Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 18

Charpentier (3p. 470-498).
DIX-HUITIÈME LEÇON
du pouvoir judiciaire.

Messieurs,

Nous étudierons aujourd’hui le pouvoir judiciaire, tel que l’a organisé la constitution des États-Unis. C’est la partie la plus neuve de la constitution.

Les Américains n’avaient aucun exemple pour se guider. Les premiers, ils ont fait du pouvoir judiciaire un véritable pouvoir politique ; les premiers, ils ont compris le rôle de la justice dans un pays libre. C’est une vérité nouvelle qu’ils ont trouvée, et qui a été jusqu’ici peu comprise en Europe.

Dans toutes nos constitutions, depuis soixante-quinze ans, nous n’avons eu en aucune façon l’idée qu’il fallait faire une part politique au pouvoir judiciaire. Je ne connais que la Suisse qui, en 1848, réformant sa constitution fédérale, ait imité heureusement les États-Unis.

Comprenez la question.

L’utilité, la nécessité de la justice est une chose qu’on a sentie dès que les hommes se sont réunis en société. S’il n’y avait pas de justice, il n’y aurait ni gouvernement ni société. Si je ne suis pas sûr de ma personne, de ma liberté, de ma propriété, je ne vis pas au milieu de populations civilisées, je vis au milieu de sauvages et de brigands. Comme le disait justement saint Augustin, sans la justice, que sont les grands empires ? De grands brigandages, magna latrocinia. Il est tellement impossible à l’homme de vivre sans justice, que partout où le trouble se met dans la société, où il y a anarchie, vous voyez la force paraître, la force qui remplace en quelque façon la justice, parce que, obligeant chacun à se tenir à sa place, elle donne la sécurité.

Cette nécessité de la justice pour que les sociétés subsistent, tous les peuples l’ont sentie ; on peut dire que chaque peuple a plus ou moins de liberté suivant qu’il a plus ou moins bien compris la part qu’il devait faire au règne des lois.

Ainsi, Blackstone a pu dire avec raison que ce qui a empêché la France d’aboutir au despotisme turc, c’est le parlement. Les droits des particuliers étaient assez bien gardés par le parlement pour que la France ait pu jouir d’une liberté relative. Elle n’avait pas la liberté politique, mais elle avait la liberté civile, et, certainement, sous le règne de Louis XVI, la liberté civile n’était guère moins grande qu’aujourd’hui.

Dès qu’il y a un pouvoir suffisant pour faire respecter la loi, il peut y avoir un gouvernement absolu, il n’y a pas de despotisme. Le meunier de Sans-Souci, résistant à Frédéric II à une époque où la loi d’expropriation n’existait pas encore, et disant : « Nous avons des juges à Berlin, » montrait très-clairement que si Frédéric était un roi absolu, ce n’était cependant pas un despote.

Mais là où la différence commence, où les États-Unis ont fait une véritable découverte, c’est quand ils ont senti que la justice était aussi un pouvoir politique. Ce ne sont pas eux qui ont fait cette découverte en théorie, nous avons tous été élevés avec cette maxime, qu’il y a trois pouvoirs dans l’État : le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire ; nous avons plusieurs constitutions qui déclarent que, lorsque ces pouvoirs sont réunis dans les mêmes mains, la liberté est compromise, que la division des pouvoirs est la garantie suprême de la liberté ; mais si toutes nos constitutions proclament cette vérité, il n’en est aucune qui se soit donné la peine de la faire entrer dans la pratique. Jamais, chez nous, la justice n’a été un pouvoir politique ; elle a été une branche de l’administration, une dépendance du pouvoir exécutif, une fonction du gouvernement, mais une fonction subalterne. Jamais la justice n’a été autre chose que l’application de la loi, sans discussion sur les mérites de la loi, application faite par des magistrats nommés par le prince. Je dirai plus, nous avons été tellement habitués à comprendre ainsi les choses, que peut-être en ce moment mon objection vous étonne-t-elle, et vous demandez-vous si le magistrat peut faire autre chose que d’appliquer la loi sans la discuter. Voyons comment les Américains ont été amenés à comprendre le pouvoir politique de la justice. Il y a là, pour nous, une grande leçon.

En Angleterre, il n’y a pas de constitution écrite, c’est le Parlement qui l’interprète souverainement. Toutes les fois que le Parlement fait une loi, elle est, par cela même, constitutionnelle. Il n’y a pas d’autorité supérieure qui puisse dire aux Chambres : « En faisant telle loi, vous avez violé la constitution. » Cependant les juges anglais ont toujours défendu la suprématie de ce qu’ils appellent le common-law, ou la coutume, et cette coutume, ce sont les précédents judiciaires, que la conscience publique a adoptés. Tout cela fait un ensemble de maximes qui n’est pas très-bien défini, mais qui constitue cependant l’héritage du peuple anglais ; et si, par une supposition impossible, le Parlement voulait les contredire par une loi : si, par exemple, il établissait l’esclavage, la torture ou même la confiscation sans jugement, il n’est pas douteux que les juges anglais déclareraient cette loi contraire au common-law, et par conséquent inapplicable. Il y a quelques exemples de décisions semblables rendues par des juges anglais.

Ainsi, en Angleterre, toute loi est constitutionnelle, mais toute loi qui blesserait les principes de justice, d’humanité, qui existent dans tous les pays chrétiens, serait mise de côté sans que l’opinion publique criât à l’envahissement des juges.

