Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 15

Charpentier (3p. 373-402).
QUINZIÈME LEÇON
le sénat.

Messieurs,

Aujourd’hui nous traiterons de la seconde division du pouvoir législatif, ou du Sénat. C’est une des parties les plus neuves de la constitution américaine, une de celles qui ont le mieux réussi. Mais, avant tout, il faut nous défaire de préjugés et d’erreurs qui nous offusquent. Quand on nous parle, à nous, Français, de sénat, de chambre haute, nous pensons de suite à la Chambre des lords d’Angleterre ou à la pairie de la Restauration. Une chambre haute, c’est pour nous une concession faite au privilège, une institution ennemie de la démocratie et qui répugne au génie français. C’est là une très-fausse idée, suivant moi ; non pas que j’aime le privilège : en ce point je suis aussi Français que personne ; mais il suffit d’aller en Angleterre pour voir que la Chambre des lords est tout autre chose qu’une aristocratie égoïste ; ce n’est pas à son profit seul qu’elle existe. Dès les temps les plus anciens, la noblesse anglaise s’est rangée du côté du peuple ; elle a puissamment aidé à l’établissement et au maintien de la liberté. Ces grands services l’ont rendue populaire, tandis que chez nous la noblesse, presque toujours liguée avec les rois contre le peuple, n’a été qu’une caste de privilégiés. Les nobles ont généreusement prodigué leur vie sur les champs de bataille ; mais, dans la vie civile, ils n’ont guère défendu que leurs intérêts ; ils ont été des courtisans et non pas des citoyens.

En Amérique le Sénat est populaire, cependant l’Amérique est une démocratie, je dirai même une démocratie beaucoup plus complète que la nôtre ; car, si la véritable démocratie est celle où les citoyens prennent le gouvernement à leur charge et font eux-mêmes leurs affaires, nous ne pouvons affronter la comparaison. Il y a donc dans une seconde chambre autre chose que le privilège. Les Américains, tout aussi amoureux que nous de l’égalité et de la liberté, ont vu dans un sénat le modérateur nécessaire de la démocratie, le moyen non pas d’affaiblir la souveraineté populaire, mais de la fortifier. Nous avons échoué en cherchant cette garantie dans une seule chambre, les Américains ont réussi en en ayant deux ; leur solution vaut donc la peine d’être étudiée.

En tout pays libre, une seconde chambre est nécessaire. Pourquoi ? nous l’avons déjà dit. Une chambre unique est un pouvoir sans limites, un pouvoir sans limites est un despotisme. C’est en général un pouvoir anarchique et mobile, c’est toujours un pouvoir qui ne s’inspire que de lui-même, et qui subordonne à ses intérêts les intérêts du pays.

Je vous ai déjà signalé le sophisme qui a trompé nos législateurs et nos politiques. En France, nous avons toujours confondu la nation et la représentation nationale. La nation est souveraine, donc ses représentants doivent être souverains : voilà quelle est la théorie française. C’est un raisonnement qui donne un démenti à la raison. Les représentants sont des mandataires ; les mandataires doivent dépendre de leurs commettants : voilà ce que dit l’expérience et le bon sens. Si vous chargiez un architecte de vous bâtir une maison, et qu’il bâtît une maison à son goût et non pas au vôtre, sous prétexte qu’il est votre mandataire, vous trouveriez la plaisanterie un peu forte ; néanmoins c’est ce qu’ont fait toutes nos assemblées uniques ; elles ont bâti la maison pour elles-mêmes, et non pour le pays.

Il faut donc diviser le pouvoir législatif, dans l’intérêt de la démocratie aussi bien que dans l’intérêt de la liberté, afin que ce pouvoir soit toujours responsable devant le pays et qu’il reste dans la main des électeurs.

