Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France/1-1

Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XXXIp. 41-89).



PREMIÈRE PARTIE


Je chercherai la vérité

à travers les ténèbres où elle se cache.

Mably.

Charles VI, surnommé le Bien-Aimé, éprouva pendant son règne beaucoup de malheurs et ne fut cause d’aucun. Il avait toutes les qualités qui peuvent constituer un bon prince, et y joignait l’extérieur le plus agréable ; né sensible, libéral, reconnaissant, il retraçait tout ce que ses ancêtres avaient possédé de vertus, sans avoir aucun de leurs vices. La faiblesse de son esprit, source de ses malheurs, était le seul reproche qu’il méritât ; mais cette faiblesse, faite pour être respectée, devait-elle servir de prétexte à toutes les horreurs qu’on inventa pour l’en punir ?

Oh ! combien sont coupables ceux qui approchent les princes, quand ils abusent de leurs passions ou de leur débilité !

Un délateur ayant accusé quelqu’un d’avoir mal parlé de ce bon prince, et le lui disant à lui-même : Comment voulez-vous que cela soit autrement, répondit Charles, je lui ai rendu tant de services !

Ce seul mot nous semble suffisant pour peindre le caractère du jeune monarque, et prouve à quel point, en le mariant, il eût fallu lui chercher une femme digne de lui. Que de prospérités pouvaient affluer sur l’épouse qui, par un heureux mélange de ses vertus à celles d’un aussi bon prince, eût répandu sur la France entière le bonheur dont ils eussent été comblés tous les deux ! Mais ce qui peut convenir aux hommes n’est pas toujours conforme aux décrets de la providence, qui trouve précisément dans ce qui les afflige le plus sûr moyen de les corriger.

Isabelle, fille d’Étienne, duc de Bavière, choisie pour partager le sort de Charles, était-elle digne de ce prince ? Disons mieux : l’était-elle du trône qu’on lui destinait, si elle ne possédait pas les qualités de celui qui l’y plaçait auprès de lui ?

Isabelle avait près de seize ans, et le roi en avait dix-sept, lorsque les oncles du jeune monarque pensèrent à ce mariage.

Avec les grâces et les charmes ordinaires de son âge, il régnait néanmoins dans les traits d’Isabelle une sorte de fierté peu commune à seize ans. Dans ses yeux, fort grands et fort noirs, se lisait plus d’orgueil que de cette sensibilité si douce et si entraînante dans les regards naïfs d’une jeune personne. Sa taille annonçait de l’élévation et de la souplesse, ses gestes étaient prononcés, sa démarche hardie, son organe un peu dur, sa parole brève. Beaucoup de hauteur dans le caractère, aucune trace de cette tendre humanité, apanage des belles âmes et qui, rapprochant les sujets du trône, les console de cette distance pénible où les a fait naître le sort. Déjà de l’insouciance pour la morale et pour la religion qui l’étaie ; une insurmontable aversion pour tout ce qui contrariait ses goûts ; de l’inflexibilité dans l’humeur ; de l’emportement dans les plaisirs ; un dangereux penchant à la vengeance, trouvant facilement des torts à ce qui l’entourait ; aussi facile à soupçonner qu’à punir, à produire des maux qu’à les envisager de sang-froid ; prouvant par de certains traits que quand l’amour enflammerait son cœur, elle ne s’abandonnerait qu’à ses emportements et n’y verrait qu’un but utile. À la fois avare et prodigue, désirant tout, envahissant tout, ne connaissant le prix de rien, ne chérissant véritablement qu’elle, sacrifiant tous les intérêts, même ceux de l’état, au sien propre ; flattée du rang où le sort la plaçait, non pour y faire le bien, mais pour y trouver l’impunité du mal ; possédant enfin tous les vices, que ne rachetait aucune vertu.

Telle était la fille du duc de Bavière, telle était celle que la main de Dieu plaçait sur le trône de France, parce qu’il avait sans doute des hommes à punir.

Avant qu’Isabelle partît de la cour de son père, des peintres y furent envoyés pour rapporter au roi des portraits de cette princesse, et dans la crainte qu’elle ne plût pas, on avait exigé qu’elle n’entrerait en France que sous le déguisement d’une pèlerine ! Elle y joignit celui de la vertu ; mais ce n’était que pour un moment.

L’effet que produisirent les portraits sur le cœur du roi fut aussi vif que prompt. Il brûla de posséder Isabelle dès qu’il eut aperçu son image : il ne prendrait, disait-il, ni nourriture ni sommeil, que cette belle personne ne fût en sa puissance. Ce qui fit que la duchesse de Brabant dit au duc de Bourgogne : Assurez votre neveu que nous guérirons bientôt sa maladie.

Effectivement, on supprima tous les préparatifs de cet hymen qui devait d’abord se célébrer à Arras, et le lendemain de l’arrivée de la princesse, les deux époux se rendirent dans la cathédrale d’Amiens où se fit la cérémonie. La reine y fut conduite dans un char couvert de drap d’or, les voitures à impériales n’étant point encore connues.

Quelques événements désagréables troublèrent les fêtes d’un hymen qui ne devait pas être heureux, comme s’il était écrit dans le livre du destin que toujours un malheur nous avertit d’un autre. Les Flamands armaient contre la France ; il fallut quitter les tournois pour des combats réels, et les javelots de Bellone remplacèrent les flèches de l’Amour.

Les nœuds que Charles venait de contracter n’avaient point refroidi dans son cœur le goût qu’il avait pour les armes. Il fut donc décidé dans un conseil extraordinaire que l’on entreprendrait quelque chose d’éclatant pour cette campagne d’abord dirigée contre l’Angleterre. Mais quand les suites eurent mieux développé les intentions du duc de Bourgogne, on se rappela avec surprise que les premières propositions de cette guerre eussent été faites par lui.

Les préparatifs s’en firent donc. Il fallut de l’argent ; il n’y avait plus à compter sur les économies de Charles V, tout était envahi par d’Anjou. On établit des impôts, on créa des emprunts forcés, qui ne rapportaient aucun intérêt au prêteur. Toutes ces ressources déplurent, elles avaient mauvaise grâce au commencement d’un nouveau règne.

Les Anglais, effrayés de ces apprêts, mirent trois cent mille hommes sur pieds, et nous eussions, sans doute, triomphé de ces forces si, comme il n’arrive que trop souvent dans de pareilles circonstances, les intérêts particuliers n’eussent nui à l’intérêt général.

Pendant ce temps, les Gantois formaient le projet de brûler notre flotte dans le port de l’Écluse et quoique ce complot avortât, il n’en fournit pas moins au duc de Bourgogne l’idée de remettre à l’année prochaine les entreprises contre l’Angleterre, pour l’exécution desquelles il avait déjà reçu des sommes fort considérables.

Cependant il fallait au moins employer l’armée, on la fit marcher contre ceux qui avaient formé des projets contre notre flotte, et l’on s’en tint là.

De ce moment, chacun démêla les desseins du duc de Bourgogne ; on osa même l’accuser d’avoir reçu de l’argent des Anglais pour se tenir en repos ; ce qui mettait dans ses coffres et les sommes données pour entreprendre, et celles reçues pour ne rien faire.

Voilà l’esprit qu’Isabelle trouva établi à la cour de France lorsqu’elle y parut. Est-il bien étonnant que ce mauvais génie se soit emparé d’elle après les dispositions que nous venons d’observer dans son caractère ?