Mais que peut-on faire dans un pays qui a une constitution écrite ? Là, les conditions sont différentes. On réunit solennellement une assemblée constituante, une convention, on charge cette assemblée de faire une charte qui sera la loi suprême du pays. Cette constitution, en Amérique, on la soumit à la sanction des treize États qui composaient la confédération. Le peuple fut appelé à l’examiner par ses délégués, et il en vota l’adoption. Voilà la loi suprême du pays. En France, nous suivons un procédé semblable, sinon que nous ne descendons pas jusqu’à la discussion populaire ; quelquefois cependant on fait voter la nation à l’aveugle, on lui fait accepter la constitution en bloc. Cette constitution contient des déclarations de droits auxquelles il serait dangereux de se fier. On y lit par exemple que l’insurrection est le plus saint des devoirs si la constitution est violée, ce qui n’empêche pas d’envoyer en cour d’assises ceux qui prennent ces belles maximes trop au sérieux. Il y a aussi des principes formels, tels que ceux-ci, dans les chartes de 1814, de 1830 et de 1848 : « La censure ne pourra être rétablie, la liberté religieuse est garantie à toutes les communions, etc. » Voilà les droits du peuple ; on les déclare inviolables et sacrés.

Mais, à côté de la constitution, il y a des chambres qui font des lois qui ne sont pas toujours d’accord avec la constitution. Par exemple, aujourd’hui la constitution proclame les principes de 1789, et assurément personne ne met en doute que la liberté religieuse ne figure parmi ces principes. Cependant, si demain je veux ouvrir une Église nouvelle, on m’arrêtera en vertu d’une loi qui règle les associations, je ne pourrai ouvrir mon Église sans une permission administrative. Si je déclare que j’appartiens à l’Église catholique, que j’ai l’autorisation de mon évêque pour ouvrir une chapelle, un oratoire dans ma maison, on me répondra que la constitution dit des vérités admirables, mais que l’ouverture d’une chapelle rentre dans le droit administratif et qu’il me faut l’autorisation de mon préfet, si bien que la liberté religieuse suivant la loi n’est pas la même chose que la liberté religieuse suivant la constitution. La liberté religieuse, suivant les principes de 1789, c’est encore la liberté d’annoncer sa foi, de rassembler ses frères, et pourvu qu’on ne trouble pas l’ordre dans la rue, qu’on n’injurie personne, c’est le droit de dire ce qu’on veut, de parler comme on l’entend, à la charge d’être responsable devant les tribunaux. Cependant si, après avoir réuni plus de vingt personnes pour prier Dieu, je m’adressais à un tribunal, la constitution à la main, il n’est pas douteux qu’on me condamnerait en vertu de l’article 291 du Code pénal. On se prononcerait pour la loi, on déclarerait que la loi est plus ou moins conforme à la constitution, mais qu’il n’y a rien au-dessus des lois, et que le pouvoir judiciaire est chargé de les faire exécuter, et non point de les juger.

Avec un pareil raisonnement, qu’est-ce que la constitution ? C’est un mot. Il n’y a pas une disposition de la constitution qu’on ne puisse violer par une loi. La constitution déclare que la liberté individuelle sera respectée, que nul ne sera distrait de ses juges naturels, que les accusés seront jugés par le jury. Viendra un moment d’agitation, et l’on fera une loi qui renverra les citoyens devant des commissions militaires. Ils s’adresseront à la justice, la constitution à la main ; les tribunaux décideront qu’ils ne connaissent que la loi. De là est né le peu d’estime que nous avons pour les constitutions. Nous savons que le lendemain des révolutions on nous fait des constitutions où on nous promet tout ; mais les lois ne nous donnent rien, et les lois ne sont pas changées. Dès qu’on arrive à mettre à exécution la constitution, on trouve ces lois entre la constitution et la justice.

C’est ici que l’Amérique a fait faire un grand pas à la question. Elle a établi un pouvoir judiciaire indépendant qui, placé entre les lois du congrès et la constitution, a le droit de dire : « Cette loi est contraire à la constitution, elle est nulle. » Non qu’il puisse le faire d’une façon générale, et dire : « Nous ne reconnaissons pas telle loi. » Il n’y a pas de pays qui résisterait à un pareil antagonisme des pouvoirs suprêmes. Non, ce n’est pas là ce qu’a fait la constitution américaine. Mais si le congrès décide par une loi qu’on a droit de m’arrêter par mesure de sûreté générale et de me faire juger par une commission, je m’adresse à la cour fédérale, je lui demande un mandat d’habeas corpus ; en vertu de cet habeas corpus, je viens devant elle et je demande ma liberté provisoire et le jugement par jury. Alors, et dans l’espèce, la cour fédérale décidera, s’il y a lieu, que cette loi du congrès ne peut m’atteindre, car elle est contraire à la constitution. Elle décidera comme décident nos tribunaux, lorsqu’il ne s’agit pas de lois, mais d’ordonnances. Si demain une ordonnance de police m’oblige à faire ce que la loi n’exige pas, il faudra que le tribunal décide contre l’ordonnance et prononce en ma faveur. C’est ainsi qu’en 1832 la Cour de cassation déclara, par un arrêt célèbre, qu’il fallait une loi pour établir l’état de siège et qu’une ordonnance ne suffisait pas.

