Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France/1-2

Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XXXIp. 90-136).

En vain les huit domestiques du connétable l’essayent-ils ; eux et leur maître sont assaillis et frappés de tous côtés. Les valets fuient, et Clisson resté seul au milieu de ses meurtriers, eût infailliblement succombé sans la cotte de mailles qu’il portait sous ses habits. Plus aucun moyen de se reconnaître… l’obscurité est si profonde, que quelques lâches se poignardent entre eux. D’autres, effrayés de l’horreur gratuite qu’on leur fait exécuter et des dangereuses méprises dont l’obscurité les rend victimes, et plus encore sans doute de la valeur avec laquelle Clisson se défend, prennent la fuite, s’éparpillent dans les rues adjacentes, ou se rejettent à l’hôtel de Craon. Un seul plus acharné que les autres, lance au connétable un coup si terrible, qu’il le renverse de son cheval et le fait tomber sur la porte d’un boulanger, encore entrouverte, et qu’enfonce le poids de son corps. La faible lumière qui sort de cette boutique achève de porter la terreur dans l’âme des coupables ; tous prennent la fuite, Clisson reste seul et sans connaissance.

Quelques-uns de ses gens se rapprochent alors ; un d’eux vole avertir le roi de ce qui se passe. Charles allait se mettre au lit : sans se rhabiller, il monte en croupe derrière l’émissaire dont il presse le cheval de toutes ses forces. Il arrive chez le boulanger, et voit son connétable noyé dans les flots de sang, que l’on s’efforce d’étancher. « Ô mon cher Clisson, lui dit-il, qui t’a pu mettre en cet état ? — Sire, répond le connétable, ce sont vos ennemis autant que les miens : car vous savez combien j’aime votre majesté, et ces malheureux ne me le pardonnent pas. — Mais qui donc, mon ami ? nomme-le. — Sire, c’est Craon, je l’ai reconnu ; c’est lui qui m’a si lâchement fait assassiner : je ne le nomme que parce que ceux qui me traitent ainsi ne sauraient vous aimer. — Connétable, dit le roi, ce double motif est inutile pour que je punisse ce vil assassin. Je vengerais peut-être moins chaudement ton outrage si je m’occupais du mien. »

Cependant, les gens de l’art arrivent. « Regardez mon connétable, leur dit Charles, et que je sache ce que je dois en espérer ; car ses douleurs sont les miennes propres : je vous récompenserai mieux de le guérir, que des soins que vous prendriez pour moi… » Et le bon Charles, se courbant sur le connétable, mouilla de ses pleurs les plaies de son ami. « Sire, dit Clisson attendri, si je regrette ce sang étanché par vos larmes, c’est dans l’impossibilité où son effusion va me mettre de pouvoir achever de le perdre pour vous, en le versant dans les champs de l’honneur. — Connétable, tu ne mourras point. — Eh bien, mon dernier soupir sera donc pour mon prince, et (poursuivit Clisson en pressant les mains de son maître) cet espoir me console de tout. »

Cette scène touchante ayant enflammé les plaies, les chirurgiens supplièrent le roi de se retirer. « J’y consens, dit Charles, mais c’est à condition que vous m’en répondrez, je ne le quitte point sans cela. — Oui, Sire, nous en répondons. — Je sors donc tranquille, dit le roi… adieu, connétable ; je vais reconnaître si tu m’aimes, par les soins que tu prendras de toi », et il l’embrassa…

Quel tableau que celui d’un roi, mêlant ses pleurs au sang qu’un de ses meilleurs officiers répandit autrefois pour son service ; que de droits il acquiert sur celui qu’on lui offre encore, et quel titre à l’adoration de ses peuples !

À l’instant les ordres les plus sévères furent donnés au prévôt de Paris de faire arrêter les meurtriers de Clisson. Mais ils étaient bien servis : de bons chevaux les firent échapper à la justice des hommes, et non pas à celle de Dieu, qui laisse rarement d’aussi grands crimes impunis. On arrêta quelques gens innocents, entre autres un chanoine de Chartres, chez lequel avait logé Craon ; mais le coupable ne put être atteint. Fuyant à toute bride, il gagna Sablé, l’une de ses places sur les confins du Maine et de la Bretagne : ce fut là qu’il apprit que Clisson n’était pas mort. Dès lors ne se croyant plus en sûreté dans son château, il se réfugia chez le duc de Bretagne, qui se moqua de lui, et lui reprocha d’avoir manqué une aussi belle occasion de se venger. « Monseigneur, dit-il au duc, il faut que le diable s’en soit mêlé, car mes gens l’ont percé de plus de soixante coups. — Il vous reste donc deux grands torts, répondit le duc, celui de l’avoir attaqué, et celui bien plus grand de l’avoir manqué. »

Le procès de Craon fut fait avec toute la rigueur des lois. Son hôtel fut rasé ; on en destina le terrain à un cimetière ; c’est celui qui porte aujourd’hui le nom de Saint-Jean. La rue de Craon qui bordait son hôtel fut appelée rue des Mauvais-Garçons, nom qu’elle porte encore aujourd’hui. Ses biens furent confisqués, le duc d’Orléans en eut une grande partie. On rasa, comme son hôtel, toutes les maisons qu’il avait habitées. Assister à toutes ces exécutions devenait une manière de faire sa cour ; mais l’adulation se pardonne quand elle porte le caractère d’un hommage à la vertu.

Jeanne de Châtillon, femme du coupable, ainsi que sa fille unique furent chassées presque nues de leur maison ; traitement bien cruel sans doute, puisqu’il atteignait l’innocence, mais qu’excusait néanmoins l’atrocité du crime que le monarque avait promis de venger.

Aussitôt que l’on sut la retraite de Craon, Charles envoya le réclamer près du duc de Bretagne, dont la réponse négative et peu mesurée engagea le Conseil à porter aussitôt la guerre dans ses états.

Tout le monde ne s’accordait pas à trouver le crime du marquis aussi grand qu’il était. Clisson avait beaucoup d’ennemis à la cour : on lui reprocha ses grands biens, on l’accusa de rapacité, et surtout ceux qui le voyaient en possession de ce qu’ils auraient bien voulu s’approprier eux-mêmes, tels que les ducs de Berri et de Bourgogne[1].

C’est ici que nous devons éclairer nos lecteurs sur la véritable instigatrice de ce délit, et faire voir qu’elle n’agissait bien sûrement que par les mêmes motifs, dont se servaient pour déprimer Clisson les envieux de sa fortune.

On se souvient qu’elle s’était d’abord brouillée avec Craon, quand celui-ci eut abusé de la confiance du duc Louis, son amant. On doit se rappeler de même son raccommodement avec ce scélérat quand le duc de Bretagne lui eut fait observer que le tort que lui faisait le connétable, tant par son ascendant sur l’esprit du roi, que par les immenses richesses qu’il détournait chaque jour à son profit, était infiniment plus dangereux pour elle, que toutes les indiscrétions de Craon si faciles à paralyser ; et que Craon devenait, dans le fait, le seul homme assez téméraire pour la débarrasser d’un ennemi bien plus à craindre pour elle, que ne pouvait l’être le connétable, et surtout quand on lui aurait fait entendre que le marquis était la seule cause des disgrâces que le connétable venait d’essuyer à la cour.

On sent bien qu’Isabelle, naturellement vindicative, n’eut pas plutôt conçu tout cela, qu’elle saisit ardemment un moyen qui remplissait aussi bien ses vues. En effet, de deux choses l’une : ou Craon réussissait, et Isabelle était débarrassée d’un homme qui devenait par sa conduite le plus grand ennemi qu’elle pût avoir ; ou il manquait son coup, et alors elle se trouvait défaite d’un homme qui l’avait trahie.

