Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 19

Charpentier (3p. 499-526).
DIX-NEUVIÈME LEÇON
adoption de la constitution.

Messieurs,

Nous avons vu comment la Convention fédérale avait organisé le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. C’est là toute la constitution américaine, et, à vrai dire, c’est la seule chose que doive contenir une constitution bien faite. Plus tard, cependant, on y ajouta un bill des droits, bill où les Américains consignèrent leurs libertés héréditaires.

Cette simplicité nous étonne. Ce n’est pas ainsi que nous l’entendons en France. Comme en général nous faisons une constitution le lendemain d’une révolution, et qu’une révolution amène toujours au pouvoir un parti, ce parti, qui était en minorité la veille et qui craint d’être en minorité le lendemain, se hâte de mettre dans la constitution, comme dans une arche sainte, une foule de lois qui ne sont pas constitutionnelles et ne touchent pas à la division des pouvoirs. Ainsi, en 1848, on avait mis dans la constitution que les citoyens doivent aimer la patrie, participer aux charges de l’État en proportion de leur fortune, s’assurer par le travail des moyens d’existence, etc., conseils excellents, mais qui n’ont rien à faire avec l’organisation des pouvoirs publics. À un autre point de vue, on avait ajouté que nulle loi ne pourrait être votée qu’après trois lectures, mesure nouvelle et d’un résultat douteux. La charte de 1814 décidait que nul ne serait électeur qui ne payerait pas trois cents francs d’impôt.

C’est un grave inconvénient que de mettre dans une constitution des dispositions législatives susceptibles d’être modifiées. C’est retomber dans cette vieille erreur que les lois sont quelque chose d’immuable. Une fois qu’un peuple s’est donné une constitution, il continue de vivre ; il y a de nouvelles conditions d’existence qui se produisent peu à peu. Il est donc nécessaire de changer les lois. Quand vous avez mis ces lois dans la constitution, vous avez établi un barrage contre lequel le flot populaire vient se briser. Le flot grossit peu à peu, et emporte le barrage. Vous ne pouvez plus toucher à ces lois qu’en renversant la constitution ou en faisant des lois nouvelles qui sont le démenti de la constitution. Vous retombez ainsi dans l’erreur fatale de l’omnipotence parlementaire. Au contraire, avec une constitution qui ne fait qu’établir et limiter les trois pouvoirs, et qui laisse le champ libre aux améliorations, vous avez une plus sûre garantie de la souveraineté du peuple. Voilà ce que sentirent les Américains ; l’avenir a prouvé combien ils avaient raison. Pour réformer la constitution américaine, il faudrait qu’on voulût changer le caractère des trois pouvoirs, donner au président une force nouvelle, supprimer le Sénat, affaiblir le pouvoir judiciaire. Ce sont là choses rares ; aussi la constitution est-elle vieille de soixante-quinze ans, et personne ne songe à y apporter de modifications. Au milieu de la terrible révolution qui ensanglante l’Amérique, nous avons vu les hommes du Sud conserver la constitution, et se borner à y faire quelques changements qui n’ont pas d’importance. Ainsi les Américains ont si bien compris ce qu’était une constitution, que cette charte a duré, tandis que chez nous une des causes entre mille qui a amené le renversement de tant de constitutions, c’est qu’on a toujours voulu tout y mettre, et lier à jamais la volonté et la vie de la nation.

Cette constitution américaine avait été pourtant fort difficile à faire accepter. C’était la première fois dans l’histoire du monde qu’on essayait de faire une Union, c’est-à-dire d’établir un gouvernement qui ne fût ni centralisateur et unitaire comme le nôtre, ni lâche et divisé comme l’est une confédération. C’était une création nouvelle. Or il est très-difficile de créer un empire. Cela semble peu donné à la sagesse humaine ; c’est le premier et le seul exemple de ce genre qui figure dans l’histoire.

Aussi dans cette Convention, qui dura trois mois et demi, passa-t-on les premiers mois sans pouvoir s’entendre ; il semblait impossible de trouver un moyen de conciliation entre ceux qui voulaient maintenir l’indépendance des États et ceux qui voulaient faire un gouvernement central, ou, comme le disaient les Américains, un gouvernement consolidé. Il y avait dans les esprits une espèce d’abattement ; c’est alors qu’un homme, qui n’est pas précisément célèbre dans le monde par sa piété, quoiqu’il soit fort connu par son habileté, sa finesse, sa facilité à comprendre la vie, Franklin fut touché jusqu’au fond du cœur par les divisions qui menaçaient l’Amérique. Dans un moment d’inquiétude, ce patriotique vieillard demanda au congrès que désormais on ne tînt plus de séance sans adresser une prière à Dieu pour qu’il donnât l’esprit de concorde et d’union aux Américains. Voici le discours qu’il adressa aux membres de la Convention, discours remarquable, car il nous révèle un côté peu connu de l’âme de Franklin.

