Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 17

Charpentier (3p. 435-469).
DIX-SEPTIÈME LEÇON
du pouvoir exécutif.

Messieurs,

Aujourd’hui, nous étudierons l’organisation du pouvoir exécutif aux États-Unis. C’est une des questions politiques qui ont le plus embarrassé le législateur en tout temps, en tout pays.

Le pouvoir exécutif est de sa nature tellement absorbant, il attire si facilement à lui toutes les forces d’un pays, que la plus grande difficulté d’une constitution est de faire un pouvoir exécutif qui n’envahisse pas.

Mais, à prendre des précautions excessives, on se heurte aussitôt à une difficulté qui n’est pas moins grande. Si on affaiblit outre mesure le pouvoir exécutif, l’anarchie monte à la surface. C’est là un des vices qui ont toujours fait échouer dans notre pays les réformes constitutionnelles, et qui notamment ont empêché la république de s’établir. On a toujours pensé qu’en affaiblissant outre mesure le pouvoir exécutif, on assurait la paix publique. On ne s’est pas aperçu qu’un pouvoir exécutif désarmé, affaibli, se trouvait hors d’état de faire respecter les lois, que les lois sont la garantie de la propriété et de la liberté, qu’on arrive ainsi à troubler la sécurité, à faire peur aux intérêts, à interrompre le travail, et qu’on marche par l’anarchie au pouvoir absolu. Il y a donc là un problème des plus délicats.

Ce problème occupa quelque temps les législateurs américains. Ils avaient résolu la question si grave du pouvoir législatif en le divisant en deux assemblées, à l’exemple de l’Angleterre ; ils empruntèrent aussi aux Anglais, en la modifiant, la constitution du pouvoir exécutif. Non pas qu’en Amérique on ait voulu copier l’Angleterre ; on était loin de vouloir une monarchie ; mais imbus, dès l’enfance, des idées anglaises, habitués à leurs gouvernements provinciaux qui n’étaient au fond que des gouvernements à la mode anglaise, les Américains sentirent la nécessité de se donner aussi, comme cela existait dans la mère patrie, un pouvoir exécutif unique et responsable.

En quelques pays on a cru se débarrasser des inconvénients du pouvoir exécutif en le divisant, ou bien en lui associant un conseil sans lequel il ne puisse rien faire. L’expérience a montré que cet affaiblissement du pouvoir exécutif amenait nécessairement un mauvais gouvernement. Nous en avons un exemple célèbre dans notre histoire, c’est le Directoire. Certes les hommes qui firent la constitution de l’an III étaient des patriotes sincères, éclairés, dévoués au bien public. Daunou, Boissy d’Anglas, éprouvés par la révolution, avaient le vif désir de fonder la liberté, ils remplissaient toutes les conditions qu’on peut exiger des législateurs ; mais, par crainte des souvenirs monarchiques, ils n’osèrent faire un pouvoir exécutif unique. Ils partagèrent ce pouvoir entre cinq directeurs : on eut alors une continuelle succession de coups d’État et cette impuissance qui fit tomber le Directoire sous le mépris universel. Si l’on veut un pouvoir exécutif bien constitué, il faut qu’il soit unique, car ce qu’on lui demande, c’est de vouloir, c’est d’agir. Délibérer, discuter, préparer la loi, cela va mieux à une assemblée qu’à un individu ; il y a plus d’expérience dans une assemblée que dans une seule tête ; mais agir ensuite, faire obéir, ceci tient du commandement : il faut une volonté, une action, et, par conséquent, il faut de l’unité.

Croire qu’on fortifie la liberté en divisant le pouvoir exécutif est une erreur funeste. Il n’y a de responsabilité que là où le pouvoir exécutif est unique ; en d’autres termes, il n’y a de garantie pour la liberté contre la tyrannie que dans l’unité du pouvoir exécutif. Sans doute le premier magistrat d’une république peut usurper ; mais il est bien certain que si le pouvoir est confié à quatre ou cinq personnes, la différence de vues, de volontés, ainsi que l’absence de toute responsabilité, amèneront fatalement l’impuissance, et de l’impuissance au désordre il n’y a qu’un pas. Nous en avons un exemple récent : c’est celui du gouvernement provisoire de 1848. Il est difficile de croire que, si un seul homme avait été chargé des destinées de la France, on fût arrivé aux journées de juin. Nous en avons un autre exemple dans le Comité de salut public. L’absence de responsabilité a amené une perversion de la conscience que je n’ai jamais comprise. Quelque respect que j’aie pour les services militaires et l’intégrité de Carnot, il m’a toujours été impossible de comprendre qu’un homme signe pendant un an des listes journalières qui envoient les gens à la mort, et s’imagine n’encourir aucune responsabilité ; car ces listes, dit-il, il ne les lisait pas, il les signait de confiance. Il était convenu, dit-on, avec d’autres collègues chargés de la police intérieure que ceux-ci ne s’occuperaient pas de la question militaire, et signeraient tout ce que leur proposerait Carnot, et que Carnot, de son côté, signerait tout ce que lui proposeraient ses collègues. Il est évident que s’il eût été seul chef du pouvoir exécutif, Carnot eût regardé les listes avant d’envoyer une foule d’honnêtes gens à la mort sans le savoir, ce qui ne veut pas dire sans en être responsable.

Les Américains résolurent d’établir un pouvoir exécutif unitaire et de le confier à un président, et, à son défaut, à un vice-président. On nomme donc deux personnes dont l’une est le suppléant de l’autre. Le vice-président, aux États-Unis, est en effet un véritable suppléant. Il ne fait pas partie du cabinet du président, il n’a aucune espèce de responsabilité, aucune influence sur les affaires. Vous savez qu’on en a fait le président du Sénat, c’est là son seul rôle ; mais si le président vient à mourir, ou s’il y a quelque empêchement qui s’oppose à ce qu’il remplisse ses fonctions : s’il vient, par exemple, à être mis en accusation, le vice-président prend sa place et devient de suite un véritable président des États-Unis. Il y en a plusieurs exemples. En 1841, le général Harrison vint à mourir après un mois de présidence et fut remplacé par M. Tyler. En 1850, le général Taylor est mort après seize mois de présidence et a été remplacé par M. Fillmore. Avoir un président et un vice-président qui, à l’occasion, pût le remplacer, ce fut la pensée des Américains une fois qu’ils furent décidés à établir l’unité du pouvoir exécutif. Quelle serait la durée de ce pouvoir ? C’est encore une question des plus graves. Si la durée du pouvoir est trop courte, celui qu’on en charge n’a pas le temps de s’intéresser aux affaires publiques, il quitte la fonction au moment où il serait en état de la remplir. Si la durée en est trop longue, il devient trop difficile de quitter la présidence ; on ne s’y résigne qu’avec peine : c’est la souveraineté du peuple qui se trouve menacée. Il faut donc trouver un milieu, assigner à la fonction exécutive une durée suffisante pour que le président puisse gouverner le pays, et faire que ce temps ne soit pas assez long pour qu’il puisse se croire le propriétaire de ses fonctions. C’est là un problème qui n’a jamais pu être résolu en Europe, par la raison toute simple que toutes les fois qu’on est arrivé à la question de la présidence, on a eu affaire aux agitations des partis, à la corruption des intrigants, à des difficultés qui tiennent à notre situation en Europe, où nous sommes des peuples différents de race, d’origine, pressés les uns contre les autres, toujours occupés à nous observer, et trop souvent prêts à nous battre. En Amérique, heureusement, il n’y avait rien de semblable ; on pouvait décider la question sans préoccupation de l’étranger, sans crainte des partis intérieurs.

