres ; en juillet 93 un bois taillis de 12,110 livres ; le 8 thermidor an III une terre appelée Cargnemion pour 225,000 livres ; le même achète un domaine consistant en maison, écurie, moulin, terres labourables, vignes cléselles, garrigues, le tout pour 2,000,000 de livres : le 11 thermidor an III des bâtiments appelés écorcheries pour 80,000 livres.
Ce Lablache est évidemment un de ces hommes d’affaires hardis qui achetaient, revendaient, prenaient des commissions. Il déclare agir savoir : pour Quinard, Berlou, Palias, négociants à Montpellier, notamment à l’occasion du domaine de 225,000 livres et de celui de 2,000,000 de livres.
Voici Lafont, bourgeois à Beaucaire, qui achète des lots de 675 livres, de 15,800 livres, de 2,338 livres, de 104 livres, de 2,209 livres.
Pour n’être point accusé de dissimuler les achats faits par les Juifs, il faut que je mentionne, à la page 163, Crémieux Said, marchand à Nîmes qui en prairial an II acquiert pour 100,000 livres, le domaine de la Mourade, plus des lots de 26,000 livres, 8,200 livres, 10,500 livres, 10,500 livres, 8,000 livres, 11,000 livres, 12,000 livres : peut-être Meyer Jean, négociant à Nîmes est-il aussi un Juif : il acquiert en l’an V un domaine pour 113,036 livres et une maison pour 46,500 livres ; je ne relève pas (sauf erreur), d’autres participations de Juifs aux achats dans le Gard, et il est même curieux de noter que Crémieux Said n’achète qu’en l’an II. Au début et avant que leur état civil fut définitivement constitué, les Juifs hésitaient sans doute à acheter. En tout cas leur opération est presque négligeable dans cet énorme mouvement de la propriété.
Il me paraît inutile de démontrer par d’autres exemples que la grande bourgeoisie de Nîmes, d’Alais, d’Uzès, a acheté une très grande partie du domaine ecclésiastique : les noms et les faits abondent à chaque page du recueil de M. François Rouvière. Et les gros bourgeois n’étaient point seuls à acheter ; les petits bourgeois, petits marchands, petits fabricants, artisans aisés, fabricants de bas, fabricants de molleton, postillons, menuisiers, cordonniers, maréchaux-ferrant, fabricants d’eau-de-vie, mégissiers, aubergistes, jardiniers, officiers en retraite, maçons, meuniers, vitriers, serruriers, droguistes, coloristes, traiteurs, marchands tanneurs, facturiers, presseurs, voituriers, boulangers, perruquiers, libraires, épiciers, forgerons, tonneliers, fabricants de poteries, chaufourniers, rameliers, tisseurs de toile, blanchisseurs de coton, tuiliers, charcutiers, officiers de santé, marchands de vin, régents d’écoles, faïenciers, broquiers, bouchers, pharmaciens, traceurs de pierres, bourreliers, potiers de terre, commis marchands, salpêtriers, chapeliers, couteliers, cabaretiers, sabotiers, marchands d’allumettes, tailleurs d’habits, même un trompette de Nîmes, qui achète une vigne olivette de 425 livres, huissiers, charrons, charpentiers, entrepreneurs, selliers, clédiers, teinturiers ; toute cette petite bourgeoisie marchande ou artisane, de Nîmes, d’Alais, d’Uzès, de Beaucaire, de Saint-Gilles, d’Anduze, entreprenante, hardie, vaniteuse, multiplie ses achats ; quelquefois pour une somme assez ronde, le plus souvent pour quelques centaines de livres. C’est à qui aura son pré, sa vigne olivette, son champ, sa petite maison, son jardin, son petit domaine qu’on affermera au besoin si on ne peut le travailler soi-même. Il y a évidemment une poussée extraordinaire de fierté bourgeoise : chacun veut emporter un morceau du vieux domaine d’Église, prouver qu’il a quelque épargne et qu’il peut acquérir, témoigner aussi, par un acte, de son dévouement à la Révolution : et de toutes ces boutiques, de tous ces petits ateliers, marchands et artisans sortent endimanchés pour aller aux enchères. Mais que reste-t-il aux paysans, aux cultivateurs, aux travailleurs du sol quand toute cette bourgeoisie des villes et des bourgs, grande, moyenne et petite a acheté ? Des calculs que j’ai faits avec le livre de M. François Rouvière il résulte que les cultivateurs ont acquis tout au plus, dans le Gard, un sixième des biens nationaux. Mais qu’on remarque ceci : parmi ces tout petits bourgeois, parmi ces artisans et ouvriers de la ville et des bourgs, qui achètent d’innombrables petits lots, beaucoup sont des paysans de la veille, parents et alliés de paysans, et beaucoup de ces parcelles peuvent, par héritage, revenir aux paysans eux-mêmes : c’est sans jalousie, c’est même avec bienveillance, que les paysans devaient voir beaucoup de ces achats. Au demeurant, s’ils n’ont eu qu’un sixième, si les gros achats faits par la grande bourgeoisie, par centaine de mille livres ou même par millions de livres réduisent à cette proportion assez faible les opérations des paysans, ceux-ci, n’ayant acquis que des lots modestes, sont encore très nombreux.