Parmi les seigneurs qui, dès l’arrivée de cette jeune princesse, s’empressèrent de lui rendre hommage, un fut plus particulièrement distingué d’elle ; il se nommait Bois-Bourdon. Jeune et bien fait, rempli de grâces ; une adresse merveilleuse à tous les exercices du corps, mérite certain dans un siècle de chevalerie ; infiniment de souplesse et d’esprit, et surtout de celui qui fait réussir dans les cours. Un tel homme devait plaire à une femme naturellement portée à l’amour, et beaucoup plus occupée des soins de la coquetterie que de ceux de sa réputation. Les notes fournies par ce gentilhomme[1] nous apprennent que l’amour ardent qu’il osa témoigner à sa souveraine ne tarda pas à être payé de retour.

À peine cette liaison fut-elle formée qu’Isabelle en profita pour s’instruire. Bois-Bourdon la mit promptement au fait des événements dont il lui devenait absolument essentiel de s’emparer, si elle ne voulait pas en devenir la victime : « Il faut partager les désordres de la cour de Charles VI, Madame, dit ce favori, si l’on ne veut pas être entraîné par eux. Ne pouvant imposer de digues au torrent, il faut s’abandonner à ses flots ; ils couleront pour vous sur un sable d’or, si vous avez, comme ces gens-ci, l’adresse et l’audace nécessaires pour les détourner en votre faveur. On ne réussit près d’un prince jeune, sans expérience, et conduit par d’adroits intrigants, qu’en le devenant autant qu’eux : si vous ne les imitez ils vous craindront, et de ce moment ils vous perdront : vous les enchaînez en leur ressemblant. Il serait mal, je le sais, de se frayer soi-même la route ; mais quand elle est ouverte, il y aurait du danger à ne la pas suivre.

— Beau Sire, répondit la reine, vous me guiderez ; j’ai du courage auprès de vous. Je sens bien que les actions, dont vous palliez le mal à mes yeux, m’alarmeront peut-être quelque fois ; mais ainsi que vous me le faites très bien observer, il est des circonstances où il vaut bien mieux être sacrificateur que victime ; et si ma conscience me tourmente, mon cœur en me rappelant que c’est pour vous que j’agis, calmera bientôt mes alarmes. »

Combien est dangereuse la délicatesse qui sait ainsi colorer le crime !

« Le roi, poursuivit Isabelle, est le meilleur homme du monde, je l’estime et le révère ; mais sa tête est bien faible, et je sens dans la mienne une énergie qui s’arrangerait mal avec la débilité de la sienne.

« Je ne suis pas venue dans cette cour pour ramper ; mes vues beaucoup plus grandes me font concevoir la noble ambition d’y vouloir tout conduire. Les oncles du roi me présentent de grands obstacles ; c’est avec raison que vous le faites observer : eh bien, nous les éloignerons, s’ils se font craindre. Le duc de Touraine, frère de Charles[2], jeune et plein d’ardeur, secondera nos desseins, j’en suis sûre ; il faut que je le fixe à moi. — Quel rival vous me faites redouter, Madame, dit Bois-Bourdon alarmé !

— Mon ami, répondit la reine, je vous ai prouvé mon amour ; mais ne vous attendez pas à me lier à vous, comme vous pourriez l’exiger d’une femme ordinaire. L’amour n’est à mes yeux qu’une faiblesse qui chez moi cédera toujours à l’intérêt et à l’ambition ; uniques penchants que vous devez nourrir dans mon cœur. Si de nouvelles liaisons mettent en jeu ces deux mobiles de mon âme, je les formerai, n’en doutez point, mais sans jamais cesser d’être à vous ; votre fortune n’en sera que plus rapide, et mes jouissances plus complètes. Tout le monde, dites-vous, prend dans cette cour, je m’en aperçois ; on s’y permet les plus honteuses déprédations : d’Anjou vient d’envahir toutes les économies de Charles V ; Bourgogne et Berri le remplacent ; chacun ici n’est occupé que de soi ; pourquoi donc ne pas faire de même ? si j’eusse trouvé des vertus chez vous, peut-être les eussé-je adoptées : je n’y trouve que le contraire… eh bien ! je vous le répète, Bois-Bourdon, vous me guiderez. Je suis fort jeune ; vous avez assez d’expérience pour me donner de bons conseils, je les suivrai tant qu’ils seront d’accord avec mes idées : je les rejetterai dès qu’ils les contrarieront. »

Bois-Bourdon se jette aux pieds de sa souveraine, proteste de sa fidélité ; jure le plus inviolable secret, et le crime, de ses mains hideuses, vient serrer les nœuds révoltants de cette funeste association.

Dans les préparatifs du second armement projeté contre l’Angleterre, le connétable de Clisson avait imaginé une ville qui devait se transporter avec les vaisseaux de débarquement ; cette forteresse était susceptible de loger une armée entière et elle devait servir de place d’armes, en touchant la plage ennemie. Rien n’égalait d’ailleurs le luxe et la magnificence des vaisseaux destinés à cette expédition.

La façon de penser générale était alors que le duc de Bourgogne, fort attaché au parti anglais, ferait encore échouer cette seconde entreprise. Effectivement, elle n’eut pas lieu ; mais les soupçons se dissipèrent, et l’on ne s’en prit plus qu’à la lenteur qu’avait mis le duc de Berri pour se rendre au port de l’Écluse, point du ralliement et du départ ; cette subversion d’idée n’était due qu’au duc de Bourgogne, dans le dessein de se mieux déguiser.

Pendant l’absence de la cour, qui venait de partir pour la Flandre, le duc de Touraine, frère du roi, était resté à Paris.

Jeune, impétueux et bouillant, ce ne fut pas sans émotion qu’il se trouva, pour ainsi dire, tête à tête avec Isabelle qui, de son côté, crut devoir profiter de cette circonstance pour mettre dans ses intérêts un homme aussi nécessaire aux desseins qu’elle avait déjà conçus, malgré sa jeunesse, et dont nous avons vu qu’elle avait même fait part à Bois-Bourdon. Mais dans l’intention de les conserver tous deux, elle crut devoir faire connaître à celui-ci les progrès bien réels qu’elle avait faits sur le cœur de l’autre.

« Bel ami, lui dit-elle en conséquence, vous vous souvenez de tout ce que je vous ai dit au sujet de mon beau-frère ; je vous ai fait sentir le besoin que j’avais de lui ; je vous ai témoigné le plaisir que j’aurais de l’enchaîner à mon char : j’ai réussi, Bourdon[3], Touraine peut tout auprès de mon époux ; je veux tout pouvoir sur Touraine. Sachez vous ployer aux circonstances, mon ami : je n’aimerai le duc qu’autant qu’il le faudra pour nos communs intérêts : ce n’est point une infidélité que je fais, c’est un chef-d’œuvre d’intrigue et de combinaison. Soyez toujours discret, je ne vous cacherai rien ; vous serez utile à mes projets ; je servirai les vôtres, et nous nous retrouverons toutes les fois que l’ambition, l’amour ou l’intérêt devront nous rapprocher. » Nouveaux serments de fidélité de la part du favori ; et l’intrigue se noue avec le duc.

« Vous n’êtes pas à votre place, mon frère, dit un jour Isabelle à M. de Touraine ; Charles est incapable de régner ; ce serait à vous que devrait appartenir le trône : agissons de concert au moins pour l’illustrer, si nous ne pouvons parvenir à y placer le seul homme qui serait fait pour s’y asseoir.