Ce n’est pas seulement contre l’usurpation et la tyrannie du pouvoir législatif qu’il est bon de s’assurer, il faut aussi se garantir de ses faiblesses et de ses entraînements. Rien de plus instable qu’une assemblée unique et qui se renouvelle souvent. Le changement des hommes amène le changement des opinions et la perpétuelle mutation des lois. Une assemblée unique a toujours la fièvre et la donne au pays. Voyez la Convention et toutes les assemblées uniques que nous avons eues ; c’est une agitation sans fin. Le temps, cet élément nécessaire de toute chose durable, est supprimé ; on change pour changer : par jalousie, par impatience, par inquiétude. Et, comme on trouve dans les mœurs une résistance invincible, on bouleverse tout à coups de lois. Corruptissima republica plurimœ leges, disait Tacite[1] ; plus une république est en décadence, plus il y a de lois.

« Cette instabilité, disait Hamilton, est fatale à l’industrie, à l’esprit d’entreprise, au travail régulier. C’est le règne de l’agiotage, industrie d’un peuple sans lendemain. En diminuant la sécurité du travail, du capital, de la propriété, des personnes même, cette perpétuelle mobilité ruine le fondement sur lequel repose la société ; elle affaiblit le respect des institutions, cet attachement aux lois et au gouvernement, sans lesquels il n’y a ni État, ni patrie[2]. »

Le seul moyen d’empêcher l’usurpation et l’anarchie, c’est donc de diviser le Corps législatif, et de faire régner dans les assemblées l’esprit de suite et la modération. Voilà ce que j’appelle les raisons de nécessité.

À côté de ces raisons de nécessité, il y en a d’autres non moins fortes et qui ont une influence plus directe sur la composition de la seconde chambre, du sénat, comme on l’appelle en Amérique.

Un peuple vit toujours sur la tradition. Il peut avoir des idées nouvelles, des besoins nouveaux ; mais il n’est permis à personne de changer tout à coup et du tout au tout. Cela n’est pas moins impossible pour un peuple, qui est une collection d’hommes, que pour un seul individu. Nous ne pouvons du jour au lendemain nous transformer brusquement, et rompre toute attache avec le passé. Si nous examinons quelles sont la plupart de nos idées, nous verrons que ce sont des idées traditionnelles qui servent de transition aux idées nouvelles. Nous vivons sur l’héritage de nos pères, et, comme dit Leibnitz : « Le présent est le fils du passé et le père de l’avenir. »

Maintenant, qui peut représenter les éléments traditionnels d’une nation ? Ce ne peut pas être une chambre mobile, nommée pour peu de temps, et qui arrive pour faire triompher des idées nouvelles, souvent mêlées de faux et de vrai ; c’est donc s’abandonner au règne de la passion, que d’avoir une seule assemblée. Il faut, dit-on, que la volonté du peuple se fasse ; oui, mais les nations comme les hommes ont deux espèces de volonté : la volonté de l’heure présente, et la volonté du lendemain, qui est la raison. Il faut donc laisser aux nations comme aux individus le temps de la réflexion, ce temps ne peut leur être donné que par un examen multiplié. De plus, une chambre n’est pas tout ; elle est constituée à côté d’un gouvernement. Ce gouvernement, qui maintient la paix et la sécurité publique, représente l’intérêt actuel du commerce, de l’industrie, de la navigation, des lettres, de la science et des arts, etc. Où sera sa défense contre l’envahissement d’une assemblée que nulle barrière n’arrête ? Là où vous avez une monarchie fortement constituée, les chambres n’ont qu’un droit de critique ; elles passent et disparaissent, le gouvernement reste. Mais, dans une république où tous les pouvoirs sont changeants, si vous n’avez pas une chambre qui représente l’esprit de tradition, de conservation, les intérêts actuels sont exposés à une mobilité incessante qui paralyse toute la vie de la nation ; on ne peut plus travailler ; vous êtes dans cette anarchie que nous avons vue en 1848. C’est donc une nécessité pour le maintien du gouvernement républicain, qu’il y ait quelque part un point ferme, une pierre angulaire sur laquelle tout repose. Ce ne peut être un président qui change tous les quatre ans, qui est d’ailleurs emporté par les mêmes passions que le peuple ; ce doit être un corps qui soit aussi permanent que possible, si quelque chose peut être permanent dans une république.