On proposa plusieurs chiffres. Hamilton, Madison, les conservateurs, ceux qui avaient le moins de confiance dans la démocratie, demandèrent que le président fût nommé pour tout le temps qu’il se conduirait bien, c’est-à-dire à vie. Cette idée aristocratique fut repoussée et on eut raison. On proposa ensuite de nommer le président pour sept ans, sans qu’il pût être renommé. C’était, je crois, une condition assez bonne. Sept ans n’étaient pas une durée trop longue, et l’interdiction d’une réélection offrait plus d’un avantage. Ce ne fut pas cependant à ce parti qu’on s’arrêta : on décida que le président serait nommé pour quatre ans, et serait indéfiniment rééligible. Quatre années de fonctions, une réélection possible, comme récompense de la bonne conduite du président, et en même temps, pour le peuple, possibilité de renommer le magistrat suprême quand il a éprouvé son mérite, ce fut le point où s’arrêtèrent les législateurs américains. Toutefois, cette faculté de réélection indéfinie, inscrite dans la constitution, fut modifiée en fait par l’exemple que donna Washington.

Dès le premier jour, Washington fut opposé à la réélection. Il lui semblait qu’un magistrat qui songe à sa réélection n’a plus seulement la pensée de gouverner le pays, il a un intérêt personnel ; c’est un élément nouveau, un intérêt égoïste, qui entre dans le gouvernement. Au bout de quatre ans, Washington voulut se retirer. C’était aussi la première opinion de Jefferson. Dans les premiers temps de la présidence, il pensait que quatre années suffisaient ; mais à l’époque où Washington devait sortir du pouvoir, on sentit de toutes parts une telle nécessité de le conserver que ce fut Jefferson lui-même qui écrivit au général pour lui dire que, dans l’intérêt de la liberté et de la République, il devait accepter une réélection. Washington se résigna par patriotisme ; mais au bout de huit ans il ne voulut plus, à aucun prix, être renommé. Son exemple est devenu pour l’Amérique un précédent, quelque chose de sacré et de plus puissant que la loi. Il n’y a aucune disposition dans la constitution qui empêche un président d’être élu une troisième fois, mais jamais président n’a osé se présenter une troisième fois, trop sûr que le peuple américain n’a pas oublié l’exemple que Washington lui a légué. Cette espèce d’incapacité fait donc partie de la constitution, car dans la constitution américaine, comme dans la constitution anglaise, il y a une partie qui n’est pas écrite, mais qui n’est pas la moins bien observée.

L’opinion de Jefferson a même fait du progrès dans les esprits ; on est revenu à cette idée, que si un peuple veut être bien gouverné, il est à désirer que les magistrats qui sont à la tête des affaires soient sans espoir et sans crainte[1], et qu’ils sachent que s’ils sont les chefs de la nation, c’est pour un temps donné ; il ne faut pas qu’il puisse s’introduire dans le gouvernement un élément qui n’est pas l’intérêt public. Car si on laisse au magistrat politique le droit de se faire renommer, au lieu d’être le serviteur du peuple, il voudra en devenir le maître ; il aura une politique qui ne sera plus nationale, mais personnelle.

En 1841, quand le général Harrison fut nommé président des États-Unis, il signala, dans son discours d’inauguration, la rééligibilité du président comme un des vices de la constitution ; il y voyait un détestable germe d’ambition personnelle, une cause de corruption, une facilité donnée au serviteur de devenir le maître, et il ajoutait que, quant à lui, il croyait devoir donner l’exemple, et que certainement il ne se représenterait pas. Depuis lors, on ne voit pas de président qui ait été renommé.

Dans la constitution réformée du Sud, on est revenu à la première idée de la convention ; on a décidé que le président serait nommé pour six ans, et ne pourrait être réélu. Aujourd’hui, dans le Nord, il est possible que M. Lincoln soit réélu ; cela tient à ce qu’on est au milieu d’une guerre civile, et qu’on se demande s’il n’y aurait pas intérêt à conserver un gouvernement dont on connaît le fort et le faible, au lieu de se lancer dans l’inconnu. Mais l’opinion des gens sensés, en Amérique, est qu’on doit revenir à cette idée de la non-rééligibilité du président[2].

Je crois, en effet, que ce serait un progrès. Il faut, je le répète, que le président n’ait rien à craindre ni rien à espérer. Éviter la tentation est toujours sage dans une république, et rien n’est corrupteur comme le pouvoir.

Telle fut donc la durée fixée par la constitution : quatre années qui commencent le 4 mars d’une année, et finissent le 3 mars au soir de la quatrième année. Le 4 mars est la date de l’avènement de Washington, et est resté la date consacrée pour l’entrée en fonctions des présidents.

Quelles qualités faut-il réunir pour être éligible comme président, et comment se fait l’élection ? Les qualités, qui sont les mêmes pour le président et le vice-président, sont d’être citoyen Américain de naissance, d’être âgé de trente-cinq ans, et d’avoir eu sa résidence aux États-Unis depuis quatorze ans.

Ces conditions s’expliquent d’elles-mêmes : qu’il faille être né citoyen Américain, cela est tout simple. On n’a pas voulu qu’un étranger pût être le premier magistrat de la République.

Dans la constitution, cependant, il y avait une exception temporaire pour ceux qui avaient contribué à faire la révolution, et qui cependant n’étaient pas Américains de naissance. Hamilton, par exemple, aurait pu être nommé président.

Par ce mot de citoyen Américain de naissance, il ne faut pas entendre qu’il est nécessaire d’être né sur le sol américain. Ainsi, j’ai lu quelque part que le général Meade ne pouvait être président parce qu’il était né en Espagne, d’un père et d’une mère Américains. C’est une erreur. La question est tout simplement d’être fils d’Américain.