Parfois ils se sont associés, soit entre eux, soit même avec quelques artisans et modestes bourgeois des bourgs, pour acheter un domaine. Ainsi, seize acheteurs, tous de Pujaut, s’associent pour acheter le 16 mai 1791, 525 livres une terre de la Chartreuse de Villeneuve. Dix acheteurs de Villeneuve s’associent pour acheter, le 26 mars 1791, un enclos avec terre, vigne et verger. Treize acheteurs, paysans et artisans mêlés, tous de Saint-Gilles, s’associent pour acheter 87,000 livres les terres du port de l’abbaye et le bac à traille. Cent-cinq acheteurs, tous de Pujaut et comprenant évidemment des cultivateurs, des marchands et des artisans mêlés, s’associent pour acheter, le 30 mars 1891, le domaine de Saint-Altelme payé 130,000 livres. C’est, semble-t-il toute une paroisse, qui se coalise pour ne pas laisser un « étranger » acheter le beau domaine.
Quarante acheteurs, tous d’Aramon et parmi lesquels figurent plusieurs ménagers (propriétaires cultivant eux-mêmes) un jardinier, un traiteur, un fournier, s’associent pour acheter le 21 janvier 1793 le couvent et le jardin des Ursulines d’Aramon payé 20,100 livres. Encore un nouvel effort de la commune du Pujaut et de celle de Villeneuve. Cent-six acheteurs, dont 67 de Villeneuve et 39 de Pujaut s’associent pour acheter le 12 mars 1791, la métairie de Saint-Bruno, au prix de 153,688 livres. Parmi ces acheteurs sont mentionnés expressément des ménagers et des bourgeois.
Vingt-quatre acheteurs, dont vingt-deux de Montfaucon, négociants et cultivateurs mêlés, s’associent pour acheter le 21 juillet 1789 une terre de 6.300 livres. Onze acheteurs au Cailar, parmi lesquels plusieurs cultivateurs, un serrurier et un maréchal s’associent pour acheter le 17 janvier 1791 divers fonds payés 8.200 livres. Sept acheteurs, à Pujaut, s’associent pour acheter le 2 mai 1791 sept pièces de terre valant ensemble 6.875 livres.
Encore quinze acheteurs de Villeneuve s’associent, pour acheter le 18 mars 1794, une terre de 3.350 livres. Encore dix-neuf acheteurs de Pujaut s’associent pour acheter une terre de 6.525 livres. Encore onze acheteurs de Pujaut s’associent pour acheter le domaine de Saint-Vérédime au prix de 45.000 livres. Encore vingt-un acheteurs de Pujaut s’associent pour acheter une terre de 1791 livres, le 3 juillet 1791. Treize acheteurs de Tavel, s’associent pour acheter le 14 mai 1791 une terre des Chartreux de Villeneuve au prix de 6.625 livres. Seize acheteurs de Tavel (les mêmes que plus haut) s’associent pour acheter le 15 mai 1791 le domaine de l’abbaye de Villeneuve au prix de 169.001 livres.
Et c’est tout ; j’ai cité tous les achats faits en commun dans le Gard par les paysans ; je n’ai laissé de côté que deux ou trois achats où les associés sont visiblement de riches bourgeois de campagne ou des bourgeois de la ville, comme ces acheteurs de Beaucaire, qui s’associaient pour acheter une vaste caserne. J’ai tenu à donner la liste complète des associations d’achat de paysans pour qu’on en pût constater la proportion exacte ; elle se réduit à bien peu de chose.
Il est même à remarquer qu’il n’y a qu’un point dans le Gard (car Pujaut, Villeneuve et Tavel sont contigus) où ces associations d’achat se soient produites. À vrai dire, on se demande en quoi elles pouvaient bien être utiles. S’il s’agissait de petits lots, il était plus simple aux paysans d’acheter individuellement. S’il s’agissait d’un grand et coûteux domaine, ils avaient beau s’associer, les ressources leur manquaient ; et puis, comment subdiviser ensuite un corps de ferme ? Il n’est donc pas surprenant que les associations d’achat aient été rares.
Mais, individuellement, beaucoup de paysans achetaient. C’est par centaines que les ménagers, les cultivateurs, les propriétaires ruraux, même les simples travailleurs agricoles, les journaliers figurent sur les listes. Aillaud Antoine agriculteur à Beaucaire acquiert en l’an III une terre de 3.100 livres, une autre de 1.075 livres. Aillaud Jacques, travailleur à Beaucaire, acquiert en l’an II une terre de 1.050 livres. Alteirac François, cultivateur à Alais, achète en l’an III des terres mûriers pour 3.100 livres. Amphoux Henry, ancien berger, Bigot Jean et Bigot François cultivateurs à Générac, achètent en l’an III des champs pour 53.000 livres et pour 36.500 livres, Amphoux Henry, ancien berger, Aurillon Jacques et Durand Henry, bergers à Générac, achètent en l’an III un pré de 16.000 livres. Amphoux Pierre cultivateur à Générac, achète en l’an III un domaine pour 20.000 livres. Ancelin Pierre, ménager à Meynes, achète en avril 1791 une maison et une terre pour 4.000 livres. André Étienne et Aubert Jacques, cultivateurs à Générac, achètent en l’an III un domaine de 15.000 livres. Angelier François, ménager à Montfrin, achète en juin 1791 une terre de 440 livres. Arène Jean, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III des lots de 1.750 et de 1.500 livres. Arnassan Antoine, ménager à Cardet, achète en décembre 1791 un jardinet un hangar pour 493 livres. Arnassan Jacques, propriétaire à Cardet, achète en l’an III une terre de 10.000 livres. Aubaressy Étienne, ménager à Vauvert, achète une terre, en décembre 1790 et la paie 2.700 livres. Aubert Gabriel ménager à Villeneuve, achète en avril 1791 une terre et vigne olivette de 1450 livres. Chassefière Louis et Coste Jean, cultivateurs à Générac, achètent en l’an III, associés avec un faiseur de bas, une terre de 19.000 livres. Aurillac Jean, cultivateur à Générac, achète en l’an III, un domaine de 17.200 livres. De même Aurillac Jean, un domaine de 15.000 livres.