La grande réforme faite en Amérique est donc de placer entre la constitution et la législation un pouvoir qui dit au législateur : « La constitution faite par le peuple est ta loi comme la mienne. C’est la lex legum. Nous ne devons la violer ni l’un ni l’autre. »

Est-ce là retomber dans les abus parlementaires ? Nous avons eu, sous l’ancien régime, un parlement qui avait une certaine part du pouvoir législatif, et à la révolution on n’a eu rien de plus pressé que de renverser ce pouvoir. Quels qu’aient été ses défauts, il avait rendu plus d’un service. Ce qui le fit renverser, c’est que c’était un pouvoir de privilège, et que les parlementaires s’en étaient servis pour défendre leurs intérêts plutôt que la liberté. Vous savez quel était le droit des parlements. On apportait une loi au parlement, il n’avait pas mission de juger cette loi ; mais il avait la garde des lois fondamentales, et, suivant l’idée du jour, il déclarait que la loi qu’on lui demandait d’enregistrer était contraire ou non à la loi fondamentale. Quelquefois, par exemple, il déclarait, quand il s’agissait d’impôt, que le roi n’avait pas le droit d’établir des impôts sans convoquer les états généraux : décision parfaitement juste, mais que le parlement oubliait quand il était d’accord avec la royauté. C’était donc un pouvoir hybride, moitié judiciaire, moitié politique, et qui dans ses derniers moments troubla singulièrement les esprits.

Il n’en est pas de même pour le pouvoir judiciaire des États-Unis ; il n’a pas le droit de déclarer qu’une loi est mauvaise ni de faire des remontrances. Mais, dans un procès civil, particulier, quand on lui demande si telle ou telle loi est ou non constitutionnelle, placé entre deux lois, le bill voté par le congrès et la constitution, loi suprême du pays, que le peuple a acceptée comme le fondement de l’édifice politique, et à laquelle le pouvoir législatif est soumis, il les compare l’une à l’autre, et déclare que la loi fondamentale doit l’emporter. S’il trouve que la loi du congrès viole la constitution, il prononce pour la loi générale contre la loi particulière. Il n’y a là aucune cause de trouble, mais une des plus grandes causes de paix qu’on puisse trouver au monde. Pourquoi reproche-t-on aux Français de vouloir trancher toutes les questions par une émeute ? C’est qu’ils n’ont pas de confiance dans la justice politique. Ils savent trop que dans les trente ou quarante mille lois qui sont inscrites au Bulletin des Lois, on en trouvera toujours une qui décidera contre eux. En Angleterre, comme en Amérique, tout finit par un procès. Dans ces pays, l’on se dit : « Nous avons des juges, nous verrons qui a raison. » Malheureusement nous n’avons pas cette patience civique. Ainsi, en 1848, la question de savoir si on avait oui ou non le droit de faire des banquets devait se terminer par un procès, c’est ainsi que les choses se seraient passées aux États-Unis. En France, on a mieux aimé trancher la difficulté par une révolution. C’est un peu plus cher qu’un procès, et c’est la liberté qui en paye les frais.

Tel est le caractère du pouvoir judiciaire aux États-Unis. La constitution est une arche sainte où le peuple a déposé ses libertés afin que personne, fût-ce même le législateur, n’ait le droit d’y toucher. Les juges fédéraux sont les gardiens de ce dépôt sacré. Il est à regretter que dans toutes nos constitutions on n’ait pas suivi cet exemple et organisé le seul pouvoir qui puisse faire respecter la loi. Prenez toutes les constitutions, vous verrez qu’il n’y a aucune garantie qui les assure de régner. Elles partent toujours de ce principe : que les députés sont le peuple même. C’est là une erreur dans laquelle les Américains ne sont jamais tombés. Les représentants, comme les juges, sont des mandataires, tous doivent être maintenus dans le respect de la constitution qui garantit la souveraineté populaire, tandis que chez nous on parle de la souveraineté populaire lorsqu’il s’agit de l’omnipotence législative, mais jamais quand il s’agit de faire respecter la constitution par le législateur.

Voilà le premier caractère de ce pouvoir judiciaire. Il y en a encore un autre, qui est moins intéressant pour nous, mais qui cependant est digne d’attention. C’est le rôle que joue le pouvoir judiciaire pour maintenir la paix, la concorde, l’union entre des États mutuellement indépendants. C’est la grande question de savoir comment peut vivre une confédération, question qui n’a jamais été résolue en Allemagne, qui ne l’a pas été par les Grecs avec leurs amphictyons, et que les Américains ont parfaitement résolue par l’organisation du pouvoir judiciaire.

Voici donc quelles sont les attributions de ce pouvoir.

D’abord, faire respecter la constitution. Dans tous les procès où un texte constitutionnel est engagé, la Cour fédérale prononce ; non pas simplement comme la Cour de cassation, au point de vue du droit, mais dans l’espèce. Vous savez quel est chez les Américains, comme chez les Anglais, l’importance de la jurisprudence. On recueille les précédents, ces précédent font loi pour l’avenir ; et quand ils sont établis on a une loi non promulguée par le législateur, mais qui n’est pas moins certaine que les lois fédérales, d’autant plus qu’en Amérique, comme en Angleterre, le juge explique toujours les motifs de ses décisions, et souvent dans un discours écrit qui est un véritable traité sur la matière. Ainsi il y a une foule de points controversés dans les premiers temps de la constitution, et qui aujourd’hui sont résolus.

Voilà donc la première mission de la Cour fédérale. La seconde, c’est de maintenir les lois du congrès contre les lois des États. Ainsi le congrès a le droit de faire une loi sur les banqueroutes ; s’il la fait, il ne sera pas possible que les lois des États lui fassent concurrence. Si la loi du congrès décide que tout individu qui ne donnera pas dix pour cent à ses créanciers sera condamné comme failli, il ne sera pas possible que la loi de la Virginie décide le contraire. Le pouvoir judiciaire maintient ainsi la suprématie du congrès sur les États, comme la souveraineté du peuple en face du congrès[1].

