Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France/Introduction

Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XXXIp. 23-40).


HISTOIRE SECRÈTE
D’ISABELLE DE BAVIÈRE
REINE DE FRANCE

dans laquelle se trouvent des faits
rares, inconnus, ou restés dans l’oubli
jusqu’à ce jour, et soigneusement
étayés de manuscrits authentiques,
allemands, anglais et latins.



INTRODUCTION


Charles V, en montant sur le trône, trouve la France dans l’épuisement et la désolation ; et presque sans sortir de son palais, ce monarque, justement surnommé Le Sage, remédie à tout par l’heureux choix de ses ministres et de ses généraux. La France pouvait-elle en effet ne pas triompher quand Duguesclin menait ses guerriers au combat ? Le seul éclat de ce grand nom met en fuite ces perpétuels ennemis de notre heureux pays, lesquels se croyant toujours faits pour vaincre ne savent pas même se garantir de la valeur d’un peuple, moins orgueilleux peut-être, avec tant de raisons de l’être pour le moins autant.

La France avait perdu sous le roi Jean tout ce que Philippe Auguste avait conquis sur les Anglais : Charles V s’en remet en possession par sa politique et ses armes. En travaillant à la gloire de l’état, Charles ne néglige rien de ce qui peut augmenter celle des lettres ; un cabinet de neuf cents volumes devient le berceau de cette magnifique bibliothèque qui fait aujourd’hui le bonheur des savants et l’admiration de l’Europe. D’autre part, il diminue les impôts, il améliore ses finances ; dix-sept millions sont trouvés dans ses coffres. Cette somme étonnante pour le siècle où elle s’économise, n’est que le fruit de l’encouragement que ce bon prince donne à l’agriculture et de l’activité qu’il imprime au commerce, véritables richesses d’un état qui, trouvant alors toutes ses ressources dans son sein, ne redoute plus ni les malheurs de la guerre qui les absorbent ou les diminuent, ni les fléaux du ciel qui les épuisent ou les dénaturent. Charles aime les conseils et n’écoute point les courtisans : ceux-ci trompent, ceux-là dirigent les parfums de la flatterie, obscurcissent les lumières de la raison, et l’individu que le sort place sur un trône doit toujours préférer, s’il est sage, le flambeau qui l’éclaire à l’encens qui l’enivre.

Un jour le chambellan La Rivière loue le roi sur le bonheur de son règne. Mon ami, répond Charles, ce ne sera qu’avec la certitude d’avoir fait celui de mon peuple que je pourrai croire au mien.

Il fait plus que de rendre heureux ce peuple, unique objet de ses sollicitudes, il sait le remettre à sa place, lui faire tenir le rang qu’il doit occuper dans l’Europe, soit en dégageant ses provinces du joug de l’Angleterre, soit en entretenant une marine assez formidable pour que ses forces de mer puissent être en harmonie avec celles qui l’illustrent sur le continent.

Pourquoi le ciel ne comble-t-il pas un tel prince de toutes les faveurs qui devraient lui être réservées, et pourquoi ne laisse-t-il pas son trône à un fils qui, sans avoir les vertus de son père, ait du moins la force de tenir lui-même les rênes d’un gouvernement ? Combien doit souffrir celui qui se trouve livré à un enfant auquel il faut associer et des régents et des instituteurs !

Charles VI touche à peine à sa douzième année quand il perd l’auteur de ses jours qui, ne pouvant enfreindre ni les lois de l’état ni celles de la progéniture, laisse la régence au duc d’Anjou, le plus ambitieux et le plus prodigue des hommes dont il est à la fois détesté par ses vexations, méprisé par son inconstance. Il s’agit de diminuer son autorité, Charles le sent, et veut en conséquence que son fils soit aussitôt sacré dans Reims et qu’il gouverne ensuite en son propre nom, éclairé seulement des conseils du régent, qu’assisteront le duc de Bourgogne, comme tuteur, ceux de Bourbon et de Berri, le premier comme chargé de l’éducation, le second en sa qualité de surintendant des palais.

Ces dispositions faites, Charles voyant approcher ses derniers instants s’entoure de ces guides précieux auxquels il abandonne le soin de son fils.