Bagnet Jean et Bagnet Jules, à Vénejau achètent en mai 1791 une terre de 305 livres. Barret Michel, ménager à Villeneuve, achète une terre de 875 livres en février 1791 et une olivette de 3.000 livres en mars 1791. Barrière Jean, agriculteur à Bilegarde, achète en l’an II une terre de 650 livres, en l’an III une de 12.000 livres. Bassaget Pierre, cultivateur au Cailar, achète en l’an II, une terre de 2.675 livres. Basset Raymond cultivateur à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 3.000 livres, une autre de 2.600 livres. Bassou Pierre, ménager à Concoules, achète le 25 juillet 1791 une terre de 1.775 livres.
Batailler Paul, ménager, achète, avec Lautier et Roux, une terre de 5.000 livres. Beau Louis, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 1.025 livres. Bedos Pierre, ménager à Saint-Martin de Valgalgue, achète en juin 1791, une terre de mûriers de 775 livres. Benoit Jacques, fils du mas de Travès achète en juillet 1791 une terre de 900 livres. Béraud Jean-Jacques, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III un domaine de 3.625 livres. Bergougnoux Alexandre, travailleur à Saint-Bonnet achète en mars 1791, une olivette de 124 livres. Bernard Henri, cultivateur à Aimargues, achète en l’an I, un domaine de 2.208 livres, un autre 2.550 livres. Bernavon Antoine et Hugues Antoine, ménagers à Beaucaire achètent en l’an III un domaine de 26.200 livres. Blachère Michel, à Saint-Julien, achète une terre de 500 livres. Blanc Antoine, ménager à Aramon, achète en janvier 1791 une aire et un poulailler de 726 livres, en mai 1791, une terre de 1.500 livres. Blanc Claude, cultivateur à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 2.550 livres et une de 1.100 livres.
Blanc Jacques, travailleur à Aramon, achète en septembre 1791, une olivette de 99 livres. Blanc Jean et Poncet Guillaume, cultivateurs à Beaucaire achètent, en l’an III, une terre de 2.600 livres. Blanc Thomas, agriculteur à Beaucaire, achète, en l’an III, une terre de 3.300 livres. Blanchel Jean, agriculteur à Bellegarde achète, en l’an III, une terre de 10 000 livres, une de 12.500 livres. Boissière Baptiste et Chasseflère Louis fils, cultivateurs à Générac, achètent, en l’an III, un domaine de 16.300 livres. Bonjean Paul, agriculteur à Vallabrègues achète en l’an III, une terre de 200 livres. Bonnefoy Barthélémy, ménager à Montfrin, achète en mai 1791, un lot de 2.400 livres, en juillet 1791, une terre de 1.100 livres. Bonnet Claude, ménager à Demessaigues, achète en janvier 1791, des terres et vignes pour 1.540 livres. Bonnet François de la Calmette achète en janvier 1791 des prés de 1782 livres. Borne Joseph, ménager à Seruhac, achète en mars 1791, 5 pièces terres et olivettes, 605 livres ; en mai 1791, 6 pièces, 251 livres ; en mai 1791, 6 pièces, 275 livres ; en juin 1791, une olivette de 126 livres. Boucher Barthélémi, Jouve Louis, Granier Jean et Lamoureux Étienne d’Aramon achètent en avril 1791, une terre et olivette de 6.000 livres ; Boudes Louis à la Bruguière achète une châtaigneraie de 132 livres ; Boudoux Jean, cultivateur à Générac achète en l’an II, un domaine de 17.000 livres. Bougarel Isaac, cultivateur à Valence, achète en janvier 1791, une terre de 6.100 livres. Bourely Mathieu, ménager à Montfrin, achète en juillet 1691, une terre de 100 livres ; une autre de 132 livres.
Bourelly Pierre, ménager à Aimargues, achète en mars 1791, 4 pièces pour 1825 livres. Bourrié Antoine, à Arrigas, achète une vigne pour 132 livres en juin 1791. Bourrié Étienne, à Arrigas, achète en juin 1791 une aire près de l’église, un jardin clos et une terre close, pour 825 livres. Brichet André, cultivateur à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 4.000 livres. Breysse Joseph, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 2.008 livres. Briou Jean, ménager à Bouillargues, achète en décembre 1791, 2 vignes de 1.625 livres. Brouet André, ménager à Martignargues, achète en juillet 1791 une maison avec écuries de 2.100 livres. Bruges, en mars 1791, acquiert une terre de 2.766 livres, au compte de deux ménagers, Louis et Joseph Barlier frères.
Brun Elzéard, apiculteur à Bellegarde, achète en l’an II une terre de 1,950 livres. Brunel Louis, ménager à Bernis achète en janvier 1791 un champ de 400 livres. Brunel Pierre, ménager à Bernis achète en janvier 1791, une terre de 630 livres.