« Au commencement de notre lutte avec la Grande-Bretagne, quand nous sentions le danger, on priait chaque jour dans cette salle pour invoquer la protection divine. Nos prières ont été entendues, on les a exaucées. Nous tous qui avons été engagés dans le combat, nous avons éprouvé plus d’une fois que la Providence veillait sur nous. C’est à cette bonne Providence que nous devons de délibérer en paix sur les moyens d’assurer notre félicité à venir. Avons-nous oublié ce puissant ami ? J’ai vécu longtemps, et plus j’avance dans la vie, plus je vois des preuves évidentes de cette vérité que Dieu gouverne les choses humaines. Si un passereau ne peut tomber à terre sans sa permission, est-il probable qu’un empire puisse s’élever sans son appui ? Les saintes Écritures nous assurent qu’on bâtira toujours en vain, si le Seigneur n’y met la main. Je le crois fermement : je crois, que sans le concours du Seigneur, nous ne réussirions pas mieux dans notre construction politique que les constructeurs de la tour de Babel ; nous serons divisés par nos misérables intérêts de parti et de clocher, nos projets seront confondus ; nous serons la honte et la risée de l’avenir. Et ce qui est pis, après ce triste exemple, l’humanité désespérera d’établir un gouvernement par l’effet de l’humaine sagesse ; elle abandonnera cet établissement au hasard, à la guerre et à la conquête. »

La proposition de Franklin ne fut pas adoptée : non qu’on ne la trouvât raisonnable et qu’elle ne répondît aux idées de la majorité du congrès, aujourd’hui encore le congrès s’ouvre par des prières faites tour à tour par des pasteurs de toutes les églises ; mais on craignit d’effrayer l’opinion, on savait déjà au dehors que la Convention était fort agitée — on sait toujours ce qui se passe dans une assemblée qui discute portes closes ; — on eut peur que cette invocation suprême ne répandît encore davantage le trouble dans les esprits.

Peu à peu on se rapprocha ; c’est le mérite de la constitution américaine qu’elle a été faite par des sacrifices mutuels. Si personne ne peut dire : c’est moi qui l’ai faite, chacun peut dire : j’ai fait adopter telle clause, cédé sur telle autre. Ce fut l’œuvre commune des plus grands esprits, des meilleurs patriotes de l’Amérique.

Une fois cette constitution terminée, il se trouva qu’elle ne contentait personne. Ce n’était pas la preuve qu’elle ne valût rien, au contraire. Une constitution n’est point une de ces œuvres tout d’un jet qu’un homme tire de son cerveau, et qui lui font le même plaisir qu’un poème fait éprouver à celui qui l’a conçu et versifié. C’est une transaction entre des intérêts divers et des idées différentes, et toute transaction est un sacrifice.

Edmond Randolph, l’auteur du premier projet, déclara que la constitution ne le satisfaisait nullement, qu’il fallait la renvoyer au peuple, que le peuple y ferait des amendements, et qu’on discuterait de nouveau cette constitution amendée.

Charles Pinckney n’eut pas de peine à démontrer qu’adopter cette proposition, c’était retomber dans un désordre général. On était au lendemain de la révolte du Massachusetts ; on sentait qu’il fallait en finir, et, bonne ou médiocre, la constitution était l’ancre de salut. Aussi Franklin prononça-t-il ce discours que je vous ai lu, et où il insista sur cette vérité profonde : que toutes les fois qu’on assemble des hommes, on assemble avec eux leurs intérêts, leurs passions, leurs préjugés, et que demander à une assemblée quelle qu’elle soit une œuvre parfaite, c’est une chimère ; qu’il fallait donc se contenter de la constitution. Si elle n’était point parfaite, encore était-elle la meilleure possible dans la situation.

Gouverneur Morris se joignit à Franklin : Hamilton, dans un discours dont il ne reste malheureusement qu’un canevas incomplet, déclara à son tour que la constitution le satisfaisait peu ; il avait rêvé quelque chose comme la constitution anglaise ; mais il y avait un feu qui couvait sous la cendre, le feu de l’agitation et de la révolution : il fallait adopter le nouveau pacte si on ne voulait tomber dans l’anarchie. Enfin Washington lui-même prit la parole. Washington, président de la Convention, avait une si haute idée de l’impartialité nécessaire en un pareil rôle, qu’il n’avait jamais voulu se mêler à la discussion ; mais au dernier moment, il prit la parole pour dire qu’on avait propose de modifier un peu la loi électorale, de donner un député par trente mille électeurs au lieu de quarante mille, et que si on voulait adopter cet amendement, il en éprouverait une grande satisfaction. Vous voyez avec quelle discrétion, lui qui avait une autorité si grande, il intervenait dans le débat, tant il craignait que cette autorité ne prévalût sur la vérité ou sur les intérêts de son pays. Un avis donné avec tant de modestie fut adopté à l’unanimité, et la constitution fut considérée comme achevée.

Tous les membres de la Convention la signèrent, excepté trois : Randolph, qui s’était trop avancé en voulant qu’on la soumît à la décision populaire ; Mason de la Virginie, et Ellbridge Gerry, du Massachusetts, qui plus tard devait être vice-président sous l’empire de cette constitution qu’il croyait devoir mener l’Amérique à l’aristocratie.

Tout n’était pas fini. Nous avons en France un usage dont je vous ai signalé le danger. On nomme une Constituante, on lui délègue tous les pouvoirs sans esprit de retour, sans réserver au pays le moyen de contrôler le mandat qu’il a donné avec une grande légèreté et dans une heure d’entraînement.

