Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 16

Charpentier (3p. 403-434).
SEIZIÈME LEÇON
des attributions du congrès.

Messieurs,

Nous étudierons aujourd’hui les pouvoirs dont le congrès est investi, the powers vested in Congress, suivant l’expression américaine, c’est-à-dire les pouvoirs délégués au congrès. Ce caractère de pouvoirs délégués a quelque chose d’étrange pour nous autres Français qui considérons toujours le pouvoir législatif comme représentant la nation, et par conséquent réunissant dans son sein tous les droits.

En Angleterre, cette énumération de pouvoirs délégués ne serait pas plus à sa place qu’elle ne l’est en France.

Le parlement anglais se compose du roi, de la Chambre des lords et de la Chambre des communes. Mais une fois ces trois pouvoirs d’accord, et le pouvoir législatif n’ayant qu’une volonté, le parlement peut tout faire, excepté la seule chose qui semble impossible aux Anglais, faire d’une femme un homme et d’un homme une femme.

Cela ne veut pas dire qu’en Angleterre le parlement exerce un pouvoir absolu. Il est tenu, comme le sénat romain, par le respect des précédents. C’est une force que nous ne connaissons pas depuis cent ans. Nous vivons sous l’empire de la révolution, et nous avons vu changer tant de gouvernements que nous n’avons aucun respect pour le passé. Nos pères n’avaient pas cet esprit ; nous voyons que, jusqu’au quinzième siècle, on fait jurer aux princes et aux rois le respect des vieilles coutumes. Jusqu’à la révolution française, on voit le parlement alléguer les lois fondamentales de la monarchie française, lois mal définies, mais que nos rois eux-mêmes se reconnaissaient dans l’heureuse impuissance de changer. La royauté est absolue en fait, elle ne l’est pas en droit.

Il en est de même en Angleterre. Le parlement peut faire beaucoup de choses, mais il semblerait énorme qu’il agît contre ce qui a été fait par les ancêtres en faveur de la liberté. Cette barrière existait à Rome, et presque dans le même sens. L’expression mores majorum ne veut pas dire autre chose que les précédents. Jusqu’au moment où la démocratie fut triomphante dans la république romaine, le sénat, les tribuns ne pouvaient rien faire contre les précédents. L’empire seul fut au-dessus des lois, et cela par une idée qui répond aux nôtres. L’empereur, représentant du peuple, se proclamait absolu comme la nation même dont il absorbait en lui tous les droits.

En Angleterre, les précédents sont tout-puissants. Il y a en outre l’opinion qui maintient le parlement dans le respect de la nation ; par conséquent, s’il y a là une omnipotence législative, elle n’existe qu’à l’état théorique. Cette omnipotence existe en France, et malheureusement à l’état de fait ; elle y a existé dès les premiers jours de 1789, d’autant plus qu’on était en pleine révolution, et que l’Assemblée constituante croyait franchement qu’elle était le peuple français.

On s’effraya de cette toute-puissance quand on fut au moment de la perdre, et l’Assemblée constituante elle-même pensa qu’il fallait lier des successeurs qui n’acceptent jamais l’héritage que sous bénéfice d’inventaire ; on fit donc ces déclarations de droits qui sont restées célèbres. Nous les respectons ; c’est trop peu dire, nous les adorons, nous ne les discutons pas. On eut donc les principes de 89, qui sont des vérités excellentes, l’énumération de toutes les libertés que la France a aimées et qu’elle aime encore. On décida que devant ces principes le pouvoir législatif devait s’arrêter, que c’étaient des droits supérieurs et inviolables. Malheureusement ces droits sont toujours restés comme une lettre morte en tête de nos constitutions, si bien qu’on s’est demandé s’il ne valait pas mieux supprimer le magnifique frontispice qui annonce dans le temple un Dieu qu’on n’y trouve jamais.

Il n’en était pas de même en Amérique.

Les Américains étaient habitués à ces précédents qui garantissent certaines libertés contre l’envahissement du pouvoir législatif. Seulement, tandis que l’Angleterre se reposait sur ses traditions, les Américains inscrivirent ces droits dans leur constitution, et les mirent sous la garde du pouvoir judiciaire ; c’est ce que nous verrons quand nous parlerons de la puissance judiciaire et des amendements joints à la constitution.

Ce qui contribua surtout à cette jalousie américaine, ce qui fît qu’on ne donna au congrès que des pouvoirs limités, ce fut la division en États. Les États tenaient fort à leurs droits, il leur semblait naturel de ne déléguer que certains pouvoirs. On vit donc pour la première fois, je crois, dans l’histoire, ce phénomène d’un pouvoir législatif qui représente le pays quand on le considère au point de vue de la direction suprême, des mesures générales de gouvernement, mais qui n’est point le pays lui-même et qui ne peut pas tout. C’est là une des grandes découvertes que nous devons à l’Amérique, découverte que jusqu’à présent la science politique a laissée de côté, et qui me semble une des vérités les plus importantes qu’on ait trouvées de nos jours, et celle qui doit avoir le plus d’influence sur l’avenir. Au gouvernement, comme au Corps législatif, il n’appartient d’exercer que des pouvoirs délégués.

En France, nous proclamons très-haut la souveraineté du peuple, nous l’exerçons une fois tous les six ans dans les comices électoraux ; mais le lendemain cette souveraineté passe dans d’autres mains qui peuvent faire toute autre chose que ce que veulent les mandants. En Amérique, jamais cette souveraineté ne disparaît ; non-seulement le peuple n’abdique jamais, mais il ne délègue au congrès que certains pouvoirs de législation strictement définis et que le congrès exerce au nom de la nation. Il y a donc deux corps vivants : d’une part le congrès, de l’autre la nation, le mandataire et le mandant. Voilà ce qui donne un grand intérêt à l’étude de la constitution américaine. Elle nous apprend quels sont les pouvoirs qu’un peuple ne peut exercer lui-même, et quels sont ceux qu’il doit retenir dans ses mains.

Le premier des pouvoirs qu’un peuple ne peut exercer lui-même est le pouvoir financier.