Cabanon Charles, cultivateur à Aimargues, achète en l’an II, un lot de 1,850 livres ; Cabiac Joseph du Mas de Sabonadier achète en janvier 1791, 7 terres pour 5,725 livres. Cadenet, ménager à Seinhac, achète en mars 1791 une acre avec petit bâtiment pour 1,200 livres. Canonge François, travailleur au Collet-de-Dèje achète en avril 1791, six pièces pour 3,083 livres. Canonge Guillaume, travailleur à Aramac achète en mai 1791, une olivette de 13 livres, 4 sols ; Cairetac Armand, ménager à Sernhac achète en janvier 1791 une terre olivette de 400 livres : en février 1791 une aire de 705 livres ; en mars 1791 une vigne de 170 livres. Cassan achète en mars 1791 une vigne et terre de 370 livres. Castel Jacques, cultivateur à Beaucaire achète en l’an III un terre de 2,450 livres. Castel Thomas, apiculteur à Beaucaire, achète en l’an II des lots de terre de 2,600 livres, 2,650 livres. 1,100 livres et 2,000 livres. Cavalier Jacques, ménager à Cabrières, achète en janvier 1791, une terre de 625 livres. Chabaud Jacques, ménager à Aubarne, achète en avril 1791 des terres 1,390 livres.
Chambon Jacques fils, Crouzier Mathieu et Bonet Simon de Saint-Bonnet achètent ensemble, en février 1791, une terre et olivette de 195 livres, 5 sols. Chambordon Honoré, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 3,100 livres. Champel Simon et Fontanieu à Castelnau, achètent en mai 1791 des terres pour 4,834 livres. Chapus Jean, ménager à Comps, achète en mars 1791 une terre de 732 livres. Chatal Pierre, ménager à Deaux, achète en avril 1792 des terres et vignes pour 2,200 livres, et en l’an II des terres et jardin pour 3,150 livres. Clap Pierre, ménager à Saint-Pons-la-Calme achète en mars 1791 des terres pour 5.175 livres, en septembre 1791, tout un domaine de Gournier pour 89,000 livres.
Clavel Antoine, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III des terres pour 4.250 livres. Combes Antoine, ménager à Lézan, achète des terres pour 9,273 livres, en avril 1792. Conte Jacques ménager à Meynes, achète en mai 1791 une terre de 125 livres, Comte Jacques, Eysette Étienne et Audibert Raymond à Meynes achètent en juillet 1791 une terre de 1,928 livres.
Coste Jean, ménager à Bouillargues achète en décembre 1790 une vigne de 1,950 livres. Coucoulard Paul, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III un domaine de 2,585 livres. Coudroux Louis, ménager à Cabrières, achète en janvier 1791 une terre et aire de 800 livres. Caussire Étienne, ménager, octobre 1791 un domaine dans l’île d’Oiselet pour 52,900 livres. Coumont Jean agriculteur à Saint-Gilles achète en l’an III un domaine de 121,000 livres, un lot de 8,850 livres, un lot de 10,100 livres, un de 13,000 livres. Coustire Louis, travailleur à Villeneuve, achète en juin 1791 trois vignes pour 1,525 livres. Coutelle Jean, à Lapaulrie, achète en septembre 1791, 2 terres pour 3,000 livres. Crouzier Simon, ménager à Saint-Bonnet, achète en janvier 1791 une terre olivette pour 365 livres, 6 sols, 6 deniers. Daniel Jean et Daniel Étienne, cultivateurs à Aimargues, achètent en l’an II un domaine de 5,100 livres.
Darboux Antoine, cultivateur à Villeneuve achète en l’an II un bien de 16,100 livres. Daumet Jean, ménager au Mas de la Roque achète en mars 1791 une terre de 3,535 livres. Dautun Jacques-Louis, propriétaire à Sainte-Cécile, achète en l’an III une châtaigneraie et un jardin pour 1,300 livres. Dautun Jean-François, propriétaire à Portès, achète en l’an III, un jardin, une vigne, une olivette et des mûriers pour 1,600 livres. David Claude, ménager à Villeneuve, achète en mars 1791 une métairie de 154,000 livres, mais qu’il passa par acte notarié à un ci-devant président trésorier de France à Montpellier. David Claude et Ferraud Robert, ménagers à Villeneuve, achètent en mai 1791 une terre de 3,325 livres. Daydon Jacques, ménager à Estézargues achète en mai 1791 une maison et dix pièces pour 482 livres. Delpuech Jean ménager à Vauvert, achète en mars 1781 le tènement du Canet et les herbages pour 27,400 livres. Demeson Claude, à Estézargues, achète en novembre 1791 une terre de 133 livres. Denis Charles, travailleur à Saint-Bonnet, achète en février 1791 une terre de 60 livres. Deydier Simon et Fabre Joseph de Saint-Laurent achètent en avril 1792 une terre de 200 livres.
Dhombres Jean-Pierre, à Gulhen, achète en avril 1791 une terre, mûriers, vigne, olivette, châtaigneraie pour 3,500 livres. Dillaud Pierre, ménager à Sernhac, achète en mai 1791, 2 prés pour 150 livres. Domergues, ménager à la Cadière, achète en juin 1791 une vigne de 125 livres. Domergues Pierre, ménager à la Cadière, achète en avril 1791 une vigne de 545 livres. Dormesson Guillaume, ménager à Aramon, achète en mai 1791 une olivette de 59 livres. Drome Jean-Joseph, à Remouliens, déclarant avoir pour associés Alexandre, maire, Busquet Jean, ménager, Beurgours François, maréchal, Gasagne Alexandre, ménager, Bruce Jean-Baptiste, postillon et Mudaille Gabriel, maçon, tous de Remouliens, achète en décembre 1790 des pièces de terre pour 30,000 livres. Dumas Mathieu, travailleur à Saint-Mamert, achète en mars 1791 des pics de terre pour 2,342 livres. Dupuy Pierre, ménager à Bellegarde achète en janvier 1791 des pièces de terre pour 2,450 livres. Dussuel Théodorit, ménager à Gaujac, achète en mars 1791 des terres, maison claustrale, prés, jardin pour 14,700 livres, mais déclare avoir agi pour plusieurs associés dont un d’Alais.