« Vous êtes les oncles de l’enfant qui va monter sur le trône que je lui laisse, dit-il à ces princes réunis autour de son lit funèbre ; c’est à vous que je confie et le bonheur de la France et le sort de mon fils. Dites-lui sans cesse que ce double intérêt n’en fait qu’un, et que c’est dans la seule félicité de sa nation qu’il peut un jour trouver la sienne. Ce n’est pas pour eux seuls que le ciel met les rois au-dessus des hommes ; il ne les place à cette hauteur qu’afin qu’ils jugent mieux ce qui peut devenir utile à leur peuple ; le Dieu qui les élève ainsi veut qu’ils soient son image sur terre, et ce n’est qu’à ces condition, qu’il les rapprochera de lui-même un jour. Jamais le peuple ne se soulève contre le souverain qu’il voit occupé de le rendre heureux, et ce bonheur est si facile à faire ! Dites à Charles qu’il ne dépose point le glaive qui sert à sa défense, mais que sa main ne s’en serve jamais pour des conquêtes souvent fatales et toujours inutiles. Une victoire est un fléau quand le sang qu’elle coûte n’est pas répandu pour le bonheur du peuple : elle ne devient un triomphe qu’alors qu’elle y contribue. Voilà les seuls lauriers que je permette à mon fils : ornez son front de chêne, quand vous ne pourrez le ceindre de ceux-là. En laissant auprès de lui des princes aussi sages, je descends au tombeau plein d’espoir : faites que mon ombre ne vienne pas un jour vous reprocher d’avoir mal justifié ma confiance. Ils sont affreux les reproches de l’être qui n’existe plus, et quelque déchirants que seraient les remords qu’ils feraient naître en nous, ils ne me vengeraient qu’à demi. »

Telles furent les dernières paroles d’un prince sage ; elles étaient terribles sans doute, mais devaient-elles éteindre les passions de ceux qui n’avaient fait que les écouter ?

À peine Charles V a-t-il fermé les yeux que le duc d’Anjou sent à quel point il lui devient important de profiter d’une autorité que limitent aussi sagement les dernières volontés du feu roi ; il s’empare des trésors ; non content de laisser subsister les impôts, il les augmente, et devient par cette coupable conduite la cause inévitable des séditions populaires dont on va bientôt voir les suites.

Berri, collègue de d’Anjou, a tous les défauts de son frère, et peut-être eussent-ils produit les mêmes effets, s’ils n’eussent pas été paralysés par me stupide indolence, ou s’ils eussent été soutenus par plus de pouvoir.

Le duc de Bourgogne a de grandes qualités : affable, magnifique, libéral ; s’il ulcère les cœurs en secret, il les séduit au moins en public.

Bourbon vaut mieux peut-être ; mais sa faiblesse et sa modération nuisent à ses vertus. L’orgueil est permis aux talents ; il les élève et les nourrit.

Le régent bien moins occupé des soins de l’état que du désir de régner à Naples où la reine Jeanne l’appelle, ne voit dans le pouvoir qu’il acquiert en France, qu’un moyen de plus de suivre ses projets. C’est au prix des trésors dérobés à sa nation qu’il veut en conquérir une autre ; et l’auguste pupille qui lui est confié, il aime mieux le dépouiller que l’instruire.

Funestes effets de l’ambition, détruirez-vous donc toujours les vertus ?

Rarement un précipice se creuse aux pieds du peuple, sans qu’il s’en aperçoive. Paris découvrant celui-ci, ose se permettre des excès de tout genre, que ne réprime point une autorité beaucoup trop divisée pour n’avoir pas perdu sa force. On convoque des États généraux qui ne servent, suivant l’usage, qu’à préparer de nouveaux malheurs et qu’à cimenter les anciens.

Une partie des soins qu’a pris Charles pour rétablir la France est donc précisément ce qui hâte sa subversion.

Charles dépensait au plus douze cent mille francs pour sa maison : il faut six millions au régent pour l’entretien de celle d’un enfant qu’on laisse manquer des premiers besoins de la vie. Si le peuple, ainsi qu’on vient de le dire, s’agite à l’aspect de tant de désordres, les gens de guerre s’émeuvent également : privés de leur solde, ils ravagent les campagnes, l’insubordination devient générale ; par une politique odieuse, las de réprimer en vain les abus, on aime mieux détruire ceux qui réclament que de les soulager, et ces braves guerriers, ces valeureux compagnons de Duguesclin sont licenciés pour les punir d’avoir osé se plaindre. Devait-on, par des fautes aussi grossières, se priver d’une force si utile à la splendeur d’un état, et qu’on peut appeler son âme, puisqu’elle en soutient tous les membres ?