« Le congrès, est-il dit dans la constitution, aura le pouvoir d’établir et de lever des impôts et des droits indirects ou excises afin de payer les dettes et de pourvoir à la défense commune et au bien-être général des États-Unis ; mais tout impôt indirect devra être uniforme dans tous les États-Unis. — Le congrès aura le droit d’emprunter de l’argent sur le crédit des États-Unis[1]. »

Ce pouvoir n’est pas absolu : on autorise le congrès à emprunter de l’argent ou à établir des impôts ; mais le congrès n’a le droit de mettre des impôts que pour payer les dettes, pour pourvoir à la défense commune ou au bien-être général. Ainsi il serait impossible que le congrès, si demain il voulait faire quelque dépense considérable en faveur d’une ville des États-Unis, pût mettre des impôts sur la nation tout entière. La même question s’est présentée pour les routes : le congrès a le droit d’ouvrir des routes postales ; mais peut-il lui être permis d’ouvrir des routes pour faciliter les communications d’un État à un autre ? Ç’a été une lutte constante entre les chambres qui voulaient ouvrir des routes, routes importantes allant de l’Ohio au Mississipi, et les présidents comme Jackson qui ont toujours déclaré que ce n’était pas là une dépense d’intérêt général. Entrer dans cette voie dangereuse des améliorations particulières, c’était dépouiller les États particuliers de leur souveraineté. Et de même on a longtemps discuté pour savoir si le congrès pouvait voter un tarif qui favorisât l’industrie de certains États ; il ne lui est pas permis, disait-on, d’établir des droits qui sont des douanes protectrices plutôt qu’une façon de recevoir de l’argent. Les Américains ont fâcheusement penché du côté du système protecteur, c’est là un des ferments de discorde qui ont aigri le Sud et le Nord. On a voulu mettre des impôts qui n’étaient pas faits en vue du bien-être général, mais pour la protection des manufactures, et je crois que, dans l’esprit de la constitution, ceux qui ne voulaient pas qu’on mît des droits protecteurs avaient raison. Il n’y a que trois points sur lesquels on ne peut hésiter : payer les dettes, pourvoir à la défense commune et au bien-être général.

Quels sont les impôts qu’on peut établir ? La constitution le dit : taxes ou impôts directs, droits ou impôts indirects.

L’impôt direct doit être proportionné à la population électorale. Si l’impôt est indirect, il faut qu’il soit uniforme dans tous les États-Unis. Il n’est pas permis d’imposer dans un État une taxe qui n’existe pas dans un autre. Ainsi, par exemple, si le congrès établissait un impôt sur les voitures, il ne lui serait pas permis de décider qu’en tel État plus riche ou plus pauvre on payerait suivant tel ou tel tarif ; il y faut l’égalité absolue. On a voulu éviter les jalousies d’État à État.

Voilà les deux sortes d’impôts que le congrès a le droit d’établir, et vous savez que ces deux sortes comprennent tout ce que l’imagination des hommes peut inventer en pareil cas. On n’a pas encore trouvé d’impôts intermédiaires entre les impôts directs et les impôts indirects. Mais, si le congrès n’est en rien gêné dans son choix, il ne peut cependant établir d’impôt que pour fournir à une dépense fédérale ; son droit n’est point absolu.

Par suite du même principe d’égalité, il est interdit au congrès de mettre des droits sur l’exportation d’un État dans l’autre, de privilégier un port aux dépens d’un autre, de forcer les vaisseaux d’un État à toucher ou à payer, des droits dans le port d’un autre État[2]. Ce sont de mauvaises habitudes de l’ancienne économie politique que la constitution a sagement condamnées.

Il ne suffisait pas de donner des droits au congrès, il fallait empêcher que les États ne réservassent leurs anciens droits de souveraineté. Un article de la constitution décide donc que, sans le consentement du congrès, aucun État ne pourra établir aucune taxe ni à l’importation ni à l’exportation, et que, si les États perçoivent des droits pour l’inspection, ils seront forcés de les verser dans le trésor des États-Unis[3]. Cette question de l’inspection est très-intéressante. C’est une institution excellente qui existe aux États-Unis, et qui devrait exister chez nous. Dès le moment où les États-Unis commencèrent à exporter, on comprit que l’intérêt du commerce était de pouvoir livrer à l’exportation des marchandises qui auraient pour ainsi dire valeur de monnaie. Ainsi, par exemple, si je suis sûr que j’achète telle qualité de farine, et que le baril de farine en contient telle quantité, si l’État peut m’assurer qu’il en est ainsi, je puis acheter les yeux fermés tous les barils de tel ou tel pays. L’Amérique a donc établi une inspection qui vérifie chaque baril de farine, sous le rapport de la qualité et de la quantité, et y appose son chiffre, de telle façon que ces barils peuvent courir le monde entier. La valeur est certaine, nul ne craint d’être trompé.

Vous sentez combien ce système établi en France serait avantageux. Autrefois Bordeaux faisait le commerce de farine avec les Antilles. Ce commerce est tombé ; la faute en a été, dit-on, à la mauvaise foi des expéditeurs. Aujourd’hui on falsifie les vins avec la même impunité. Le commerce des vins est quelque chose d’aléatoire. S’il y avait une inspection et une marque, ce serait un commerce aussi sûr que celui des lingots d’or et d’argent. Cette garantie de l’inspection a été une grande cause de prospérité pour le commerce des États-Unis. Seulement la constitution n’a pas voulu que les États pussent se servir de l’inspection pour établir des droits d’exportation et d’importation ; et, s’il y a doute, c’est la justice qui décide.

En 1821, l’État de Maryland mit une patente sur tout importateur ou marchand en gros d’articles importés. Il en fut référé à la Cour fédérale, qui déclara que c’était établir indirectement un droit sur l’importation et l’exportation ; la loi fut annulée. Dans l’État de l’Ohio, au contraire, on avait mis un impôt sur les marchands, impôt proportionnel au capital ; les imposés prétendaient que c’était une façon indirecte de gêner l’importation et l’exportation. La Cour fédérale déclara que cet impôt était régulier, car chaque État a le droit de mettre des impôts sur ses sujets comme il l’entend. Ce que l’État n’a pas le droit de faire, c’est de mettre des taxes particulières, qui gênent l’importation et l’exportation. Ce sont là des détails qu’il ne faut pas dédaigner, car vous verrez que la plupart du temps la grosse question aux États-Unis, c’est de savoir si le congrès ne sort pas de son rôle. Et c’est cette jalousie des États qui, en empêchant tout excès du pouvoir central, maintient l’indépendance des provinces et la liberté des citoyens.