Espérandieu Jean, ménager à Foisac, achète en mars 1791 une terre de 2,200 livres. Étienne Pierre, agriculteur à Beaucaire acquiert en l’an III, une terre de 2,900 livres. Eymard à Tresque, acquiert en mars 1791 des terres pour 4,612 livres, en mai 1791 une terre de 1204 livres. Eymieu Joseph, travailleur à Aramon, achète en février 1791 une olivette de 99 livres. Eymieu Joseph et Blanc Antoine, travailleurs, à Aramon, achètent en mai 1791, une terre de 310 livres. Fabre Jacques, ménager à Saint-Jean de Ceyrargues achète en avril 1792 une aire de 3 boisseaux pour 210 livres. Fabre Joseph, ménager à Valiguières, achète en mars 1792 des terres pour 2,825 livres. Fabre Louis, ménager à Aimargues, achète en janvier 1791 des champs pour 2,000 livres. Farde Jean, travailleur à Aramon, achète en mai 1791 une vigne de 143 livres. Farde Joseph, ménager à Aramon acquiert tant pour lui que pour son fils Pierre en mars 1791 une terre de 21,600 livres.
Faucon Jean père, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III un domaine de 3,000 livres, une terre de 2,825 livres, une de 2,200 livres. Félines, ménager à Aramon, achète en juin 1791 une olivette de 203 livres. Fenouil Antoine, ménager à Meynes, achète en mai 1791 une terre de 220 livres. Figuière Poucet fils, agriculteur à Beaucaire achète en l’an III une terre de 850 livres. Flandin Honoré, ménager à Collias, achète en avril 1791, une terre de 150 livres. Fossat Jean fils, ménager au Plan de Lat, achète en mai 1791 une métairie de la Bise-Basse pour 2,515 livres et une vigne de 300 livres en août. Fromental Jacques, ménager à Saint-Étienne de Lolm achète en janvier 1791 deux terres et une vigne de 14,500 livres, en mai 1791 neuf pièces, terre, pré, bois vigne, etc., de 4,900 livres. Fumat Jean, agriculteur à Beaucaire achète en l’an III un domaine de 2,000 livres, une terre de 2,000 livres. Gadille Étienne, agriculteur à Cabrières, achète en janvier 1791 une terre olivette de 1,000 livres et une terre de 49 francs. Gadille Jean, cultivateur à Cabrières, achète en janvier 1791 une terre de 147 livres ; Gallet Barthélémy, agriculteur à Bellegarde, achète en l’an II une terre de 1,450 livres. Gaussen David, cultivateur à Martignargues, achète en août 1793 des terres, vignes, prés, olivettes, pour 28,200 livres. Gautier Antoine, ménager à Vallabrègues, achète en l’an III une terre de 4,200 livres. Gautier Jacques, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 1,225 livres. Gayte Denis, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 2,975 livres. Gerbaud Antoine, ménager à Aramon, achète en mai 1791 une terre de 401 livres.
Gerbaud Claude, ménager à Aramon, achète le 14 avril 1791 une terre de 1,300 livres, et le 30 avril 1791, une olivette de 142 livres ; Germany Mathieu, ménager à Aramon, achète en février 1791 une terre de 310 livres. Gilbert Jean, travailleur à Aramon, achète en juin 1791 une vigne de 159 livres. Gibert Pierre, cultivateur à Alais, achète en l’an III une terre de 1,200 livres. Gilbert Étienne, ménager à Domazan, achète en 1791 une maison, cour et écurie de 2,375 livres.
Gilles Jean, ménager à Villeneuve, achète en l’an II une terre de 15,625 livres, en l’an IV une de 486 livres, une de 2,700 livres, une de 7,040 livres. Gimboux Jacques, dit Balthazar, à Rivière, achète en septembre 1761 une châtaigneraie et mûriers de 1,600 livres. Gonard Antoine et Rousset Pierre, à Domagzan, achètent en juillet 1791 une aire close de murs pour 300 livres. Gontier Pierre, à Saint-Laurent de C., achète en février 1791 une vigne de 350 livres.
Goubert Joseph, Paillon Augustin, Laurent Jean et Gonnet Barthélémy, de Villeneuve, achètent en mai 1791 une vigne et verger de 1,800 livres. Gouiran Barthélémy, cultivateur à Bellegarde, achète en l’an II une partie du domaine de Saint-Jean pour 1,800 livres. Gouret André, à Saint-Paulet, achète en 1791 une terre de 308 livres. Granaud Jean, cultivateur à Saint-Gilles, achète en 1791 deux champs pour 825 livres. Granier Jean, à Bernis, achète en janvier 1791 deux champs pour 1,790 livres. Guigue Honoré, Crouzier Claude, et Crouzier Louis, frères, de Comps, achètent en mai 1791 deux terres de 700 livres.
Heiral Antoine, ménager à Martignargues, achète en avril 1791 une partie d’olivettes-muriers pour 320 livres. Héraud Pierre, cultivateur à Saint-Gilles, achète en l’an III le huitième lot du domaine des Auriasses pour 7,000 livres.