Ce plan avait été tracé aux conférences de Tours ; et le duc de Bretagne, qui le conseillait, gagnait aussi de son côté, puisqu’il perdait Clisson, dont tout ce que nous avons vu devait le rendre l’un des plus cruels ennemis. L’événement contraire était également à son avantage : car le marquis de Craon était un homme dangereux pour ceux qui l’employaient ; on en avait la preuve dans la trahison qu’il avait faite au duc d’Anjou. Ainsi, et absolument comme la reine, le duc de Bretagne gagnait à ce crime, quelle que pût en être l’issue.

Isabelle n’eut pas plus tôt admis ces résolutions qu’elle en fit part, d’abord à son favori Bois-Bourdon qui les approuva, ensuite au duc d’Orléans avec lequel elle continuait de vivre dans la plus grande intimité ; et, persuadée que l’association d’un tel complice ne pouvait qu’être très utile à l’accomplissement du crime qu’elle projetait, elle fit envisager l’aventure au duc, sous le double rapport que nous venons d’observer. Elle lui promit le partage des biens de l’une ou de l’autre de ses deux victimes ; et d’Orléans, séduit par les richesses dont on flattait sa cupidité, non seulement goûta le projet, mais s’offrit même à le servir de tout son pouvoir.

Isabelle aussitôt le rapproche du marquis, assiste à leurs délibérations, les dirige, les encourage, et de ce moment il est convenu que d’Orléans, mêlé parmi les assassins, fera, s’il le peut, tomber lui-même sous ses coups le malheureux, dont les biens le tentent. Quel calcul ! il est affreux, nous en convenons, mais il fut fait, et ici l’on doit se rappeler que le connétable, entendant l’ordre d’éteindre les flambeaux de ses valets, crut reconnaître, comme auteur de cet ordre, le duc d’Orléans, à tel point qu’il le pria de cesser une plaisanterie qui ne convenait ni à l’un ni à l’autre. On se souvient aussi que le dernier coup, celui qui précipita Clisson contre la boutique du boulanger, eut bien l’air de venir de celui qui avait le plus d’intérêt à l’achèvement du crime. Les bruits qui circulèrent dans Paris le lendemain s’accordèrent d’ailleurs parfaitement avec cette opinion ; et quand il fut question de celui qui porta ce dernier coup, d’Orléans fut nommé bien avant Craon. Mais comment celui-ci, s’étant vu puni lui-même, ne fut-il pas indiscret à l’égard du duc ?… parce que rarement un complice trahit celui qui l’emploie : tant qu’il pourra se flatter d’être servi par lui, il se gardera bien de tenir une conduite qui lui ferait tout perdre. Il est donc clair que d’Orléans, héritier des biens de la victime quelle qu’elle fût, devait en hâter la mort et il le fit. Aucune des mesures propres à l’exécution du crime ne fut négligée par lui ; parfaitement guidé par Isabelle, il les établit toutes avec la plus extrême exactitude, et Craon en fit de même. Quant à la reine, enfreignait-elle de son côté aucun de ces préceptes perfides ? en faisant revêtir son amant des dépouilles du mort, ne se mettait-elle pas à l’abri du soupçon d’un forfait dont elle retirait tout l’avantage, au faible prix d’une victime qui pouvait la perdre en vivant ?

Isabelle, on le sait, et l’on s’en convaincra plus d’une fois encore, avait reçu de la nature, avec son horrible penchant au crime, toute la souplesse nécessaire pour le dissimuler.

Cessons donc de chercher autre part les provocateurs et les auteurs de ce délit : ils ne peuvent se trouver que parmi ceux qui avaient le plus grand intérêt à le commettre. Or, dans qui cet intérêt était-il plus vif que chez les ducs de Bretagne, d’Orléans et la reine ? Sans doute il est pénible d’adopter de telles opinions ; mais le devoir d’un historien ne consiste pas seulement à débiter des faits que tout le monde sait, il consiste encore davantage à suivre le fil des événements et, s’il se rompt, à le rattacher aux vraisemblances, quand il ne peut pas l’unir à des vérités connues. Il vaudrait autant sans cela, lire des dates et des chronologies. Mais ce n’est pas ici le cas, nous le répétons ; et quand des probabilités s’appuyent sur des dépositions faites à la mort du confident ou du complice, assurément dès lors elles acquièrent toute la force de la vérité.

Isabelle en un mot devait être l’ennemie du connétable et de Craon, les vraisemblances le démontrent, les aveux d’un homme condamné certifient les crimes qui en résultent : que faut-il de plus pour les croire et les attester ?

Cependant, on arme de toutes parts pour la guerre de Bretagne. Charles avait pris la vengeance de Clisson trop à cœur, pour qu’on refusât de marcher à cette expédition. Il est à remarquer que le duc de Bourgogne n’était nullement de l’avis de cette guerre ; et, cependant, ne paraît-il pas qu’il fût encore dans la confiance de la reine ? mais il est vraisemblable que tous deux, ayant les mêmes intérêts, suivaient la même route, sans se rien communiquer encore.

Tout fut donc mis en œuvre pour rompre ce projet formé par le roi de se mettre lui-même à la tête de ses armées, jusqu’aux conseils des médecins qui déclarèrent que la santé du roi ne lui permettait pas de se livrer à cette entreprise.

Cependant, Charles tenait si fort à ce projet que, quoi qu’en pussent dire les médecins, il n’en précipita que plus ardemment l’exécution, et surtout quand on lui dit que Craon n’était plus en Bretagne, et que le duc lui-même l’eut assuré qu’il était en Aragon. Ne voyant dans ces subterfuges que le projet de le trahir et de sauver le marquis, il protesta que rien ne l’empêcherait de se venger, et de porter en conséquence la guerre chez l’insolent vassal qui voulait le tromper.

On fixa donc le départ des troupes au 5 avril 1393.

Isabelle, pendant ce temps, échauffait les esprits. D’accord avec les princes, elle faisait sentir à tout le monde, ainsi qu’au roi lui-même, combien il était ridicule d’armer la France entière pour la cause d’un homme, plus déprédateur lui-même qu’aucun de ceux qu’on accusait de semblables torts. Rien ne réussit : l’armée se mit en marche, s’attendant néanmoins à quelque événement qui dérangerait tout.

Les suites ne firent que trop voir la vérité de ces conjectures difficiles à démêler pour lors, mais bien faciles à deviner pourtant par ceux qui auraient voulu saisir le fil de tous ces événements, et qui, comme nous venons de le dire, auraient su le rattacher aux vraisemblances, et surtout lorsqu’il s’agissait d’une des plus intéressantes anecdotes de notre histoire.

L’opinion des médecins ne se réalisa que trop : la santé du roi se dérangea totalement. De sombres apathies succédaient à des accès de fureur, dont il ne sortait que pour se désespérer de l’état dans lequel il se voyait réduit. L’homme aliéné n’est pas malheureux, tant que ses illusions se soutiennent : le bandeau tombe-t-il ? il devient le plus infortuné des hommes… et ce qu’on avait fait prendre au roi pour le plonger dans ce cruel état n’était pas assez violent pour l’y maintenir sans cesse.

Jamais la santé de ce prince ne s’était trouvée si mauvaise que le jour où il partit du Mans, à peine toucha-t-il aux mets qui lui furent servis. Une partie de l’armée avait déjà pris la route d’Angers, quand il se mit en marche.

Malgré l’ardeur du soleil, Charles s’était extraordinairement couvert ; et pâle, triste, rêveur, il traversait ainsi la forêt loin de sa suite qui s’était écartée de lui pour ne le point incommoder.