Une dernière disposition est empruntée des Anglais, et a pris en Amérique un caractère tout différent : c’est celle qui décide que tout bill de revenu doit prendre origine dans la Chambre des représentants. En Angleterre, cet usage est d’ancienne date. Dès l’année 1678, les communes d’Angleterre déclarèrent qu’à elles seules appartenait le droit de disposer de l’argent du peuple anglais, de régler l’impôt, et que la Chambre des lords ne pouvait y toucher. On ne reconnaît pas à la Chambre des lords le droit d’amender les bills de revenu, et, dernièrement encore, une discussion assez vive a eu lieu en Angleterre à ce sujet.

La raison en est simple : c’est que les communes seules, c’est-à-dire le peuple paye l’impôt, et que la Chambre des lords, n’étant pas choisie par le peuple, ne peut voter pour lui. Les mêmes raisons n’existent pas aux États-Unis ; les sénateurs sont aussi bien les délégués du peuple que les représentants : aussi la constitution reconnaît-elle aux sénateurs le droit d’amender tout bill de dépense ; mais elle a voulu que les bills de dépenses soient présentés pour la première fois devant les députés, par la raison qu’ils représentent le nombre, tandis qu’au contraire le Sénat, par sa composition, n’offre pas les mêmes garanties ; car il pourrait très-bien arriver que la majorité des membres du Sénat ne représentât guère plus du tiers de la nation. Voilà comment une disposition anglaise a pris en Amérique une physionomie toute différente ; ce qui a un caractère communal et féodal en Angleterre n’a qu’un caractère de bon ordre dans la constitution des États-Unis.

Cette question des impôts avait rarement agité les États-Unis avant ces derniers temps. Les douanes donnaient tant d’argent et les dépenses générales étaient si faibles, que les impôts directs avaient à peu près disparu. En 1836, ils ne figurent même plus sur les états de revenu. De 1833 à 1859, on avait vendu pour 682 millions de terres publiques. Aussi, en 1861, l’Amérique pouvait-elle étaler aux yeux de la vieille Europe une prospérité sans pareille, et une dette publique qui ne s’élevait qu’à 305 millions de francs. C’était une de ces fortunes qui, dans les idées des Grecs, irritent les dieux. La fatalité s’est cruellement vengée. Aujourd’hui nous sommes loin de cette dette de 300 millions. Je crois que de longtemps on ne la reverra. Tout est changé ; le budget des dépenses, qui, en 1861, était de 427 millions, s’est élevé, en 1863, au chiffre de 4 milliards 480 millions, et encore je ne parle pas des budgets rectificatifs, qui, en général, augmentent les dépenses et diminuent les recettes. Quant à la dette, elle était montée, en 1863, à 6 milliards[4]. Voilà ce que coûte la réparation d’une vieille injustice.

Il a fallu chercher des moyens pour subvenir à des dépenses aussi énormes. On a émis du papier d’abord, et on en a émis encore. C’est là une de ces nécessités qui sont effrayantes pour l’avenir. On a essayé de se faire des ressources pour payer le revenu de cette dette, et on a mis pour 180 millions d’impôts l’année dernière. Ces 180 millions d’impôts, qui certainement ne sont pas suffisants, et dont une grande partie est payée par les gens les plus ennemis de l’esclavage (40 millions sont payés par la Nouvelle-Angleterre, 78 millions par le New-Jersey, New-York, la Pensylvanie[5]), embrassent toute la variété de taxes qu’on a pu imaginer. Quand on a voulu répartir l’impôt de façon à le rendre le moins lourd possible, on a trouvé tout ce que notre fiscalité a pu inventer ; on n’a plus eu à hésiter entre les impôts directs et indirects. Tout cela se rencontre aujourd’hui en Amérique. On y est également chargé des uns et des autres ; c’est là, je le répète, un des fruits de la guerre civile. Dans cette lutte insensée a disparu cette prospérité qui faisait l’étonnement et la joie du monde, et qui était le résultat du bon esprit d’un peuple qui savait vivre sans querelles intérieures et sans armées permanentes.

Après le pouvoir financier vient le pouvoir commercial. Le pouvoir commercial, il faut le prendre dans le sens le plus large. Les Américains ont eu le bon esprit de ne jamais se mêler aux querelles du dehors, par conséquent ils comprennent la diplomatie dans son sens excellent, pacifique. Le droit de faire des traités de commerce, d’établir des tarifs, etc., tout cela fait partie du pouvoir commercial qui appartient au congrès. On se rappelle que c’est pour centraliser cette autorité commerciale que fut faite la constitution, et que le dernier État qui résista fut New-York, qui voulait profiter de l’avantage de sa situation. Le congrès a donc le droit de régler le commerce à l’intérieur, d’État à État, et, au dehors, il a le droit de faire les traités de commerce. Mais, aux termes de la constitution, le président et le Sénat font seuls les traités. On peut donc faire un traité de commerce avec l’étranger sans consulter la Chambre des représentants. Ce serait là un danger, si le Sénat pouvait avoir un autre intérêt que le pays ; mais il est difficile de le supposer.

Quant au commerce et à la navigation proprement dits, c’est le congrès qui règle les pêcheries, les lois de bord pour les matelots, les lois de pilotage, les quarantaines, etc. C’est également lui qui règle la construction des phares et des bouées, l’établissement des ports, le curage des rivières, etc. En deux mots, c’est à lui qu’appartient la police de la mer et des eaux[6].