Hugues Jean, dit Cagno, à Blanzac, achète en avril 1791 quatre terres de 990 livres. Idalot Joseph, agriculteur à Nîmes, achète en l’an III un domaine de 110,400 livres. Jourdan Louis, agriculteur à Villeneuve, achète en l’an II, un domaine de 6,250 livres. Jourdan Pierre achète en janvier 1791 une terre de 1,208 livres. Jourde Étienne, cultivateur à Cabrières, achète en janvier 1791 une terre de 181 livres. Jullian Antoine, ménager à Navacelle, achète en mars 1792 un pré de 170 livres. Larabon Antoine, dit La Volée, au Cailar, achète en l’an II une partie du domaine de la Mourade (troisième lot) pour 5,100 livres.
Lamouroux Jean et Orgeas Joseph, ménagers à Théziers, achètent en décembre 1790 un établissement avec terres pour 15,000 livres. Lamouroux Joseph, ménager à Aramon, achète en avril 1791 une olivette pour 375 livres. Lamoureux Pierre, agriculteur à Beaucaire, achète en l’an II une terre de 4,650 livres et une de 6,800 livres. Laugier Gaspard, ménager à Beaucaire, achète en l’an III une terre de 5,900 livres, une de 1,050 livres, une de 3,700 livres.
Laurent Jacques, ménager à Tresques, achète en mai 1791 trois terres de 6,275 livres. Léger Jacques, ménager à Montfrère, achète en mars 1791 une terre de 540 livres et une vigne de 380 livres. Levat Louis, ménager à Saint-Chaptes, achète en mars 1791 huit terres pour 6.300 livres. Lhermitte Barthélémy, ménager à Villeneuve, achète en février 1791 un enclos de 1,515 livres, en mars une vigne-olivette de 4.050 livres. Liotard Jacques, ménager à la Tourelle, achète le 26 avril 1791 une maison et des terres pour 425 livres. Longuet-Damien, ménager à Vers, achète en décembre 179, 15 articles de biens pour 7,751 livres….
Maraval Jacques et Faucher Pierre, ménagers à Vauvert, achètent en avril 1791 un enclos de 4.800 livres.
J’arrête à regret cette énumération ; car elle seule peut donner l’idée exacte de ce grand mouvement social. Quand on voit tous ces paysans, tous ces cultivateurs, tous ces ménagers, tous ces simples travailleurs du sol acheter de la terre, on se demande avec étonnement comment les paysans du Gard n’ont acquis qu’un sixième des biens nationaux. Mais qu’on remarque que ce sont en général de très petits lots qu’achètent les paysans : et lorsque soudain un riche bourgeois achète un domaine de deux millions, cela emporte des milliers d’achats paysans.
En fait, sauf deux ou trois ménagers ou très hardis ou disposant d’épargnes élevées, les achats des cultivateurs ne portent que sur des pièces de terre de valeur modeste. Mais le nombre de ces acheteurs paysans est très grand.
Il en est qui n’acquièrent qu’une olivette, un coin de vigne : d’autres achètent de petits domaines d’environ cinq mille livres qui suffisaient presque à l’entretien d’une famille de ménagers. Tous, en achetant ainsi, en satisfaisant leur passion de la terre, s’engagent à fond dans la Révolution.
Du recueil de M. Rouvière deux faits intéressants se dégagent. Le premier, c’est que les achats des paysans furent définitifs. C’est à peine si je note trois ou quatre cas de revente immédiate ; les acheteurs ont pu suffire aux conditions de paiement : la terre acquise par eux n’a pas figuré de nouveau aux enchères.
En second lieu, cet achat des terres par les paysans est à peu près continu. Il est visible dans les listes que j’ai citées qu’il y a deux grands moments d’achat : l’année 1791 et l’an III. Cela tient à ce que l’ensemble du domaine ecclésiastique fut mis en vente dès la fin de 1790 et que les biens considérables de l’ordre de Malte, dans le Gard, furent mis en vente seulement à la fin de l’an II. De là des crises d’achats : mais dans l’intervalle les achats ne s’arrêtèrent pas : ils se continuent en 1792, en 1793, en l’an II. Et notez que pour ne pas mêler les questions et anticiper sur les décision révolutionnaires, je ne parle ici que du domaine de l’Église. Mais, comme nous le verrons bientôt, les biens des émigrés furent mis en vente et c’est en l’an II surtout que se firent les achats : les paysans en acquirent beaucoup.
Ainsi il y a un mouvement ininterrompu : presque chaque jour, pendant ces années extraordinaires, un gros bloc de la propriété de l’Église ou de la propriété des nobles, passe à la bourgeoisie : presque chaque jour une parcelle de la terre d’Église ou du domaine noble passe aux paysans : c’est le travail profond de la Révolution qui s’accomplit.
Et si l’on ajoute à cette vente du domaine foncier la vente, beaucoup moins importante, il est vrai, à tous égards, du mobilier d’Église, on conclura qu’un grand nombre de citoyens étaient, si je puis dire, compromis dans la Révolution.
Dans les ventes du mobilier figure, en un merveilleux pêle-mêle de brocanteur, à côté des autels, des tableaux de piété, des balustrades, des chaires à prêcher, des pupitres, des prie-Dieu, la batterie de cuisine des moines.
Pour la Sarthe par exemple, couvent des Cordeliers, en octobre 1791 : Deux crémaillères adjugées à Portier, de Saint-Julien, pour 2 livres ; une rôtissoire, adjugée à Gilodon pour 8 livres ; deux broches à rôtir, adjugées à Gilodon pour 2 livres 12 sols ; deux poêles à frire, adjugées à Pommerais pour 2 livres 11 sols ; deux casseroles de cuivre, adjugées à Janvier fils, de Saint-Julien, pour 5 livres 2 sols ; une poissonnière en cuivre, adjugée à Bruneau, de Saint-Julien, pour 5 livres 11 sols.