Ce n’est pas seulement pour le gouvernement intérieur que cette permanence est nécessaire, c’est aussi pour le gouvernement du dehors. Une nation ne vit pas seule. Elle a des relations avec les puissances étrangères, relations qui s’établissent par des traités ; il faut observer ces traités non-seulement à la lettre, mais dans leur esprit. Il y a aussi des alliances entre les nations, et les nations, en face l’une de l’autre, peuvent être regardées comme des individus qui s’engagent par des contrats. Ces nations il faut les trouver quelque part. Si aujourd’hui on traite avec une assemblée, et que demain il y ait une autre assemblée toujours peu soucieuse de ce qu’ont fait ses devanciers et toute portée à suivre une autre politique, il n’y a pas d’alliances possibles. Aussi voyons-nous que les démocraties sont rarement puissantes au dehors ; elles peuvent l’être, il est vrai, à un moment donné, par la guerre ; mais il leur manque l’esprit de suite : elles ne peuvent contracter d’alliances durables. Au contraire, chaque fois qu’il y a une aristocratie, vous trouvez une grande politique : à Rome avec le Sénat, à Venise avec le conseil des Dix, en Angleterre avec la Chambre des lords, en Autriche avec le conseil aulique. L’Autriche est tombée vingt fois ; mais elle a derrière elle le conseil aulique, et vous voyez qu’à la fin de guerres souvent désastreuses, et qui l’ont mise à deux doigts de sa ruine, elle finit par se retrouver dans son assiette, et que souvent même elle s’est agrandie. Cela tient à cette persistance politique qui se personnifie dans le conseil aulique. On sait, quand on traite avec l’Autriche, qu’on la retrouvera dix ans, vingt ans plus tard.

Ainsi partout où il y a l’esprit de tradition, cet esprit qui ne peut se conserver dans la mobilité démocratique, il y a de grandes alliances ; partout ailleurs on les cherche en vain. Attachés à la démocratie, mais ayant la conscience de cette faiblesse extérieure, les Américains ont voulu corriger ce vice politique ; ils y ont réussi en instituant le Sénat. On a pu traiter solidement avec les États-Unis, et se féliciter des rapports qu’on a eus avec eux. Avec une habileté qu’on ne saurait trop louer, et qu’on croirait empruntée des Romains, les Américains ont voulu que le Sénat eût seul le contrôle des relations extérieures. Un traité est valable quand il est approuvé par le président et le Sénat. On ne consulte pas la chambre des représentants. Par suite de la même prudence, l’Amérique ne peut être représentée au dehors que par des ministres et des consuls agréés par le Sénat. C’est de cette façon que les États-Unis en sont arrivés à se faire considérer comme une grande puissance, tandis que pendant la révolution, avec ses congrès qui se renouvelaient sans cesse, l’Amérique ne pouvait traiter avec personne, et restait faible et méprisée.

Ainsi donc, pour le dedans comme pour le dehors, pour maintenir la sécurité à l’intérieur et défendre au loin l’honneur national, il est nécessaire d’avoir une seconde chambre représentant la permanence et la tradition.

Maintenant, y a-t-il une raison pour que cette assemblée soit impopulaire aux États-Unis ? Tout au contraire, car il ne s’est rien fait de grand au dehors et de durable au dedans que cette assemblée n’y ait joué son rôle. C’est ce qui explique comment aux États-Unis le Sénat est un corps plus considéré que la chambre des représentants, et comment, au lieu d’y voir une aristocratie et un privilège, on n’y voit que ce qu’elle est en réalité, la fleur de la représentation nationale, le grand régulateur, le balancier du gouvernement[3].

Il faut donc arracher de notre esprit un préjugé enraciné. Une seconde chambre n’est pas nécessairement oligarchique et impopulaire. Ce préjugé, qui a été une des grandes causes de l’insuccès de nos constitutions républicaines, est démenti par l’exemple de l’Amérique.

Voyons, maintenant, avec quelle habileté les Américains ont constitué leur Sénat.