En Amérique, pareille chose eût été considérée comme une usurpation de la souveraineté. On avait chargé une Convention de préparer une constitution, mais non de l’imposer au pays. On ne songea pas davantage à demander au pays de voter cette constitution en bloc et sans examen. Un vote pareil est illusoire. Toutes les fois que vous placerez un pays entre l’inconnu et un gouvernement établi, quel qu’il soit, le pays répondra par une immense majorité qu’il accepte le gouvernement. Il n’y a pas d’exemple en France qu’on n’ait acclamé une constitution quelle qu’elle fût ; on a adopté ainsi à une grande majorité cette impossible constitution de 1793, dont la Convention elle-même avait ajourné l’exécution jusqu’à la fin de la guerre. En Amérique, on respecte le peuple ; on décida que la constitution lui serait soumise de façon à ce qu’il pût la discuter, faire toutes les observations nécessaires. On ne pouvait s’adresser au peuple en masse. Il était impossible de demander à deux millions d’Américains de donner leur avis ; mais on renvoya la constitution à chaque législature, à la représentation de chaque État. On pria chaque législature de nommer une convention spéciale dans laquelle cette constitution serait discutée. C’étaient donc treize conventions d’États qui devaient amender la constitution et y faire leurs objections. Il était évident qu’ainsi éprouvée, elle serait l’œuvre de l’Amérique tout entière. Pour faciliter ce vote, pour décider les Américains à adopter la constitution, la Convention y joignit une circulaire signée par Washington. Cette pièce est importante, je vous demande la permission de vous la lire ; elle prouve admirablement l’honnêteté de ceux qui voulaient fonder le nouveau gouvernement. La lettre est adressée au président du congrès.

« Monsieur, nous avons l’honneur de soumettre à l’examen des États-Unis, en congrès assemblé, la constitution qui nous a paru la plus recommandable.

« Instruits par l’expérience, les amis de notre pays ont désiré depuis longtemps qu’on remît pleinement et exclusivement au gouvernement général de l’Union le droit de faire la guerre, la paix et les traités, la levée des impôts, le règlement du commerce, le pouvoir exécutif et judiciaire, nécessaire à cette fin. Mais le danger de remettre à une seule assemblée un dépôt aussi considérable est évident. De là résulte la nécessité d’une nouvelle et différente organisation.

« Dans un gouvernement fédéral, tel que le nôtre, il est visiblement impossible d’assurer à chaque État tous les droits d’une souveraineté absolue, et en même temps de pourvoir à l’intérêt et à la sécurité de tous les États. En entrant en société, chaque individu doit céder une part de sa liberté pour sauver le reste. La grandeur du sacrifice dépend de la situation et des circonstances non moins que de l’objet qu’on veut atteindre. Il est toujours difficile de tirer une ligne exacte entre les droits qu’il faut abandonner et ceux qu’on doit réserver. Et, dans l’occasion présente, cette difficulté s’accroît par la différence de situation, d’étendue, d’habitudes, d’intérêts particuliers à chaque État.

« Dans toutes nos délibérations sur ce sujet, nous avons toujours eu devant les yeux ce qui nous a paru le plus grand intérêt de tout véritable Américain, la consolidation de l’Union, à laquelle est attachée notre fortune, notre bonheur, notre sécurité, peut-être même notre existence nationale. Cette importante considération, sérieusement et profondément imprimée dans nos esprits, a conduit chacun de nous dans la Convention à être moins rigide sur les points secondaires, qu’on ne s’y fût attendu en toute autre occasion. Ainsi, la constitution que nous vous présentons est le résultat de l’esprit d’amitié, de la déférence et des concessions mutuelles que notre situation exigeait impérieusement.

« Que la constitution obtienne la pleine et entière approbation de chacun des États, c’est ce que, peut-être, il est difficile d’espérer. Mais chaque État considérera sans doute que si son intérêt seul eût été consulté, les conséquences en auraient pu être particulièrement désagréables et dommageables pour les autres.

« Que la constitution prête à aussi peu d’objections qu’on peut raisonnablement l’espérer, c’est notre espoir et notre croyance ; qu’elle puisse procurer un bien-être durable à notre chère patrie, qu’elle en assure la liberté et le bonheur, c’est notre plus ardent désir. »

Vous voyez quel noble langage on parlait au peuple américain.

Le congrès reçut cette lettre, et aussitôt il écrivit aux législatures de nommer des conventions afin d’examiner la constitution. Le pays était partagé, comme on le sera toujours, en face d’innovations aussi considérables. Tout ce qu’il y avait de négociants, d’industriels, d’armateurs et de propriétaires était désireux de voir finir une situation anormale. On était en pleine banqueroute. On n’avait plus que du papier-monnaie dont personne ne voulait. Le commerce était anéanti. On n’avait pu faire un traité avec l’Angleterre, d’où il résultait que l’Angleterre faisait tout le commerce par ses seuls navires, et que la navigation américaine était compromise. Ce parti, ami de la paix, désireux de l’ordre, de la sécurité, demandait l’adoption immédiate de la constitution ; mais on avait contre soi presque tous les hommes politiques, non les hommes supérieurs aux préjugés de leur pays, mais ceux qui font de la politique leur métier principal. La fondation d’un grand État allait faire tomber au second rang une foule de gens. C’est du congrès fédéral dont on s’occuperait, et non de la législature du Connecticut ou de la Virginie. De plus, on avait contre soi les agitateurs qui vivent au milieu du désordre comme le poisson dans l’eau, se souciant fort peu de voir rétablir l’ordre, qui n’enrichit que les honnêtes gens. Or ces partis, qui ont joué un grand rôle chez nous à l’époque du Directoire, jouaient aussi un grand rôle en Amérique. Rien n’est plus agréable que de faire sa fortune à la loterie des spéculations. Je ne dis pas que ce soit bon au point de vue moral, mais les gens qui font ce métier n’ont peut-être pas grand’chose à perdre sous ce rapport. D’un autre côté, de prétendus patriotes criaient au peuple : « On va vous donner un gouvernement à la mode anglaise, nous serons les esclaves de l’aristocratie. » Il y a en tout pays une foule moutonnière, qui va du côté où l’on crie le plus fort : Liberté ! liberté ! et se laisse mener au despotisme par le chemin de l’anarchie. En Amérique cependant, cette foule-là était peut-être moins nombreuse qu’ailleurs. Il était donc nécessaire de se saisir de l’opinion, de faire sentir au pays la nécessité d’un gouvernement centralisé. C’était chose difficile. On n’avait plus à mettre en avant ce grand mot si séduisant de liberté ; il fallait parler d’ordre aux Américains, et il semble toujours, quand il parle d’ordre, qu’un homme politique soit l’ennemi de la liberté, tandis qu’au contraire cet homme se dévoue à la liberté. Cette œuvre patriotique fut celle d’Hamilton, de Jay et de Madison. Dans une série de lettres, où l’intelligence de la politique est bien supérieure à ce qu’on aurait trouvé partout ailleurs, Hamilton, Jay et Madison discutèrent toutes les questions du jour, et montrèrent que l’intérêt évident du pays était d’adopter la constitution. Ce sont ces lettres qui, réunies plus tard en volume, formèrent ce qu’on appelle le Fédéraliste. Il y a là une entente si complète des conditions d’un gouvernement, que ce livre est resté le commentaire le plus éloquent et le plus fidèle de la constitution américaine. C’est, je ne crains pas de le dire, une des œuvres politiques les plus remarquables du dix-huitième siècle.