— Mon ambition égale la vôtre, Madame, répondit le duc, et c’est avec chagrin que je vois des oncles déprédateurs et pervers s’emparer à la fois de l’esprit du monarque et de la fortune de ses peuples. Voilà deux fois que le duc de Bourgogne fait avorter des résolutions dont le succès pouvait être très glorieux pour la France, et dont l’inexécution appauvrit le peuple et n’enrichit que lui. Il faut, ou déranger de pareilles choses, Madame, ou nous en approprier le profit. Unissons nos intérêts comme nos cœurs et quoi qu’il puisse en coûter, que tout s’immole à nos passions : il n’est plus, dans ce siècle d’intrigue et de faiblesse, d’autres moyens de réussir. »

Tel fut le second pacte qui assura les malheurs de la France ; telle fut l’origine de ces troubles affreux que nous avons à peindre… De quels fléaux en effet ne doit pas être menacée une nation qui ne voit plus dans ses soutiens et dans ses maîtres que des spoliateurs et des fourbes !

Une nouvelle preuve de la rapacité du duc de Bourgogne se reconnut dans la mort singulière du roi de Navarre, dont il voulait avoir le bien, et qu’il sut envahir au détriment des héritiers de ce prince.

Une troisième expédition contre l’Angleterre fut encore mise sur le tapis. Le temps était propice : la faiblesse du gouvernement anglais, qui n’avait pour lors à opposer qu’un jeune monarque sans crédit, sans forces et gouverné comme Charles par des oncles qui le ruinaient et l’opprimaient en le déshonorant ; tout concourait, on le voit, à la réussite du projet conçu, et Richard II, sur le trône de la Grande-Bretagne, semblait garantir les succès de Charles VI.

Mais trop d’intérêts devaient encore faire échouer cette nouvelle entreprise ; elle manqua comme les précédentes. L’on prétendit que le duc de Bretagne en était cette fois la cause et, certes, toutes les preuves antérieures de son infidélité suffisaient cette fois pour légitimer les soupçons. Il devint impossible de douter de son attachement aux Anglais ; mais d’une autre part pouvait-on ne pas sentir à quel point le duc de Bourgogne partageait cet attachement ? nous savons ce que pensaient Isabelle et Touraine : en quelles mains était donc l’infortuné Charles et sa malheureuse nation ?

Mais répandons un peu de lumière sur les motifs du Breton ; ce sera le moyen d’éclairer plusieurs autres faits.

Le plus âgé des fils de Charles de Blois était pour lors prisonnier chez les Anglais. Le duc de Bretagne, son père, s’était engagé à lui procurer la liberté, et refusa de le faire quand on le somma de tenir sa parole. Le connétable de Clisson jeta les yeux sur ce jeune prince, pour lui faire épouser une de ses filles : le duc accepta. Il ne fut plus question que d’avoir la liberté du jeune prisonnier : le connétable s’adressa au duc d’Irlande qui faisait tout ce qu’il voulait de Richard. Il obtint ce qu’il désirait ; mais le duc de Bretagne furieux de voir que Clisson obtenait une chose qu’il avait promise et dont il ne voulait plus se mêler, jura une haine éternelle au connétable, et le premier trait de cette haine nous paraît trop intéressant pour le supprimer. La manière frappante dont il dévoile d’autres événements nécessaires à notre sujet, nous impose d’ailleurs le devoir de le raconter, quelque connu qu’il soit.

Le duc de Bretagne faisant un jour visiter au connétable son château de l’Hermine sous le prétexte de recevoir ses conseils sur la partie des fortifications, dans laquelle Clisson était fort instruit, il le fit pénétrer dans les tours du château. À la porte de l’une de ces tours, le connétable, avant que d’entrer, fit quelques cérémonies d’usage ; mais le duc l’ayant contraint, Clisson obéit. À peine est-il passé que, sur un signal du duc, les portes se ferment à l’instant et le connétable est chargé de chaînes. Aussitôt Bavalan, qui commande dans cette forteresse, vient prendre les ordres de son maître, et reçoit celui de coudre le connétable dans un sac et de le jeter dans la rivière, « Votre ordre est barbare, Monseigneur, répond Bavalan ; mais je dois vous obéir, c’est mon devoir. » Dès la pointe du jour, le duc impatient fait appeler l’officier pour savoir les suites de l’exécution de ses ordres. « Monseigneur, ils sont remplis, répond Bavalan. — Malheureux, qu’as-tu fait ? ne devais-tu pas reconnaître le principe qui les dictait ? — Je l’ai reconnu, mon prince ; et c’est pour cela que le connétable est plein de vie. — Ah ! mon ami, je te dois la mienne ; embrasse-moi, Bavalan, et compte sur mon éternelle protection ; je te dois à la fois et l’honneur et la vie[4]. »

Mais telle est la marche du cœur humain : le crime se conçoit dans le délire des passions ; le remords le punit ou le prévient ; en revenant, il reprend bientôt de funestes droits que la vertu ne peut plus anéantir.

Charles de Blois, d’abord très aise d’avoir conservé la vie au connétable, ne voulut plus le rendre sans une forte rançon. Clisson se plaignit au roi qui, pour venger son connétable, veut porter sur-le-champ la guerre en Bretagne ; mais le duc de Bourgogne, qui partageait trop bien avec Charles de Blois les sentiments de celui-ci pour l’Angleterre, sut adroitement détourner ce projet, et l’on se contenta de faire sommer le duc de Bretagne de rendre et l’argent qu’il avait reçu du connétable et celle de ses places qu’il avait gardée pour nantissement. Charles, pour toute réponse, ouvre ses villes aux Anglais qu’il en chasse bientôt, en faisant faire des excuses au roi et ayant l’air de se raccommoder avec le connétable, contre lequel néanmoins il ne cesse de nourrir des semences de haine, et tout cela par une suite de ce caractère versatile et faible qui, comme on vient de le voir, le fait subitement passer de l’insulte au remords, et du remords à la bassesse ; caractère aussi désagréable à rencontrer qu’à peindre. Tel est le trait que nous avons cru nécessaire de citer pour éclaircir la conduite tortueuse du duc de Bretagne.

C’était en un mot de cette manière que se dissipait tout l’argent du royaume : sans cesse de petites expéditions, nulles pour la gloire de l’état, et seulement utiles à ceux qui en retiraient de l’argent.

Le roi venait d’atteindre sa vingt et unième année lorsque l’on convoqua une assemblée des princes du sang et de plusieurs prélats, dans laquelle, en représentant fortement tout le danger des déprédations des oncles de Sa Majesté, on décida que Charles devait enfin régner par lui-même. Le cardinal de Laon appuya fortement cette décision, dont les ducs de Bourgogne et de Berri, qui ne s’y attendaient pas, furent vivement irrités. Alors le roi se retournant vers ses oncles les remercia et leur dit qu’il se rendait au conseil qu’il recevait. Le lendemain, le cardinal fut empoisonné.

Voilà ce qu’on risquait dans ces siècles de minorité, où l’anarchie nourrissant l’égoïsme vous rendait nécessairement l’ennemi capital de celui dont les intérêts contrariant les vôtres ne pouvaient embrasser vos vues. La fin tragique du cardinal fit beaucoup de bruit ; mais il fut facile de voir d’où le coup partait ; il le fut également de démêler la part qu’Isabelle avait eue à la délibération qui tendait à sortir le roi de tutelle. Il était clair que la convocation de cette assemblée et la délibération qui y fut prise n’était que l’effet des intrigues d’Isabelle avec le duc de Touraine : tous deux voulant mener le roi ne devaient avoir pour but que d’éloigner de lui tout ce qui gênait cette intention.

« Ces intrigants ont assez pillé, disait Isabelle au duc de Touraine ; c’est maintenant notre tour… » Et c’était à dix-neuf ans que cette femme audacieuse osait parler ainsi !