Mais un étranger devenu citoyen, et qui serait né sur le sol américain, serait aussi dans les conditions requises pour être élu.

Il faut de plus avoir trente-cinq ans : c’est une condition de maturité qui n’a rien d’excessif.

Mais pourquoi a-t-on exigé quatorze ans de résidence aux États-Unis ? C’est parce qu’on ne veut pas qu’un homme soit devenu étranger à son pays par une longue habitation au dehors. Du reste, il s’agit là d’un établissement au dehors, et non d’un voyage, ou d’un séjour à l’étranger, par suite d’une mission diplomatique. M. Buchanan a été nommé président au sortir d’une ambassade.

Voilà les seules conditions qui soient exigées. Il n’y a aucune condition de religion, de fortune, et nous voyons que les derniers présidents nommés n’ont pas été pris parmi les élus de la richesse ; le général Pierce et Lincoln n’étaient pas des gens d’une grande fortune.

À qui remettrait-on l’élection du président ? C’est là une question qui embarrassa longtemps les constituants américains. Donner l’élection au peuple en masse, c’était agiter les esprits d’une façon singulière, et à chaque élection présidentielle donner la fièvre au pays. Ce danger existe toujours lorsque le peuple se rassemble et nomme un seul homme pour le représenter. Cet homme, qui se trouve le représentant de la nation, se croit à lui seul autant que les Chambres, souvent même davantage, puisque chaque député a été nommé par un district, et que lui seul a été nommé par toute la nation. Il y a donc là un danger pour la liberté si le peuple s’enthousiasme pour un nom. D’un autre côté, remettre l’élection au Corps législatif, c’est trop affaiblir le pouvoir exécutif. S’il est nommé par une assemblée, il est nommé par une majorité qui n’est qu’une petite minorité de la nation, par une coterie. On en arrive ainsi à des intrigues, à des coalitions, à l’affaiblissement du pouvoir exécutif. D’ailleurs, ce pouvoir exécutif n’aurait pas de force, il serait trop inférieur au pouvoir législatif. Mais comment trouver un milieu entre la nomination par le peuple et la nomination par les chambres ?

On voulut faire une élection du président où le peuple eût part, et où cependant il n’eût pas une action trop directe, et on arriva ainsi à l’élection à deux degrés. La constitution décide que l’élection du président sera faite par des électeurs nommés tout exprès pour choisir le président, et qu’il y aura par chaque État autant d’électeurs présidentiels qu’il y aura de représentants et de sénateurs au congrès fédéral. En d’autres termes, on voulut donner à chaque État la même influence sur la nomination du président que sur les autres affaires générales du pays. Ainsi, aujourd’hui, je crois qu’il y aurait deux cent quarante et un représentants et soixante-dix sénateurs pour trente-cinq États, si tous les États étaient représentés au congrès. Cela fait donc trois cent onze électeurs répartis dans tous les États[3] ; si bien que les plus petits États, Rhode-Island, le Delaware, ont au moins chacun trois électeurs présidentiels.

La pensée des constituants était qu’en divisant ainsi l’élection on s’occuperait en chaque État de réunir des personnes de confiance, et de leur dire : « Élisez le citoyen le plus capable, et que cet homme nous gouverne. » C’est ainsi que furent nommés Washington et les premiers présidents ; mais on n’en est pas resté à cette confiance naïve[4]. Les progrès de la démocratie, progrès selon moi inévitables, ont conduit bientôt les citoyens à se dire : « Puisque ce sont ces électeurs qui vont nommer le président, il faut leur faire choisir l’homme qui nous convient. » Au-dessous de ces électeurs le pays a donc commencé à se remuer, et aujourd’hui, aussitôt qu’il s’agit de nommer un président, il y a partout des conventions libres qui s’assemblent. On se réunit d’États en États, on envoie partout des délégués à un point central. Ce sont toujours certains électeurs qui nomment le président, mais ils sont nommés à la charge de voter pour telle ou telle personne. Dans la pensée des constituants, il devait y avoir une délégation de confiance ; les électeurs devaient choisir en toute liberté. Aujourd’hui, au contraire, il y a un mandat impératif ; les électeurs ne sont plus chargés que de voter pour un candidat désigné. On peut même dire que le système actuel vaut moins qu’une élection directe, car, dans une élection directe, le peuple est consulté, on discute et on parle. Quand au contraire il n’y a pas d’élection directe, ce sont les partis qui font l’élection. On se réunit à vingt personnes ; on déclare qu’on est le parti de telle ou telle couleur, on s’impose facilement. Il en résulte qu’aux États-Unis, c’est devenu une espèce d’industrie d’agiter le pays, et qu’on a donné un nom aux gens qui s’occupent de jouer un rôle dans l’élection du président. On les appelle les Politiqueurs, d’autant plus qu’aujourd’hui il y a une monnaie électorale, les places, avec laquelle on paye les électeurs.

Quant au mécanisme du vote pour la présidence, ce mécanisme est celui-ci : à la fin de la quatrième année, trente-quatre jours avant l’élection du président, le mardi qui suit le premier lundi de novembre, on convoque les électeurs dans les États particuliers[5]. Ils sont presque partout nommés par le peuple. Je ne connais que le Delaware et la Caroline du Sud où ce soient les législatures qui les nomment. Ces électeurs votent par scrutin séparé pour la nomination du président et du vice-président. Ce vote, on en dresse procès-verbal, il est envoyé au président du Sénat à Washington, où il doit arriver avant le premier mercredi de janvier. Le second mercredi de février, le dépouillement est fait en présence du Sénat et des représentants par le président du Sénat. On compte les voix : si un des candidats a réuni la majorité absolue, il est proclamé président ; et de même, s’il y a un nombre de voix suffisant pour l’élection du vice-président, celui-ci est proclamé.

Mais qu’arrive-t-il s’il n’y a pas de majorité absolue ? et d’abord comment distingue-t-on les voix destinées au président, et celles données au vice-président ?

Lorsque la constitution fut faite, on n’avait pas pensé à distinguer le président du vice-président ; on voulait, pour mieux dire, que l’homme chargé de suppléer le président fût celui qui après le président avait la confiance de l’Amérique. On avait donc déclaré que celui qui aurait le plus de voix après le président serait nommé vice-président. Mais en 1800, deux candidats se trouvèrent avoir le même nombre de voix. C’étaient Jefferson et le colonel Aaron Burr, celui-là même qui tua Hamilton en duel. Les partis s’agitèrent. Je crois bien qu’on avait voulu nommer Burr vice-président ; mais toujours est-il qu’on eut trente-six tours de scrutin, avant qu’on pût élire un président. Ce fut un patriote qui se décida et qui fit nommer Jefferson.