Il y a enfin des droits qui relèvent de la souveraineté nationale qu’on ne pouvait laisser entre les mains des États particuliers. On ne pouvait décider que les traités, qui sont des contrats où la nation est engagée, seraient appréciés par les États particuliers. Il y avait treize États lors de la fondation de la Republique ; il y en a trente-cinq aujourd’hui. Aucun gouvernement étranger ne pourrait négocier avec les États-Unis, s’il fallait chercher l’interprétation du contrat dans trente-cinq lois différentes. Supposez qu’un traité de commerce décide que les Français seront traités en Amérique comme les Américains le sont en France, il est évident qu’en France les Américains pourraient acheter des terres ; en Amérique, il y a certains États où ils ne le pourraient pas. Si on allait demander à ces États de faire justice, conformément à l’esprit des traités, on ne l’obtiendrait pas. La mauvaise volonté d’un État particulier pourrait engager la responsabilité de l’Union[2]. Ces États étant liés par leurs lois particulières, il faut donc qu’il y ait un pouvoir qui leur dise : « Nous avons fait un traité avec la France ; ce traité vous oblige, exécutez-le, peu nous importent vos lois particulières. » De même en ce qui concerne les ambassadeurs, les consuls, les ministres étrangers ; il était impossible d’abandonner leurs privilèges à trente-cinq juridictions particulières. C’est la Cour fédérale qui est chargée de ces questions. Si un membre du corps diplomatique a commis un acte attentatoire aux lois de l’État, a détourné une mineure, par exemple, en pareil cas, par respect pour le caractère dont il est revêtu, ce n’est pas la Virginie ou le Massachusetts qui le jugent, ce sont les États-Unis.

Une autre juridiction qui appartient encore à la Cour fédérale, c’est la juridiction maritime. Tout ce qui se passe sur ce grand territoire commun, qu’on appelle l’Océan, est de son ressort. Toutes les fois qu’un marin de l’Union sort en mer, il sait qu’il n’est plus Carolinien ni Virginien, il est Américain et protégé par la loi fédérale.

Ce n’est pas tout ; il fallait faire régner la bonne harmonie entre les différents États. C’est une question que l’Allemagne n’a jamais pu résoudre. Qu’un petit État se querelle avec l’Autriche ou la Prusse, c’est toujours la Prusse ou l’Autriche qui aura raison, quia nominor leo ! En Amérique, on a décidé que la Cour fédérale serait cour suprême entre les États. Si deux États ont un procès entre eux, qui jugera ? Est-ce l’État défendeur ? Mais les juges alors prononceront très-probablement en sa faveur. La loi de 1789 décide que, dans ce cas, c’est la Cour fédérale qui jugera. Si un État fait un procès à un citoyen, l’autorité de l’État est, là aussi, trop considérable pour que la justice de l’État ne subisse pas son influence. C’est encore la Cour fédérale qui protège les individus contre la toute-puissance des États. Dans la constitution, on avait même décidé que si un citoyen faisait un procès à un État, ce serait la Cour fédérale qui jugerait. Cela blessa singulièrement les États particuliers, qui voyaient là un moyen de détruire leur indépendance. On fit donc décider par un amendement que lorsqu’un État serait défendeur vis-à-vis d’un citoyen, ce seraient ses tribunaux qui jugeraient l’affaire.

Une autre question très-considérable, c’est la question des étrangers. En pareil cas, c’est la Cour fédérale qui a la décision du procès. Par un esprit de justice qu’on ne saurait trop louer, toutes les fois qu’un étranger est partie dans une affaire, soit que ce soit vis-à-vis d’un État ou d’un simple particulier, comme cette qualité d’étranger lui donne une position défavorable devant la loi civile, une juridiction particulière lui est ouverte. C’est la Cour fédérale.

Ainsi les Américains ont demandé deux choses au pouvoir judiciaire. L’une, qui nous intéresse particulièrement, c’est de garantir la constitution. L’autre est de garantir la suprématie du congrès et de maintenir la paix entre des États différents. Tel est le grand rôle donné à la justice fédérale aux États-Unis.

Disons maintenant comment ce pouvoir s’exerce.

Tout ce que décide la constitution, c’est qu’il y aura une Cour suprême, et qu’on pourra créer des cours inférieures. Puis elle décide aussi, dans un de ses articles, que s’il se fait un procès contre le président, un procès politique, ce sera le chief-justice qui présidera. Elle suppose donc que dans la Cour fédérale il doit y avoir un président. Il fallait organiser cette justice. La loi fut faite dans le premier congrès qui fonctionna après l’adoption de la constitution, en 1789, dès la première session ; elle fut rédigée par Ellsworth[3]. C’est une des lois les plus sages qui aient été faites aux États-Unis.

Le législateur s’est inspiré des idées anglaises. C’était la coutume anglaise qui régnait aux colonies, la justice était constituée à l’anglaise ; on a conservé la tradition. Il y a donc un petit nombre de juges qui circulent dans le pays, qui vont y porter la justice, et président les assises. La loi établit trois ordres de juridiction avec deux classes de juges : des cours de district, des cours de circuit et une Cour fédérale.