Charles VI est enfin couronné le 3 novembre 1380, avec toute la magnificence possible dans un siècle où celui qui tient les rênes s’occupe bien plutôt de ses propres intérêts que de la gloire de son pupille. Mais le feu de la sédition commençant à s’allumer, on n’ose traverser la ville au retour de la cérémonie ; le peuple s’apercevant qu’on le craint, ne s’en irrite que davantage ; ayant un savetier pour chef et pour orateur, il se porte en foule au palais, et demande à grands cris l’abolition des impôts. Le chancelier et le duc de Bourgogne calment les esprits pour vingt-quatre heures, au bout desquelles ils se renflamment avec plus d’énergie. Le roi cède, les impôts s’abolissent ; mais l’insolence s’accroît où la force faiblit ; on demande l’expulsion des juifs, la ruine des financiers, et leurs maisons se pillent en attendant. De ce moment l’état est prêt à se dissoudre ; une nouvelle tenue d’États généraux se convoque, et de nouveaux troubles en deviennent la suite. Le peuple se rassemble la nuit ; l’ombre favorise le crime ; il s’en commettrait bien moins, si le flambeau du jour ne s’éteignait jamais.

Mais comme ceux qui composent ces assemblées ne se disent les ennemis des abus qu’autant que ces abus ne les servent point, rien ne s’améliore et tout s’envenime. Le duc de Bretagne profite de ces troubles pour appeler les Anglais, et quand ils paraissent, il ne sait plus comment les recevoir. Enfin, il s’allie avec eux ; mais l’honneur parle encore au cœur de ses vassaux ; tous déclarent au duc que ce sera contre lui-même qu’ils tourneront leurs armes, s’il veut les engager dans ce traité honteux. Cette noble résolution rend à la France un vassal infidèle : le duc promet de la servir contre les Anglais, de venir à Paris rendre hommage au nouveau souverain ; mais par une indigne trahison, ces promesses ne sont pas plutôt faites que le Breton perfide jure aux Anglais de ne jamais s’allier à la France lorsque ces deux nations seront en guerre.

Trop dangereuse politique des souverains, les peuples seront-ils donc toujours vos victimes ?

Il règne alors une grande similitude entre la France et l’Angleterre ; ces deux royaumes également gouvernés par des enfants sont également en proie aux concussions des oncles qui dirigent leur jeunesse. En France, d’Anjou sacrifie tout au désir d’être roi de Naples ; l’ambition de régner en Espagne rend le duc de Lancastre coupable des mêmes torts en Angleterre, et le malheur de l’un et l’autre peuple devient le résultat de ces prétentions étrangères.

Cependant, les impôts se rétablissent ; ce n’est qu’en tremblant que s’en fait la proclamation.

L’irritation des Parisiens redouble à mesure qu’ils voient qu’on les craint ; ils mettent en pièces les premiers exacteurs ; on crie aux armes, on invoque la liberté, les chaînes se tendent, on poursuit ceux qui veulent faire payer jusqu’au milieu des temples où ils se réfugient. On s’empare de l’Hôtel de Ville et de toutes les armes qui s’y trouvent, et forts de ces secours, les mutins inondent les rues, pillant et ravageant tout sous le vain prétexte de n’en vouloir qu’à ceux dont on doit se plaindre. Le désordre est au comble ; aucun citoyen n’est en sûreté ; il n’est plus d’asile nulle part ; les maisons se démolissent ; les prisons s’ouvrent, les malfaiteurs qui s’en échappent viennent augmenter la tourbe impie de ces mécontents effrénés. Le sang coule et le prétexte du bien est, comme dans toutes les révolutions, la cause immédiate du mal.

Enfin les officiers municipaux arment dix mille hommes dans la capitale ; tous les partis vont se mêler pour s’égorger indistinctement.

Mais l’autorité se réveille. Le roi, pour lors à Rouen, marche sur Paris ; cette ville rebelle va subir la peine qu’elle mérite, et sans la grâce demandée pour le peuple par les bons citoyens, la destruction de Paris est inévitable. Une amnistie est accordée ; les instigateurs des troubles sont seuls exceptés ; mais le peuple veut la grâce entière, il est prêt à recommencer si l’on tient à ces exceptions ; on est obligé de faire secrètement noyer les coupables. Et voilà ce que produisent et la faiblesse du prince et la sordide avarice de ceux qui le gouvernent.

Le roi consent à revenir, si Paris veut quitter l’appareil imposant qui lui convient si mal. Cette proposition rallume les torches de la discorde ; l’échafaud va punir ceux qui l’accepteront. Le régent furieux inonde de troupes les environs de la capitale… elle frémit enfin : mais d’Anjou, qui ne désire que de l’argent, ne veut renouveler l’amnistie qu’en recevant cent mille écus[1], et réunissant cette somme à toutes celles qu’il a dérobées ou exigées de toutes parts, il marche vers Naples qui l’appelle, il y vole inondé du sang qu’il vient de répandre pour l’exécution de ses projets.