Tout changea à la cour du moment que les oncles paternels du roi se retirèrent ; le seul duc de Bourbon, oncle maternel, et le duc de Touraine, que nous n’appellerons plus que le duc Louis d’Orléans, furent les seuls qui demeurèrent auprès du monarque. Les courtisans changèrent également ; tous ceux qui avaient flatté l’ancienne cour disparurent. On ne vit plus que ceux du jour, parmi lesquels Bois-Bourdon sut garder son rang.

Louis ignorait la part que ce jeune chevalier avait aux faveurs de la reine ; mais nous savons qu’Isabelle ne cachait point à Bois-Bourdon que son beau-frère était son amant : il devint donc le confident de sa maîtresse sans le devenir de son rival. Ce n’est que dans les cours corrompues que de telles singularités se remarquent ; celles du XVIIIe siècle pourraient en fournir quelques exemples.

C’était le marquis de Craon qui possédait toute la confiance du jeune d’Orléans. Ce qu’il avait fait au duc d’Anjou le rendait-il digne de ce poste ?… mais sont-ce des mœurs que désirent les princes dans les confidents de leurs torts ?

Les autres courtisans qui se montrèrent alors furent Montaigu, Vilaines, Mercier, La Rivière…, ils étaient appuyés du connétable qui venait de reprendre son crédit par la chute du duc de Bourgogne, toujours lié avec Charles de Blois, irréconciliable ennemi de Clisson.

On forma un conseil d’état composé de deux maréchaux de France, de neuf autres membres et du connétable. Armant de Corbie, premier président, fut fait chancelier à la place de Pierre Degiac qui mourut cette année. Les soins de la police de Paris furent confiés au prévôt de la ville, et l’on fit beaucoup de changements dans la capitale, pour lors remplie de fripons subalternes qui ne faisaient qu’imiter leurs maîtres, et qui par cela seul méritaient l’expulsion. Eux et les mendiants, vils rebuts de la société, habitaient un quartier privilégié qu’on appelait la Cour des miracles, par la facilité qu’avaient ces bandits de faire disparaître à volonté les plaies qu’ils ne présentaient aux regards publics que pour l’intéresser.

Si la véritable sagesse eût présidé à toutes ces mutations, la paix sans doute devait en être le résultat ; on eut cependant l’air d’y travailler. Mais si la France se trouvait débarrassée des partisans de l’Angleterre, ceux qui les remplaçaient n’en devenaient pas des amis moins chauds de cette nation contre laquelle il ne s’agissait que de vouloir faire la guerre pour retirer de l’argent et des Anglais qui la redoutaient, et des Français qui ne la voulaient pas.

Le duc de Bourgogne avait prouvé l’efficacité de ce double monopole ; il devait dans la nouvelle cour trouver des imitateurs.

Quelques succès pourtant couronnèrent ces dernières négociations, dans lesquelles Richard II avait pour le moins autant d’intérêt que Charles VI et le milieu de l’année suivante vit consolider ce projet. Les hostilités se suspendirent.

Mais l’activité du jeune roi ne s’accommodant pas de ces délais, il fallut des fêtes pour le dissiper : un tel soin regardait la reine, il s’accordait avec ses goûts.

La cérémonie du grade militaire conféré au fils du duc d’Anjou, devint le motif d’un tournoi où Charles parut, ayant pour emblème un soleil d’or ; le fils du duc de Bourgogne en portait un d’argent.

Les chevaliers entrèrent dans la lice conduits par les femmes les plus distinguées. Lorsque les combattants furent à l’entrée du champ, les dames qui les avaient conduits leur donnèrent un baiser et prirent congé d’eux, en les exhortant à mériter la faveur qu’elles leur accordaient… Heureux siècle où l’amour embrasant l’honneur, communiquait à ce second sentiment toute la chaleur du premier !

Les dames allaient se placer ensuite sur des estrades dont la lice était environnée ; elles devenaient juges du camp, et décernaient le prix au vainqueur.

Tout se passa à merveille pendant ce tournoi ; mais des actions de la dernière indécence souillèrent le bal qui suivit ; on n’y respecta ni la pudeur des femmes ni la vertu des demoiselles. Ces excès firent murmurer. La reine et le duc d’Orléans, loin de réprimer ces désordres, furent accusés de s’y être prêtés : si leurs actions subséquentes le font croire, on doit pardonner les soupçons de ceux qui les accusèrent de celles-ci.

Un service solennel à Saint-Denis, en l’honneur du connétable Duguesclin, vint calmer un peu les esprits : on aime à voir la vertu reprendre son empire. Clisson, compagnon d’armes de ce guerrier fameux, conduisit la cérémonie dont l’éclat fut digne de celui dont on célébrait la glorieuse mémoire.

Ce fut alors que le duc d’Orléans épousa Valentine de Milan, fille de Galéas de Visconti et d’Isabelle de France, sœur de Charles V. Elle était conséquemment cousine germaine du duc d’Orléans, dont les sentiments, comme on le voit, ne sortaient pas de sa famille, puisqu’il avait sa cousine pour femme et sa belle-sœur pour maîtresse. La scission de l’église, pour lors dirigée par deux pontifes, excusait l’insouciance qu’on avait pour de tels désordres, qu’une plus parfaite harmonie n’eût assurément pas tolérés. Ce mariage n’altéra nullement la secrète union d’Isabelle et de celui qui le contractait ; peut-être même, d’après les plans mystérieusement conçus par ces deux amants, remplissait-il beaucoup mieux leurs vues : c’est ce que la suite nous développera. Cet hymen excita vivement la jalousie du duc de Bourgogne ; il fut la première source de la division de ces deux puissantes maisons, dont les haines devinrent si funestes à la France.

Quoi qu’il en fut, cet événement donna lieu à de nouvelles fêtes et ce fut vers ce temps que l’on s’occupa de l’entrée de la reine dans la capitale de son royaume.

Cette cérémonie tenant à l’histoire de cette princesse est d’ailleurs trop susceptible de faire connaître le luxe et la magnificence de ce siècle pour que nous nous fussions permis d’en supprimer les détails tous empruntés au texte même des historiens les plus accrédités.

« Elle eut lieu le 24 août 1389 à l’époque où la reine approchait de sa vingtième année. Toute la cour s’était rendue à Saint-Denis où l’on disposa l’ordre qui devait s’observer. Douze cents bourgeois habillés de robes mi-parties rouge et verte reçurent Isabelle au-delà des portes. Elle entra en litière découverte escortée par les ducs de Bourgogne, de Berri, de Bourbon et d’Orléans, de Pierre, frère du roi de Navarre et du comte d’Estrevant. Les duchesses de Berri et d’Orléans suivaient la litière, montées sur des palefrois, dont les rênes étaient tenues par des princes. Les autres princesses, telles que la reine Blanche, la duchesse de Bourgogne, la comtesse de Nevers, sa belle-fille, la duchesse douairière d’Orléans, la duchesse de Bar, étaient en litières découvertes, accompagnées des princes du sang et des plus grands seigneurs qui bordaient les côtés de chaque voiture. Les dames de leur suite étaient en chariots couverts ou à cheval, environnées et suivies d’écuyers et de chevaliers.

« À l’entrée de la ville, la reine trouva un ciel étoilé où de jeunes enfants habillés en anges récitaient des cantiques. La Sainte Vierge y paraissait tenant entre ses bras son petit enfant, lequel s’ébattait à part soi, avec un petit moulinet fait d’une grosse noix. On avait revêtu la fontaine de Saint-Denis d’un drap bleu semé de fleurs de lys d’or. Des jeunes filles extrêmement parées chantaient mélodieusement et présentaient aux passants clairet, hypocras et piment dans des vases d’or et d’argent.