En Amérique, il y a deux sénateurs nommés par chaque État, sans égard à la population, au territoire ni à la richesse. Les sénateurs sont nommés pour six ans, mais le sénat se renouvelle par tiers tous les deux ans. Les sénateurs sont nommés par les législatures des États particuliers. Les conditions d’éligibilité diffèrent peu de celles qu’on exige pour les représentants : il faut avoir trente ans au lieu de vingt-cinq ; il faut être depuis neuf ans citoyen des États-Unis, tandis qu’il suffit de l’être depuis sept ans pour être membre de la chambre des représentants, voilà tout ; on a voulu s’assurer d’un peu plus d’expérience. Il faut enfin être habitant de l’État qui vous nomme. Du reste, aucune condition de cens, ni de serment religieux.

Examinons en détail ces diverses conditions.

Quel est d’abord le principe de la représentation ? Il y a deux sénateurs par chaque État, sans égard à la population. Ainsi, suivant le recensement de 1861, le petit État de Delaware a 113 000 habitants ; l’État de Rhode-Island en a 174 000, et ils n’ont chacun qu’un représentant, tandis que l’État de New-York en a trente, et la Pensylvanie en a vingt-trois ; mais si cette différence est énorme dans la Chambre des représentants, dans le Sénat l’égalité est complète ; les États de Delaware et de Rhode-Island ont chacun deux sénateurs comme les États de New-York et de Pensylvanie. La raison de cette égalité, c’est une raison toute locale, comme nous l’avons dit tant de fois ; c’est la lutte des petits et des grands États qui a fini par amener une transaction. Ainsi cette organisation est particulière à l’Amérique, mais elle a eu des conséquences heureuses qui peuvent nous servir d’enseignement.

Lorsque les treize colonies se trouvèrent en présence après la révolution et cherchèrent à se réunir en un seul empire, les petits États eurent la crainte d’être absorbés par les grands. C’était un sentiment très-juste qui les faisait s’attacher à leur indépendance locale. Ils commencèrent donc à demander l’égalité complète ; ils voulurent faire décider que dans la Chambre des représentants, comme dans le Sénat, chaque État enverrait un même nombre de députés ayant un même nombre de voix. Les grands États répondirent qu’on arriverait ainsi à ce résultat bizarre de faire gouverner la majorité par la minorité. Il y avait treize États fort inégaux en étendue, en richesse, en population ; si les sept plus petits États s’unissaient ensemble pour faire la majorité légale, le tiers de la confédération gouvernerait les deux autres tiers. D’un autre côté, les petits États répliquaient qu’ils ne voulaient pas abdiquer leur souveraineté. Ils disaient qu’il fallait imiter le système du monde, où le soleil attire autour de lui les planètes sans les absorber. Mais on ne fonde pas un empire avec des métaphores ; il était trop facile de répondre que les États n’étaient pas comme les planètes, qui ne se touchent pas. Pour régler des intérêts communs, il fallait un gouvernement de majorité, et de majorité non pas fictive, mais réelle.

On termina le différend par un compromis. Il fut décidé que le nombre des députés dans la Chambre des représentants serait proportionnel à la population, l’élection restant dans les limites de chaque État, et que le Sénat représentant l’indépendance fédérale, chaque État serait représenté au Sénat par deux sénateurs ; mais les amis de l’Unité, ou, comme on les appelait en Amérique, de la Consolidation, obtinrent, en ce point même, un avantage essentiel. On décida que les sénateurs voteraient, non comme délégués des États, mais comme individus ; autrement dit, que chacun des deux sénateurs aurait son vote propre ; que dans le Sénat, ce ne serait pas l’État de Rhode-Island ou celui du Delaware qui voterait, mais des sénateurs n’écoutant que leur conscience.

Cette question du Sénat était si grave, qu’un article qui concerne les réformes possibles de la constitution décide expressément qu’aucune réforme ne pourra être proposée par le congrès aux suffrages du peuple, si par cette réforme il s’agissait de priver les États de leur représentation égale dans le Sénat. Ainsi, c’est une réforme qu’on a mise en dehors de la constitution, et par laquelle les États se sont réservé leur existence individuelle.