Le duc de Bourgogne le remplace. Occupé d’une guerre en Flandre, il fait, avant de revenir, tout ce qu’il peut pour s’assurer de la tranquillité des habitants de Paris ; mais ceux-ci promettant tout et ne tenant rien, profitent au contraire de l’absence du prince et des troupes, ils veulent piller les maisons royales, et l’eussent fait sans les sages exhortations d’un nommé Flamand qui les en détourne et les calme.

Cette tranquillité n’est qu’apparente ; les plus grands préparatifs de guerre se font dans Paris ; il ne s’agit de rien moins que d’y renouveler les désordres de la Jacquerie. On n’attend que l’issue de la campagne de Flandre. Artevelde défait à Rosebeck, les prodiges de valeur du jeune roi, quarante mille ennemis sur le champ de bataille, valent à la monarchie des lauriers bien éloignés de plaire aux mécontents. Plus de patriotisme où parle l’intérêt personnel ; et le séditieux, sans pudeur, ne se console de l’obligation où il se trouve de renoncer à ses projets qu’en racontant avec complaisance tout ce qui peut flétrir les succès de Rosebeck. Les massacres des habitants ensevelis sous les cendres de Courtrai sont aussitôt attribués, non sans cause, au régent qui veut soumettre cette ville infortunée ; de ce moment, ils s’unissent à ceux dont les larmes coulent sur ces horreurs. Mais si leur mécontentement contre le duc de Bourgogne s’accroît en raison de ces torts, celui qui les a eus, et qui en projette d’autres, ne peut que sévir avec plus de force contre des gens qui veulent à la fois le punir et le pénétrer. Ses procédés le prouvent, et le Parisien inquiet sort de ses murs au nombre de vingt-cinq mille hommes armés, qui garnissent à l’instant les hauteurs de Montmartre et la plaine de Saint-Denis par où doit rentrer le roi. Des députés s’avancent avec respect vers lui, dès qu’ils l’aperçoivent, en l’assurant que les forces déployées par les Parisiens à ses yeux n’ont d’autre objet que de montrer au roi ce qu’ils peuvent, si Sa Majesté les requiert. Charles paraît satisfait ; mais opposant avec dignité le juste orgueil d’un monarque à la fière politique de son peuple, ce n’est qu’en vainqueur d’une ville conquise qu’il rentre dans sa capitale. Les barrières élevées par les factieux se détruisent, et les troupes se logent chez le bourgeois. Les ducs de Bourgogne et de Berri parcourent le lendemain les rues, à la tête des vainqueurs de Rosebeck ; toutes les armes sont portées au Louvre, et ceux qui les ont fait prendre sont exécutés sur le champ ; plusieurs d’entre eux se donnent la mort pour échapper au fer des bourreaux.

L’Université et la duchesse d’Orléans fléchissent enfin le roi ; mais le duc de Bourgogne est loin de partager cette pitié, ses intérêts ne le lui permettent pas ; et comme les biens des victimes lui reviennent, les supplices se prolongent avec cruauté.

L’avocat général Jean Desmarets, dont les hautes vertus ont illustré trois règnes, doit périr sous un prince qui n’en connaît aucune. Accablé d’ans et d’infirmités, n’ayant d’autre tort que de déplaire à ceux qui veulent le mal, on le traîne sur un échafaud, bien plutôt fait pour celui qui le condamne. À peine l’y voit-on, qu’on lui crie de demander grâce : Je ne l’implore que pour mes bourreaux, répond ce grand homme. Sa tête tombe, ses vertus restent, et son âme est aux deux.

Et toi, magistrat de nos jours dont le nom est gravé au temple de mémoire, illustre comme Desmarets, ainsi que lui tu devais périr et laisser des souvenirs imprimés par ton sang dans l’âme des Français…

Cette première iniquité devient le signal de toutes celles qui déshonorent le règne de Charles VI.