« Sur un échafaud dressé devant la Trinité, des chevaliers français, anglais et sarrasins représentaient un combat appelé le pas d’armes du roi Saladin.

« À la seconde porte Saint-Denis, on voyait dans un ciel semé d’étoiles, Dieu séant en sa Majesté, et, près de lui, de petits enfants de chœur chantaient moult doucement en forme d’anges.

« Lorsque la reine passa sous la porte, deux de ces enfants se détachèrent, et vinrent lui poser sur la tête une couronne enrichie de perles et de pierreries, ils chantaient ces quatre vers :


Dame éclose entre fleurs de lys,
Reine, estes-vous de paradis ?
De France et de tout le pays.
Nous en allons en paradis.


« Plus loin était une salle de concert.

« Isabelle qui voyait avec autant de satisfaction que de surprise ces merveilles du tems, s’arrêta plus encore à considérer le nouveau spectacle que le châtelet offrit à ses regards : c’était une forteresse de bois, aux créneaux de laquelle étaient des hommes d’armes en faction. Sur le château paraissait un lit paré où gisait Madame Sainte Anne : c’était, disait-on, le symbole du lit de justice ; le décorateur avait sans doute en vue la divine postérité de la Sainte ; à quelque distance on avait arrangé un bois d’où l’on vit s’élancer un cerf blanc qui s’avança vers le lit de justice, un lion et un aigle, sortis du même bois, vinrent l’attaquer : à l’instant, douze pucelles l’épée à la main vinrent prendre la défense du lit de justice et du cerf. Charles avait adopté pour emblème la figure de cet animal. Un homme caché dirigeait à l’aide d’un ressort les mouvements du cerf, qui prit une épée dont il agitait l’air ; il paraissait menaçant et roulait des yeux enflammés.

« C’est à quoi se bornait l’adresse des machinistes de ce siècle.

« La reine allait entrer sur le Pont au Change, lorsqu’un voltigeur descendit avec rapidité sur une corde tendue depuis le haut des tours de Notre-Dame jusque sur le pont. Comme il était déjà tard, il tenait de chaque main un flambeau allumé.

« Le roi eut la curiosité d’assister à tous ces spectacles, et monta à cet effet sur la croupe du cheval de Savoisi, l’un de ses chambellans, au risque de se faire battre et renvoyer par les sergents chargés de la police. Cette aventure fit le sujet des plaisanteries du soir.

« L’évêque de Paris reçut la reine à l’entrée de la cathédrale ; elle fit ses offrandes qui consistaient en quatre pièces de drap d’or, auxquelles elle ajouta la couronne qu’elle avait reçue en entrant ; on lui en remit aussitôt une autre.

« Le lendemain se fit la cérémonie du couronnement dans la sainte chapelle du palais. Isabelle se rendit à l’église, la couronne en tête, et les cheveux flottants. Toute la cour dîna dans la grande salle du palais.

« Pendant le festin, on représenta devant les convives le siège de Troie ; on appelait entremets ces sortes de représentations. Les surtouts garnis de figures dont nos tables sont ornées nous rappellent ces antiques usages, réduits à des proportions plus agréables et moins embarrassantes. Les jours suivants se passèrent en bals, et en tournois précédés et suivis de festins splendides. À la fin d’un repas que le roi donnait aux dames dans la salle du palais, on vit entrer deux jeunes seigneurs, armés de toutes pièces ; ils donnèrent le divertissement d’un combat auquel plusieurs autres chevaliers prirent part, en se joignant aux deux champions.

« Quarante des principaux bourgeois chargés de porter au monarque les présents de la ville, vinrent lui offrir à l’hôtel Saint-Paul, quatre pots, six trempoirs et six plats d’or ; Charles les reçut et leur dit : Grand merci, bonnes gens, ils sont beaux et riches.

« Les présents destinés pour la reine, portés jusque dans la chambre de cette princesse par deux hommes déguisés, l’un en ours, l’autre en licorne, étaient une nef d’or, deux grands flacons, deux drageoirs, deux salières, six pots, six trempoirs de même métal et deux bassins d’argent. Deux hommes noircis et déguisés en mores portèrent la vaisselle, également présentée à la duchesse d’Orléans ; ces présents coûtèrent à la ville soixante mille couronnes d’or.

« Les Parisiens s’étaient flattés d’obtenir par ces témoignages de zèle quelques diminutions d’impôts ; mais leurs espérances s’évanouirent avec le départ de la cour. La gabelle fut augmentée ; une mutation de monnaie accrut leur mécontentement ; le cours des anciennes espèces fut interdit sous peine de la vie ; et comme ces changemens embrassaient jusqu’aux pièces de monnaie de la moindre valeur, appelées petits blancs, le peuple souffrit beaucoup et se plaignit encore davantage. »

À peine ces soins importants furent-ils remplis que le roi partit pour Avignon à dessein de voir le pape Urbain qui y siégeait pour lors. Envieux de voler de ses propres ailes, il ne voulut jamais permettre que ses oncles l’accompagnassent dans la tournée qu’il projetait en même temps dans ses provinces méridionales, de peur qu’ils ne nuisissent aux desseins qu’il avait conçus, et dont un des principaux était de vérifier quels pouvaient être en Languedoc les sujets de plaintes portées contre le duc de Berri qui y commandait alors, et qu’avait occasionnées Belisac, secrétaire du duc. Plus de quarante mille familles désolées avaient fui cette province pour se réfugier en Espagne, où elles portèrent leur aisance et leur industrie… il était temps de remédier à de tels abus. Belisac mis à la torture avoua des délits faits pour lui mériter le dernier supplice. Ce secrétaire, dans cette malheureuse circonstance, ne connut rien de mieux pour échapper au péril qui le menaçait que de tenter la reine, qui avait accompagné le roi, par l’offre d’une somme immense.

Avec une femme comme Isabelle, le moyen était infaillible ; elle eût vendu la France entière pour la moitié de ce qu’on lui offrait. De ce moment, elle s’entendit avec le duc de Berri, qui pour la remercier de cette intelligence, lui fit remettre de son côté des sommes pour le moins aussi fortes que celles données par Belisac. Il fut dès lors convenu dans ce petit comité de faire faire à Belisac des déclarations fausses et absolument opposées aux déprédations dont on l’accusait, mais comme le roi voulait en faire un exemple, puisqu’il se mettait à l’abri des crimes qui lui étaient légitimement imputés, il fallait au moins lui en trouver d’autres ; on imagina de l’accuser d’athéisme ; ce qui, dans ces temps de ténèbres et de superstition, le conduisait de même à l’échafaud, cependant avec plus de moyens d’obtenir sa grâce, puisqu’il ne dépendait plus que de la justice ecclésiastique, des mains de laquelle on était presque sûr de le sortir par l’immense crédit du duc de Berri sur le pape. On ne le perdit que plus aisément ; le roi, furieux d’un subterfuge qui allait rendre à la société un coupable dont il était si nécessaire de la délivrer, entrava tous ces moyens échappatoires et Belisac fut condamné aux flammes. En montant à l’échafaud, il voulut se rétracter du crime d’athéisme pour lequel les bûchers s’allumaient, et avouer celui de péculat, le seul qu’on pût lui imputer et dont il croyait bien que le laverait Isabelle, dans la crainte d’être compromise elle-même par les aveux qu’il pourrait faire. Mais la reine aussi adroite que l’homme qui pouvait la perdre employa tout son crédit pour presser le jugement, et le malheureux Belisac sut payer à la fois, par la plus cruelle des morts, et sa maladroite séduction et le crime qui l’avait motivée.