Les cours de district embrassent à peu près dans leur juridiction l’étendue d’un État. Ce sont par conséquent de très-grandes cours. Il y a des États qui ont deux millions d’habitants. Cependant quand ces États sont trop peuplés, il y a deux cours de district, et quelquefois même trois. Ainsi il y a aujourd’hui aux États-Unis quarante-huit ou quarante-neuf districts. Il est vrai que, sur ces quarante-neuf districts, il y en a neuf qui sont sur des territoires qui, hier encore, étaient des déserts. Peu d’entre nous ont entendu parler du Colorado, du Dacotah, de l’Arizona, de l’Idaho, du Nebraska, du Nevada, etc. Ces cours de district sont présidées par un seul juge. Le juge de district a en général 1 000 à 1 500 dollars d’appointements. Il a auprès de lui un attorney qui fait les fonctions de ministère public, un clerc, un greffier et un marshall, qui est à la fois huissier et commissaire de police, l’homme d’exécution, une espèce de shériff.

Au-dessus des cours de district sont les cours de circuit. Le nombre s’en est augmenté avec la population. Depuis le mois de mars 1862, les États-Unis sont partagés en dix circuits, et de même que les juges de district tiennent quatre sessions par an, de même pour les circuits il y a un certain nombre d’assises, où un juge de la Cour fédérale, assisté du juge de district, décide les questions qui se présentent. Un tribunal composé de deux juges n’est point toujours facile à mettre d’accord. Si c’est un point de fait qui les divise, le juge de la Cour fédérale décide seul ; si c’est un point de droit et que l’accord ne puisse s’établir, le point est certifié, c’est-à-dire constaté par écrit, et renvoyé à la Cour suprême qui prononce[4].

Au-dessus des cours de circuit se trouve la Cour fédérale, composée de dix juges, qui ont chacun six mille dollars, trente mille francs de traitement. Ce sont ces dix magistrats qui représentent toute la puissance judiciaire aux États-Unis ; encore le dernier a-t-il été nommé tout récemment, parce qu’il fallait un juge pour parcourir ces pays lointains de la Californie et du Colorado.

Comment se règle la compétence de ces diverses cours entre elles ? Cela a pour nous peu d’intérêt, et je me contenterai de vous dire que les cours de district sont des cours de première instance par rapport aux cours de circuit. Elles jugent en première instance pour les cas qui ne dépassent pas cinquante dollars ; les cours de circuit jugent en dernier ressort jusqu’à cinq cents dollars, et à charge d’appel jusqu’à deux mille dollars. Au-dessus de ces cours de circuit vient la Cour fédérale, qui juge quelquefois directement, comme lorsqu’il s’agit des questions qui intéressent les ambassadeurs et de celles où deux États sont en présence, mais qui d’ordinaire juge en appel[5].

Je le répète, je ne veux pas vous noyer dans des détails sans intérêt pour vous ; il faudrait vous faire connaître la procédure américaine, et ce ne serait pas une petite chose, car elle est constituée sur un plan très-différent de la nôtre ; ce qui nous touche, ce que je vous signale, c’est non-seulement le rôle que joue la Cour fédérale comme cour suprême faisant respecter la constitution des États-Unis, mais le rôle qu’elle joue comme cour supérieure dans les cas prévus par la constitution. Dans ces sortes d’affaires, il n’y a pas un État particulier qui ne puisse être cité en appel devant la Cour suprême, je devrais ajouter : ou en cassation, car les Américains comme les Anglais n’ont jamais eu l’idée d’établir une cour de cassation qui ne s’occupât pas des affaires en elles-mêmes, et décidât seulement du point de droit. Ils ont, au contraire, réuni le droit de juger en cassation et en appel. Ce sont deux procédures très-distinctes : dans l’une on juge le droit, dans l’autre on juge l’espèce ; mais les juges ne sont pas différents.

Quand la Cour fédérale juge le point de droit, elle suit un système qui abrège singulièrement la procédure de cassation, et que, il me semble, nous pourrions imiter. Lorsque, par exemple, le tribunal de première instance a jugé dans le sens constitutionnel, et que la cour d’appel a jugé contrairement à la constitution, la Cour fédérale casse l’arrêt de la cour d’appel ; mais comme la cause a été déjà jugée une première fois, elle annule l’arrêt qui empêche l’exécution du premier jugement, et c’est ce jugement qui sort effet.

En France, si un tribunal a jugé conformément à la loi, si la cour d’appel a jugé contrairement à la loi, la cour de cassation casse, et renvoie devant une autre cour. En Amérique elle annule l’appel, et c’est le premier jugement qui prévaut. Tel est ce système qui a pour lui la simplicité et la brièveté.

Le rôle politique que depuis trois quarts de siècles a joué la Cour fédérale ne saurait assez s’apprécier.

Il fallait appliquer la constitution ; les États particuliers ne souffraient qu’avec répugnance le lien fédéral qui les resserrait. Le peuple acceptait avec reconnaissance cette réunion en une seule nation ; mais les États, qui avaient leurs vieux préjugés, résistaient sourdement à ce gouvernement suprême, et vous voyez que depuis soixante-quinze ans la lutte a duré et a fini par amener la guerre civile actuelle. Le bonheur a voulu qu’à l’origine la présidence de la Cour fédérale tombât entre les mains d’un homme à qui, je ne crains pas de le dire, l’Amérique doit peut-être son unité, après Washington. Cet homme est John Marshall, qui est resté trente-cinq ans président de la Cour fédérale, car, chose étrange, depuis le commencement du siècle la Cour fédérale n’a eu que deux présidents. Le premier est John Marshall, qui succéda à John Jay ; le second est M. Taney, qui vit encore[6]. La Cour fédérale, jusqu’en 1835, fut donc représentée par John Marshall, qui a laissé aux États-Unis un nom entouré d’une vénération profonde. C’était un ami de Washington, ami tellement sûr, que Washington fit pour lui ce qu’il refusa de faire pour personne ; il lui communiqua tous ses papiers, et on doit à Marshall une Vie de Washington, qui a tout l’intérêt de véritables mémoires.