On l’a traduit en français en 1792, en un moment où tout le monde tournait le dos à la liberté ; aussi ce livre n’est-il point entré dans notre littérature politique, et c’est chose regrettable. Tout y est bon, et les idées, et l’exemple.

Hamilton se dévouait pour défendre une constitution qui n’était pas de son goût. C’est là quelque chose de fait pour étonner. Il n’y a que deux motifs qui aient pu le guider : l’un est l’ambition personnelle, l’autre un patriotisme qui faisait passer avant tout le salut du pays. Chez lui l’ambition personnelle était nulle, et, à vrai dire, on ne voit pas que l’ambition de s’élever ait joué un grand rôle en Amérique à cette époque. Il y avait des partis, mais des ambitieux pas beaucoup ; car les résultats qu’ils pouvaient espérer étaient plus que douteux. Hamilton n’avait qu’un mobile, le patriotisme. Il sentait qu’il y avait pour l’Amérique une épreuve décisive à tenter, il voulait qu’on la poussât jusqu’au bout. Il donna un exemple bien rare dans l’histoire. Sacrifier sa fortune à son pays, il y en a des exemples, pas beaucoup, mais il y en a ; lui donner son sang, il y en a beaucoup d’exemples ; mais lui faire l’abandon de ses idées, se dire : « Je me trompe peut-être, essayons de ces idées qui ne sont pas les miennes. » c’est une abnégation d’amour-propre qui, selon moi, est un des sacrifices les plus rares qu’on puisse rencontrer. L’idée qui guida Hamilton, nous la connaissons ; nous pouvons lire dans son cœur, grâce à un témoignage qui n’est pas suspect, celui de son ennemi Jefferson, le représentant de cette démocratie qui croit toujours agrandir la liberté en donnant au peuple le pouvoir. Jefferson nous a conservé dans ses Mémoires une conversation d’Hamilton, d’où il tire la conclusion qu’Hamilton n’a jamais aimé la liberté. J’en tire la conclusion contraire. Selon moi, c’est une des plus belles confessions qu’ait jamais faites un homme politique.

« C’est mon opinion, disait-il, quoique je n’aille le crier ni à Dan, ni à Barsbebba, que le gouvernement actuel ne répond pas au but de la société, en donnant stabilité et protection à ses droits ; probablement il en faudra revenir à la forme anglaise. Mais puisque nous avons commencé l’expérience, je suis d’avis qu’il faut aller jusqu’au bout, quelle que soit mon attente. Jusqu’à présent le succès est bien plus grand que je n’espérais, par conséquent il est plus probable qu’auparavant. Si l’œuvre que nous avons commencée ne réussit pas, il y a encore bien d’autres combinaisons, bien d’autres améliorations dont on peut et on doit essayer, avant d’abandonner la forme républicaine ; car c’est un esprit dépravé que celui qui ne préfère pas à tout l’égalité des droits politiques, qui est le fonds même du pur républicanisme, si cette égalité est compatible avec le maintien de l’ordre actuel. Quiconque trouble cet ordre par ses écrits est blâmable, quelque pures que soient ses intentions. »

Ainsi, vous le voyez, sa pensée complète est celle-ci : Il y a là une grande expérience, je n’y crois pas ! Je ne sais si elle réussira, mais qu’importe ! je servirai la constitution. Je le répète, cherchez dans l’histoire, vous n’y trouverez pas un patriotisme plus pur.

Le moment était venu de discuter la constitution. Les législatures nommèrent des conventions composées d’un petit nombre de personnes, mais la discussion n’en fut que plus sérieuse. Ces discussions nous ont été conservées, et ne forment pas moins de quatre volumes, connus sous le nom de Elliot’s Debates. C’est un monument politique qui n’est pas toujours d’une lecture agréable, mais qui est très-instructif, puisque, pendant toute une année, de 1787 au mois de juillet 1788, dans treize États, les meilleurs politiques d’un pays fort avancé en liberté agitèrent la question de la constitution des pouvoirs et de la formation de l’Union.

On avait décidé que lorsque neuf États se seraient prononcés pour l’adoption du pacte fédéral, la constitution entrerait en vigueur, qu’on ferait des élections, et qu’on nommerait un président. De ces neuf États, le premier qui donna l’exemple de l’adoption de la constitution fut le plus petit, le Delaware, qui se prononça dès le 7 décembre 1787 ; il fut suivi huit jours plus tard par l’État de Pensylvanie, où la décision fut emportée de haute lutte par le discours de Wilson, dont je vous ai parlé dans une précédente leçon. Franklin y contribua aussi par un apologue resté célèbre, où le Socrate moderne affirme que si un ange apportait du ciel une constitution aux hommes, ils la trouveraient mauvaise, et donne pour exemple l’histoire des Juifs, toujours mécontents lorsque Dieu même les gouverne.