Depuis lors on a changé le système par un amendement fait à la Constitution en 1804 ; on vote séparément pour le président et le vice-président. Il en résulte que le vice-président n’est plus qu’une doublure ; si le président vient à mourir, on a pour le remplacer un homme de la même couleur politique, mais qui n’a pas toujours la même valeur. C’est un inconvénient nouveau, moins considérable, il est vrai que l’ancien, mais qui pourtant est réel.

Si le président n’a pas réuni la majorité absolue, c’est la Chambre des représentants qui, seule, et sans le Sénat, choisit entre les trois noms qui ont eu le plus de voix. Seulement, pour faire ce choix, les représentants votent par État, et non plus par tête et d’après le nombre des représentants. Les trente et un députés de New-York ne comptent pas plus que le seul représentant du Delaware, et n’ont, comme lui, qu’une voix. C’est un système assez compliqué, puisqu’il faut que les trente et un députés de New-York se mettent d’accord. Nous avons un exemple d’une nomination de ce genre. C’est en 1824 : MM. Andrew Jackson, John Quincy Adams et William Crawford, ne réunissant pas la majorité absolue, la Chambre des représentants s’assembla, et choisit non pas Jackson qui avait eu le plus grand nombre de voix, mais John Quincy Adams.

Aujourd’hui, avec l’agitation électorale, le président est toujours nommé quelque temps avant que l’élection ne soit faite. On s’est toujours arrangé, dans les conventions, pour le choix du président avant l’élection, et presque toujours on voit au dernier moment apparaître un inconnu qui est accepté par tous, parce qu’il ne porte ombrage à personne. Ainsi M. Pierce fut adopté au troisième tour de scrutin, et assurément le plus étonné de cette nomination, ce fut M. Pierce lui-même.

La nécessité pour les partis de se mettre d’accord fait qu’on écarte ainsi de la présidence les hommes les plus distingués. Les hommes distingués ont toujours blessé un certain nombre de gens, ceux au moins qui possèdent cette vertu républicaine qu’on appelle l’envie. Mais, un inconnu n’a blessé personne. Quand on prononce un nom nouveau, qui peut en être envieux ? On ne le connaît pas. Au contraire, prononcez le nom d’un général distingué, d’un homme influent comme Webster ou Clay, aussitôt les haines de parti et les jalousies personnelles s’éveillent. Aussi, les hommes politiques considérables ont-ils renoncé, aux États-Unis, à arriver à la présidence ; ils font élire à leur place des inconnus, pour être les premiers ministres de ces inconnus. C’est là un grave inconvénient.

Si le vice-président n’a pas eu la majorité, ce n’est pas la Chambre des représentants qui fait l’élection, c’est le Sénat. Le Sénat choisit entre deux noms, chaque sénateur votant pour son propre compte. On ne vote pas par État, comme cela a lieu dans l’autre chambre pour la nomination du président[6].

Parlons maintenant du traitement du président. C’est encore un sujet intéressant ; car, suivant que ce traitement est plus ou moins considérable, plus ou moins bien établi, le président a plus ou moins d’autorité, plus ou moins de liberté. Celui qui nous paye a toujours une influence sur nos actions. En règle générale, il est dangereux de mettre le pouvoir exécutif à la disposition d’autrui. C’est pour cela qu’on a établi dans les monarchies une liste civile considérable, de façon à ce que le souverain n’ait rien à craindre ou à espérer des députés ni de personne. Aux États-Unis, on attribue au président une indemnité fixe et la jouissance de l’hôtel de la Présidence, la Maison-Blanche, à Washington. Le traitement a été fixé, en 1793, à 25 000 dollars, c’est-à-dire à 125 000 francs environ. C’était le chiffre des dépenses de Washington. Vous savez quel était le système de Washington : ne rien recevoir de son pays, mais ne pas lui faire de cadeau. Il croyait que c’était en quelque sorte faire l’aumône à son pays que d’occuper gratuitement une fonction publique.

Cette somme de 125 000 francs est restée le chiffre invariable du traitement du président. C’est un chiffre complètement insuffisant, et qui donne au président le droit de se ruiner. C’est une mauvaise chose. Il ne faut pas qu’un président puisse se trouver dans une position précaire au sortir du pouvoir. Ainsi Jefferson se ruina dans sa présidence ; il est vrai qu’il avait peu d’ordre, mais Monroe et d’autres s’y endettèrent également. Je trouve que les Anglais ont un système beaucoup plus juste. Ils disent : « Les négociants, les avocats, les médecins gagnent beaucoup d’argent ; si nous voulons qu’on nous serve bien, il ne faut pas prendre le rebut de la société, il faut payer largement ceux qui s’occupent des affaires du pays. » Je crois que ce système de payer largement les hommes qui s’occupent des affaires publiques est excellent, car avec le système contraire on arrive à ce résultat bizarre, de voir d’un côté l’homme d’État qui meurt de faim, et de l’autre côté l’homme d’argent qui vit grandement. Cela n’est pas moral ; il serait beaucoup plus moral d’assurer une situation honorable à celui qui se dévoue à son pays, cela donnerait peut-être à l’homme d’argent la tentation de l’imiter. Quand le président se retire, par suite de ce même système de parcimonie, on ne lui donne aucune espèce d’indemnité. Il rentre dans la vie privée ; il n’y a pas de place qu’il puisse remplir, excepté peut-être une présidence dans une assemblée de son pays. Il n’a qu’un privilège fort honorable, privilège qui appartient exclusivement à lui et à sa femme : celui d’écrire en franchise sa vie durant. Cette ingratitude publique est encore un fort mauvais exemple ; car être obligé, comme Jefferson, de mettre sa bibliothèque en loterie, c’est une honte non-seulement pour celui qui en arrive là, mais pour le pays qui laisse son ancien chef tomber dans la misère. La pauvreté d’un Cincinnatus fait bien dans l’histoire, mais il y a quelque chose de plus beau et de plus moral : c’est l’exemple d’un pays qui comprend la reconnaissance, et qui récompense largement celui qui s’est usé au service de la patrie.

Quelles sont maintenant les attributions du pouvoir exécutif ? C’est encore là une question des plus délicates. Sur ce point, les Américains ont trouvé des solutions excellentes ; ils ont mieux résolu le problème que pour ce qui touche la nomination du président.