Un pot à lapin, adjugé à Ghaumier, de Saint-Julien, pour 18 livres ; un pot à lièvre, adjugé à Guillotin Louis pour 1 livre 4 sols ; un gril, un soufflet, un couperet, adjugés à la femme Jouye, pour 3 livres 10 sols.
J’imagine que l’hôtelier jovial qui avait acheté la rôtissoire des moines tenait à ses hôtes et clients de gaulois propos ; et la pauvre femme qui avait le gril et le soufflet des Cordeliers était, elle aussi, avec son petit bagage, embarquée dans la Révolution. Ne serait-elle pas taxée tout au moins d’indifférence, et de complaisance aux « spoliations » si les moines revenaient en force ?
Ainsi un peuple innombrable était, pour ainsi dire, pris dans la Révolution : et il me semble d’ailleurs que cette dispersion, cette vente des biens d’Église déshabituait le peuple du respect superstitieux. Dès 1791 c’est comme un germe d’hébertisme.
Il est fort possible qu’un grand nombre d’objets « de piété » aient été respectueusement acquis par des croyants : tableaux religieux, statues de saints, etc., et en particulier beaucoup d’ornements sacerdotaux, de chasubles, ont été acquis par des prêtres. Mais en revanche, combien de ces objets sont tombés en des mains profanes et irrévérencieuses ! et comme peu à peu se perdait, en cette familiarité de brocantage, le prestige du mobilier d’Église et de la garde-robe ecclésiastique !
Quelles ont été les conséquences sociales de cette vaste expropriation du domaine foncier de l’Église ?
Je l’ai dit et je le rappelle d’un mot. Il n’y a pas là, et il ne pouvait pas y voir une accession du prolétariat à la propriété. Ce sera l’objet d’une autre et plus vaste Révolution qui se prépare et s’annonce aujourd’hui par bien des signes. La vente révolutionnaire des biens d’Église a eu cet effet décisif d’abattre la puissance politique des forces d’ancien régime en abolissant leur puissance foncière. Elle a fortifié la démocratie rurale, et en constituant une partie de la propriété paysanne au moyen du domaine ecclésiastique ou du domaine noble exproprié, elle a donné à la démocratie paysanne un caractère laïque et moderne. Les paysans propriétaires pourront devenir, au sens social du mot, des conservateurs. Ils pourront même rester attachés à la religion catholique. Ils pourront, quand la propriété individuelle leur paraîtra menacée, ou quand ils seront fatigués des agitations ouvrières des villes, se rapprocher un moment du noble et du prêtre ; mais jamais ils ne se livreront pleinement au noble et au prêtre. Entre eux et lui il n’y a pas seulement le souvenir des longues oppressions et exploitations de l’ancien régime, de la dîme ou du champart. Il y a le souvenir de la grande opération révolutionnaire de 1791 ; le paysan a compris que sa propriété serait précaire s’il rendait la toute-puissance à ceux sur lesquels cette propriété fut conquise.
De plus, une fierté nouvelle était venue au paysan de cette grande expropriation. Lui, si longtemps accablé, lui, si longtemps dépouillé, lui qui était obligé de saluer bien bas sur les chemins entretenus par la corvée, le carrosse du prélat fastueux ou l’équipage du seigneur superbe, il avait maintenant une partie de la terre du prélat, une partie de la terre du seigneur ; et cela, il le possédait, chose nouvelle, en vertu de la loi. Il y avait eu au moyen-âge de sombres jacqueries, des révoltes de paysans affamés ou exaspérés, brûlant les châteaux, brûlant les nobles. Il y avait eu, après le 14 juillet et dans la période du 4 août, des rassemblements révolutionnaires de paysans. Ils avaient forcé la porte des châteaux, les tiroirs des chartriers, les portes des armoires où s’accumulaient les parchemins de servitude.
Et ils ne regrettaient point ce coup d’audace qui avait décidé de tout. Mais enfin ils n’avaient à ce moment d’autre titre que leur misère, et quand cette exaltation serait tombée, qui sait ce qu’il adviendrait d’eux ? Maintenant c’est la loi qui leur a livré ce morceau de la terre des nobles, ce morceau de la terre des seigneurs. C’est l’Assemblée, élue par la nation et convoquée par le Roi lui-même qui a décidé la mise aux enchères du domaine d’Église. C’est une autre assemblée élue aussi par la nation, qui décide la mise aux enchères des biens des émigrés.
Le paysan pénètre donc dans la cour des abbayes et des châteaux avec la force de la loi et en son nom ; c’est au nom de la loi, c’est couvert et encouragé par elle qu’il visite une dernière fois, la veille des enchères, le bout de vigne, le coin de pré, l’arpent de labour qu’il convoite. Et sur le titre de papier qu’il emporte pour constater sa propriété nouvelle, c’est la signature éclatante de la loi qui est apposée. Grande force pour le paysan, et qui, aux heures de péril ou de réaction, le sauvera de l’hésitation et du doute.