Tout à coup un fantôme vêtu de noir s’élance d’entre deux arbres, et saisissant la bride du cheval que monte le monarque : Roi, lui dit-il d’une voix sépulcrale, ne chevauche pas en avant, mais retourne, car tu es trahi.

Ce personnage était horrible ; un affreux mélange d’intérêt et d’égarement contournait les muscles de son visage et le rendait épouvantable.

Charles frémit… des gens d’armes s’avancent et, frappant sur les mains de cet effrayant individu, ils le forcent à quitter les rênes du cheval ; mais on ne l’arrête pas… on ne l’arrête pas ! que d’idées suggère cette négligence ! on ne lui demande pas même qui il est ; il semble qu’il n’ait fait que ce qu’il devait faire, et que sa mission remplie, on devait l’abandonner à lui-même.

À peine est-on sorti de la forêt que le page qui portait la lance du roi la laisse imprudemment tomber sur la tête de son camarade. À ce bruit Charles croit reconnaître la vérité de ce que vient de lui dire le fantôme ; il s’écrie qu’il est entouré de traîtres, et mettant l’épée à la main, il se jette impétueusement sur tout ce qui l’environne… quatre gens de sa suite tombent sous ses coups. Le duc d’Orléans court à son frère pour le désarmer ; mais le duc de Bourgogne l’en empêche : « Prenez garde, crie-t-il à son neveu, il va vous tuer vous-même. » En ce moment, Martel, gentilhomme normand, et chambellan du roi, saute légèrement sur la croupe du cheval de son maître, lui saisit les bras, pendant qu’on le désarme et qu’on le fait descendre pour le transporter au Mans, dans une charrette attelée de bœufs, que le hasard fait rencontrer là. Il était sans connaissance. « Retournons tous à la ville, disent les princes ; la campagne est finie. » L’ordre de rétrograder se donne à l’instant, et quand le roi arrive au Mans, l’état dans lequel il est fait craindre pour sa vie. On le crut empoisonné ; le vin et les mets qui avaient été présentés le matin furent goûtés, on ne découvrit rien ; c’était bien un autre genre de poison dont on s’était servi pour commettre ce crime.

Les médecins consultés rejetèrent tout sur la fatigue que venait d’éprouver le roi, déjà dans un grand état de faiblesse et d’abattement. Les princes l’attribuèrent au sortilège, et l’on ne vit pas, ou l’on ne voulut pas voir, que la main perfide qui suscitait cette affreuse aventure était la même que celle qui venait de conduire l’assassinat de Clisson.

En ce moment, disait-on, la reine portait dans son sein des preuves de sa coupable intelligence avec le duc d’Orléans et, certes, elle devait ménager dans lui et le père de l’enfant dont elle était enceinte et l’homme qui, comme frère de Charles, avait des droits réels au trône, dans le cas de la mort du roi. Or, pour Isabelle, un amant tel que d’Orléans ne valait-il pas mieux qu’un époux imbécile qui, à supposer qu’il restât dans cet état, serait toujours dans la dépendance de ses oncles nantis de l’autorité provisoire, qu’ils perdraient infailliblement dès que le roi n’existerait plus ? Elle se flattait que la scène de la forêt, dont elle avait été l’agente, coûterait la vie à Charles ; mais ses opinions changèrent dès que son attente fut trompée. Dès lors, elle se rendit aux réflexions du duc d’Orléans qui, pour la consoler, l’assura que dans le fait, en surveillant bien les opérations des oncles, peut-être vaudrait-il mieux pour leur projets, que le roi fût toujours dans une sorte d’imbécillité pas assez prononcée pour qu’il fût réduit à une nullité parfaite, mais assez forte cependant pour lui faire faire tout ce qu’on voudrait ; et voilà pourquoi les choses ne furent pas portées plus loin.

Mais Isabelle avait donc les moyens de tenir son époux dans cet état ? assurément, elle les avait. Qu’on se rappelle ce que nous avons déjà dit à ce sujet ; n’en eût-elle pas même fait encore usage, ce qui paraît difficile à croire, elle connaissait assez la faiblesse de l’esprit du roi pour être bien sûre que l’apparition du spectre devait occasionner un effet prodigieux, et ce spectre était facile à faire mouvoir.

Les seuls auteurs de cette farce politique étaient donc Isabelle et d’Orléans. Le doute deviendrait impossible avec une série de preuves aussi fortes que celles que nous présentons ici.

Quoi qu’il en fût, cette nouvelle mit toute la France en deuil. Malgré la mauvaise administration de ce règne, Charles était adoré : le peuple, toujours juste, quand on ne l’égare pas, séparait ses qualités de ses faiblesses : il aimait les unes, il déplorait les autres, et voilà l’âme des Français ! Les torts de ses chefs ne seront jamais rien, si tôt que des vertus les feront oublier.

Mais cet événement fit tout changer : les deux oncles du roi gouvernèrent, et les favoris de l’ancienne cour furent à l’instant évincés.

Dès qu’on ne s’armait plus pour Clisson, on devait précipiter sa perte ; elle devait continuer d’être l’unique but de la reine : aussi ne négligea-t-elle rien pour y réussir.

Avant qu’il eût été question du partage entre d’Orléans et les princes, ceux-ci avaient dit que le Conseil déciderait qui devait avoir l’autorité ou d’eux ou de Louis, dont la jeunesse leur paraissait un puissant motif d’exclusion.

Ici, les historiens nous assurent que Clisson comptait beaucoup sur la protection et l’amitié du duc d’Orléans ; et si nous ne nous empressions d’éclaircir ce fait, nous ferions bien beau jeu à ceux qui traiteraient de mensonges tout ce que nous présumons ici.

Comment se pourrait-il en effet, que Clisson, ennemi de la reine et poursuivi par elle, fût cependant l’ami de son amant ? cette amitié du duc d’Orléans pour Clisson n’était que feinte ; elle n’était qu’une manière adroite dont le duc, d’accord avec Isabelle, déguisait ses affreux projets ; tous deux agissaient d’après les mêmes intentions : perdons-le si nous le pouvons, ayons l’air de le protéger si le coup manque.

Il était manqué, le coup : il fallait donc avoir l’air d’aimer le connétable, jusqu’à la possibilité de l’écraser entièrement.

Les ennemis de ce malheureux connétable pouvaient-ils être maintenant mieux servis qu’ils l’étaient par les circonstances ? plus de guerres en Bretagne, plus de projets en sa faveur, toute la cour irritée d’en avoir beaucoup trop fait pour lui, nulle envie de poursuivre encore ses meurtriers : quel beau moment pour terrasser l’hydre qu’on avait redoutée, et dont l’extrême crédit avait alarmé tous les princes ! On en profita.

Le connétable vint à l’hôtel d’Artois, prendre les ordres du duc de Bourgogne. Dès lors tous les intérêts sont réunis, sa perte est résolue ; on veut faire instruire son procès.

« Clisson, lui dit le duc de Bourgogne, vous ne devez pas vous mêler du gouvernement, c’est un grand malheur que vous vous en soyez enquis, et la preuve en est que vous seriez bien en peine de dire comment vous sont venues les richesses que vous possédez. »

Clisson se retire sans répondre ; mais il n’est pas plus tôt chez lui qu’il comprend toute l’étendue du danger qui le menace. Il veut se consoler avec le duc d’Orléans qu’il croit son ami ; mais Louis l’évite, il est à Creil près du roi son frère. Clisson voit qu’il n’est plus aucune ressource pour lui ; il s’évade par une porte secrète de sa maison, gagne Montlhéry, une de ses places, où il n’est pas plus tôt arrivé qu’il y apprend les ordres qu’on a de l’arrêter. Il vole dans sa province, où la quantité de places qu’il possède semble lui offrir un asile. Des commissaires du Parlement se transportent en Bretagne pour l’ajourner : on ne le trouve pas, c’est tout ce que veut la reine, son calcul est simple : « S’il paraît, avait-elle dit, le roi qui l’aime, lui fera grâce ; s’il est contumax, il est perdu. » Eh ! qui connaissait mieux que cette femme adroite l’art de perdre ses ennemis ?