Parlons d’abord des rapports qui doivent exister entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Ici se présente la fameuse question du veto. Un pouvoir exécutif peut-il subsister s’il ne peut se défendre contre les empiétements du pouvoir législatif ? C’est une erreur en France de croire que le pouvoir législatif seul est le représentant du pays, et qu’il peut tout. Nous avons vu qu’en 1848 le président pouvait protester contre une loi, mais que la chambre pouvait passer outre. Faire donner le pouvoir à un homme par six millions de suffrages, pour qu’il soit entravé dans l’exercice de ses fonctions par une loi votée à la majorité d’une voix, cela était insensé. En Amérique, on ne tomba pas dans cette erreur ; on sentit que le pouvoir exécutif représente aussi le pays, et qu’il ne peut vivre que s’il a des garanties contre les envahissements du pouvoir législatif. Ces garanties, c’est ce que les Américains appellent le veto.

Suivant la constitution américaine, le pouvoir législatif n’appartient qu’au congrès ; mais on a voulu donner au président le droit de s’opposer à une loi qui lui semble mauvaise, et voici dans quelles conditions cette opposition a lieu.

En Amérique, comme en Angleterre, les lois sont soumises à trois lectures. La première fois, c’est le principe de la loi qu’on discute ; la seconde fois, on fait des objections de détail ; la troisième fois, on propose des amendements et on vote la loi. Cette troisième discussion ne se passe pas solennellement comme chez nous. Le président du congrès, le speaker, se retire ; on met au fauteuil, sous le nom de chairman, l’homme qui entend le mieux la question dont il s’agit, et on discute la loi comme une affaire, sans cet apparat qui paralyse chez nous les meilleures intentions.

La loi ainsi votée est envoyée à l’autre chambre, qui la discute de même, avec cette différence que le Sénat américain nomme une commission à la mode française.

Puis, si la loi a été amendée, elle retourne à la Chambre des représentants. Si on ne peut s’entendre, on nomme une commission mixte, et quand les deux chambres sont d’accord, on envoie la loi au président. Si le président la signe dans les dix jours, elle devient loi de l’État[7].

Si maintenant le président ne veut pas de la loi, et que le congrès soit en session, il renvoie le bill à la chambre où il a été proposé en premier lieu ; il y joint ses objections par écrit. C’est l’opinion publique qu’il saisit. Il explique pourquoi il ne veut pas de telle ou telle loi, comment l’intérêt de la République est lésé, comment les droits de la minorité sont sacrifiés, comment la constitution est violée, etc. Ces objections sont copiées in extenso sur le journal de la chambre, et alors recommence la discussion dans les deux chambres. Mais cette fois il faut que le bill réunisse une majorité des deux tiers dans chaque assemblée, et de plus le vote est public, c’est-à-dire qu’il se fait par oui et par non. Il faut donc une intention bien arrêtée dans les deux chambres pour qu’une loi repoussée par le président soit votée une seconde fois. Or, ceci est assez rare, parce qu’il y a là un corps politique qu’on appelle le Sénat, et qui naturellement, en pareil cas, voit autre chose que la loi : il voit l’intérêt de la concorde et de la paix. D’ordinaire, il laisse tomber la loi et la remet ainsi à l’année suivante, de manière à ce qu’on puisse tâter l’opinion ; la chambre des représentants se renouvelant tous les deux ans, le désir du pays est bientôt connu.

Le veto du président se trouve donc marcher tout naturellement, tandis qu’en France le veto suspensif du roi Louis XVI n’a jamais pu fonctionner. Pourquoi ? parce qu’en France il n’y avait qu’une assemblée, et qu’en Amérique il y en a deux. Quand il n’y a qu’une assemblée, cette assemblée met dans la confection des lois un amour-propre d’auteur. Le chef de l’État, en usant de son droit de veto, se met en lutte avec elle, et l’opinion, si elle soutient l’assemblée, se tourne contre le chef de l’État. Mais y a-t-il deux chambres, la question est tout autre ; on se demande s’il faut troubler la paix publique pour une loi d’intérêt secondaire, et, à moins que l’opinion ne soit fort émue, on prend le temps de réfléchir et de consulter le pays.

En Angleterre, le roi a un veto absolu : il ne s’en est pas servi depuis deux siècles, et il est probable qu’il ne s’en servira plus. Quand il y a opposition entre le ministère et la chambre, le ministère renvoie la chambre devant le pays ; mais souvent aussi, pour éviter ce moyen extrême et gagner le temps de la réflexion, le ministère, s’appuyant sur la Chambre des lords, fait ajourner la loi. C’est la Chambre des lords qui prend sur elle cette responsabilité. On ménage ainsi l’opinion publique et l’autorité exécutive.

C’est avec la même sagesse que les choses se passent en Amérique, et, on peut le dire, avec un plein succès. Au fond, tout aboutit à un appel au juge suprême, le pays.

Maintenant que nous avons étudié la part que la constitution américaine fait au président dans le pouvoir législatif, parlons des attributions particulières du pouvoir exécutif.

La première de ces attributions, c’est le commandement des armées, le commandement des forces de terre et de mer, et au besoin des milices. Nous avons vu dans la dernière leçon que la constitution donne au président le droit de convoquer les milices quand le pays est menacé. Ce commandement ne veut pas dire que le président se mettra à la tête des armées, cela serait regardé comme une inconvenance[8]. Ce qu’on aime dans le président, c’est son caractère civil. Cela veut dire seulement que c’est lui qui désigne les chefs militaires et leur donne des instructions ; il joue le même rôle que le roi dans les pays monarchiques.

Cette autorité militaire fait si clairement partie du pouvoir exécutif, que, dans toutes les constitutions républicaines, on l’attribue au chef de l’État. Mais, pour le dire en passant, c’est là ce qui rend si difficile l’établissement et le maintien de la république dans les pays habitués aux grandes armées permanentes. Une armée est monarchique de sa nature, elle estime sa puissance par celle de son chef. Voilà pourquoi dans les républiques de tous les temps, à Athènes et à Rome, comme en Suisse et en Amérique, on ne veut que des armées de citoyens. L’esprit militaire et l’esprit de liberté sont antipathiques, ou du moins on n’a pas encore trouvé moyen de les concilier sur notre vieux continent.