C’est aussi le congrès qui est chargé de faire les règlements du commerce entre États, afin d’empêcher que chacun des États ne se fasse de petits monopoles, de petits privilèges ; et, sur ce point, il y a un exemple intéressant et curieux, c’est celui de Fulton. Vous savez que Fulton a la réputation d’avoir inventé le bateau à vapeur. Ce n’est pas lui cependant qui l’a inventé, mais c’est lui qui a eu le grand mérite de le faire marcher. Dès l’année 1789, un inventeur plus ancien, Fitch, avait obtenu de la législature du Massachusetts un privilège pour faire marcher sur l’Hudson un bateau à vapeur qui ne marcha jamais[7]. Dix-huit ans plus tard, en 1807, Fulton et Robert Livingston construisirent un bateau qui devait faire cinq milles à l’heure, c’est-à-dire pas tout à fait deux lieues, ce qui semblait magnifique. Ce premier bateau avait une force de vingt chevaux. Ils obtinrent un privilège pour établir ce bateau, qui devait aller de New-York à Albany. Ils en profitèrent pendant quelques années ; mais on attaqua ce privilège, car, disait-on, le droit de se servir des eaux d’un État appartient à tous les citoyens des États-Unis. On ne peut empêcher un citoyen quelconque de venir avec son bateau naviguer dans L’État de New-York, qu’il vienne de la Caroline ou d’ailleurs. L’affaire fut portée devant la Cour fédérale, et fut décidée contre Fulton. C’était un des cas prévus par la constitution. On ne pouvait créer un monopole sur les eaux intérieures d’un des États de l’Union.

À ce pouvoir commercial s’ajoute naturellement le pouvoir de battre monnaie, d’en régler la valeur, ainsi que celle des monnaies étrangères, et d’établir l’étalon des poids et mesures.

Frapper monnaie a toujours été un privilège de la souveraineté, et il est d’une importance extrême que dans un grand État il y ait une monnaie unique. C’est à Philadelphie que la monnaie de l’Union est frappée depuis 1782 ; mais il y a des succursales, notamment à San-Francisco[8].

C’est là le privilège du congrès, dont il a usé pour avoir une monnaie à lui, une monnaie d’or et d’argent. Quant à régler la valeur des monnaies étrangères, le congrès l’a fait plusieurs fois. Nous n’usons pas de ce droit en France, nous ne connaissons que la monnaie française, et nous abandonnons au hasard ce qui tient aux monnaies étrangères. Il est cependant fâcheux pour les Anglais qui viennent en France que leurs guinées aient la valeur que veulent bien leur donner les maîtres d’hôtel. Dans un pays qui fait de grandes affaires, comme les États-Unis, on admet les monnaies étrangères, surtout les monnaies d’or. On fait un tarif, on les reçoit dans toutes les caisses ; c’est un grand avantage. Aujourd’hui nous accueillons chez nous les étrangers avec plaisir, nous recevons volontiers leurs marchandises ; mais il y a une marchandise que nous avons tout intérêt à ne point éloigner : c’est l’argent ; pourquoi donc ne pas lui faciliter l’entrée du pays ?

Quant aux poids et mesures, le congrès, qui a le droit d’établir l’unité, ne l’a jamais fait.

La contre-partie de cet article défend aux États particuliers de frapper monnaie. En effet, ce serait leur reconnaître la souveraineté. Il leur est également interdit d’émettre des billets de crédit ; c’est un avantage que l’État fédéral se réserve, et cela était très-naturel en 1787, car on sortait de la banqueroute. On avait émis pendant la guerre pour 1 750 millions d’assignats, qui eurent la valeur de nos assignats dans la première révolution. C’était beaucoup qu’une dette de 1 750 millions pour un pays qui avait moins de trois millions d’habitants, on ne voulait pas retomber dans le même abîme. On décida donc que les États particuliers ne pourraient pas faire de papier-monnaie, et que l’or et l’argent seraient le seul mode de payement. On ajouta, comme on le fait souvent le lendemain du jour où l’on a été échaudé par les assignats, que, nonobstant toute clause contraire, on ne pourrait payer qu’en or et en argent : clause bien inutile, car, du moment où on établit des assignats, on déclare que, nonobstant toute clause contraire, on pourra payer en papier.

La constitution établit également que jamais les États ne pourront altérer les obligations résultant d’un contrat. On n’a pas voulu qu’un État particulier pût affaiblir les conditions d’un contrat, en déclarant, par exemple, que les citoyens de l’État pourront abandonner 20 p. 100 à leurs créanciers, ou ne payer qu’au bout d’un an. C’est aux particuliers à faire librement leurs affaires. En ce point, les corporations sont considérées comme des particuliers. Il y a un exemple célèbre, celui du collège de Dartmouth, dans le New-Hampshire : l’État nomma des administrateurs chargés de modifier l’ancienne charte ; l’ancienne administration lui intenta un procès, et le gagna. Le pouvoir fédéral déclara qu’un État particulier ne pouvait changer un contrat[9].

Il y a encore certains droits qui se rattachent au pouvoir commercial : par exemple, la poste. Aux États-Unis, la poste est fédérale, c’est le gouvernement qui règle ce qui la concerne. La poste, aux États-Unis, était peu de chose au dernier siècle : les routes étaient rares, tout le monde voyageait à cheval. Les postes avaient été établies par les Anglais, mais jusqu’en 1753 elles ne rapportèrent rien. En 1753, les Anglais mirent la main sur un de ces hommes qui ont l’art de faire sortir l’argent de terre ; on promit à Franklin, s’il pouvait faire rapporter de l’argent à la poste, que les 600 premières livres sterling qui seraient gagnées seraient pour lui. Franklin s’occupa de cette affaire, comme il le faisait toujours, sans se tromper jamais, et, au bout de quelques années, la poste rapportait à l’Angleterre 75 000 francs de bénéfice net.

En 1774, les Anglais, qui ne pouvaient pardonner à Franklin le zèle avec lequel il soutenait les droits de l’Amérique, crurent le punir en le destituant ; et, depuis ce jour, la spéculation fut si mauvaise, qu’elle ne produisit plus une obole.

En 1775, Franklin fut remis à la tête des postes américaines, et, depuis lors, elles sont la seule grande administration fédérale qui existe aux États-Unis.