La Nouvelle-Jersey accepta la constitution le 18 décembre 1787 ; la Géorgie se prononça le 2 janvier 1788, suivie par le Connecticut, qui se décida le 9 janvier 1788.

Ainsi cinq États se prononcèrent de suite pour la constitution. Tous les yeux se tournèrent alors vers le Massachusetts. On était à peu près sûr que le Maryland et la Caroline du Sud adopteraient la constitution. Cela faisait sept États ; si le Massachusetts faisait le huitième, on ne doutait pas qu’il n’entraînât à sa suite le New-Hampshire, province de la Nouvelle-Angleterre, qui marche toujours avec Boston, la métropole. Mais il y avait une grande difficulté. Si le Massachusetts était une des colonies qui avaient montré le plus d’ardeur pour la révolution, il n’était pas douteux que c’était là où l’esprit municipal et le goût d’indépendance étaient le plus prononcés. Les hommes les plus recommandables, ceux qui avaient joué le grand rôle dans la révolution, étaient engagés dans le parti républicain extrême ; on pouvait craindre de rencontrer l’opposition de Samuel Adams, de Hancock, qui avaient été tellement les chefs de la révolution, que, lorsque l’Angleterre avait offert l’amnistie, elle n’avait excepté que ces deux noms.

Samuel Adams était un puritain austère, un de ces hommes qui sont admirables pour commencer les révolutions, parce qu’ils jouent leur vie avec un dévouement héroïque ; mais ces hommes-là, si puissants pour détruire, sont souvent incapables de rien fonder. Une fois qu’on est lancé dans la voie révolutionnaire et qu’on veut abattre tous les abus, on en voit toujours, et on se plaint de l’ingratitude populaire quand la nation refuse de vous suivre dans cette course excessive. On ne pouvait donc faire grand fond sur Adams.

Hancock n’était pas un stoïcien comme Adams. C’était aussi un patriote. Il avait eu de bonne heure une grande fortune, et en avait usé libéralement. Il aimait la popularité, non qu’il désirât l’obtenir par de mauvais moyens ; mais c’était un de ces hommes qui se laissent bercer par la voix de la foule, qui jettent volontiers la plume au vent pour voir de quel côté va l’opinion, et qui croient d’autant plus la guider qu’ils se laissent davantage emporter par elle. Pour conquérir Hancock au parti de la constitution, il fallait trouver un moyen de ménager sa popularité. Ce moyen, on le trouva. La constitution avait des défauts, elle ne satisfaisait personne ; mais précisément parce qu’elle avait des défauts, on pouvait y présenter des amendements. La constitution elle-même prévoyait qu’elle pouvait être amendée, et disait de quelle façon elle pouvait l’être : on pouvait donc se dire qu’en acceptant la constitution, on faisait acte de dévouement sans rien sacrifier de ses droits. C’était la preuve d’un patriotisme éclairé. On acceptait la constitution, mais on proposait des amendements ; on faisait ainsi la part de la liberté. Hancock s’attacha à cette idée, et bientôt il réunit autour de lui (il était gouverneur de l’État) un noyau d’hommes considérables qui prirent ce parti fort juste et fort bien calculé.

Deux points que nous voyons reparaître dans tous les amendements touchaient surtout les esprits : le premier, c’est qu’en faisant un gouvernement central, on entendait ne donner à ce gouvernement que des pouvoirs délégués. La constitution ne disait pas que les pouvoirs non délégués resteraient au peuple, on demanda que cet amendement fût introduit dans la constitution. On demanda, en outre, qu’un bill des droits réservât expressément les vieilles libertés anglaises. Le bill des droits de 1689 n’était pas moins populaire que la grande Charte, et l’Amérique entendait ne rien perdre des libertés que les colons avaient reçues de la mère-patrie. On disait : « Nous n’avons jamais entendu céder au gouvernement que ce qui lui est nécessaire pour marcher ; mais la liberté religieuse, mais le jury, mais la liberté de la presse, le droit de porter des armes, de nous réunir, nous n’entendons le céder à personne. Nous ne voulons pas de lois d’exception, de proscription, comme on en a fait en Angleterre. Nous demandons que tout cela soit réservé, et nous proposons autant d’amendements additionnels à la constitution. »

La demande était juste, mais l’admission préalable de la constitution n’était pas moins raisonnable. Hancock se rattacha à cette idée, et, après une discussion assez longue, il fit adopter la constitution le 6 février 1788, par 187 voix contre 168. Ainsi 19 voix décidèrent de l’adoption de la constitution, et probablement de la destinée de l’Amérique. En effet, à peine le Massachusetts avait-il adopté la constitution, qu’on apprit que le Maryland l’adoptait également. Le vote eut lieu le 28 avril. La Caroline du Sud se prononça le 23 mai. On ne doutait pas du New-Hampshire, qui mit un peu plus de temps à se décider, et qui le fit le 28 juin 1788. La constitution était donc adoptée par neuf États. Étaient restés en dehors la Virginie, la vieille province, l’État qui avait certainement le plus d’autorité morale et politique, New-York, et enfin la Caroline du Nord, et le petit État de Rhode-Island, qui, lui, n’avait pas voulu convoquer de convention, trouvant très-commode, comme il est partout bordé par la mer, de faire le commerce pour lui seul en profitant des bénéfices de la douane. On le laissa de côté, dans la conviction que tôt ou tard il se rattacherait à l’Union. Ce fut à la Virginie qu’on pensa.