Marshall, qui fut nommé chef justice en 1801, et qui mourut en 1835 dans un âge très-avancé, était de cette école fédéraliste à laquelle appartenaient Washington, Hamilton et les patriotes qui voulaient l’unité nationale et la toute-puissance de la constitution. Pendant trente-cinq ans, il fut donc donné à John Marshall d’interpréter la constitution dans le sens de l’unité contre toutes les tentatives faites pour rompre le lien fédéral.

C’est là un service immense. Car, si l’Amérique est engagée dans une lutte terrible, c’est que depuis soixante-quinze ans elle a souvent trouvé parmi les présidents des États-Unis des hommes qui se sont donné la tâche d’amoindrir le lien fédéral, d’affaiblir l’unité. Ainsi Jefferson, Jackson, Buchanan, et bien d’autres ont passé du côté de la souveraineté des États et amené l’explosion que nous voyons aujourd’hui.

Pendant trente-cinq ans, au contraire, John Marshall a défendu l’unité, et, dans une foule de questions, il a rendu des décisions qui ont contribué à son maintien. C’est un des plus grands noms de l’histoire américaine, quoique ce ne soit pas un des plus éclatants.

Revenons à notre sujet. Je vous ai dit comment la Cour fédérale était composée, et comment elle jugeait ; voyons comment on en nomme les membres. La question de la nomination des juges est une grosse question en tout pays. En Angleterre, c’est le roi qui les nomme. Mais en Angleterre il y a un tel respect des précédents, un tel esprit de conservation, qu’on ne peut juger ce qui s’y passe d’après le texte de la loi, car il y a toujours une pratique qui explique les textes, et qui souvent les modifie complètement. En Angleterre, c’est le roi qui choisit les juges ; en fait, c’est le ministère qui les nomme ; mais le ministère ne peut choisir qu’entre des avocats marqués par de longs succès, connus et estimés dans la pratique, si bien que son choix est nécessairement restreint entre deux ou trois personnes.

Ainsi, dernièrement, il se trouvait une place vacante. Il y avait dans le cabinet répugnance à nommer l’avocat le plus capable qui consentait à accepter cette place, dont les appointements sont de cent mille francs, tandis qu’un avocat gagne souvent deux ou trois cent mille francs. Cet avocat était un catholique, cela déplaisait aux protestants politiques qui ont toujours peur du pape. L’opinion publique a vaincu cette répugnance, c’est le catholique qui a été nommé.

En Amérique, il fallait chercher des garanties qu’on ne trouvait pas dans les mœurs comme en Angleterre. Aussi avait-on projeté d’abord de faire nommer les magistrats par le Sénat sans le concours du président. Cela pouvait être dangereux. Il n’est pas bon qu’un corps politique se mêle à ce point de l’administration. Le Sénat aurait mis la justice entre les mains d’hommes à lui, il y aurait eu là un autre élément qu’un élément de gouvernement. On a donc décidé que ce serait le président qui nommerait les juges comme les grands fonctionnaires, mais avec l’aveu du Sénat, et on a trouvé que l’intervention du Sénat était une telle garantie pour la bonne administration de la justice, que pour les fonctions de juges de district, dont la constitution ne disait rien, l’usage a décidé que le Sénat interviendrait. Il n’y en a pas un qui ne soit nommé par le président, mais de l’aveu du Sénat. Les juges fédéraux aux États-Unis sont donc tout à fait indépendants du peuple. C’est un grand avantage. La justice n’a rien de populaire, et le devoir d’un juge n’est pas de rechercher la popularité.

Cela n’a pas plu à la démocratie américaine, et dans les États nouveaux on a donné la nomination des juges locaux au peuple. Ces élections populaires, les Américains, qui sont retenus par le milieu où ils vivent, les déclarent bonnes en principe, tout en avouant qu’elles ont quelques inconvénients. Elles ont, en réalité, des résultats détestables. Il y a à cela une très-bonne raison. Justice et politique n’ont rien de commun ; les Américains ont, par un sentiment très-juste, décidé que leurs magistrats ne feraient pas partie de leurs assemblées ; et, dès qu’un homme est nommé juge, il se retire complètement de la vie active. Mais supposez un homme qui se fait nommer magistrat à l’élection, il faut qu’il fasse comme celui qui veut se faire nommer député ; il faut qu’il se livre à une foule de petites manœuvres, qu’il fasse ce qu’on appelle la cuisine électorale ; qu’il cause avec l’un, avec l’autre, leur demandant des nouvelles de l’enfant de la maison et du petit chien Brusquet, toutes choses que, jusqu’à un certain point, on peut faire pour être député, mais non pour être magistrat. Le candidat se trouve exposé aux propositions les plus étranges. Ainsi vous savez qu’il y a dans certains États une loi, la loi du Maine, qui défend l’usage de tout spiritueux. Cette loi a été adoptée par certaines législatures, elle est très-désagréable à certaines parties de la population, notamment aux gens d’origine allemande. Eh bien, on y a dit aux juges : « Oui, nous vous nommerons, mais à la condition que vous n’appliquerez pas la loi. » Dès que vous soumettez la nomination du juge à l’élection, vous n’avez plus de justice.