Tels étaient les débuts d’Isabelle ; voilà ce qu’elle exécutait dans l’âge heureux où la nature semble ne placer dans nos âmes que la candeur et l’aménité.

S’étonnera-t-on de ce qui suivit ?

Le connétable de Clisson avait prodigieusement influé tant sur la révélation des concussions du duc de Berri que sur le procès de Belisac : Isabelle qui ne l’ignorait pas, de ce moment le prit en haine. Elle avait pu vouloir la prompte exécution du secrétaire, tant qu’elle redoutait ses aveux ; mais dès que Belisac l’avait bien payée, elle n’avait plus désiré sa mort, et devait donc haïr celui qui la mettait à la fois dans l’impossibilité de ne plus rien recevoir de son complice, et d’en craindre les indiscrétions : aussi ne pardonna-t-elle jamais au connétable. Le duc de Berri partageait ce ressentiment : il sera bon de se souvenir de cette particularité, lorsqu’on verra Clisson devenir victime de ces haines, dont les germes se trouvaient aussi dans l’âme du duc de Bretagne qui, comme on l’a vu, s’était déjà vengé du connétable, ennemi capital des Anglais que protégeait autant Charles de Blois.

Les dépositions de Bois-Bourdon auxquelles nous sommes souvent obligés d’avoir recours, pour établir la vérité des faits que nous rapportons[5] démentent formellement ici les historiens qui nous disent que la reine n’était pas du voyage de Languedoc ; les preuves qu’ils en donnent consistent dans une prétendue gageure faite entre le roi et le duc d’Orléans dont le but était de savoir lequel des deux arriverait le plus tôt de Montpellier à Paris, pour se rendre auprès de leurs femmes ; la gageure put exister, mais le roi ne pouvait avoir pour motif l’empressement de voir sa femme, puisqu’il ne l’avait pas quittée. Quand de semblables erreurs jettent autant de louche sur les vérités de l’histoire, comment peut-on se les permettre ?

Isabelle qui venait de sentir combien la présence du roi la gênait pour des exactions semblables à celle qu’elle venait de faire, afin de se trouver plus à l’aise, et surtout bien moins observée, projeta d’éloigner son époux et de l’engager à quelques entreprises lointaines qui la fissent régner toute seule.

« Sire, lui dit-elle un jour, votre goût et votre talent pour les armes languissent dans une impardonnable oisiveté ; vos généraux et vos soldats s’énervent au sein de l’indolence, et je vois d’ici la mollesse effacer de ses doigts flexibles les pages de l’histoire d’un règne que vous pourriez rendre plus glorieux. Si le plus beau et le plus noble des projets échoua sous saint Louis, Votre Majesté en connaît les causes : plus occupés de leur ambition et du désir de se faire des royaumes, les héros des croisades sacrifièrent à une gloire bien coupable celle de la religion ; c’est à vous de réparer cette faute, sire. Tous vos guerriers brûlent de vous suivre dans une aussi pieuse expédition. Volez délivrer à leur tête le tombeau du rédempteur des hommes ; pressez-vous de l’arracher aux mains de ces infidèles, dont la seule présence souille ce monument sacré de la plus respectable des religions. Le ciel bénira l’entreprise, et ces lauriers qu’il vous invite à cueillir par ma voix, formeront la couronne céleste que vous déposerez un jour aux pieds du trône de Dieu. Restée au gouvernement de votre royaume, mes soins se partageront entre ceux que m’imposeront les devoirs que vous m’aurez confiés, et les ardentes prières que j’adresserai chaque jour au ciel pour le succès d’une conquête aussi digne de votre courage et de vos vertus. »

Isabelle connaissait assez l’esprit superstitieux de son époux pour tout espérer de cette effervescence.

« Oh ! oui, oui, répondit le roi avec enthousiasme, oui, chère épouse, je suis digne de réparer les fautes de mes aïeux ; ta voix céleste vient de produire en moi la même impression qu’éprouva Moïse sur la montagne d’Horeb en recevant de Dieu qui lui apparut dans le buisson ardent l’ordre de délivrer ses frères du joug honteux de Pharaon. »

Charles rempli d’ardeur disposa tout ; et cette nouvelle extravagance allait s’exécuter, si l’on n’eût pas très sagement fait observer dans le conseil qu’il valait mieux travailler à la réunion de l’église, pour lors divisée par un schisme, que s’armer pour un tombeau.

Les résolutions changèrent ; mais Charles voulut au moins marcher en Italie pour forcer les Romains à se soumettre à l’obédience du pape Clément.

Pour Isabelle, elle se consola de voir échouer ses premiers plans : d’abord par la soustraction des sommes déjà touchées pour l’expédition de la Palestine, qu’elle promit au roi de garder en cas que le projet se renouvelât ; ensuite par celles, bien plus considérables, qu’elle reçut du pape pour fortifier les nouvelles résolutions que le roi venait d’adopter.

La guerre d’Italie décidée, on dressa le tableau des troupes destinées à passer les monts. Le roi devait conduire quatre mille lances ; les ducs de Bourgogne et de Berri chacun deux mille lances ; le duc de Bourbon mille ; le connétable deux mille, et mille devaient enfin marcher sous les ordres de Couci et de Paul.

Charles engagea le duc de Bretagne à le suivre ; mais celui-ci ne tint aucun compte d’une proposition que ses propres intérêts devaient l’empêcher d’accueillir, et qu’il trouvait aussi déplacée qu’inutile.

Le duc d’Orléans restait, et l’on juge à quel point Isabelle se réjouissait de cet arrangement.

« Laisse là ces lauriers bénis, disait-elle à son amant, des myrtes plus heureux t’attendent sur mon sein. Les intérêts de la religion sont plus sublimes que ceux de l’amour, j’en conviens, mais ils sont assez forts pour se soutenir d’eux-mêmes : n’étayons que les nôtres, je n’en connais pas de plus sacrés. »

Les politiques purent observer dès lors qu’il se formait deux partis bien prononcés à la cour. À la tête de l’un était la reine, qui ne désirait, comme nous venons de le voir, que l’éloignement du roi, afin d’augmenter par là et son trésor et son crédit. À la tête de l’autre se trouvaient les ducs de Bourgogne et de Berri, peu dangereux pour Isabelle qui, toujours appuyée du duc d’Orléans, était sûre de profiter de l’absence du roi s’il s’éloignait, et de le tromper s’il restait.

Il résulta de cette scission, qu’au lieu de jouir paisiblement de la paix générale, chacun ne songea plus qu’à fomenter des guerres intestines pour s’enrichir aux dépens les uns des autres des troubles qu’elles entraîneraient.

Le connétable, bon serviteur du roi, et par conséquent grand ennemi d’Isabelle, ne pouvait réussir à faire observer les engagements du duc de Bretagne qui, fortement Anglais d’esprit et de cœur, se trouvait lié au parti de la reine qui était bien avec les ennemis de son royaume, dont les coffres s’ouvraient toujours pour elle, soit qu’ils eussent besoin de la guerre, soit qu’ils la craignissent.

On envoya à Rennes des députés qui s’aperçurent bientôt que le duc les abusait, et agissait comme un homme bien certain qu’un événement assez prompt le dégagerait bientôt de ses devoirs.

Il est bon d’observer qu’à cette époque le tour perfide qu’il avait joué au connétable avait déjà eu lieu, et que ce prince levait des impôts pour rendre la rançon qu’il avait reçue du connétable.