La Virginie était de beaucoup le pays le plus considérable, et par son aristocratie de grands propriétaires, et par le rôle qu’elle avait joué durant la guerre avec l’Angleterre ; la Virginie pouvait disputer au Massachusetts, non pas l’honneur d’avoir allumé le brandon, mais d’avoir décidé la séparation. Enfin, c’était la patrie de Washington.

Dès le premier jour, il fut certain que de la décision que prendrait la Virginie dépendrait le sort de la fédération. Malgré ce que disait la constitution, on ne pouvait penser à faire l’Union fédérale si la Virginie et New-York restaient en dehors. Cela est évident, si l’on jette les yeux sur une carte ; ces deux pays coupent l’Union aux points les plus importants.

La convention de Virginie se réunit le 8 juin 1788. Parmi ceux qui ne voulaient pas de la constitution, étaient Patrick Henry, George Mason, qui dans la Convention avait refusé de signer la constitution, et enfin John Monroë, qui, trente ans plus tard, par le jeu de la fortune, devait être président de l’Union, et qui probablement ce jour-là ne trouva plus la constitution si mauvaise.

De l’autre côté était Edmond Randolph, qui, quoique n’ayant pas signé la constitution, était décidé à la défendre ; Madison, qui devait être président et succéder à Jefferson, et qui à cette époque appartenait beaucoup plus aux idées d’Hamilton qu’à celles de Jefferson ; et enfin John Marshall, l’ami de Washington et son historien, qui plus tard, comme président de la Cour fédérale, devait faire la jurisprudence de cette constitution qu’en 1788 il essayait de faire adopter.

Parmi les opposants, le plus redoutable était Patrick Henry. C’était un homme qui s’était fait lui-même, qui s’était mis avocat après avoir regardé pendant huit jours dans des livres de droit ; il avait cette éloquence terrible qui s’adresse aux passions qu’elle agite toujours à tort ou à raison. Toute chose a deux faces ; il y a toujours des lieux communs avec lesquels on peut remuer les cœurs. À ceux qui défendent l’ordre, on peut dire que la liberté est compromise ; à ceux qui défendent la liberté, on répète que l’ordre est en danger. Mettez ces lieux communs dans la bouche d’un homme éloquent et impétueux, vous agiterez une assemblée de façon à lui arracher un vote, dont plus tard et de sens rassis elle rougira.

Parmi les discours de Patrick Henry à la Convention, il en est un auquel les circonstances actuelles donnent une importance particulière. Patrick Henry accusait la constitution d’être ce qu’il appelait un gouvernement consolidé, de ne pas être une confédération. C’était la grande objection des gens du Sud, et cette objection, selon moi, était fondée. On marchait résolument au sacrifice des intérêts particuliers pour établir un gouvernement central. Or, par une fortune étrange, soixante-dix ans plus tard, quand le Sud s’est séparé, il a prétendu qu’il avait le droit de se séparer ; que l’Union n’avait jamais été qu’une confédération ; que les États n’ayant jamais abandonné leur souveraineté, pouvaient la reprendre. Si bien qu’à soixante-dix ans de distance, le même parti a attaqué la constitution par les deux côtés opposés, et que, pour répondre aux gens du Sud, il suffit de leur opposer les propres discours de leurs orateurs d’il y a soixante-dix ans.

Voici ce discours de Patrick Henry, qui devait faire beaucoup plus d’impression sur le peuple qu’il n’en peut faire sur des esprits éclairés et réfléchis.

Quand Démosthène résumait toutes les qualités de l’orateur dans ces mots : l’action, toujours l’action, il songeait aux Grecs qui l’écoutaient, c’est-à-dire à un peuple qui était peut-être plus impressionnable que les peuples modernes. Patrick Henry appartenait à cette école d’orateurs. Dans une vieille assemblée comme les Chambres d’Angleterre, un homme d’une éloquence aussi ardente et aussi violente ne réussirait probablement pas ; mais au sortir d’une révolution, cette voix remuait toutes les âmes et mettait en question l’avenir même de l’Amérique.

« Je m’adresse à ces honorables personnes qui ont formé la Convention fédérale. Je suis sûr qu’elles étaient fortement imbues de la nécessité de remplacer la confédération par un grand gouvernement consolidé. Que ceci soit un gouvernement consolidé, cela est évident ; et le danger d’un gouvernement semblable me frappe singulièrement. J’ai le plus grand respect pour ces messieurs ; mais qu’on me permette de leur demander quel droit ils ont eu de dire : Nous, le peuple ? Qui les a autorisés à dire : Nous, le peuple, au lieu de : Nous, les États ? Des États, voilà l’âme et le fond d’une confédération. Si les États ne sont pas les agents du contrat politique, nous aurons un grand gouvernement centralisé, un gouvernement du peuple de tous les États… Je le demande à ces messieurs, en cette grande occasion, quelle a été la cause de leur conduite ? Je le demanderais à cet homme illustre, dont la valeur nous a sauvés ; oui, la liberté même que son bras nous a conquise m’autoriserait à lui demander la raison de sa conduite ; et, certes, s’il était ici, il me répondrait. Le peuple ne leur a pas donné pouvoir d’user de son nom. Qu’ils aient excédé leur pouvoir, cela est parfaitement clair… Quels dangers les ont amenés à faire un pas si dangereux ? Il y a eu des désordres en d’autres parties de l’Amérique ; mais ici il n’y a pas eu de dangers, pas d’insurrection, pas d’émeutes ; tout a été calme et tranquille. Et cependant nous voici errants sur le grand océan des affaires humaines. Il n’y a pas de phare qui nous guide ; nous courons je ne sais où. L’opinion s’est enflammée par cette innovation dangereuse ; la Convention aurait dû améliorer le vieux système ; c’était là son seul mandat, elle n’en avait pas d’autre. »