À peine Desmarets expire-t-il que le chancelier d’Orgemont représente au monarque placé sur un trône en face de l’exécution, que tous les coupables ne sont pas punis, et qu’il reste encore bien des exemples à faire. Le roi approuve ce cruel avis : à l’instant tout fléchit aux pieds du souverain ; les femmes crient miséricorde. Le roi se laisse toucher et, d’après les conseils du duc de Bourgogne qui dans le fait aime mieux de l’argent que du sang, Charles accorde la vie aux coupables, moyennant une amende plus forte que la moitié de leurs biens. Tout ne reste pourtant pas au duc de Bourgogne, celui de Berri partage ; on demande la part des troupes, mais on est sourd à cette juste réclamation, et la subsistance des honnêtes gens ne sert qu’à nourrir l’avarice et la rapacité des spoliateurs de la France. Les impôts se rétablissent et le peuple n’a plus que ses larmes.

La guerre recommence en Flandre ; le duc de Bretagne, qui jusqu’alors n’a fourni que de faibles secours, paraît cette fois en personne ; on le devine, et sa conduite prouve sa fausseté. Le Breton est Anglais, on le voit, mais le bon Charles a peur de se tromper ; la franchise est si loin de la fourberie qu’elle ne la conçoit même pas : et Charles se conduit avec ce traître comme s’il lui était même impossible de le soupçonner.

Le comte de Flandre meurt ; et cet événement met le comble à la grandeur du duc de Bourgogne, naturel héritier de ce prince.

Mais sans qu’on puisse en démêler la cause, le Languedoc, l’Auvergne et le Poitou se soulèvent ; les habitants de la campagne y massacrent partout les nobles et riches, L’esprit de vertige de la capitale vient de s’emparer des provinces ; le duc de Berri qui commande en Languedoc fait justice des séditieux, et le sang du coupable efface, s’il se peut, celui de l’innocent.

D’autre part, en traversant les provinces qui doivent le rendre dans ses nouveaux états, le duc d’Anjou, favorisé par le pape, pille et ravage tout ce qui tombe sous sa main ; il semble que ce déprédateur insolent veuille faire payer aux Français le bonheur qu’ils ont de le perdre. Mais ce bien mal acquis ne lui réussit pas ; il en perd la moitié dans son passage de l’Apennin, il en emploie le reste à soutenir la guerre contre Charles de la Paix, son compétiteur au trône de Naples ; dénué de ressources, il envoie le marquis de Craon qui l’avait suivi solliciter de nouveaux secours auprès de la duchesse sa femme, reine de Sicile. Mais loin de rapporter à son maître ces subsides précieux, le marquis les dissipe avec des courtisanes de Venise. D’Anjou ruiné meurt de ses blessures, et plus encore de honte et de chagrin. Ceux qui s’étaient associés à sa fortune rentrent en France, en mendiant de tristes secours, qu’attendu les fautes de leur maître, on ne leur refuse que trop souvent.

Craon, qui s’est enrichi des vols faits au duc d’Anjou, a l’audace de reparaître à la cour dans l’équipage le plus somptueux, Berri lui reproche la mort de son frère, et donne des ordres pour l’arrêter ; Craon s’échappe… Plût au ciel qu’on eût enlevé cet homme aux crimes nouveaux dont il devait salir encore les pages de notre histoire !

Les crimes se suivent : Charles le Mauvais forme le dessein d’empoisonner le roi et tous les princes de son sang. Le complot se découvre, les complices sont écartelés. Grande inimitié peu après entre la cour de France et celle d’Angleterre, dont un des premiers motifs est le mariage que vient de contracter Marguerite de Hainaut avec le comte de Nevers, fils du duc de Bourgogne, à laquelle prétend le duc de Lancastre ; on s’écrit, on s’invective ; les discussions particulières animent les querelles générales et les peuples absolument étrangers à ces tracasseries finissent toujours par soutenir de leur sang et de leur fortune des divisions qui leur sont indifférentes et auxquelles ils n’entendent rien.

Telle était la situation de la France, lorsqu’elle sentit la nécessité de marier son roi.

Ô toi que le sort appelait au soutien d’un trône déjà chancelant, devais-tu donc en précipiter la chute ? Mais séduite, ou plutôt corrompue par les exemples qu’on mettait sous tes yeux, n’eus-tu pas quelques droits à l’indulgence de la postérité ? Ah ! sans doute, si tu nous avais du moins offert quelques vertus ! mais c’est en vain qu’on les désire ; c’est sans succès qu’on les recherche ; on ne trouve en toi que désordres ; et c’est avec franchise que nous allons prouver de tristes vérités trop longtemps inconnues de nous, mais qu’il faut dévoiler enfin, et pour l’instruction générale et pour mieux établir dans nos cœurs l’attachement et le respect inviolables que nous devons sans cesse à celles de nos souveraines véritablement dignes de notre encens et de nos hommages.



  1. C’est-à-dire un million de notre monnaie actuelle.