Il y avait aux États-Unis, en 1863, 29 047 bureaux de poste, ayant tous un maître de poste, sur lesquels 550 étaient nommés par le président, et 28 497 par le post-master-general. Ces 550 maîtres de poste nommés par le président représentent la très-grande majorité des fonctionnaires que nomme le pouvoir exécutif ; mais il faut le dire, depuis longues années on se plaint qu’il y a toujours un certain nombre d’individus qui manient la matière électorale pour obtenir à chaque nouvelle présidence ce brevet de maître de poste, qui donne de l’influence dans le pays.

On ne voit pas, en effet, la nécessité que les maîtres de poste changent à chaque nomination de président ; et c’est toujours un grave inconvénient que chaque président ait ainsi un certain nombre de créatures attachées à sa fortune ; mais, sauf ce vice politique de la poste américaine, il faut avouer que les Anglais et les Américains ont mieux compris le rôle de la poste que nous qui l’avons inventée, car la poste date du roi Louis XI.

Ce que nous avons toujours vu dans la poste, c’est l’intérêt fiscal. Ce que les Anglais y voient surtout, c’est la distribution des lettres, des journaux, des paquets. Pour eux, transporter des lettres, c’est la chose essentielle ; car c’est faciliter les communications et multiplier les affaires. Le bénéfice de la poste n’est pas dans le produit des lettres, mais dans le nombre d’affaires que les lettres produiront. Ce dont on s’occupe, en Angleterre, c’est de savoir comment on pourra réduire les taxes et faciliter les moyens de communications. Ce sont les Anglais qui ont, sinon inventé, du moins établi la poste à bon marché, et, chaque année, nous voyons qu’on diminue les droits, de façon à multiplier les lettres autant qu’on le peut. En Amérique, un journal circule sept fois par semaine, pour une dépense de 7 francs par an. Aujourd’hui on paye pour le même service 18 francs par an à la poste française ; ajoutez à cela que le gouvernement français prélève 18 francs de droit de timbre. Entre un journal français et un journal américain qui se payent 50 francs, il y a une différence de 29 francs de droits. C’est aux Américains aussi que sera due l’initiative d’un grand progrès qui se prépare. Vous savez que l’année dernière, au milieu de la guerre civile, les Américains ont réuni à Paris une conférence postale où sont venus les délégués de toute l’Europe. On y a proposé une réforme considérable, c’est d’adopter, pour le monde entier, l’unité de poids, et ce serait l’unité française qu’on prendrait pour tous les services postaux. De plus, on a proposé une réforme générale, qui certainement se fera, c’est de ne considérer jamais, dans un service postal, que les points de départ et d’arrivée. J’envoie une lettre à Constantinople : par terre, cette lettre traverse la France, la Confédération germanique, l’Autriche, les Principautés danubiennes, la Turquie, avant d’arriver à destination. Elle aura à payer un droit postal dans chacun de ces États. Les Américains disent : « Ce n’est pas juste. » Qu’a fait la Confédération germanique, quand elle a transporté un paquet de lettres ? elle a transporté un colis : qu’elle prenne un droit commercial sur ce colis, c’est fort bien ; mais de quel droit taxer fiscalement une lettre qui ne lui appartient pas ? Il n’y a en vérité que deux États qui aient un droit régalien sur les lettres, celui qui expédie et celui qui reçoit : pour tous les autres, c’est un paquet. Ce principe admis, une lettre qui traverserait les deux mondes n’aurait à payer qu’un droit insignifiant ; on écrirait en Chine pour huit sous. Les Américains nous disent : « Chargez votre lettre sur un paquebot qui va à New-York, nous qui avons le plus grand continent, nous la transporterons à San-Francisco pour rien, sauf les frais généraux de transport. » Vous voyez que c’est une découverte qui figurera dans l’histoire, comme la découverte de la poste à quatre sous. C’est là, je le répète, une chose qui peut montrer combien dans tous les pays saxons la poste n’est pas considérée comme un produit fiscal. Aux États-Unis la poste ne donne pas de bénéfices et on ne lui en demande pas.

Une autre attribution du congrès, c’est la protection de l’industrie et de la propriété littéraire, les brevets d’invention et les droits d’auteur.

C’est à Washington qu’on a établi un bureau où chacun dépose son projet. Là, moyennant 50 francs, on vous donne une patente bonne pendant quatorze ans, et que vous pouvez renouveler pour sept ans. L’Amérique est le pays des bateaux à vapeur, des télégraphes électriques, de la machine à imprimer. On y fait plus d’inventions que partout ailleurs, et tous les ans on prend cinq ou six mille brevets. Le bureau de Washington, où sont déposées toutes ces inventions, est une des choses les plus curieuses qui existent au monde. Quant aux droits d’auteur, l’Amérique a admis la durée anglaise. C’est vingt-huit ans, et si, à la fin de ces vingt-huit ans, l’auteur, sa veuve ou ses enfants vivent encore, c’est quarante-deux ans. La seule formalité à remplir est qu’on fasse un dépôt dans la cour du district et à Washington. D’ordinaire, on porte la déclaration de ce dépôt sur le verso du titre. Vous n’ouvrirez jamais un livre américain sans la trouver.

Ceci ressemble à la loi française ; seulement les Américains sont restés en arrière de nous sur un point plus intéressant. La loi américaine ne connaît que le citoyen américain ; il en résulte que, en Amérique, on contrefait les livres publiés à l’étranger. C’est une souveraine injustice. C’est une grande erreur que de dire que la littérature n’existe pas en Amérique ; il y a au contraire une littérature très-vivante, très-active : nous en savons quelque chose, car nous connaissons tous la Case de l’oncle Tom et les romans de Cooper. Mais le droit de propriété littéraire n’existe que pour les nationaux. Il y a donc un progrès à faire, car il n’est pas naturel qu’un auteur procure à un peuple des jouissances, et ne tire aucun profit de son travail. Il est souverainement injuste que les livres qui font le plaisir des Anglais aillent faire le plaisir des Américains, et que, chaque fois que ceux-ci ouvrent un de ces livres, ils puissent se dire : « Je lis cet ouvrage, mais on en a volé l’auteur. » C’est là un abus qu’il faudrait corriger.