La réponse était trop facile. La Convention n’avait pas fait de constitution. Elle n’avait fait qu’un projet de constitution. Elle avait par conséquent le droit de dire : Nous, le peuple ; de même qu’un ministre du gouvernement impérial a le droit de dire : Napoléon, par la grâce de Dieu, bien qu’assurément ce ministre ne soit pas Napoléon et ne soit pas nommé par la grâce de Dieu. En pareil cas, le libellé de l’acte n’est rien, c’est la signature qui fait tout. Mais Patrick Henry sentait qu’on allait faire une nation et ne le voulait pas. Il a eu tort ; la nation s’est faite, et il est singulier que soixante-quinze ans après on vienne protester contre une pareille création.

Cette accusation d’usurpation était pour Patrick Henry l’arme avec laquelle il écrasait ses adversaires. Il y joignait une cruelle ironie. Il demandait à cette assemblée de Virginie, qui avait joué un si grand rôle, ce qu’elle deviendrait quand elle en serait réduite à faire des lois d’intérêt local. Il disait que la révolution qui avait séparé l’Amérique de la Grande-Bretagne n’était rien auprès de celle qu’on préparait, car maintenant il ne s’agissait de rien moins que de remettre les droits des États entre les mains du congrès. Il ajoutait : « Je suis républicain, je voterai contre ces mesures. »

L’assemblée était agitée par la parole d’un homme qui avait été un véritable patriote, et qui avait risqué sa vie pour son pays. Madison est un de ceux qui contribuèrent le plus à calmer les esprits. Dans un très-beau discours que je regrette de ne pouvoir vous lire, il discute pièce à pièce la constitution ; il s’adresse à la raison de ses auditeurs ; il démontre qu’on peut modifier la constitution, et qu’il sera sage de la modifier par certains amendements, mais qu’il faut l’adopter si l’on veut sauver la patrie. Toutefois, ce fut une proposition de M. Wythe qui emporta le vote, une de ces propositions moyennes qui entraînent toujours les assemblées. Wythe, se plaçant entre les deux opinions opposées, proposa d’adopter la constitution, mais en déclarant dans un préambule que les pouvoirs accordés étaient le pouvoir du peuple, et que tout ce qui n’était pas expressément accordé était expressément réservé ; les pouvoirs délégués ne pouvaient s’étendre plus loin que la délégation. Grâce à cette transaction et aux efforts de Madison, de Marshall et de Randolph, l’assemblée, à la majorité de cinq voix, se décida à adopter la constitution.

Vous voyez comment cet acte, considéré aujourd’hui comme le symbole de l’Amérique, a été reçu partout avec peine, combien il a fallu faire de sacrifices, ce qui prouve que l’impression du premier moment n’est pas toujours la meilleure garantie que les législateurs aient raison.

Le vote de la Virginie décida la question. Dix États avaient adopté la constitution. Cela emporta l’adhésion de l’État de New-York. Si on avait pu discuter, la constitution eût été rejetée, New-York était la ville qui tenait le plus à ses privilèges commerciaux, elle trouvait très-commode de concentrer chez elle les droits de douanes, et de faire payer ces droits par le reste de l’Amérique. Mais dix États ayant accepté, la question n’était plus de savoir si la ville de New-York accepterait ou non la constitution, mais si l’État resterait dans l’Union ou s’en retirerait ; et d’un autre côté, toute la partie méridionale de l’État se prononçait pour l’adoption de la constitution, et faisait croire que si la ville de New-York sortait de l’Union, elle en sortirait toute seule. La discussion ne fut pas longue. À la tête de l’opposition était le gouverneur Clinton ; à la tête de ceux qui défendaient la constitution étaient Jay et Hamilton. La décision fut emportée par la nouvelle de l’acceptation de la Virginie, et on se détermina à accepter la constitution le 26 juillet 1788. Onze États avaient donc adhéré à l’Union. Restaient en dehors la Caroline du Nord, qui crut prendre un parti décisif en déclarant qu’elle adopterait la constitution quand on y aurait introduit les amendements universellement demandés, et Rhode-Island, qui n’entra dans l’Union qu’en 1790.

Ce fut donc vers le mois d’août 1788 que la constitution fut adoptée ; mais tous les États avaient exprimé le désir qu’on y introduisît des amendements. Au mois de décembre 1788, le congrès fédéral invita le peuple d’Amérique à nommer des représentants au nouveau congrès, et à désigner des électeurs chargés de choisir un président et un vice-président. Les élections se firent partout dans un très-grand ordre ; le choix des hommes nommés comme représentants et comme sénateurs fut des plus respectables. Quant au président, dès le premier jour tous les regards se portèrent sur un seul homme, l’espoir de la patrie, sur Washington. On choisit des électeurs, mais il n’y avait qu’un nom dans toutes les bouches ; Washington fut nommé à l’unanimité, on lui donna John Adams pour vice-président.

Pour Washington, ce fut une émotion très-vive. Vous savez qu’après sa démission de général, il avait pensé qu’il pourrait vivre dans la retraite ; ses goûts personnels l’entraînaient à vivre en grand propriétaire. Puis il craignait le pouvoir, non pour les soucis que cela pourrait lui donner, mais pour le tort que cela pourrait faire à son pays. Il redoutait de se grandir trop comme d’autres redoutent de ne pas se grandir assez.