Cette perfide créature l’avait également senti, on ne pouvait opposer à Clisson, s’il paraissait, que des crimes absolument du ressort de la justice ordinaire et dont l’absolvait le renvoi à l’autorité royale. Il était bien plus sûrement perdu par un arrêt ; et cet arrêt, promptement rendu, contenait en substance que le connétable était faux, mauvais, traître, déloyal envers le gouvernement. Le malheureux fut en conséquence condamné à une amende de cent mille marcs d’argent, et privé de son office, dont fut pourvu Philippe d’Artois, comte d’Eu, gendre du duc de Berri. On envoya en Bretagne lui redemander l’épée du connétable ; mais on ne put jamais parvenir jusqu’à lui, et, comme on ne rapporta ni sa démission ni son épée, il protesta contre la nomination qui venait d’être faite ; ce qui n’empêcha pas le titulaire d’exercer et encore moins Clisson de renouveler ses protestations contre l’usurpateur.

Ici la politique d’Isabelle et du duc d’Orléans a quelque besoin d’être encore expliquée.

Il est sûr que pendant la disgrâce du connétable et lors du projet de faire la guerre en Bretagne, d’Orléans fit assurer Clisson de ses secours et de sa protection. Comment le parti qui lui était le plus opposé s’offrit-il néanmoins à lui être utile ?

Nous ne pouvons, dans ce dédale, tirer de lumières que de la procédure de Bois-Bourdon[2]. Ce seigneur a dit dans ses réponses qu’ayant fait cette objection à la reine, cette princesse lui avait répondu :

« Beau doux ami, tu n’es point encore maître ès-arts en politique : sache qu’on ne perd jamais mieux les gens qu’en ayant l’air de leur être utile. C’est par fausseté que Louis paraît servir Clisson ; mais nous voulons tous deux le perdre, parce que tous deux redoutons son crédit. C’est nous qui l’avons fait sauver ; c’est nous qui avons dicté l’arrêt qui le perd. »

Et le favori ayant, prétend-il, frémi de ces paroles, se retira sans dire un seul mot.

Cependant, la santé du roi fit prendre des précautions. Sa majesté tint un lit de justice pour aviser aux moyens de prévenir tous les désordres qui pourraient survenir si le trône venait à vaquer.

La majorité des fils de France, d’après l’Édit de Charles V, fut décidément fixée à quatorze ans, et la tutelle du jeune dauphin confiée à la reine, aux ducs de Berri, de Bourgogne, de Bourbon et à Louis de Bavière, frère de la reine. On assigna pour cette tutelle les revenus du duché de Normandie, de la ville et vicomté de Paris, des bailliages de Senlis et de Melun. Cette tutelle était assistée d’un conseil composé de trois prélats, de six nobles et de trois clercs. L’une des clauses était que si la reine contractait un nouveau mariage après la mort du roi, elle était de ce moment déchue de la tutelle.

Isabelle se garda bien de témoigner à d’autres qu’à Bois-Bourdon le chagrin que lui donnaient toutes ces chaînes. Et comment, en effet, de telles entraves auraient-elles pu plaire à celle qui n’aspirait qu’à la domination générale et à l’envahissement de toutes les fortunes ? Une chose la rassurait pourtant : la régence n’avait pu être refusée au duc d’Orléans ; en sa qualité de frère du roi, il était impossible qu’on ne l’en revêtit pas, et cette portion d’autorité jointe à celle qui venait d’être conférée à la reine mettait son amant et elle en état de nuire à la France, autant que leurs intérêts pouvaient le permettre.

Mais la longueur du règne de Charles dérangea un peu leurs projets. Ils furent obligés d’emprunter au moins le masque de la vertu pour se livrer à tous les égarements de leur détestable caractère.

Malgré cette hypocrisie, à peine ces deux dangereux personnages jouirent-ils de l’autorité dont nous venons de les voir revêtus, qu’un événement extraordinaire put jeter sur eux de bien graves soupçons.

On avait fait recommander au roi par ses médecins de ne point se mêler d’affaires, et de ne s’occuper que de plaisirs. En conséquence, à l’occasion du mariage de l’une des filles d’honneur de la reine avec un gentilhomme de Vermandois, cette princesse donna chez elle une fête suivie d’un grand bal. Charles avait imaginé de se déguiser en sauvage, conduisant enchaînés Hugues de Guissai, le comte de Joigni, Amand de Poitiers, et Jean de Nantouillet bâtard de Foix ; leurs habits étaient de toile enduite de poix, sur laquelle on avait appliqué des étoupes. Par un hasard, qu’il n’est permis de nommer tel qu’à ceux ou qui ne veulent rien approfondir, ou qui jugent encore moins, le feu prit aux habits de l’un de ces sauvages, près duquel on avait vu d’Orléans badiner, un flambeau à la main. En un instant le feu gagna et tous les sauvages, excepté le roi, que la duchesse de Berri enveloppa de son manteau, et Nantouillet qui se jeta dans une cuve d’eau, tous, disons-nous, périrent consumés.

Nous ignorons ici par quelle raison, et contre tous les récits des contemporains, il a plu à Villaret d’avancer deux mensonges aussi absurdes que ceux qu’il se permet, en disant que le roi n’était pas avec les sauvages, pendant qu’il est certain qu’il les conduisait ; ensuite que la reine s’évanouit au récit du malheur qui venait de menacer les jours d’un époux qu’elle aimait, tandis qu’elle vivait avec d’Orléans depuis plusieurs années, et que ce prince n’avait projeté que chez elle, et avec elle, le perfide événement des sauvages, qui d’après les nouvelles réflexions qu’ils avaient faites, leur faisaient plus que toute autre chose désirer maintenant la mort d’un roi, dont l’existence contraignait infiniment l’étendue de leur pouvoir. Et, d’ailleurs, si Charles n’était pas avec les sauvages, d’après le récit de Villaret, comment peut-il dire, à la page suivante, que la reine frémit du danger que son époux avait couru ? pouvait-il en courir aucun, puisqu’il n’y était pas ? quelle contradiction ! et comment un grave historien peut-il altérer la vérité de faits aussi capables de jeter du jour sur les plus importants personnages de ce siècle : est-ce donc avec cette basse adulation qu’on écrit l’histoire ?

N’en doutons pas, Isabelle conçut l’affreux projet de cet incendie, et le duc d’Orléans l’exécuta.

Au surplus, voici ce qu’on trouve mot à mot dans les dépositions de Bois-Bourdon[3] :

« La reine, dit-il, m’ayant fait venir, me fit part du complot qu’elle avait formé contre les jours du roi, dans le bal qu’elle donnait pour le mariage de l’une de ses filles d’honneur avec un gentilhomme de Normandie. Il s’agissait d’abord d’employer des venins dans les rafraîchissemens que l’on servirait au monarque, mais ayant représenté à la reine que l’obligation de s’adresser à quelqu’un pour s’en procurer, pouvait devenir dangereuse et que je me ferais soupçonner moi-même, si je m’en chargeais, elle changea tout à coup d’idée, et proposa le déguisement des sauvages, vêtus de matières combustibles auxquelles monseigneur d’Orléans mettrait le feu. »

On s’en tint là : nous savons le reste.