Cela pourrait se corriger à la longue si les magistrats étaient inamovibles, parce que, quand un homme appartient à un corps, précisément parce que ses antécédents ont été les plus éloignés des traditions de ce corps, il est celui de tous qui les épouse avec le plus de chaleur. C’est à peu près comme les renégats, qui sont toujours les plus religieux de tous les hommes dans leur nouvelle religion ; mais, dans la plupart des nouveaux États, les fonctions judiciaires sont à la fois électives et temporaires : double abus. Dans la constitution fédérale, on a eu bien soin d’établir l’inamovibilité ; on a décidé que les magistrats resteraient en place tant qu’ils se comporteraient bien, during good behaviour. C’est la formule de l’inamovibilité[7].

Aux États-Unis, un juge ne peut être destitué par le pouvoir exécutif ; il peut être déféré par la Chambre des représentants au Sénat, s’il y a quelque fait grave qui puisse amener sa destitution. Depuis la constitution, il y a eu seulement trois exemples d’un pareil procès, et un seul juge obligé de donner sa démission.

Quant au caractère et à la science des juges américains on n’en saurait faire trop d’éloges. J’ai déjà parlé du beau caractère de Marshall. Quant à la science, les Commentaires de Story sur le conflit des lois étrangères et sur la constitution sont de véritables modèles. On peut mettre ces écrits à côté de ceux des jurisconsultes romains. C’est la même méthode et la même sagesse. En Angleterre, du reste, on cite les reports des cours américaines, comme en Amérique on cite les décisions des juges anglais. Ce qui veut dire que si les juges américains n’ont pas la grande position des juges anglais, ils ont du moins le même caractère ; personne n’a jamais soupçonné l’intégrité et nié la capacité des juges de la Cour fédérale.

Ce grand principe de l’inamovibilité des juges n’a pas été adopté par tous les États particuliers, et n’est pas accepté par tous les partis. Jefferson, à qui on peut toujours faire remonter les mauvaises passions démocratiques, a toujours attaqué l’inamovibilité des juges[8]. Le peuple n’est souverain, pensait-il, qu’à la condition que tous les fonctionnaires reviennent à certaines époques devant lui. C’était là l’opinion de Jefferson, c’est celle de ces logiciens à outrance qui ne voient qu’un côté des affaires humaines, et qui ont toujours confondu deux choses distinctes, le pouvoir du peuple et la liberté.

Dire qu’un peuple peut tout faire, cela ne veut pas dire qu’un peuple soit libre, et on peut être certain que plus on donne un pouvoir actif au peuple, moins il a de liberté. Je suppose qu’on décide que tous les magistrats seront nommés tous les trois mois, tous les professeurs tous les quinze jours, je réponds d’une chose, c’est qu’on aura de très-mauvais juges, de très-mauvais professeurs. Le peuple sera tout-puissant, en sera-t-il plus libre ?

Dans les États où on a décidé qu’on aurait des juges pour cinq ans, ce sont les avocats sans cause qui se font nommer ; ils sont charmés de gagner mille ou quinze cents dollars en devenant juges ; mais ce sont de très-pauvres magistrats.

Vous pouvez donner au peuple un rôle actif, lui créer des occupations constantes dans son gouvernement, vous ne lui donnerez pas pour cela la liberté. Vous le mettrez sous la servitude d’un certain nombre de gens remuants qui voudront profiter des passions populaires ; vous créerez des politiqueurs, des gens dont le métier sera de mener le peuple par le nez pour se faire donner des places. La liberté est tout autre chose : c’est le règne de la loi, la loi faite par le peuple et pour le peuple, mais sagement faite. Eh bien, en quoi l’inamovibilité des juges est-elle contraire à la liberté ? Si l’inamovibilité judiciaire doit donner la meilleure justice possible, comment peut-il y avoir une souveraineté qui soit contraire à la meilleure justice possible ? Quel droit au monde peut empêcher un peuple de se faire rendre la justice de la meilleure façon possible ? Il n’y a pas de question de principe engagée, sinon quand on confond, comme on l’a fait en 93, le pouvoir du peuple et la liberté. Le pouvoir du peuple n’est que le règne d’une majorité, ce n’est pas du tout le règne de la liberté. Le règne de la liberté, c’est le règne de la loi, sagement faite, sagement appliquée, et c’est le besoin de s’assurer ce bienfait qui a fait établir l’inamovibilité des magistrats.

L’inamovibilité, le premier exemple que nous en trouvions, c’est en Espagne, en 1442. Les Aragonais demandèrent au roi que leurs juges fussent inamovibles, car ils commençaient à s’apercevoir que les rois ont la main longue, et qu’ils destituaient trop facilement les juges qui ne leur convenaient pas. Ils virent dans l’inamovibilité une protection contre la royauté, et vous savez que la justice d’Aragon fut, en effet, jusqu’au règne de Philippe II, la garantie des libertés nationales : il fallut la briser pour détruire les fueros.