Le nouveau congrès se réunit le 4 mars 1789. Depuis lors, cette date est devenue sacramentelle. C’est la grande date de l’année politique aux États-Unis. Tous les quatre ans, c’est le 4 mars qu’on installe le président, et que le congrès se rassemble. Le président en exercice reste en fonctions jusqu’au 3 mars au soir. Le 4 mars 1789, le Sénat proclama Washington président des États-Unis, et John Adams vice-président ; et enfin, le 30 avril 1789, Washington arriva devant le congrès pour prêter serment et être proclamé président des États-Unis. Cette proclamation se fit au milieu d’une foule nombreuse, ravie de voir le gouvernement nouveau s’établir, pleine de foi dans l’homme chargé de ses destinées, et Washington fut installé. L’Amérique finissait sa révolution au moment où la France commençait la sienne.

Quand Washington eut prêté serment, il se rendit devant le Sénat. Dans la salle du Sénat étaient réunis aussi les représentants. Le général prononça un discours, ou, comme on dit, une adresse d’inauguration qui a été peu remarquée par les historiens. Il y a, en effet, de si beaux discours de Washington, ses adieux en quittant l’armée, son adresse en descendant du pouvoir, que c’est toujours là qu’on va chercher sa pensée. Cependant ce discours est remarquable, surtout quand on le lit comme nous pouvons le lire aujourd’hui, en songeant à toutes les discussions qui avaient agité la Convention, aux crises qu’on avait traversées, et combien la constitution était encore débile. C’était un enfant qui avait besoin de grandir, et dont la vie était encore en danger. Voici ce discours ; il a une teinte religieuse, comme celui de Franklin, et ce n’est pas là chose commune dans les œuvres de Washington. C’était une âme religieuse, mais qui, par une pudeur naturelle, aimait peu à faire parade de ses sentiments, et ne connaissait pas cette religiosité fort à la mode aujourd’hui, qui nous fait trouver de la religion dans une foule de choses qui n’ont rien de commun avec elle.

« Mon premier acte officiel sera d’adresser une prière fervente à l’Être tout-puissant qui gouverne l’univers, qui préside aux conseils des nations, et dont le secours providentiel peut suppléer à toutes les faiblesses humaines ; nous le prierons afin que sa bénédiction fasse servir à la liberté et au bonheur du peuple des États-Unis le gouvernement que ce peuple a institué.

« En rendant cet hommage au grand Auteur de tout bien public et privé, je suis certain d’exprimer vos sentiments non moins que les miens, et ceux de tous nos concitoyens non moins que les vôtres. Aucun peuple n’est tenu, plus que celui des États-Unis, de reconnaître et d’adorer cette invisible main qui conduit les choses humaines. Chaque pas qui a fait de nous une nation a été marqué par quelque faveur providentielle, et dans l’importante révolution que nous venons de faire dans le système de notre gouvernement uni, il est impossible de comparer la façon dont les autres gouvernements de la terre ont été établis avec les tranquilles délibérations, les concessions volontaires de tant de sociétés distinctes qui ont concouru à fonder l’œuvre commune, sans que notre cœur ne soit ému d’une pieuse reconnaissance et ne songe aux bénédictions futures que semble présager un pareil passé. Ces réflexions, nées de la crise présente, se sont imposées trop fortement à mon esprit pour que je les aie supprimées. Vous vous joindrez à moi, j’en ai confiance, pour penser que jamais un nouveau et libre gouvernement n’a commencé sous de meilleurs auspices.

« L’article qui établit le pouvoir exécutif fait un devoir au président « de recommander à votre attention toutes les mesures qu’il jugera utiles ou nécessaires. » Dans les circonstances présentes, et avec les sentiments qui m’agitent, je crois bien faire en remplaçant une recommandation de mesures particulières par un juste hommage rendu aux talents, à la droiture, au patriotisme de ceux qui doivent les examiner bientôt et les voter. Dans ces nobles qualités, je trouve l’assurance que nul préjugé, nul attachement local, nulle animosité de parti, ne troublera le regard égal et compréhensif qui doit veiller sur ce grand assemblage de sociétés et d’intérêts divers ; j’y puise également la certitude que les fondements de notre politique nationale reposeront sur les purs et immuables principes de la moralité privée. La supériorité d’un gouvernement libre sera prouvée par toutes ces vertus qui gagnent le cœur des citoyens et commandent le respect du monde.

« J’insiste sur cet espoir avec toute la joie qu’un ardent amour pour mon pays peut m’inspirer ; car, s’il y a une vérité fortement établie, c’est qu’il y a ici-bas un lien indissoluble entre la vertu et le bonheur, entre le devoir et l’intérêt, entre les pures maximes d’une politique honnête et magnanime et les solides récompenses de la prospérité et du bonheur publics. Songez que jamais le ciel ne sourira à un peuple qui dédaigne les règles éternelles d’ordre et de justice que le ciel lui-même a ordonnées ; songez enfin que c’est en vos mains qu’est remis le feu sacré de la liberté, et que la destinée des gouvernements républicains est attachée, pour la dernière fois peut-être, à l’expérience qu’en fera l’Amérique. »

Je n’ajouterai rien à ces nobles paroles, je craindrais de les affaiblir ; mais je dirai que pour ceux qui, comme moi, ont vu passer tant de révolutions, ont vu s’agiter tant de passions mesquines et d’intérêts misérables, il n’y a pas de plus grand et de plus beau spectacle que celui de ce héros, que son pays a vu le premier dans la paix et dans la guerre, et qui à toutes les gloires a préféré le titre de patriote et d’homme de bien.