Ce système, d’origine bizarre, a donné les meilleurs résultats. C’est qu’en transigeant et en se faisant des concessions mutuelles, on était arrivé à un principe qui est d’une incontestable vérité en politique, à un principe peu connu ou incompris en France, qui est celui-ci : la variété de la représentation est une garantie de la liberté, et donne au pays d’excellentes assemblées.

En France, lorsque nous constituons une représentation nationale, nous ne voyons que le nombre. Il nous semble que l’égalité arithmétique est de l’essence de la démocratie et de la liberté. Que si la nécessité exige qu’il y ait deux Chambres, nous croyons faire beaucoup en les faisant nommer par les mêmes électeurs et en leur donnant à chacune une salle séparée. C’est ce que fit la Constitution de l’an III. On crut avoir pris des précautions énormes en exigeant que les Anciens eussent quarante ans et fussent mariés ou veufs, la loi n’ayant pas confiance dans les vieux célibataires. En d’autres pays, on demande que les électeurs payent un cens plus considérable ; mais tout cela est insuffisant. Dédoubler la représentation, ce n’est pas lui donner cette pondération, cette variété nécessaire au maintien de la liberté. Deux chambres nommées par les mêmes électeurs, sous le coup de la même passion, pourront se disputer la faveur populaire, être jalouses l’une de l’autre ; cette jalousie pourra être pour le pouvoir exécutif un bon moyen d’imposer sa prépondérance ; mais qu’est-ce que le pays y gagnera ? Tout au plus une certaine garantie pour la bonne confection des lois par la double discussion ; ce n’est pas assez. Et d’un autre côté, en établissant des conditions de cens, on risque de rendre le Sénat impopulaire. Rendre le Sénat impopulaire, ce n’est pas une solution.

Où est-elle ? Où les Américains l’ont mise. Si vous ne voulez représenter que le nombre, vous aurez toujours un gouvernement mal constitué. Chez un peuple, il y a autre chose que le nombre. Il y a de grands intérêts légitimes : l’intérêt provincial et municipal par exemple, l’industrie, la navigation, l’art, la science, les lettres, enfin des intérêts très-divers qui peuvent n’être pas représentés par l’assemblée nommée par le suffrage universel, c’est-à-dire par le nombre. Si vous donnez à ces intérêts une représentation, cette seconde chambre sera-t-elle dangereuse ? Non. Elle représentera autre chose que le nombre, mais non quelque chose d’hostile à la liberté ; vous aurez donné aux intérêts la sécurité dont ils ont besoin, vous aurez une discussion véritable et des points de vue différents. Ainsi, je suppose qu’on donne à la France un sénat composé de sénateurs nommés par chaque département, puis de quelques sénateurs représentant les grands corps de l’État, l’industrie, les lettres, les sciences, les arts, vous aurez là cent vingt ou cent trente sénateurs qui seront la personnification des intérêts vivants du pays. Seront-ils moins populaires que les députés nommés par un arrondissement électoral ? Je crois qu’ils le seront davantage, car ils auront dans le pays une racine plus profonde, ils représenteront ce qu’il y a de plus vivace au monde. D’un autre côté, il est évident que cette assemblée verra les choses d’un autre point de vue que la chambre nommée par la masse des électeurs : elle obligera le pays à réfléchir et à se faire une opinion sur certaines questions qu’une chambre ordinaire laisse dans l’ombre, parce que la passion politique n’y est point en jeu. Ce sera pour le pays un avantage immense. Il y aurait là un élément modérateur, le contre-poids des passions du moment.