Le marquis de Craon, dont nous avons déjà parlé, et de l’immoralité duquel on doit se souvenir, jouait un assez grand rôle à la cour. Ami et confident des amours du duc d’Orléans et de la reine, il remplissait auprès de ce prince la même place de confiance qu’occupait Bois-Bourdon près de sa souveraine : eux seuls étaient possesseurs du grand secret de cette intrigue. Le marquis de Craon était parent du duc de Bretagne, grand ennemi du connétable : cette réunion de circonstances l’attachait au parti d’Isabelle, et ce fut pour lui que la reine fit assurer le duc de Bretagne de la chaleur avec laquelle elle le soutiendrait dans tous les temps. Malgré tous ces motifs d’être profondément attaché aux intérêts des deux amants, Craon trahit la confiance qu’on avait en lui. Il fit à Valentine de Milan quelques révélations indiscrètes, sans songer qu’il se prenait lui-même dans les pièges qu’il tendait aux autres. Ceci mérite quelques éclaircissements.

Il existait entre le duc, Isabelle et la duchesse d’Orléans une coupable association qui, quelque affreuse qu’elle fût, préservait néanmoins d’Orléans et la reine de tous les dangers de l’indiscrétion. Charles avait eu le même faible que le duc d’Orléans : celui-ci aimait la femme de son frère, et Charles aimait sa belle-sœur. De ce moment, Isabelle céda volontiers son époux à Valentine, sous la condition que celle-ci lui abandonnerait le sien. Tout allait le mieux du monde, et Charles, sans se douter d’un pacte qui l’eût révolté, se trouvait néanmoins heureux du prix auquel ses ennemis lui faisaient payer son bonheur.

Les indiscrétions du marquis ne dérangèrent donc rien, on savait ce qu’il avait à dire ; mais elles lui valurent toute l’inimitié d’Isabelle et réversiblement des deux autres. On résolut de se venger, et des prétextes se présentèrent aisément ; la conduite de Craon en fournissait beaucoup. L’impudent marquis fut disgracié. Ayant été, comme nous l’avons dit, chargé de quelques négociations de la part de la reine, près du duc de Bretagne, ce fut dans les états de ce prince qu’il courut se chercher un asile. Le duc instruit se garda bien d’éclairer Craon ; mais le trouvant très propre à servir sa vengeance sur le connétable, il lui persuada que c’était au seul Clisson qu’il devait ses malheurs ; le marquis le crut ; on saura bientôt ce qui en résulta.

Au reste, rien d’adroit comme le change, que le duc en cette occasion sut donner au malheureux Craon ; car il armait par ce moyen, l’un contre l’autre, deux ennemis puissants de la reine, du duc d’Orléans et de lui. Il est peu de politique et plus sombre et plus souple, puisque le duc se ménageait par là de raccommoder, quand il le voudrait, Craon avec la reine, et de se conserver ainsi un agent toujours sûr de son intelligence avec cette princesse. Au reste, il était probable que celle-ci pardonnerait au marquis, dès qu’en fait, il n’avait rien dérangé par ses indiscrétions, et qu’il avait bien servi, en s’armant, comme on va le voir, contre Clisson bien autrement dangereux que lui.

Tout ce qu’on vient de dire se ménageait à Tours, dans une entrevue convoquée entre le duc de Bretagne et le roi, et où Isabelle, très empressée de voir le duc n’avait pas manqué de se trouver.

Là, le connétable parut avec une somptuosité pour le moins semblable à l’appareil vraiment insolent qu’avait déployé le duc de Bretagne. La reine, médiatrice de cette entrevue, servait à merveille un prince dont elle croyait avoir tant de besoin pour les projets ambitieux qu’elle nourrissait depuis longtemps.

Ce fut là que le duc la raccommoda avec Craon, là qu’Isabelle arrangea le mariage du duc de Bretagne avec une de ses filles, et se contracta cette perfide alliance, dont le seul but était de donner à l’Angleterre un lustre de plus, en alliant à la France un prince qui servait aussi bien ses ennemis. Ces nœuds une fois cimentés, chacun retourna dans ses états.

Le duc de Bretagne ne fut pas plus tôt à Rennes, que, toujours par les instigations d’Isabelle, il ne pensa plus qu’à rompre toutes les promesses illusoires qu’il avait faites à son souverain.

Ce fut au retour de ce voyage, que le roi commença à se ressentir des premiers symptômes de manie. Avec d’autres moyens que ceux qui furent mis en usage, peut-être eût-on prévenu les suites de cet accident ; mais comme on avait malheureusement fort peu d’envie de réussir à cette guérison, que des motifs faciles à deviner devaient bien plutôt retarder qu’avancer, on n’employa que des fêtes et des plaisirs, moyen fort insuffisant et que mettaient seulement en usage ceux qui gagnaient à fomenter les troubles qui devaient nécessairement résulter d’un aussi funeste accident.

On soupçonna longtemps que la reine avait employé des poudres à respirer ou à avaler qui lui avaient été fournies par des moines italiens, qu’on avait fait venir à grands frais. Il est certain qu’on observa dès ce moment que les crises croissaient ou décroissaient en raison du besoin qu’Isabelle avait du délire ou de la raison de son époux.

Mais peut-on produire ce singulier effet dans les facultés intellectuelles de l’homme ?

Si les causes de cette maladie sont assez connues pour qu’on puisse la guérir, assurément on peut la provoquer ; et si certains poisons sont capables d’atteindre les facultés physiques, pourquoi des poisons d’un genre différent n’altéreraient-ils pas ses facultés morales ? Celles-ci sont-elles d’un genre différent des autres, et n’est-il pas démontré maintenant que la liaison des unes et des autres de ces facultés est trop intime pour que ce qui émane des unes ne soit pas une suite constante de ce qui est produit par les autres ? L’âme n’est-elle pas altérée dans toutes les maladies de l’homme ? Et comment le serait-elle sans son intime liaison avec le corps ? Les facultés intellectuelles, en un mot, sont-elles autre chose que les facultés matérielles ? Le cerveau de l’homme lésé par les accidents de la folie, ne peut-il pas, comme la membrane veloutée de son estomac, être corrodé par un poison quelconque ; et si l’acte désorganisateur est au fond le même et ne diffère que par la nature du venin employé, qui nous dira que les recherches de la botanique ne doivent pas fournir ce qui peut altérer l’un, comme ce qui peut déranger l’autre ? Une seule difficulté nous arrête : n’errons-nous pas dans la majeure de notre proposition, et dans ce cas toutes les conséquences ne sont-elles pas fausses ? Est-il vrai que les facultés morales soient de la même nature que les facultés physiques ? Ce doute nous ramènerait à des siècles de ténèbres heureusement dissipées pour nous ; ne craignons donc pas d’errer sur ce fait. La folie qui attaque les facultés morales ne les trouble que parce qu’elles sont physiques ; elle ne les dérange que par la raison que tout ce qui attaque le moral lèse infailliblement le physique, et vice versa, et la folie n’étant qu’une maladie attaquant à la fois l’âme et le corps peut donc se donner, comme elle peut se guérir, ou pour mieux s’exprimer encore, se donner, puisqu’elle se guérit.

Au reste, ce que nous avançons ici, n’est que le résultat de ce que dirent les moines qui vendirent ces venins ; mais nous ne répondons point de leurs assertions, nous sommes également très loin de pouvoir indiquer les plantes qu’ils employaient, et certes si cette puissance était dans nos mains, nous nous garderions bien de révéler un tel secret.