Je viens à un pouvoir d’une tout autre nature, au pouvoir de faire la guerre. Le pouvoir de faire la guerre est le pouvoir politique par excellence, et en même temps ce qu’il y a de plus dangereux pour un peuple ; car, si ce pouvoir appartient au prince seul, dans nos temps modernes, où chacun vit de travail et d’industrie, on peut être ruiné du jour au lendemain. En Angleterre, on a conservé le vieil usage féodal. C’est le roi seul qui déclare la guerre ; mais, comme il ne peut agir que par des ministres responsables, qui savent qu’ils joueraient leur tête en engageant le pays dans une guerre qui ne serait pas populaire, il n’y a rien à craindre. D’ailleurs, on ne fait pas la guerre sans argent et sans soldats, et c’est le Parlement qui vote l’impôt et, le chiffre de l’armée.

En Amérique, où le pouvoir exécutif est subordonné, c’est au congrès qu’appartient le droit de déclarer la guerre ; mais en même temps on a laissé le droit de faire la paix au président et au Sénat. Pour ce qui est un danger, on a laissé le pouvoir aux représentants ; pour ce qui peut être un avantage, on a laissé le pouvoir au président et au Sénat. — « Je suis vieux, disait Franklin ; mais je n’ai jamais vu de bonne guerre ni de mauvaise paix. »

Ce n’est pas seulement du président que la loi se défie, c’est aussi des États particuliers ; car la souveraineté ne se partage pas. La constitution décide « qu’aucun État ne peut, sans l’aveu du congrès, entretenir des troupes régulières ou des vaisseaux de guerre en temps de paix, ni s’allier avec d’autres États ou une puissance étrangère, ni s’engager en guerre, à moins qu’il ne soit envahi ou qu’il n’y ait un péril imminent qui ne souffre point de délai[10]. »

Cette dernière exception porte avec elle sa justification. Un État envahi ne peut attendre qu’il lui vienne de Washington l’ordre de se défendre. Cet ordre pourrait arriver à temps aujourd’hui avec la télégraphie électrique ; mais à l’époque où la constitution a été faite il n’en était pas de même, et d’ailleurs, en tout pays, c’est une maxime constante que nécessité n’a point de loi.

Le droit de faire la guerre implique nécessairement le droit de lever des soldats, d’avoir une marine. Ce droit, aujourd’hui formellement reconnu au congrès, est ce qu’il y a eu de plus contesté pendant la révolution américaine. Les États avaient une répugnance extrême contre les armées permanentes, et, il faut le dire, cette répugnance est le fond de l’esprit anglo-saxon. Les armées permanentes, c’est un danger pour la liberté. Pour les Anglais, au contraire, la marine est la protection de l’indépendance ; ils y attachent l’idée que nous attachons, nous, à l’armée. C’est ce qui explique comment, en Angleterre, la marine est plus populaire que l’armée. Le même esprit règne en Amérique. Le législateur, cependant, a compris qu’il fallait une armée pour la défense de l’Union, et il a admis que le congrès pourrait lever des troupes, non par conscription, mais par enrôlement volontaire, et que ces troupes seraient à sa disposition. Il n’y a pas de chiffre fixé, on n’a pas pensé qu’un congrès pût se trouver en désaccord avec le pays. D’ailleurs le congrès ne dure que deux ans, et la constitution décide qu’on ne pourra voter les fonds de l’armée que pour deux ans. Un congrès n’en peut jamais engager un autre.

Les Anglais ont poussé encore plus loin l’horreur des armées permanentes ; le Mutiny-Act est voté chaque année. L’armée est annuelle. Si un roi pouvait tourner l’armée contre le Parlement, à la fin de l’année cette armée se débanderait sans qu’on pût trouver de juges qui condamnassent les soldats pour s’être révoltés contre leurs officiers.

Quant aux Américains, jusqu’en 1861 leur armée permanente était une heureuse fiction. En 1861, il y avait, je crois, seize mille hommes de troupes dans un pays de trente-un millions d’habitants, et ces seize mille hommes étaient répartis dans quarante ou cinquante postes-frontières. Ce qu’il y avait de plus difficile pour un Français arrivant en Amérique, c’était d’apercevoir des soldats. Aujourd’hui tout ceci est changé ; on en voit partout.

À côté de cette armée invisible, rien n’était plus populaire que ce qu’on appelle les milices. C’est de la milice américaine que La Fayette a tiré la garde nationale. Vous savez qu’en Amérique, dans chaque comté, dans chaque ville, il y a des miliciens : ce sont des jeunes gens qu’on exerce, qui savent assez bien le maniement des armes. C’est la pépinière où l’on trouve des soldats au jour de danger. Chez nous, les gardes nationales ont toujours eu le privilège d’exciter le rire, parce que nous avons la comparaison de l’armée, et que des soldats, qui n’ont rien autre chose à faire du matin au soir que de se brosser et de s’astiquer, auront toujours meilleure tournure sous les armes que des bourgeois occupés. Mais, quand on voudra faire de la garde nationale une institution analogue à celle de l’Amérique, on l’exercera au maniement des armes et on lui permettra l’innocent plaisir de parader dans les rues avec un drapeau. On aura bientôt de bons tireurs et de bons marcheurs comme on en a en Suisse. En Amérique, on considère le port d’armes comme un privilège du citoyen. Tandis qu’en France c’est un délit, en Amérique c’est un droit ; chacun tient à faire partie de la milice. C’est la milice qui a fourni les meilleurs soldats pendant les deux révolutions.

La seule question qui occupa les législateurs de 1787 fut d’introduire la régie et l’uniformité dans la milice. On sentait que c’était là la réserve où l’on trouverait des soldats ; qu’il fallait nécessairement qu’on eût des gens qui eussent la même discipline, des armes de même calibre, sans quoi on aurait la confusion. On a donc établi dans la constitution que c’était au congrès qu’il appartenait d’organiser, d’armer les milices et de faire les règlements de discipline ; mais on a laissé aux États la nomination des officiers. En général, les officiers sont élus par les soldats, sauf la nomination aux grades supérieurs qui appartient au gouverneur général de l’État.