Après ce pouvoir militaire, pouvoir considérable, puisqu’il donne au président le droit d’abolir l’esclavage partout où avancent les armées de l’Union, vient le pouvoir de faire des traités. Ce pouvoir est d’une nature complexe. Un traité est une loi pour chaque pays qui l’accepte. On a donc pensé, dans certaines constitutions, que faire des traités doit être l’affaire du pouvoir législatif ; mais, d’un autre côté, avant de faire un traité on commence par se voir ; il faut que les diplomates négocient ensemble autour du tapis vert. Il y a donc là quelque chose qui dépend du pouvoir exécutif ; de plus, le traité, quand il est fait, est un contrat passé entre deux pays[9]. Engager le pays, n’est-ce pas aussi un droit qui appartient au pouvoir exécutif ? Mais, d’un autre côté, ne peut-on pas craindre l’ambition, la faiblesse et même la vénalité d’un magistrat élu pour quatre ans, inconnu la veille, oublié le lendemain ? Les Américains ont pensé que ce pouvoir de faire des traités avait un double caractère, et je crois qu’ils ont eu raison. Ils ont décidé que le président aurait le pouvoir de faire des traités, mais que ces traités seraient soumis à l’acceptation du Sénat, acceptation accompagnée d’examen, le Sénat ayant le droit d’y apporter des modifications et d’y faire des amendements, et le président étant obligé de traiter de nouveau avec les nations alliées, en tenant compte des modifications que le Sénat indique.

Mais, avec une sagesse parfaite, la constitution a voulu que ce pouvoir fût confié au président et au Sénat seulement. La Chambre des représentants lui a paru trop nombreuse, il lui a semblé qu’il y avait là trop de passions en jeu pour qu’on lui remît le pouvoir de traiter. Elle a donc décidé que le président, avec les deux tiers du Sénat réunis en sa faveur, pouvait faire des traités.

En ce qui touche les traités, le pouvoir législatif est donc moins puissant en Amérique qu’en Angleterre. En Angleterre, le Parlement anglais vote ou rejette les traités. Le ministère fait ces traités sous sa propre responsabilité ; mais ils sont soumis à la ratification des chambres. Il est donc plus facile de traiter avec des diplomates américains qu’avec des diplomates anglais.

Dans la Chambre des représentants, on a supporté quelquefois à regret cette indépendance du pouvoir exécutif, et, en 1796, lors du traité de Washington avec l’Angleterre, la Chambre des représentants déclara que, puisqu’elle était appelée à voter des lois pour l’exécution des traités, elle avait le droit de les discuter et de les amender. Jamais homme n’a moins cédé que Washington en ce qui touche les prérogatives qui lui avaient été conférées par le peuple. La constitution décidait que tous les traités se faisaient par le président seul et les deux tiers du Sénat ; Washington déclara que le traité serait exécuté tel qu’il avait été conclu avec l’Angleterre, que la Chambre des représentants n’avait aucun droit d’y toucher, que le pouvoir législatif n’était pas en cause, et que lorsqu’il y avait des stipulations financières attachées à un traité, la Chambre des représentants était moralement obligée de voter les fonds nécessaires[10]. La leçon était rude : elle était donnée, il est vrai, par Washington ; son opinion fut adoptée, mais non toutefois sans de grandes discussions.

Un dernier pouvoir du président, c’est, comme chef de l’administration, de nommer les fonctionnaires publics ; mais là aussi la constitution a jugé sage de donner une part d’influence au Sénat.

N’acceptant pas du tout cette séparation absolue des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, qui, là où elle a existé, n’a jamais produit que des malheurs ; en souvenir aussi des anciennes constitutions coloniales, la constitution a décidé que le Sénat devait avoir part à la nomination des principaux fonctionnaires : ministres, ambassadeurs, consuls, membres de la justice fédérale, etc. La nomination est faite par le président, mais le Sénat doit l’approuver. On n’a pas voulu donner par là au pouvoir législatif le moyen de s’ingérer dans l’administration ; c’est tout simplement un veto qu’on a donné au Sénat. Le Sénat peut déclarer que telle personne n’est pas convenable pour représenter les États-Unis au dehors, ou pour être ministre du président ; mais cela n’empêche pas le président de présenter une deuxième ou une troisième personne. On a voulu seulement forcer le président à choisir des personnes tellement honorables, qu’il n’y ait pas de raison pour les repousser ; il faut dire que dans la pratique ce système a donné de bons résultats.

Mais une fois que le président a proposé un fonctionnaire, que le Sénat l’a approuvé, et que le président lui a donné une commission, qui a le droit de le révoquer ? Ce fonctionnaire, nommé si solennellement, pourra-t-il être révoqué par le président seul, ou cette révocation aura-t-elle besoin d’être sanctionnée par le consentement du Sénat ? Dans la pensée des auteurs de la constitution, il fallait le consentement du Sénat ; mais de bonne heure s’est présentée la question de savoir comment on pourrait gouverner avec des fonctionnaires qui ne seraient pas des instruments dociles aux mains du pouvoir exécutif. Il vient toujours un moment où on dit à un ministre, à un ambassadeur : Faites ceci, je le veux ; et il ne faut pas que l’ambassadeur, et encore moins le ministre, puisse dire : Je ne veux pas, et je reste en place. Il fut donc décidé, en 1789, qu’au président seul appartenait le droit de révocation. Ce président était Washington, et d’ailleurs, « s’il y avait abus, disait Madison, ce serait une cause d’accusation contre le président[11]. »

Tout cela est profondément changé. Sous Washington, sous Jefferson, on n’a révoqué que trois fonctionnaires. Aujourd’hui, c’est une espèce de curée des places qui n’a rien de satisfaisant, ni pour les yeux des Américains, ni pour ceux des étrangers. Il est probable qu’on en reviendra quelque jour à la pensée des auteurs de la constitution, au moins pour certains emplois.

Telle est donc la position du président. Il peut négocier à l’étranger par l’entremise d’ambassadeurs acceptés par le Sénat et administrer à l’intérieur avec des fonctionnaires également acceptés par le Sénat ; il ne s’agit, bien entendu, que des principaux fonctionnaires. Pour les autres, le Sénat n’a pas à s’en mêler.

Le président a-t-il donc moins d’autorité qu’un chef d’État européen ? j’entends parler d’un roi constitutionnel. Non. Il a plus de liberté d’action ; et cela tient précisément à ce qu’il est seul responsable. Sa responsabilité n’est ni partagée, ni contrôlée. Il est seul chargé de l’administration. Washington a constitué ce que nous appelons un cabinet ; il a nommé des directeurs du trésor, des affaires étrangères, de la marine et de la guerre ; mais c’étaient des conseillers particuliers, et non de véritables ministres. Washington gouvernait par lui-même et suivait seul sa politique ; il n’y avait pas autant de complication qu’actuellement.

Aujourd’hui on trouve plus d’un inconvénient à ce système, et, en Amérique, on commence à parler de la responsabilité des ministres. On s’aperçoit que dans la monarchie, avec des ministres responsables, qu’à chaque heure l’opinion peut renverser et remplacer par les hommes qui représentent mieux le pays, il y a plus de liberté et de démocratie véritable qu’en Amérique, où une fois qu’un homme est nommé président, il représente pour quatre années l’administration, sans qu’on puisse toucher à son pouvoir. Il est vrai qu’il a été nommé par un courant politique ; mais enfin, vous savez quelle est la mobilité de l’opinion : il en résulte qu’un président peut, pendant quatre années, gouverner seul, dans un esprit à lui, et sans écouter le vœu du pays.