En Angleterre, en 1688, la première chose que demandent les Anglais, c’est que les juges deviennent inamovibles, et ce n’est qu’à partir de ce moment que la magistrature anglaise prend son grand caractère. Sous Jacques II, on avait vu des juges révocables faire toutes les bassesses imaginables, ce qui prouve que l’inamovibilité est nécessaire à l’indépendance des magistrats. Voulez-vous appeler les hommes les plus capables aux fonctions judiciaires ? donnez-leur une existence honorable, indépendante, et vous aurez donné la meilleure garantie à la bonne administration des lois. C’est donc dans l’intérêt de la justice, qui est l’intérêt commun, qu’on a établi l’inamovibilité des juges. Est-ce que la question change quand c’est le peuple qui est souverain ? Est-ce qu’un peuple, comme tous les despotes, ne peut avoir ses caprices ? Entre nous, nous en sommes de ce peuple, et quand nous nous regardons dans un miroir, nous voyons bien que nous ne sommes pas parfaits ; or, nous pouvons bien avoir les mêmes défauts en général qu’en particulier. Est-ce que nous n’avons pas vu le peuple en vouloir au capital, et s’imaginer que s’il le détruisait il s’enrichirait. Aujourd’hui, au contraire, le peuple commence à comprendre qu’il peut se faire à lui-même un capital par la pratique de l’épargne, ce qui donnera un jour aux ouvriers des villes la même âpreté pour défendre le capital, qu’aux paysans pour défendre la terre ; mais enfin, il n’y a pas longtemps qu’on criait après l’infâme capital. Supposez que le peuple eût nommé des juges à cette époque, il aurait nommé des juges qui auraient prononcé pour les débiteurs contre les créanciers légitimes. Que deviendraient le commerce et le travail dans de pareilles conditions ?

Quand un peuple a des passions, rien ne lui coûte pour les satisfaire. Nous ne vivons pas si loin du temps où un prêtre était condamné à mort parce qu’il ne voulait pas mentir à sa conscience en prêtant serment à la constitution. Mais était-ce lui seul qu’on condamnait à mort ? Non : celui qui avait retiré chez lui un prêtre, sur la simple constatation de son identité, était condamné également. Ces choses-là se feront toujours au nom du peuple. Mon Dieu ! souvent ce ne sont pas de méchantes gens, des hommes cruels, ceux qui votent ces lois terribles. Il y a souvent des histoires comme celle de ce farouche législateur qui, dans l’Oncle Tom, vient de voter la mort pour celui qui cachera un nègre fugitif ; sa femme lui dit : il y a là un nègre à sauver, et le sénateur furieux, furibond, devient un cocher philanthrope qui fait passer le nègre au Canada. Il en est du juge comme du législateur : c’est sa faiblesse et sa dépendance qui souvent le rendent injuste. Il faut donc que la justice ait une force qui lui permette de résister aux passions populaires. Cette force, c’est l’inamovibilité.

Dans la monarchie, il y a une base fixe. Le prince a un intérêt personnel à se conserver, on peut croire qu’il n’ira pas au delà d’un certain terme. Dans la démocratie, le peuple n’a pas de modérateur ; il faut par conséquent trouver un frein qui le maintienne. Dans la république, ce qui garantit l’indépendance de l’individu, c’est le respect de la loi ; la loi est le rempart de la liberté. Il faut donc qu’il y ait des hommes qui n’aient, par profession, par religion, d’autre pensée que celle de faire respecter la loi ; c’est pour cette raison que l’inamovibilité est établie. Il se forme là un certain esprit qui fait que le magistrat peut nous paraître formaliste et difficile ; mais, quoiqu’il nous paraisse souvent étroit, cet esprit est excellent à sa place : il fait que le juge au tribunal ne voit que la loi. Voilà ce qu’il faut conserver dans la démocratie ; c’est la chose essentielle, et c’est pour cela que, plus encore qu’à la monarchie, il lui faut des juges non électifs et inamovibles. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas qu’il y ait de jury ; mais, alors même que le jury est institué, il faut que le président du jury soit indépendant. Il ne sera jamais indifférent que le jury soit conduit par un homme qui n’ait rien à craindre ni à espérer de personne, et qui ne connaisse que la loi.

Vous voyez combien la justice a un caractère essentiellement politique et combien peu nous avons compris cette vérité. Voilà pourquoi toutes nos constitutions ont échoué. Elles ont toujours été calculées pour assurer le triomphe de la volonté populaire, mais jamais pour assurer le triomphe de la justice et de la liberté. Justice et liberté sont cependant deux mots synonymes : vous ne trouvez jamais une liberté qui ne soit juste, et vous ne respectez jamais les droits de l’individu sans respecter sa liberté. La différence est dans les mots, elle n’est pas dans les choses. La liberté, c’est la faculté de nous développer nous-mêmes. Développer notre corps, notre esprit, notre cœur : voilà notre liberté, c’est en même temps notre droit. La justice arrive pour fixer les limites entre notre développement et celui du voisin, pour empêcher tout empiétement. En apparence, c’est une limite de la liberté ; au fond, c’est la protection de la liberté, c’est la garantie du plein développement de chaque individu. Justice et liberté se tiennent donc. Je dirais volontiers que la justice et la liberté ont la même circonférence et le même rayon. C’est une même médaille ; L’une est la face et l’autre le revers. Il ne faut donc pas toujours nous parler de la souveraineté populaire comme de l’infaillible garantie de la liberté. Avec sa souveraineté, plus d’un peuple s’est perdu. Non pas que cette souveraineté ne soit chose bonne et légitime ; mais tout dépend de l’usage qu’on en fait. Croire qu’il y a une démocratie indépendante de la justice, c’est là qu’est l’erreur ; la véritable liberté n’est que le règne du droit.


  1. Ticknor Curtis, History of the Constitution, t. II, p. 434.
  2. Kent, Commentary, I, 296.
  3. Kent, I, 305.
  4. Kent, I, 304. — Duer, p. 141.
  5. Pour les détails, Kent, I, 302. — Duer, p. 129.
  6. Il vient de mourir et a été remplacé par M. Chase.
  7. C’est la traduction de la vieille phrase latine quamdiu se bene gesserint, opposée au durante beneplacito, c’est-à-dire durant notre bon plaisir.
  8. Story, § 1612, à la note.