En expiation de cette soi-disant imprudence[4] le duc d’Orléans érigea une chapelle aux Célestins avec les fonds qui lui avaient été adjugés sur les confiscations du marquis de Craon. On sait que dans ces temps de superstition, les plus grands crimes se compensaient avec des legs pieux : comme si ce n’était pas avilir la majesté du créateur, que de croire qu’il peut pardonner les plus horribles forfaits, moyennant quelques rentes ou quelques chapelles : ce sont des actions utiles aux hommes qui réparent le mal qu’on a pu leur faire, mais non de vaines offrandes, qui ne satisfont que l’orgueil de ceux qui les présentent et l’avarice de ceux qui les reçoivent.

Une seconde rechute bien plus forte que celle de l’année précédente vint attaquer le roi. Guillaume Martel, celui de ses chambellans qui avait facilité les moyens de le désarmer à la fatale journée du Mans, s’aperçut le premier de cet accident, dont il fit part au duc Louis. On remarqua dans cette crise que les symptômes qui la caractérisaient paraissaient avoir pour base un éloignement affreux que le roi concevait pour sa femme : effet bien singulier des efforts de la nature, qui dans presque tous nos malheurs ou nos maladies nous inspire involontairement du dégoût ou de la haine pour les personnes ou pour les choses qui occasionnent nos maux. Cette observation faite par la reine elle-même la frappa fortement.

Quelle est cette femme ? disait le malheureux Charles, en parlant d’Isabelle. Qu’on l’ôte de mes yeux, elle m’est insupportable ; s’il est quelque moyen de m’en délivrer, qu’on l’emploie, je ne puis ni la voir ni l’entendre. Qu’elle ne se présente plus, je l’exige.

Puis parcourant ses appartements, partout où se trouvaient quelques emblèmes de ses anciennes amours, il les arrachait en protestant que jamais il n’avait épousé cette femme.

Que de pleurs eût dû répandre Isabelle à des scènes aussi déchirantes ! mais elle était coupable, elle se taisait, souvent même elle souriait.

Valentine de Milan qu’on avait faussement soupçonnée d’avoir coopéré aux maléfices qui assiégeaient le roi ne lui était pas à charge comme Isabelle. On se souvient par quel arrangement elle était devenue sa maîtresse : il l’aimait, et jamais il ne la repoussa.

Les soupçons sur Valentine se trouvant écartés, on finit par croire à la cour que les seules causes de l’égarement du roi venaient de la conduite que l’on observait avec lui, ou du peu de soins qu’on lui donnait. En conséquence, la reine fit venir à grands frais du fond de la Guyenne un fameux charlatan dont l’extérieur était aussi piteux que la science était vaine.

Cet homme assura qu’il rendrait la santé au roi, et que cela lui était d’autant plus facile, qu’il possédait un livre qu’il appela Simagorad, par le moyen duquel il était sûr de maîtriser l’univers entier. Adam, prétendait-il, avait reçu ce livre de Dieu, cent ans après la mort d’Abel, pour le consoler de la perte de ce fils bien aimé ; et ce fut avec ces contes puérils que, parfaitement soudoyé par la reine et par d’Orléans, ce maladroit imposteur trouva le secret d’amuser fort longtemps le monarque et toute sa cour.

Ce ridicule expédient n’ayant rien produit, on employa les vœux, les prières, les changements d’habitation. Tout fut inutile, et jusqu’à la fin de ses jours, ce prince infortuné n’offrit plus qu’un simulacre d’autorité, dont, toutes réflexions faites, profitaient bien plus à l’aise, que s’il eût cessé d’exister, ceux qui comme Isabelle et d’Orléans avaient tant d’intérêt à le tenir dans cet affreux état. La nature reprenait-elle ses droits, et Charles avait-il un rayon d’espérance, aussitôt ses guides adroits le jetaient dans des débauches outrées, ou dans des excès, qui à l’aide de philtres, replongeaient bientôt ce malheureux prince dans un délire dont ne manquaient pas de profiter les monstres qui l’assassinaient en détail.

Cependant, les vues ambitieuses de la reine et du duc d’Orléans se trouvaient furieusement contrariées par le duc de Bourgogne dont les projets étaient aussi dangereux, et bien mieux appuyés sans doute, tant par sa grande expérience que par l’immensité de ses possessions.

Que d’intrigues, que de soins, que de luttes, préparait cette concurrence ! Ici les ramifications se perdent, le labyrinthe devient inextricable, et nous ne pouvons nous rallier qu’aux événements connus, qui, racontés avec la plus sévère exactitude, nous fourniront néanmoins une masse de lumières suffisante pour nous guider sans cesse vers la plus extrême vérité.

Non seulement la reine avait à combattre cet impérieux pouvoir du duc de Bourgogne, mais elle avait encore à lutter contre l’inflexible hauteur, l’insupportable vanité de Marguerite de Flandre, épouse de ce duc. Cette femme, presque aussi adroite qu’Isabelle, était moins criminelle sans doute ; mais elle avait un pouvoir absolu sur un époux dont elle disposait à son gré. C’était pour se tenir en garde contre ce parti puissant, que la reine désirait avec ardeur s’étayer de l’Angleterre, ou par une alliance, ou par quelques négociations.

En conséquence, toujours portée aux superstitions, ou plutôt aimant à tirer parti de leur imposture pour en imposer aux autres, elle fit venir à la cour un aventurier connu sous le nom de l’ermite Robert, qui assura au roi avoir vu à son retour de Syrie une figure plus claire que le cristal, laquelle lui avait ordonné de se rendre à la cour de France et d’enjoindre au roi de faire la paix avec les Anglais, en assurant que tous ceux qui s’y opposeraient le payeraient cruellement cher. Ce fourbe vit le roi et parvint à le persuader. Il suivit les ambassadeurs de France en Angleterre et trouva Richard, ainsi que ses oncles, absolument déterminés à suivre ses conseils. Avec quelle facilité, dans ces siècles d’ignorance, les hommes se laissaient aveugler ! et combien, avec un peu d’adresse, il devenait facile de les tromper !

Toutes les difficultés s’aplanissaient donc et, en attendant la rédaction des articles, on conclut une trêve de quatre ans.

Un nouveau motif vint consolider ces résolutions. Anne de Luxembourg, fille de l’empereur Charles IV, mourut, et dans ce moment on ne vit plus d’obstacles au mariage si désiré par la reine, entre le roi d’Angleterre et l’une des filles d’Isabelle.

Il est très essentiel, ici, de ne perdre de vue aucune des manœuvres de cette femme adroite. Ce n’était nullement le bien que la paix pouvait faire à la France qui faisait l’objet de ses désirs, mais l’ambition démesurée de réunir ces deux grandes puissances, dans l’espoir où elle était de les gouverner toutes deux, et d’attirer pour en venir là l’époux de sa fille dans un pays où sûrement il porterait un jour la couronne.

Que l’on observe ici à quel point se ressemblaient tous les moyens qu’employait cette femme.

Le fantôme de la forêt du Mans, le charlatan de Guyenne, les rêves de l’ermite Robert, ne sont-ils pas de la même couleur ? tout cela ne part-il pas de la même main ? Et n’est-il pas l’ouvrage du même esprit ? Il faudrait terriblement s’aveugler pour résister à l’évidence de ces faits, ou se dégrader par une timidité qui déshonorerait à la fois, et l’écrivain pusillanime qui la prendrait pour excuse, ou le lecteur peu réfléchi qui l’adopterait.

Mais une circonstance vient à l’appui de ces réflexions et les fortifie ; elle achèvera de nous convaincre que ce n’était nullement le bien de la France que voulait Isabelle, mais son assujettissement aux Anglais, et cela par tous les motifs d’intérêt que nous venons de développer.