Aussi, dans la constitution réformée du Sud, a-t-on mis que les ministres du président auraient des sièges au Sénat et à la Chambre des représentants, de façon à pouvoir donner des explications sur l’état des affaires. Actuellement, au congrès des États-Unis, les ministres ne connaissent pas les chambres, les chambres ne connaissent pas les ministres. Il n’y a que le président qui relie les deux pouvoirs. Le congrès peut faire des lois pour contrecarrer les vues du président, sans que le président puisse intervenir autrement que par son veto, et de son côté le président peut tenir le congrès en échec. C’est un état de frottement qui peut devenir dangereux, tandis qu’avec la responsabilité ministérielle, vous avez des ministres qui représentent les chambres dans le cabinet du président, et le président dans les chambres. Il y a ainsi une facilité de jeu dans les ressorts des pouvoirs qu’on ne peut produire d’aucune autre façon.

Comment est constitué le cabinet du président ? Il a été d’abord établi par Washington avec quatre secrétariats : les affaires étrangères, ce qu’on appelle aujourd’hui le département d’État (State Department), la marine, la guerre et la trésorerie. Il y a quelques années, on y a ajouté le département de l’intérieur (Home ou Interior Department), le maître général des postes et l’attorney général, chargé de conseiller le président, de lui donner des avis dans toutes les affaires intérieures et extérieures. Cet attorney répond à ce que sont en Angleterre les conseils de la couronne. C’est une institution qui nous manque et qui me semble excellente. Toutes les fois que vous avez des difficultés avec l’étranger vous pouvez vous battre ; mais avant de vous battre, avez-vous raison ? Un ministre trouvera toujours qu’il a raison. En Angleterre, en Amérique, ce n’est pas ainsi qu’on envisage les choses. Il y a une question de droit, et il y a des personnes qui sont placées comme juges au-dessus des passions du moment. Quand on leur a demandé leur avis, on porte cet avis devant le Parlement qui, en général, le suit.

On a vu, dans les querelles de l’Amérique et de l’Angleterre, ces conseillers du pouvoir décider hardiment contre les passions du jour, et arrêter ainsi, dans leur germe, des querelles qui pouvaient amener une guerre entre les deux pays.

Voilà comment est composé le cabinet du président. Mais, remarquez-le bien, ce ministère n’agit qu’au dehors ; il n’a aucune action sur le peuple américain. La guerre et la marine, en temps ordinaire, sont peu de chose ; et quant au département de l’intérieur, il n’a aucune espèce d’administration au sens français ; il est chargé des brevets, des droits d’auteurs, des affaires indiennes, de la vente des terres, de la publication des documents officiels : c’est un bureau et rien de plus. Ajoutez qu’il n’y a ni ministère des cultes, ni ministère de l’instruction publique, du commerce, de l’agriculture, des travaux publics, et vous comprendrez comment l’Amérique a pu supporter cette espèce de gouvernement personnel du président ; c’est que le pays vit en dehors de la présidence, et que ce gouvernement n’a aucun contact avec le citoyen.

Ajoutons à ces pouvoirs du président quelques autres attributions, bien placées du reste. C’est lui qui reçoit les ambassadeurs étrangers, qui, avec juste raison, a le droit de grâce, qui délivre les commissions aux officiers et les brevets pour toutes les fonctions. C’est lui, enfin, qui, en cas de nécessité, convoque le congrès ou même le Sénat seul[12].

Le président n’a pas l’initiative ; c’est le congrès seul qui propose, amende et vote les lois. Comment communique-t-il avec les chambres ? Par un message à l’ouverture de chaque session[13], et par des communications écrites chaque fois qu’il le juge convenable.

Ces messages forment une collection des plus curieuses pour l’histoire des États-Unis et pour l’histoire du droit constitutionnel. Je ne dirai pas, avec les éditeurs américains, que c’est le Manuel de l’Homme d’État (Statesman Manual) ; mais chacun de ces messages épuise le sujet, et habitue le pays à réfléchir et à prendre parti. C’est toujours à l’opinion que le président en appelle ; c’est elle qu’il prend pour juge quand il n’est pas d’accord avec le pouvoir législatif. L’appel à l’opinion, le jugement définitif remis au pays, n’est-ce pas là ce qui constitue la liberté politique ?

À son entrée en fonctions il prête serment, ou, si ses convictions religieuses lui interdisent le serment, il affirme qu’il défendra la constitution de l’Amérique. Mais qu’arriverait-il si, au lieu de gouverner en honnête homme il gouvernait criminellement ? si par exemple, pendant la courte durée de ses fonctions, il se faisait payer par les étrangers pour conclure un traité désavantageux à l’Amérique, ou si, pour préparer sa réélection, il faisait trafic de places ? En pareil cas il est responsable ; la loi de la république américaine est celle de toutes les républiques, elle ne connaît pas d’inviolabilité ; il n’y a que le gouvernement monarchique où il n’y ait pas de responsabilité du souverain ; aussi a-t-on établi la responsabilité des ministres. Lorsque personne n’est responsable, il n’y a pas de liberté pour les citoyens.

En Amérique, le président est donc responsable. Comment cette responsabilité peut-elle avoir une sanction ? Par une accusation de la Chambre des représentants, déférée au Sénat ; c’est ce qu’on appelle un empêchement. C’est le Sénat qui juge, comme en Angleterre la Chambre des lords ; mais, à la différence de la Chambre des lords, le Sénat ne prononce que la forfaiture ; il peut déclarer que le président cessera d’être président des États-Unis, et qu’il s’est rendu incapable d’occuper une fonction publique ; mais quant à la punition du crime, s’il y en a un, cela ne le regarde pas. Il n’y a que le jury qui puisse prononcer sur la culpabilité. C’est une distinction admirable entre la justice politique et la justice criminelle, elle fait le plus grand honneur aux auteurs de la constitution.

Telle est l’organisation du pouvoir exécutif. Le président a un pouvoir effectif, mais limité par la durée et la responsabilité. Il n’y a pas d’exemple d’un président qui ait outrepassé ses pouvoirs. Il a tous les pouvoirs d’un roi constitutionnel, des pouvoirs même plus grands, mais en même temps une responsabilité prochaine, immédiate. En outre il vit au milieu d’un peuple qui connaît ses droits, et qui sait s’en servir.