Une autre question était de savoir qui aurait le droit de convoquer les milices. Pendant la révolution, on voit qu’on ne peut rien faire sans le consentement des États. Ainsi, lors de l’invasion de la Caroline par lord Cornwallis, la Virginie ne veut pas laisser sortir ses soldats de son territoire.

En 1795, le congrès décida qu’il appartenait au président de convoquer les milices, et qu’on ne pouvait reconnaître aux gouverneurs d’État le droit de s’y opposer. Plusieurs fois la difficulté s’est présentée, plus d’une fois les gouverneurs ont voulu résister aux ordres du président ; mais on peut dire que l’esprit public s’est rangé de plus en plus du côté du président. Dans la guerre actuelle c’est à l’appel du président que se sont levées ces milices qui se sont si bravement battues.

Venons maintenant à une clause qui ne s’explique que par la jalousie des États. En 1787, c’était une grosse question de savoir où se tiendrait le congrès, et quel serait son pouvoir dans le lieu où il siégerait. Dans un pays tel que la France, des difficultés de ce genre ne peuvent se présenter ; mais, si demain la France, l’Espagne, l’Italie, la Suisse formaient une confédération, ce serait une question très-délicate de savoir où serait le siège de cette confédération ; car on aurait toujours à craindre que les passions populaires surexcitées dans la capitale du gouvernement ne l’emportassent sur la volonté générale. Si la France était découpée en quarante ou cinquante provinces, et que la capitale fédérale fût à Bordeaux, on pourrait craindre que les passions bordelaises ne l’emportassent sur la volonté française.

C’est ce qui arriva, en 1783, quand le congrès était à Philadelphie. Menacé par des mutins, il recourut aux autorités de l’État pour obtenir protection, mais on mit tant de froideur à le défendre, qu’il se retira dans le New-Jersey. Il fallait donc avoir, pour y placer le siège du gouvernement, un lieu qui n’appartînt à aucun État : car mettre le congrès dans un État, c’eût été mettre le congrès dans la dépendance de cet État.

Aux États-Unis, la capitale politique de chaque État est presque toujours une ville peu importante. Ce n’est pas New-York qui est la capitale de l’État de New-York ; c’est Albany, qui est une charmante ville, mais petite en comparaison de New-York. On a mis là la législature pour qu’elle soit à l’abri de la passion populaire. Pour le congrès, on voulut faire la même chose ; on déclara qu’on choisirait un district en dehors de tous les États pour être le siège de la législature de l’Union. Cet endroit fut choisi par Washington, au bord du Potomac. Ce fut le Maryland et la Virginie qui fournirent le territoire dont on fit le district de Colombie. Plus tard, lorsque le congrès voulut abolir l’esclavage dans ce district, il y eut des querelles. En 1846, on remit à la Virginie le territoire d’Alexandrie ; il ne resta plus que le territoire cédé par le Maryland, et où se trouve la ville de Washington.

C’est là ce qui appartient au congrès ; c’est un terrain neutre qui est à tout le monde et qui n’est à personne. Il y a là soixante-quinze mille habitants qui n’ont aucune espèce de droits politiques, qui n’appartiennent à aucun État et ne peuvent avoir de représentants ; car, si on leur donnait des représentants, ils auraient une influence sur le congrès. Ils n’ont donc aucun droit politique, et sont les seuls Américains qui sont imposés sans qu’ils votent l’impôt. C’est le congrès qui leur fait des lois. Ils ne sont représentés ni dans la législation, ni dans le vote de l’impôt ; ils n’ont ni assemblée ni Sénat. Les Américains ne s’effrayent pas de cette singularité, parce que personne n’est obligé d’habiter ce district. Ce qui était important, c’est que le congrès fût indépendant. Ainsi vous voyez qu’on ne s’est pas préoccupé en Amérique de cette question qui embarrasse singulièrement les gens en Europe ; car, remarquez que si vous voulez changer les noms, la question de Rome peut être tranchée comme la question du district de Colombie.

Mais le congrès n’est pas seulement présent dans le district de Colombie ; partout où il y a des ports, des bassins de radoub pour les navires de guerre, des arsenaux, des forts, les territoires où ils sont placés deviennent territoires des États-Unis. En principe, ce sont des délégués du congrès fédéral qui y exercent la juridiction en son nom ; dans l’usage, on admet que les officiers des États peuvent venir y saisir les coupables et même les simples débiteurs, mais ils agissent alors comme délégués du congrès. L’Union est donc partout présente ; et par exemple le fort Sumter, au commencement de la révolution actuelle, était une position fédérale. C’était donc une attaque contre la nation, que la prise du fort Sumter par les gens de Charleston.

Le congrès a les attributs généraux de la souveraineté législative : la bourse, l’épée, les relations extérieures, le règlement du commerce et des intérêts généraux ; mais les difficultés commencent lorsqu’on arrive au détail. Dans l’application, on s’aperçoit que la constitution des États-Unis n’a dessiné que de grands traits. On a donc été obligé d’admettre que le congrès aurait le droit de faire tout ce qui était nécessaire pour mettre à exécution les pouvoirs que lui attribue la constitution. Un article général lui donne le droit de faire toutes les lois nécessaires à cet effet. Mais dans un pays où il y a des souverainetés locales au-dessous de la souveraineté générale, la question devient délicate. Et il s’en faut d’ailleurs que les pouvoirs énumérés comprennent toute la compétence du congrès. À côté de ces pouvoirs énumérés, il a fallu admettre des pouvoirs implicites.

Par exemple, en 1802, Jefferson acheta la Louisiane à la France et acquit, moyennant 80 millions, un territoire qui doublait l’étendue des États-Unis. La constitution ne prévoyait pas un cas semblable. Aussi Jefferson demanda-t-il un bill d’indemnité. Acheter un territoire sans loi préalable, agrandir les États-Unis, au risque de compromettre l’avenir de l’Union, déclarer dans ce traité que les habitants de la Louisiane deviennent citoyens américains, c’était une chose énorme. Cependant, non-seulement parce que Jefferson était populaire, mais parce qu’on sentait que l’acquisition de la Louisiane ouvrait aux États-Unis un grand avenir, le traité fut ratifié. La porte était ouverte, et depuis lors les États-Unis ont acheté les Florides, pris le Texas, conquis et payé une partie du Mexique, sans qu’on ait contesté le droit du congrès.