Il ne tenait alors qu’à la cour de France de rentrer dans la province de Guyenne, presque entièrement occupée par les Anglais, et cependant, on n’en fit rien. Recouvrer d’anciennes possessions n’est nullement le désir de ceux qui ne cherchent qu’à en aliéner de nouvelles, non : voir dominer ces provinces par les Anglais, voir démembrer la France entière, l’asservir totalement à ses rivaux, telles sont les seules vues de la femme ambitieuse qui la gouverne, et dont les plans secrets et dissimulés l’emportent toujours en adresse sur ceux mêmes qui travaillent dans un sens égal.

Quoique l’intérieur de la France fût tranquille, les exactions arbitraires, les impôts forcés, tout existait, comme si les besoins de l’état l’eussent encore exigé ; et c’était à qui des princes ou de la reine se feraient la meilleure part des dépouilles publiques. Ce fut alors que l’amant d’Isabelle ou plutôt le complice de tous ses crimes, que le duc d’Orléans, enfin, se fit donner par ses oncles la commission de pacifier les troubles de Bretagne, ce qui, en servant les intérêts du prince le plus ami de l’Angleterre, favorisait encore bien mieux le dangereux projet d’Isabelle, dont l’esprit était de se rattacher à tout ce qui tenait à l’Angleterre, et surtout par une alliance qui, formant un contrepoids à l’autorité des princes du sang, la menait directement à son but.

Louis trouva toujours allumée la guerre que se faisaient le connétable et le duc de Bretagne.

Le duc de Bourgogne, disent les historiens, ou bien peu clairvoyants, ou bien mal instruits, favorisait le Breton pendant que d’Orléans prenait le parti du connétable. Nous avons déjà vu par quelle route tortueuse marchait le duc d’Orléans : s’il avait l’air de servir Clisson, ce n’était que pour le mieux perdre. Ainsi ces deux princes Bourgogne et d’Orléans, dont les maisons n’étaient pas encore divisées, servaient sans s’en douter la même cause et peut-être tous deux dans les mêmes vues, ce qui faisait que tous deux s’observaient, tâchaient de se deviner et de n’avoir pour but que de mieux assurer leur crédit.

Sur ces entrefaites, le marquis de Craon reparut plus acharné que jamais contre un ennemi qu’il cherchait à vaincre, n’ayant pu le tuer. Clisson, renfermé dans un château de Josselin, était prêt à succomber lorsqu’un accommodement pacifia tout, et le connétable, au moyen de quelques renonciations et beaucoup d’argent, parvint à recouvrer un peu de repos.

Si nous citons cette anecdote qui ne tient point à notre histoire, ce n’est que pour convaincre à quel point d’Orléans qui dicta les articles de la capitulation, continua de suivre sa marche oblique et ténébreuse.

Mais cette pacification ne pouvait durer longtemps ; ce n’était pas là ce qu’on voulait, et les hostilités recommencèrent bientôt : on se rebattit, on forma de nouveaux projets de traité lorsque la vieillesse du duc de Bretagne, état où naissent communément les remords, engagea ce souverain à quelques arrangements qui le raccommodèrent enfin avec son ancien ami, et d’Orléans revint à la cour, très peu satisfait de voir ses ruses ainsi déjouées. Mais la vertu cesserait d’être l’attribut de la divinité, si les brigues de la méchanceté parvenaient toujours à la vaincre.

Bientôt, Isabelle changea de manœuvres, et ce qu’elle n’avait pu faire réussir d’un côté, elle l’entreprit de l’autre. Depuis la dernière prorogation de la trêve, Richard n’avait pas perdu l’espoir de s’allier à Charles, et ce désir chaudement servi par la reine ne tarda pas à s’accomplir.

Au mois de juillet 1394 parurent les ambassadeurs d’Angleterre, chargés de négocier cette union. Les princes voulaient qu’un traité de paix en devînt le sceau ; mais ce n’était pas ainsi qu’Isabelle l’avait conçu ; de cette manière ses projets n’eussent pas été remplis. On se contenta donc d’une trêve de vingt-huit ans, et la princesse Isabelle de France fut destinée à Richard II.

Des que le mariage fut arrêté, les ambassadeurs bien conseillés par la reine firent une protestation dont l’objet était d’établir les droits chimériques du roi d’Angleterre à la couronne de France, et certes il était facile de voir dans cette manœuvre à quel point étaient flattées l’ambition, la haine et la vengeance d’Isabelle, puisqu’elle se trouvait alors belle-mère du roi qui prétendait à la couronne de France ; ce qui, comme on le voit, doublait une autorité, bien différente de celle qui ne venait que du simple titre d’épouse d’un prince imbécile, dont les oncles entravaient chaque jour tout ce qu’elle concevait pour s’agrandir. Une difficulté se présenta pourtant : ce mariage n’allait-il pas la brouiller avec le duc de Bretagne, auquel était promise l’aînée de ses filles ? Mais Isabelle se flattait de tout arranger en donnant au Breton une des sœurs de celle qu’elle faisait épouser à l’Anglais. C’est ici qu’on observe avec plaisir la bonhomie de nos historiens.

Isabelle, disent-ils, attendu les fréquentes rechutes de son époux, demeurait à l’hôtel Saint-Paul, pendant que le roi se tenait au Louvre comme si la gravité des maux de son époux n’eût pas plutôt exigé sa présence près de lui ? À quel point ces grands spéculateurs s’écartent du motif de cet éloignement ! et pourquoi donc ne pas voir que si la reine avait son habitation loin de celle de son époux, c’était dans le dessein de négocier plus à l’aise avec ceux qu’elle cherchait à séduire et à s’attacher par les moyens même les plus illicites ? Voilà cependant comme les bonnes gens écrivent l’histoire, et comme les sots croient tout ce qu’écrivent les bonnes gens.

Quoi qu’il en fût, les ambassadeurs d’Angleterre reparurent le 9 mars 1395 avec l’acceptation de toutes les clauses proposées pour la conclusion de ce célèbre hymen, que l’on peut avec raison regarder comme une des plus honteuses époques de notre histoire, puisqu’au moyen de ce pacte ignominieux on consentait à perdre la moitié de la France et à s’ôter les moyens d’y rentrer pendant vingt-huit ans… seulement au prix d’une alliance qui n’allait pas moins qu’à mettre le reste du royaume sous la domination d’un souverain dont l’unique intérêt était d’en former la meilleure partie de ses états ; et c’était ainsi que travaillait cette reine, contre laquelle on se contente de lancer des invectives sans daigner nous prouver à quel point elle en était digne.

Nous ne saurions au reste nous plaindre de cette négligence : que nous serait-il resté si nos prédécesseurs avaient tout dit ?

Une des clauses vivement sollicitées par les plénipotentiaires et qui achève de prouver à quel point était grande la faveur accordée par la reine aux meurtriers du connétable fut la grâce de Craon qu’ils demandèrent et qu’ils obtinrent.

Le duc de Bretagne, en se réconciliant avec Clisson, avait négligé de stipuler le pardon du traître ; la reine qui voyait un autre moyen de l’obtenir n’avait pas même voulu en parler au duc de Bretagne et les ambassadeurs déterminèrent cet arrangement.

Mais Craon avait à la cour de France d’autres ennemis, dont Isabelle avait négligé de le garantir. À peine ce traître eut-il reparu, que la reine de Sicile se rappelant toutes les escroqueries qu’il avait faites au duc d’Anjou, dont elle était devenue veuve, le fit arrêter et condamner à une restitution au-dessus de ses forces, sauf à garder prison jusqu’au payement ; on le mit dans la Tour du Louvre.