Mais cette constitution peut-elle être imitée par d’autres peuples ? est-il probable que, transplantée en Europe, elle puisse donner les mêmes résultats ? Quand on étudie la constitution américaine, il ne faut jamais perdre de vue le peuple américain. Faire autrement, ce serait comme si on prenait un habit à un individu pour en habiller un autre ; encore faudrait-il savoir si les deux individus sont de même taille.

La société américaine pouvait constituer son pouvoir exécutif comme elle l’a fait, parce que cette société est organisée de telle façon, que le gouvernement fédéral n’a qu’une sphère des plus limitées. Administration provinciale et municipale, justice, éducation, religion, tout cela est en dehors de l’action gouvernementale. Qui s’en charge ? Le pays lui-même ! En Amérique, l’Église est complètement libre ; chaque individu est habitué à ne reconnaître entre Dieu et lui d’autre juge que sa conscience, chacun prend part à l’administration de l’Église à laquelle il appartient, et les femmes, qui dans notre pays ne comprennent rien à la politique, s’y trouvent habituées de bonne heure en s’occupant des affaires de leur Église, ce qui est quelque chose d’assez délicat, comme vous pouvez en juger si vous connaissez des dévotes.

À côté de l’Église parfaitement libre, qui est une organisation complète, il y a des écoles communes où tout le monde envoie ses enfants, où on leur donne une éducation solide et patriotique. Voilà donc tout un peuple qui sait lire, et à qui on apprend de bonne heure à aimer la patrie et à connaître la constitution. Ce peuple est habitué au self-government, c’est-à-dire à faire lui-même ses affaires dans la commune et dans l’État. Chacun est habitué à ne compter que sur soi-même. Qu’il faille construire un hospice, bâtir un pont, fonder une école nouvelle, ce sont les citoyens qui font cela ; ils ne vont pas demander au gouvernement de leur donner en aumône un peu de l’argent qu’ils ont versé dans le trésor public. Ils sont habitués à porter les armes, à se défendre eux-mêmes, et ne savent pas ce que c’est que des armées permanentes. L’Océan qui nous sépare nous divise moins que les institutions et les mœurs.

En France, nous ne sommes pas un peuple politique. Nous avons une armée admirable, mais l’esprit de l’armée c’est l’obéissance. Ce qui fait la noblesse du soldat, c’est qu’il sacrifie sa volonté pour être un instrument dans les mains du chef qui le dirige. Aussi les armées sont-elles habituées à trouver que, quand on a un bon général à la tête de l’État, on a un bon gouvernement ; elles n’ont pas en grande estime les pouvoirs civils. Il y a donc chez nous un esprit militaire, qui fait un contre-poids énorme à l’esprit de liberté. À côté de l’armée il y a une autre armée civile, une administration qui fait la cohésion du pays, et sans laquelle, a-t-on dit, il n’y aurait que des grains de sable dans le pays. C’est un personnage politique qui a dit cela. Eh bien, avec ces deux pyramides qui montent, et qui vont nécessairement aboutir à un chef unique, il est impossible d’avoir un président comme aux États-Unis ; car le président, appuyé par l’armée, soutenu par l’administration, ne demanderait qu’à rester où il est, et, avec un pareil état de choses, vous auriez des révolutions en Amérique comme ailleurs. Mais aux États-Unis la liberté étant partout, un coup d’État de la part du président serait une chimère, il n’aurait pas d’armée, et puis le lendemain de son coup d’État il n’aurait pas d’État, car, quand il sort de Washington, il est comme un évêque qui, une fois sorti de son diocèse, ne peut dire la messe qu’avec la permission de ses collègues.

C’est ainsi qu’il faut étudier l’Amérique, et non avec cet esprit d’imitation servile qui nous a toujours été funeste ; il nous faut apprendre que la liberté politique repose nécessairement sur la liberté sociale. Étudier la constitution américaine est une bonne chose, étudier la société américaine en est une meilleure. En France, comme par toute l’Europe, on a le désir de jouir de la liberté, partout on cherche à poser le problème de la liberté. Eh bien, je crois que le plus grand service qu’on puisse rendre au pays, ce n’est pas de lui dire, comme en 1848, qu’avec une constitution on va changer la face des choses ; c’est surtout de lui faire comprendre que c’est d’abord à chacun des citoyens à faire ses affaires ; lorsque les citoyens sauront faire leurs affaires, celles de leur commune, de leur Église et de leur école, ils sauront faire celles de leur pays.

La liberté politique toute seule ressemble à nos arbres de liberté. C’est magnifique le premier jour ; on les plante tout venus, mais il n’y a pas de racines, et cela ne dure pas. Il faut, au contraire, que la liberté pénètre dans nos institutions et s’enracine dans nos âmes ; cela n’est l’œuvre ni d’un homme, ni d’un jour. Émanciper la commune, l’Église, l’école, la presse, habituer le pays à faire lui-même ses propres affaires, c’est une entreprise de longue haleine, et qui demande autant de résolution que de patience. Raison de plus pour nous mettre à l’œuvre et y travailler sans relâche, afin de laisser à nos enfants ce que nous n’avons pas trouvé dans l’héritage de nos pères : l’esprit de liberté.


  1. Story, § 1439, 1449.
  2. La réélection de M. Lincoln a eu sa raison d’être dans la gravité des circonstances. On a réélu M. Lincoln pour affirmer de nouveau l’unité nationale qu’il représente depuis quatre ans. Mais on peut croire que cette réélection ne fera pas un précédent.
  3. National Almanach, 1864, p 71.
  4. Story, § 1463.
  5. Sheppard, §400.
  6. Le rôle que les représentants au congrès, députés ou sénateurs, peuvent jouer dans l’élection du président, les a fait déclarer incapables d’être électeurs présidentiels.
  7. Si le président, sans faire d’objections, conserve par devers lui le bill sans le signer, au bout de dix jours (dimanches non compris) ce bill devient loi, pourvu que le congrès soit en session. Un bill présenté dans les dix derniers jours de la session tombe de lui-même si le président ne le signe pas, et le président n’a pas à rendre compte de son opinion : il n’a pas eu les dix jours de réflexion que la constitution lui donne.
  8. Bayard, on the Constitution, p. 107.
  9. Federalist : lettre 75. — Duer, p. 103.
  10. Kent, Comment. on the american Law. I, 268.
  11. Story, §§ 1539, 1540, 1543. — Bayard, p. 114.
  12. Bayard, p. 115. — Sheppard, § 144.
  13. Les deux premiers présidents, Washington et John Adams, allaient en personne au congrès, et y lisaient leur message comme on lit le discours du trône en Angleterre ; ce fut Jefferson qui changea cet usage. — Sheppard, § 444.