Voilà, certes, un des grands problèmes de la politique. L’Amérique en a trouvé la solution dans la représentation des États. Ces États sont quelque chose de vivant. Il y a ainsi dans le Sénat des représentants du nord et du midi, et par conséquent des éléments de stabilité et de variété. C’est une des choses que nous comprenons le moins en France. Nous sommes tous mathématiciens sans savoir les mathématiques, logiciens à outrance sans savoir la logique, rien ne nous plaît que l’uniformité. Cette uniformité est bonne dans les choses matérielles. Faites des rues droites, rien de mieux ; mais, si vous vouliez soumettre tous les hommes à la même taille, je plaindrais la nation condamnée à ce supplice de Procuste. Est-il plus raisonnable de soumettre au nombre l’infinie diversité des droits et des intérêts ? La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort, disait Benjamin Constant, l’homme de France qui a le mieux saisi les conditions de la liberté.

Voilà ce qu’ont trouvé les Américains en donnant des sénateurs à chaque État. Le hasard les a servis. Maintenant, comment sont nommés ces sénateurs ? Randolph proposa dès le commencement qu’on les fît nommer par la Chambre des représentants. En d’autres termes, il proposait de faire ce qu’on a fait en France en 1848, lorsqu’on décida que l’Assemblée législative nommerait les conseillers d’État. En 1848, la chose pouvait se défendre. Le conseil d’État n’était pas un corps populaire, c’était un conseil de gouvernement. Mais il n’y a de pouvoir populaire que celui qui a ses racines dans la nation. Une assemblée est comme un arbre qui doit plonger dans le sol ; c’est là qu’elle trouve la sève qui la nourrit. La force des assemblées, c’est cette communion de l’électeur et du député, qui fait que le député ne parle pas en son nom propre, mais au nom de tous ceux qui sont derrière lui. Il était donc nécessaire, si l’on voulait une seconde assemblée qui ne fût pas inférieure à la première, qu’elle eût aussi ses racines dans le peuple. Et c’est là ce que nous n’avons jamais compris en France. Nommer une assemblée héréditaire comme l’était la pairie de la Restauration dans un pays sans aristocratie, ou établir une pairie viagère dont les membres sont choisis par le roi comme ils l’étaient en 1830, ou par l’empereur, comme le sont aujourd’hui les sénateurs, ce n’est pas donner à cette assemblée une racine populaire. Cette assemblée ne représente rien ; elle n’est ni le pouvoir, ni le peuple. La Chambre des représentants sera évidemment plus forte que sa rivale, et il importe au contraire au maintien de l’ordre et de la liberté que la seconde assemblée ne soit pas moins populaire que la première. C’est ce que comprirent les Américains quand ils rejetèrent le système de Randolph.

On proposa de faire nommer le Sénat par le peuple. Mais là se trouvait un autre danger. On voulait une assemblée modérée qui fût une garantie pour le gouvernement et pour les relations extérieures ; on ne pouvait s’en remettre au suffrage universel, qui aurait envoyé une Chambre animée des mêmes passions que la Chambre des représentants. On décida donc que l’élection par le peuple serait écartée. Elle n’aurait pas donné des hommes de gouvernement.

Mais comment trouver un mode d’élection populaire, et cependant ne pas charger le peuple de faire l’élection ? C’est là la difficulté que résolut la constitution. Elle chargea les législatures de chaque État de nommer les sénateurs. Vous savez que chaque État s’est constitué sur les mêmes principes que l’Union. Dans chaque État, il y a deux chambres : un Sénat et une Chambre des représentants. On décida que ce seraient ces deux chambres, produits de l’élection populaire, qui nommeraient les sénateurs ; on leur laissa, du reste, la faculté de régler elles-mêmes les conditions de l’élection. Dans quelques-uns des États, les deux chambres se réunissent et nomment conjointement les sénateurs ; en d’autres, chaque chambre vote séparément, mais doit s’accorder avec l’autre sur le choix du candidat. C’est ce qu’on nomme le Concurrent vote[4]. Si les chambres ne peuvent s’entendre, on provoque une réunion, et cette réunion fait les élections.

Cette élection n’envoie à Washington qu’un très-petit nombre de sénateurs. Il y avait au lendemain de la Révolution trois millions d’habitants aux États-Unis, treize États et vingt-six sénateur. Aujourd’hui, d’après le recensement de 1861, il y a trente et un millions d’âmes et soixante-six sénateurs.