Ce qui le soutiendra aussi, c’est qu’il a pour « complices » dans cette invasion du domaine foncier les grands et riches bourgeois de la ville. Ils achètent comme lui, plus que lui, les biens d’Église et les biens des nobles. Certes, plus d’une fois, une douleur secrète lui a mordu le cœur : Quoi ! ces beaux domaines, qui nourrissaient l’oisiveté du noble et du moine, vont passer maintenant à un riche bourgeois inconnu, à un gros marchand de la ville, à un banquier ! Quoi ! le paysan n’aura pas encore toute la terre ni le meilleur de la terre ! et des bourgeois prendront la place de l’abbé et du seigneur ! C’était comme une ombre sur la joie des campagnes ; mais enfin, si les bourgeois de la ville achetaient beaucoup, ils n’achetaient pas tout, et leurs achats cautionnaient ceux du paysan. On ne pourrait reprendre aux paysans les lots de terre acquis par eux sans reprendre à la riche et puissante bourgeoisie, le beau domaine où elle s’installait. Ainsi, la bourgeoisie révolutionnaire était encore un rempart pour les paysans.
Seuls, ils auraient peut-être pris peur. En compagnie de cette nouvelle force bourgeoise qui s’était imposée au roi, ils défiaient l’ennemi. Et en ce sens, la participation très large de la bourgeoisie à la grande opération des biens nationaux a été peut-être la condition nécessaire de la participation plus modeste des paysans.
À partir de ce jour, la bourgeoisie, déjà puissante dans l’ordre industriel, devient en même temps une puissance foncière. Elle avait déjà, comme nous l’avons vu, tout au long du xviie et du xviiie siècle acquis beaucoup de terres, mais en absorbant soudain près des cinq sixièmes du magnifique domaine de l’Église et une large part du domaine des nobles, elle complète sa puissance industrielle et commerciale par la puissance agricole. Elle est donc définitivement assise et aucune rafale de contre-révolution ne pourra l’ébranler.
Quand, à la Restauration, les nobles rentreront, quand ils retrouveront crédit et semblant de pouvoir, quand ils reprendront possession de la grande partie de leur domaine que la Révolution leur avait laissée, quand ils reconstitueront leur puissance foncière, soit au moyen du milliard des émigrés, soit par des alliances financières avec des parvenus de la bourgeoisie, ils seront peut-être tentés d’effrayer et de subordonner de nouveau les petits propriétaires paysans, isolés et sans grande force. Mais ils trouveront en face d’eux une bourgeoisie rurale qui n’entend pas plier, et c’est ainsi que même sous la Restauration, même sous le régime du cens, et sous la domination de la propriété foncière, la contre-révolution n’eut jamais que des succès apparents et précaires. Car la Révolution, qui tirait sa force de la propriété industrielle et mobilière, était en outre installée puissamment dans la propriété foncière, c’est-à-dire dans la force traditionnelle de ses propres ennemis.
Grande leçon pour le socialisme ! L’idée communiste a surtout son point d’appui dans le prolétariat aggloméré de la grande industrie, mais elle ne sera décidément victorieuse, et elle ne donnera sa forme à un ordre nouveau que lorsqu’elle aura trouvé, par des adaptations et des combinaisons variées ou par des conquêtes hardies, le moyen de pénétrer dans le monde de l’individualisme paysan, il faut que le socialisme sache relier les deux pôles, le communisme ouvrier et l’individualisme paysan, comme la bourgeoisie révolutionnaire a su, partant de la propriété mobilière, s’assimiler aussi la propriété foncière.
Au point de vue économique, la vente des biens nationaux donna un élan très vif à la production agricole, un grand essor aux campagnes. Les vastes domaines de l’Église furent démembrés ; par exemple, telle abbaye de la Sarthe avait sous sa dépendance douze corps de ferme, chacun de ces corps de ferme, chacune de ces exploitations rurales est achetée par un acheteur distinct ; dix ou douze gros bourgeois du Mans se répartissent le domaine d’une abbaye. Or, comme chacun de ces bourgeois était riche, comme chacun pouvait consacrer des capitaux à améliorer sa terre et mettait son amour-propre à l’améliorer en effet, un grand afflux d’argent et de travail vint féconder soudain la terre de France.
De même, de quelle ardeur passionnée le paysan remue la terre enfin acquise par lui ! Par cette double action de la bourgeoisie révolutionnaire et du paysan, le progrès agricole s’accéléra et la richesse foncière du pays s’accrut. Les témoignages des contemporains sont décisifs ; je n’en citerai qu’un : lorsque Pache, maire de Paris en 1793, et un moment ministre de la guerre, fut éliminé, quand il revint à son village natal, à Thym-le-Moutier, dans les Ardennes, il ne s’occupa plus que d’agriculture, et, dans un discours prononcé en l’an VII à la Société libre d’agriculture, des arts et du commerce du département de l’Ardenne, il put affirmer « que les neuf dixièmes des citoyens étaient dès lors mieux logés, meublés et nourris qu’en 1789 ».
Et ce ne sont pas seulement les travailleurs des campagnes qui sont ainsi relevés ; pour les innombrables travaux d’aménagement, pour la construction ou la réfection des demeures rurales à l’usage des nouveaux propriétaires, pour la construction des nouveaux immeubles qui, dans les villes se substituaient aux bâtisses cléricales expropriées, la main d’œuvre ouvrière des villes fut extrêmement recherchée. Il y eut un élan de travail, de bien-être et d’espérance dans toute la nation, et par là encore le prolétariat industriel même, quoiqu’il ne reçût aucun avantage direct fut emporté dans le mouvement heureux de la société renouvelée.
La Révolution a été soutenue par un grand essor de richesse, et si l’activité des esprits et des âmes, la passion de la liberté et de la science, l’esprit d’audace et d’invention qui naît des grandes crises contribuèrent beaucoup à ce mouvement de la richesse nationale, elle eut dans l’expropriation révolutionnaire des biens d’Église son premier et principal ressort.