Bois-Bourdon, qui avait eu jadis quelques liaisons avec le marquis, sollicita vivement la reine de lui faire rendre sa liberté, en lui prouvant, et cela était vrai, qu’elle aurait pu l’obtenir même sans acquitter la dette réclamée par la reine de Sicile ; et voici la réponse d’Isabelle à peu près telle que nous l’avons trouvée dans les papiers de ce malheureux favori[5] :

« Bourdon, lui dit la reine, il y a longtemps que je n’estime les hommes que par l’utilité dont ils me sont, Craon eut autrefois mes faveurs : comme ce ne fut qu’à ce prix qu’il consentit au meurtre de Clisson, je fis part au duc d’Orléans de la singulière récompense qu’il exigeait ; je rappelai combien il avait jadis abusé de notre crédulité. Le duc m’objecta qu’il n’y avait pas à balancer entre la vie de Clisson et le prix qu’exigeait Craon pour la lui ôter, et qu’attendu que Craon était en ce moment aussi instruit du crime projeté que nécessaire à son exécution, il fallait tout faire pour le conserver. Craon fut donc heureux… un seul jour, j’en conviens, mais il le fut, et nous servit. D’Orléans voulut ensuite le perdre et nous l’abandonnâmes au duc de Bretagne ; tu sais le reste. De nouveaux besoins nous l’ont fait rappeler ; cette obligation est celle du crime, elle est cruelle, mais elle est nécessaire. Craon revint, et nous allions l’employer encore, sans nous croire obligés de payer ses services aussi chèrement ; nous étions loin de craindre la vengeance de la reine de Sicile, elle s’est emparée de lui, qu’elle le garde ; à la rigueur, nous pouvons nous passer de lui et nous n’avons plus à redouter ses indiscrétions. Cesse donc de me parler de cet homme, qu’il périsse dès qu’il n’a pas eu l’esprit de se sauver. »

Ici, Bois-Bourdon ne répondit rien, ou, du moins, les objections qu’il put faire ne se trouvent point dans ses papiers. On ne parla donc plus d’une affaire, dont nous ne rapportons les scandaleux détails que pour faire connaître toutes les nuances du caractère que nous avons promis de dévoiler, ce qui devenait impossible à ceux qui n’étaient pas munis, comme nous, des pièces essentielles pour justifier ce que nous avançons.

Cependant, le mariage de l’Anglais se conclut dans la chapelle du palais ; le festin qui suivit fut un des plus somptueux qu’on eût encore vus. Leurs Majestés y parurent avec le plus grand éclat. On remarqua, non sans quelque surprise, que les seigneurs anglais qui représentaient Richard précédaient les princes français. On devine aisément quelle était l’ordonnatrice d’un cérémonial aussi insolent. C’est dans cette même année que nous trouvons une des plus singulières anecdotes de cette cour astucieuse, où les crimes les plus noirs avaient toujours l’art, ou d’être étouffés, ou de se déguiser, en faisant présumer pour leurs auteurs ceux qui n’avaient jamais imaginé de s’en couvrir.

Les accidents du roi redoublaient et l’extrême compassion qu’inspirait son mal fixait plus particulièrement l’attention générale sur tous ceux qu’on croyait capables d’avoir provoqué un état qui ne paraissait naturel à personne. Les anciens soupçons dirigés sur Valentine de Milan se reproduisirent, et ce qu’il y eut d’étonnant dans cette absurde injustice, c’est qu’entre deux femmes, dont l’une, Valentine, aimait le roi, et dont l’autre, Isabelle, le détestait, ce fut précisément sur l’amie du monarque qu’on jeta les yeux, tandis qu’on n’osa pas les porter un instant sur l’ennemie.

L’état d’ineptie, dans lequel Isabelle désirait que fût son mari, était, on le sait, d’un grand intérêt pour elle, mais peu important pour Valentine. Aux motifs qui dirigeaient ainsi la reine à l’égard de Charles, vinrent s’en joindre d’autres pour perdre Valentine et par conséquent pour la charger. En effet, malgré l’arrangement immoral contracté entre elle, d’Orléans et Valentine au sujet du roi, Isabelle s’apercevait que celle-ci continuait de rendre à d’Orléans, son époux, des soins, dont elle était jalouse ; et, sous ce rapport, ne devait-elle pas, comme elle en convint depuis, faire refluer sur sa rivale les soupçons qui se réveillaient, et que faisait naître l’impossibilité d’attribuer à une cause naturelle la douloureuse situation du roi ?

Mais, objectera-t-on, sans doute que pour se défaire d’une rivale, une femme comme Isabelle devait trouver dans le poison un moyen plus sûr et plus prompt. Cela est vrai dans un sens ; mais la coupable attirait alors les regards ; chargée d’un soupçon, tous les autres retombaient aussitôt sur elle, et notre héroïne était trop adroite, trop exercée dans le crime, pour ne pas être parfaitement instruite de tout ce qui était nécessaire à la fois pour le commettre en sûreté, et pour détourner l’opinion publique, quand elle a l’air de se fixer sur les coupables.

Dès lors, Isabelle fit sentir au duc d’Orléans combien il devenait dangereux pour leur association d’y conserver une femme qui, quoi qu’elle fût l’amie du roi, venait néanmoins d’employer contre lui et sans leur participation des moyens violents, dont sans doute elle voulait profiter toute seule. « Mais ces moyens, répondit d’Orléans, ne les avons-nous pas employés de concert ? — Oui, de concert, dit la reine, mais votre femme vient d’agir seule, sans nous rien dire, et certainement elle a des projets, dont elle se garde bien de nous faire part. »

D’Orléans, séduit, relégua sur-le-champ la duchesse à Neuf-Châtel-sur-Loire.

Cette disgrâce, ainsi qu’il est facile de l’imaginer, acheva de faire refluer sur Valentine les soupçons qui se ranimaient, et l’on crut beaucoup trop légèrement qu’elle était, seule, la cause des désordres de la santé du roi, tandis que tout n’était qu’une suite des infernales machinations d’Isabelle, qui avait par jalousie, autant d’intérêt à brouiller Valentine avec le duc d’Orléans, qu’elle en avait pour sa propre sûreté à faire retomber sur cette femme des crimes de l’imputation desquels la perfidie se débarrassait.

Et quel moment heureux choisissait Isabelle pour faire tomber dans ses pièges celle dont la présence lui devenait si prodigieusement à charge ! Celui où Galéas de Visconti, père de Valentine, s’opposait avec la plus grande chaleur aux offres agréables que la république de Gênes faisait à la cour de France, et qui consistaient à se mettre sous la protection de cette cour. Ce fut en représentant cette conduite au roi qu’Isabelle le consola de la perte d’une femme, qui, non contente de le trahir en faveur de Galéas, son père, qu’elle venait d’exciter à s’opposer à la gloire de la France, avait, d’un autre côté, une conduite assez irrégulière pour attirer sur elle l’animadversion de son époux ; ainsi lorsque les deux frères eurent une explication sur ce qui venait de se passer, tous deux, grâce à la reine, trouvèrent juste la punition que Valentine subissait.

En voyant Isabelle se conduire sur tous les points avec tant de ruse et de fausseté, s’étonnera-t-on de ce qu’on va lui voir exécuter par la suite ?

Envieuse de se lier à tout ce qui pouvait resserrer ses nœuds avec l’Angleterre, ou avec les amis de cette puissance, Isabelle au même temps où elle donnait sa fille aînée à Richard, mariait Jeanne, sa seconde, à Jean de Montfort, fils aîné du duc de Bretagne. Cet hymen détermina le père du jeune époux à accompagner la cour de France à Calais, où Richard était venu lui-même chercher la princesse qui lui était destinée.