Les Américains n’ont jamais aimé les grandes assemblées ; il n’y a dans la Chambre des représentants que deux cent vingt-trois membres, quand les Anglais en ont six cent cinquante-neuf dans la Chambre des communes. Pour le Sénat, il y avait des raisons particulières d’avoir un petit nombre de membres. D’abord, si l’on avait envoyé un grand nombre de délégués au Sénat, les États auraient perdu quelque chose de leur souveraineté, ils n’auraient pu suffisamment inspirer les sénateurs de leur esprit ; mais la grande raison, c’est qu’on donnait au Sénat des pouvoirs de gouvernement. C’est lui qui accepte le cabinet du président, qui approuve les choix diplomatiques, qui approuve et rédige les traités. On ne pouvait charger de cette mission une assemblée trop nombreuse. On voulait avoir une réunion d’hommes capables, et qui pût discuter portes fermées lorsqu’un traité serait apporté par le président. C’est une preuve de sagesse du peuple américain d’avoir décidé que le Sénat ne serait pas nombreux. On a trouvé là un autre avantage, c’est de donner une grande importance aux sénateurs. Ce qui fait, en effet, la valeur des membres d’un corps, c’est qu’ils ne soient pas très-nombreux. Il est évident que, si l’Académie française se composait de sept à huit cents personnes, elle ressemblerait à l’Académie de… ; je ne veux rien dire de désagréable à personne.

Un grand avantage de ce petit nombre, c’est que le pays connaît individuellement les sénateurs, et a toujours les yeux sur eux. Ainsi, dans telle ou telle affaire, on se disait : Que fera Clay ? que pense Calhoun ? que dira Webster ? Les hommes éminents ont ainsi une grande action sur l’opinion et sur le pays. Or, toute influence individuelle est un élément de modération. C’est par la passion que la foule est puissante, c’est par la raison, c’est par les services rendus qu’un individu peut avoir prise sur la nation.

Si l’on avait deux chambres ainsi étroitement composées, ce serait une mauvaise chose ; il est important que le nombre, que la masse de la nation soient représentés, et il faut qu’ils soient représentés par un assez grand nombre de députés, si l’on veut que la représentation soit en rapport avec tous les intérêts ; mais une seconde chambre, qui est un conseil de législation et de gouvernement, peut être composée d’un petit nombre de membres, et l’expérience prouve que l’Amérique a bien fait.

Parlons maintenant de la durée des fonctions de sénateur.

C’est ce qu’il y a de plus original dans l’organisation de ce corps. Il fallait un point fixe, un pivot, autour duquel tout tournât, un point immuable qu’on trouvât toujours quand les autres pouvoirs s’éclipseraient momentanément. En 1848, la constitution française était faite de telle façon qu’au mois de mai 1852, le président arrivait à l’expiration de son pouvoir à l’heure même où la Chambre y arrivait de son côté, si bien qu’à cette date fatale le pays devait se trouver en l’air et sans gouvernement. C’est ce qui peut toujours arriver avec des pouvoirs électifs comme ceux de l’Amérique. Tous les quatre ans, ces pouvoirs s’évanouissent pour reparaître sous une forme nouvelle. Il fallait donc mettre quelque part un pouvoir stable et permanent. Ce pouvoir, c’est le Sénat. On voulut d’abord le faire viager : c’était l’idée d’Hamilton. On avait devant soi l’exemple de l’Angleterre, la grandeur de la Chambre des lords ; il semblait nécessaire d’avoir un pouvoir qui durât toujours. On ne se rendait pas compte que ce serait constituer une aristocratie dans un pays qui la détestait. Les Américains ont trouvé le moyen de ménager le principe de perpétuité et le principe électif, et cela par le moyen suivant. Le Sénat est permanent ; mais chaque sénateur n’est nommé que pour six ans, et le Sénat se renouvelle par tiers tous les deux ans ; en d’autres termes, tous les deux ans il y a un tiers des sénateurs, c’est-à-dire vingt-deux sénateurs qui se retirent. On a pris soin que, parmi les vingt-deux sénateurs sortants, il n’y en ait pas deux qui soient du même État. Il y a donc vingt-deux États différents qui, tous les deux ans, renouvellent une partie de leur députation.