Quelques articles des aveux de Bois-Bourdon viennent à l’appui de nos conjectures ; mais nous laissons à nos lecteurs la faculté de penser tout ce qu’ils voudront là-dessus. Peut-être aurons-nous occasion de répondre plus bas à quelques objections élevées sur cet article, bien important sans doute dans l’histoire que nous traitons. Bornons-nous maintenant au simple rôle de narrateur.

Il est certain, quoi qu’il en pût être, qu’au lieu de calmer son époux, la reine faisait tout ce qui pouvait l’animer davantage. Ce fut alors qu’elle institua à Vincennes cette indécente cour amoureuse organisée comme les cours souveraines, et où l’on retrouvait absolument les mêmes officiers revêtus des mêmes titres. Mais ce qui surprit davantage les vrais amis de la morale, c’est qu’il y avait parmi les membres de cette scandaleuse association, non seulement les plus grands seigneurs de la cour, mais même des docteurs en théologie, des grands vicaires, des chapelains, des curés, des chanoines, assemblage vraiment monstrueux et qui, disent les historiens contemporains, caractérisait la dépravation de ce siècle grossier, où l’on ignorait l’art si facile d’être vicieux du moins avec décence[6]. Cette réflexion est peu morale : car, que le vice soit caché, ou qu’il se montre, n’est-il pas également dangereux ?… ne l’est-il pas même davantage quand on peut le confondre avec la vertu ?

On désirerait peut-être que nous traçassions ici quelques détails des réunions dont nous venons de parler, nous le ferions sans doute si nous ne nous étions sévèrement interdit tout ce qui peut blesser la décence. Que l’on se contente de savoir que la cour amoureuse d’Isabelle, temple impur où l’on n’encensait que les écarts du sentiment le plus délicat, était bien loin de ressembler aux cours d’amour d’Avignon présidées par Laure et chantées par Pétrarque, où l’on ne pratiquait que les vertus du dieux que l’on outrageait à Vincennes.

Cependant, les fêtes ne faisaient pas négliger les intrigues : le temps qu’on accorde aux premières et presque toujours celui où l’on ourdit mieux les secondes. Ce fut seulement alors, que le duc de Touraine obtint du roi le duché d’Orléans, dont par la suite il porta toujours le nom, que pour la plus parfaite intelligence de cette histoire, nous lui avons fait prendre, peut-être, un peu trop tôt.

Telle fut également l’époque où Craon consomma sur le connétable le crime que nous avons déjà fait pressentir, afin de faire connaître d’avance les raisons qui déterminèrent cette exécration, due si l’on veut à la barbarie, à la dépravation du siècle, mais qui sous aucun rapport n’aurait jamais dû souiller la main d’un gentilhomme français.

Craon, depuis longtemps, rassemblait en secret dans son hôtel des armes de toute espèce. Quelques jours avant l’exécution de ce qu’il projetait, quarante scélérats s’y introduisirent avec le même mystère ; presque tous étaient Bretons.

« Mes amis, leur dit-il la veille, il s’agit ici de venger votre prince, vous connaissez les torts du connétable de Clisson envers le duc de Bretagne. Instruit de ses secrets, il les a tous trahis, et croyant que la vérité ne réussirait pas encore à perdre Charles de Blois dans l’esprit du roi de France, il y a joint la plus insigne calomnie : il a osé dire que votre souverain négociait une coupable alliance avec les Anglais contre Charles VI, mensonge atroce qui n’avait d’autre but que d’engager le monarque à porter la guerre en Bretagne, et tout cela dans la seule intention de se venger du duc, qui l’avait peint au roi comme il méritait de l’être ; s’attachant surtout à dévoiler la perfide ambition qui ne lui faisait désirer de porter la guerre en Bretagne que pour trouver des moyens de s’illustrer. Si le duc de Bourgogne eût continué de gouverner la France, jamais Clisson, jamais cet homme perfide n’eût repris une considération que le roi ne lui accorde que parce qu’il ne le connaît pas. En un mot Clisson était perdu, sans l’humanité du duc de Bretagne, qui ne consentit à le relâcher qu’au moyen d’une rançon que sa mauvaise foi n’acquittera jamais. Charles de Bretagne était maître de sa vie, il la lui laisse, et l’ingrat se rend encore plus coupable envers son libérateur. Amis, il est tems de venger votre maître ; j’ai ordre de ne point ménager ce grand coupable ; armez-vous contre un traître et vous remplirez le devoir des honnêtes gens. Le connétable passera demain près de cet hôtel ; frappez-le quand il paraîtra, et que le fourbe expire à vos pieds. Cette légitime action à laquelle je vous exhorte, doit être agréable au ciel, dont la justice veut que le crime soit puni : elle doit plaire à notre souverain qu’elle venge, et plus encore à Charles VI qu’elle délivre du mortel le plus dangereux.

« S’il en est un seul qui répugne à cette action, qu’il ne s’arme point. Voilà des massues, des épées, des poignards pour les autres… Et Craon s’emparant lui-même de l’une de ces armes : puisse, s’écria-t-il, le fer que voici, guidé par mes mains vengeresses, s’enfoncer le premier dans le cœur du coupable. Qu’aucun remords, qu’aucune terreur ne trouble vos esprits, autant on doit frémir d’un meurtre illégitime, autant il faut s’enorgueillir de celui qui venge d’un seul coup Dieu, l’honneur et le roi. »

Toutes les armes sont saisies et tous ceux qui les prennent jurent d’obéir.

Le jour choisi pour cette infâme action était celui de la fête du Saint-Sacrement. La superstition de ces temps d’ignorance affectait de ne préférer pour l’exécution des plus affreux complots que les jours consacrés par la religion, comme si les coupables eussent le dessein d’associer le ciel à leur férocité.

La nuit vint. Elle avait été précédée d’un orage qui couvrait encore tout Paris des plus épaisses ténèbres.

Loin de se prêter aux complots projetés on eût dit que le ciel n’obscurcissait l’horizon de ses ombres, que pour mieux effrayer les coupables. Pas une âme ne circule dans les rues ; le silence qu’on y voit régner est l’image de la mort.

Il y avait eu ce soir-là une fête à l’hôtel Saint-Paul, où se tenait ordinairement la cour, et le bal qui suivit le souper avait rempli la moitié de la nuit.

Le connétable venait de quitter la cour ; il se retirait à son palais situé sur l’emplacement qu’occupa depuis l’hôtel de Soubise. Il était une heure du matin, lorsque escorté de huit hommes, portant des flambeaux, Clisson traverse la rue Culture Sainte-Catherine. Quelques assassins, se mêlant parmi les valets de Clisson, éteignent les flambeaux de ceux-ci, le connétable ne voyant plus à qui il a affaire, mais dont la franchise et la loyauté ne peuvent soupçonner un mal qu’il serait lui-même incapable de commettre, croit que cette scène n’est qu’un tour du duc d’Orléans. « Je vous devine, mon prince, s’écrie-t-il, et je pardonne à votre jeunesse une plaisanterie, qui pourtant ne convient ni à vous ni à moi. »

À ces mots, Craon se fait connaître : Connétable, dit-il, ce n’est pas le duc d’Orléans, c’est moi… moi qui veux délivrer la France de son plus mortel ennemi ; point de quartier, il faut mourir. Tuez, tuez, poursuivit ce lâche à ceux qui le suivent, et n’épargnez surtout aucun de ceux qui le défendront.

  1. Voyez la préface.
  2. Depuis, duc d’Orléans.
  3. C’était ainsi qu’elle le nommait souvent, par abréviation et par amitié.
  4. Tel est le trait où Voltaire a pris le sujet de son Adélaïde du Guesclin.
  5. 1re liasse de sa procédure, fo 18.
  6. Voyez Villaret.