Rien de pompeux comme ce voyage : on y dépensa la dot de la jeune reine. Isabelle aimait autant le faste qu’elle avait de penchant pour le crime : il semble que le mal agisse avec plus de sécurité, lorsqu’un luxe insolent l’environne et le cache, et voilà ce qui rend les excès des princes toujours plus dangereux que les égarements qui résultent de l’infortune ou du besoin.

En 1396, la reine accoucha d’un fils, qu’on nomma Louis, et qui fut tenu sur les fonts de baptême par le duc d’Orléans, dont on prétendit qu’il devait être le fils, bien plus sûrement qu’il ne l’était de Charles.

Ce mariage de la jeune Isabelle avec Richard, roi d’Angleterre, ne réussit pas à Londres, les Anglais voyaient de très mauvais œil cette liaison avec la France ; ils craignaient qu’elle n’eût pour résultat l’obligation de rendre les places que l’Angleterre possédait encore sur nos côtes ; mais il s’en fallait bien que ce fussent là les intentions de la reine ; ce n’était pas seulement nos plages qu’elle désirait de voir aux mains des Anglais, mais la France entière, ainsi que nous en convaincra bientôt la suite de cette histoire.

En attendant, Isabelle se préparait à découvrir de si hautes prétentions par le moyen de la princesse qu’elle venait de donner à Richard. Il est certain que, pour atteindre le but proposé, son premier désir fut de placer son gendre sur le trône de France, ce qui fut cause de tous les troubles qui eurent lieu dans la Grande-Bretagne et pendant lesquels les cruautés de Richard immolèrent une foule de seigneurs mécontents de sa conduite, entre autres d’Arondel et Warwick, mais dont la mort ne servit qu’à précipiter les malheurs de celui qui l’avait ordonnée.

Isabelle était mal servie en Angleterre ; sa fille n’était ni aussi entreprenante ni aussi dépravée qu’elle.

Cependant, l’état de Charles empirait ; ce prince infortuné n’était plus qu’un objet de pitié pour ceux qui l’entouraient, et malheureusement il sentait que ce qu’il éprouvait n’était pas naturel.

« Les maux que j’endure, s’écriait-il quelquefois, sont l’ouvrage de ceux qui me détestent. Ah ! par pitié qu’ils terminent mes jours, c’est la dernière grâce que je leur demande », et sitôt que l’accès se faisait sentir : « Qu’on écarte de moi toute espèce d’armes, disait-il, j’aime mieux mourir mille fois que de faire du mal à quelqu’un. »

Le crime s’effraie toujours ; c’est la première punition que lui réserve la vertu. Quand Isabelle entendait son malheureux époux protester que ce qu’il éprouvait était l’ouvrage de ses ennemis, elle frémissait ; le remords, en naissant, paraissait rétablir l’équilibre, mais bientôt les passions reprenant leur empire, elle leur cédait les droits qu’elle n’avait plus la force de leur disputer. À quel point ce funeste exemple doit convaincre du besoin de se maîtriser dès l’enfance. Eh ! pourquoi donc caresser ce qui doit nous perdre ! pourquoi céder aux poisons de la vie, quand on peut n’en goûter que les douceurs !

Isabelle se dérobait avec soin aux devoirs que lui prescrivait l’hymen, et, pour en dédommager le roi, elle avait introduit, dans le lit du monarque, la fille d’un marchand de chevaux.

De ce moment, elle ne garda plus aucune mesure avec le duc d’Orléans ; ainsi cette femme coupable, profanant d’une part le lit nuptial et le déshonorant d’une autre, semblait vouloir doubler le crime de l’adultère en se livrant elle-même sans honte à ce qu’elle faisait impudemment commettre à son époux. À quel point de perversité doit être parvenue une femme qui se fait un jeu de semblables horreurs !

On avait appelé la petite reine la créature à laquelle notre héroïne faisait jouer le rôle infâme dont nous venons de parler. Bois-Bourdon assure qu’Isabelle lui avait dit plusieurs fois qu’elle recommandait fortement à sa suppléante d’épuiser son mari, afin de s’en débarrasser plus tôt, lui ayant enseigné, dit le texte, toutes manières de besoigner ; pour ce qu’il y print un tel gaudissement qu’il s’en saoulât et vint plus vite à fins[6].

« Il serait, je le sais, des moyens plus prompts, disait-elle à son favori ; mais, indépendamment des conséquences, que nous avons reconnues, j’ai remarqué qu’il valait mieux que cet homme vécût encore quelque temps ; Louis et moi avons besoin de ce fantôme ; laissons faire celle qui me représente. » En conséquence on avait accablé cette fille de biens. Elle avait une maison à Créteil, une autre à Bagnolet, et quand pour combler son impudence, elle eut donné une fille au roi, on lui assigna pour dot la terre de Belle-Ville en Poitou.

De semblables turpitudes eurent lieu sous un règne plus rapproché de nous, on le sait ; mais ces criminelles complaisances furent l’ouvrage de la maîtresse d’un souverain, jamais de son épouse. L’histoire n’offre aucun exemple d’une aussi horrible prostitution exercée par des reines ; fières de leur dignité, aucune ne l’avilit d’une aussi indigne manière.

Toujours dans les perfides intentions que nous venons d’observer dans l’âme d’Isabelle, deux moines arrivèrent de Guyenne, envoyés, dirent-ils, par le maréchal de Sancerre. L’un s’appelait Pierre, l’autre Lancelot ; tous deux possédaient, disaient-ils, des moyens sûrs de guérir le roi : on eut l’air de le croire, et ils furent en conséquence logés près de l’hôtel Saint-Paul, où les plus grands soins leur furent prodigués. Des prières, des invocations magiques, des breuvages composés de simples, auxquels on ajouta ensuite des perles distillées, tout fut mis en usage, sans aucun succès. De ce moment la méfiance s’empara de tous les esprits, les prétendus médecins furent observés ; leur conduite scandaleuse, les débauches auxquelles ils se livraient, changèrent en certitude ce qui d’abord n’avaient été que des soupçons, et des moyens plus sévères furent employés, lorsqu’on vit que ces misérables faisaient succéder des supplices à d’innocents remèdes : ils se permirent jusqu’à des scarifications sur la tête du roi. On les arrêta et, dans les tourments de la torture, ils avouèrent que le duc d’Orléans les faisait agir.

Quelles lumières vinrent éclairer dès lors la ténébreuse conduite d’Isabelle ! pouvait-on la présumer innocente quand son amant était aussi coupable ?

On arrêta le concierge de l’hôtel d’Orléans, ainsi que le perruquier du roi. Ne pouvant rien découvrir par eux, ils furent promptement relâchés, mais sans que les accusations cessassent de subsister sur Louis.

On atténua le mieux qu’il fut possible des charges qui compromettaient aussi fortement le frère et l’épouse du roi, et sans les faire parler davantage, on livra les deux moines à la mort.

Peu de temps après, le duc d’Orléans voulut, dit-on, partir pour une expédition contre les Turcs ; mais ce projet, peu politique, n’eût-il pas fait changer en certitude ce qui n’était que des soupçons ?



  1. 2e liasse, fo 4.
  2. 3e liasse, fo 7.
  3. 4e liasse, fo 3.
  4. Il y avait donc autre chose qu’une imprudence, puisque pour l’expier on eut recours aux mêmes actes de piété qu’aurait exigé un crime ?
  5. 5e liasse, fo 2.
  6. Nous ne craignons point que ces paroles grossières puissent alarmer des oreilles chastes ; nous devions les rapporter par exactitude ; elles étaient consignées dans le rapport de la sixième séance de la question où ce gentilhomme fut appliqué (fo 6 de la 6e liasse de cette procédure).