C’est encore en vertu des pouvoirs implicites du congrès, qu’on établit l’école militaire de West-Point sur les bords de l’Hudson. Il fallait acheter un terrain, payer des professeurs, ce n’était pas prévu par la constitution.

Une autre question non prévue, c’était la question de la banque. Avait-on le droit d’établir une banque fédérale ? Le billet, la monnaie fiduciaire, c’est le congrès seul qui était autorisé à l’émettre ; c’est un droit de la souveraineté de faire un billet accepté par tout le monde. Pouvait-on donner ce privilège à une corporation particulière ? Hamilton fit une banque ; il fut combattu par Jefferson. Plus tard, Jackson brisa la banque fédérale en vertu des principes que Jefferson avait défendus[11]. C’est là une des questions qui se représentent aujourd’hui. Le ministre des finances actuel, M. Chase, a inventé un système qui est peut-être un progrès. Il n’y a qu’un billet de banque, qui est le papier de l’État ; mais chaque banque peut s’en fournir en déposant un tiers de son capital ; l’unité du billet n’emporte pas l’unité de banque. C’est là une réforme économique dont le temps nous apprendra la valeur ; mais légalement la constitution autorise-t-elle cette institution ? cette question sera plus d’une fois controversée aux États-Unis.

La leçon n’a pas pour nous, en apparence, un grand intérêt ; cependant elle nous ramène toujours à cette question que j’ai signalée déjà plusieurs fois, et que l’Amérique a eu le grand mérite de résoudre ; c’est que le gouvernement n’est pas tout, qu’il y a une foule de choses qui ne lui appartiennent pas. C’est là où nous en revenons toujours ; c’est une des vérités les moins connues et les plus fécondes que l’étude de la constitution américaine nous apprenne. Autrement dit, il se passe pour le gouvernement ce qui s’est passé pour l’Église au seizième siècle. L’Église, qui était la religion, a voulu être la science, elle est arrivée un jour à être le gouvernement ; on s’est aperçu enfin qu’elle voulait tout envahir. On a secoué le joug, et elle est rentrée dans le temple. C’est là ce qui arrivera pour le gouvernement. L’État, dit-on, représente l’intérêt général. Soit ; mais qu’est-ce que l’intérêt général ? Des intérêts communs à tous, voilà pour moi les intérêts généraux ; il ne faut pas les confondre avec des intérêts communs à beaucoup de gens, ce qui n’est pas la même chose. L’Église, l’école, la commune, ne sont pas des intérêts généraux. Les intérêts de l’Église n’intéressent que les gens qui font partie de cette Église ; l’école, que les gens du lieu ; les intérêts de la commune, que ceux qui font partie de cette commune. De ces intérêts le règlement appartient à la corporation et non au gouvernement.

Avec notre façon de tout remettre entre les mains de l’État, nous arrivons à des résultats au moins singuliers. N’avons-nous pas vu dernièrement le Moniteur nous annoncer la formation d’un ministère auquel on a donné trois attributions fort dissemblables, et que je suis un peu humilié de voir associées — les théâtres — les haras — et l’Institut. Franchement, supposez qu’on supprime ce ministère, et demandez-vous ce qu’y perdront les intérêts généraux du pays ?

C’est notre manie de vouloir tout accaparer et tout faire. Le mérite de la constitution américaine, c’est d’avoir fait la part de chacun et d’avoir dit au gouvernement comme au congrès : non, vous n’êtes pas tout, vous n’êtes pas la nation, vous êtes une fonction de la nation. De même qu’il y a une fonction de justice, il y a une fonction d’administration, de législation. Vous êtes la législation, l’administration des intérêts généraux, vous n’êtes pas la nation.

Quand on a fait cette division, on a résolu du même coup le grand problème de la politique et pacifié les esprits. Car, qui d’entre nous peut disputer au gouvernement le droit de représenter la nation au dehors ou de maintenir la paix au dedans ? Qui peut vouloir empêcher le gouvernement d’avoir une armée suffisante pour défendre la France ? qui lui marchande l’administration suprême, la justice et l’armée ?

Ce qui est la cause perpétuelle des querelles et en même temps des révolutions, c’est que le gouvernement veut tout envahir et met sans cesse les citoyens sur la défensive.

On se dit : « Si nous pouvions réduire le gouvernement. Tout ce que nous pourrons lui retirer sera autant de bénéfice pour la liberté. »

Si nous lui ôtons les attributions qui ne lui appartiennent pas, c’est en effet un bénéfice ; mais si nous lui ôtons celles qui lui appartiennent, ce gouvernement que nous affaiblissons, nous l’empêchons de nous protéger. C’est en mettant chaque chose à sa place qu’on arrive à faire un gouvernement populaire et à donner de solides assises à la liberté. Eh bien, j’estime que cela, Messieurs, mérite une sérieuse attention, et je voudrais consacrer ce qui me reste de vie à faire ce grand traité de pacification.

J’aime beaucoup la liberté, j’espère la défendre jusqu’à mon dernier jour ; mais Dieu me garde d’attaquer le gouvernement dans ses fonctions légitimes. Mon ambition suprême, ce serait, au contraire, d’être le notaire de cet heureux contrat entre le gouvernement et la liberté, s’unissant dans une union légitime et féconde, à la satisfaction de tous les citoyens.


  1. Constitution, sect. viii, cl. 1 et 2.
  2. Constitution, sect. ix, cl. 5 et 6.
  3. Constitution, sect. x, cl. 1.
  4. Elle est aujourd’hui de 15 milliards.
  5. National Almanach, 1864. p. 188.
  6. Sheppard, Constitution, § 233.
  7. Duer, Constitutional Jurisprudence, p. 246.
  8. National Almanach, 1864, p. 215.
  9. Sheppard, Constitution, § 354.
  10. Constitution, sect. x, cl. 3.
  11. Duer, Constitutional Jurisprudence,). 308.