L’expérience a prouvé que jamais la proportion des sénateurs non réélus ne dépassait la moitié de l’élection. Il en résulte donc que tous les deux ans il y a tout au plus un sixième du Sénat qui se renouvelle. Or une assemblée peu nombreuse, qui se renouvelle aussi insensiblement, est, à vrai dire, permanente ; elle n’est pas troublée par l’arrivée des nouveaux venus. Quel que soit son talent, quand un homme entre dans le Sénat américain, il lui faut quelque temps pour prendre les habitudes de l’assemblée, et savoir à qui il peut se joindre ; il ne peut y prendre de suite cette influence qui est si fréquente dans les grandes assemblées renouvelées, où un homme nouveau peut entraîner la foule. Il y a donc un esprit de corps qui fait qu’on pourrait écrire l’histoire de la politique du Sénat américain, tandis qu’il n’est pas possible d’écrire l’histoire des assemblées qui se sont succédé chez nous depuis soixante-dix ans, à moins de la résumer d’un seul mot : Confusion.

Il n’est pas à craindre que le Sénat rapporte tout à lui, comme ferait un corps héréditaire ou viager. Quand on n’est nommé que pour six ans, on respecte et on ménage ses électeurs. D’un autre côté, le Sénat a ses habitudes et peut se considérer comme perpétuel, de même que les académies, où tout se renouvelle insensiblement, aiment à se considérer comme immortelles. Les individus passent, le corps reste. C’est donc une institution qui présente l’avantage des aristocraties, sans en avoir l’égoïsme, et qui a l’avantage de l’élection, sans en avoir la mobilité. Si le Sénat contrariait les idées populaires, rien n’empêcherait le peuple d’envoyer un tiers de membres nouveaux dans le Sénat tous les deux ans, et un tiers de membres nouveaux changera toujours la face d’une assemblée.

C’est ainsi qu’on a su instituer au sein d’une démocratie un pouvoir électif et permanent.

Ce système a cela de curieux que, s’il ressemble à quelque chose, c’est au sénat romain. Le sénat romain, que nous admirons de confiance et dont nous faisons le sujet de si belles déclamations, était bien une aristocratie, mais c’était une aristocratie mobile, d’un caractère tout à fait populaire. Le sénat était composé de membres choisis par les censeurs. Tous les cinq ans, les censeurs dressaient la liste du sénat. Mais le choix n’était rien moins qu’arbitraire. C’étaient les magistrats nommés par le peuple durant ces cinq années qui venaient prendre place au sénat, après y avoir déjà siégé durant leurs magistratures, si bien que le sénat était populaire dans ses racines, puisqu’il n’y avait pas un magistrat nommé par le peuple, depuis le rang de questeur, qui ne devînt sénateur. Le sénat absorbait donc tout ce qu’il y avait de vivant à Rome. Quiconque avait été mêlé aux grandes affaires devenait sénateur, ce qui nous explique à la fois comment cette assemblée avait sur le peuple une autorité sans pareille, et comment on n’y voyait que des hommes d’État.

En Angleterre, c’est la même chose, avec cette différence que c’est la sagesse des hommes qui, dans ce pays, fait la bonté du système. En Angleterre, c’est un usage constant de ne pas laisser s’élever un homme supérieur dans la Chambre des communes, sans qu’il ne soit absorbé, tôt ou tard, par la Chambre des lords. C’est pour cela que les Anglais voient avec une tranquillité parfaite les hommes qui grandissent dans l’opinion. Leur popularité n’est jamais un danger. Il n’est pas de conservateur qui ne dise : « Un jour ce fougueux tribun sera des nôtres ; » et il faut avouer que la séduction est forte, et que des hommes de talent, comme lord Brougham et bien d’autres, vont se reposer volontiers dans la Chambre des lords. Depuis un siècle, la très-grande majorité de la Chambre des lords est composée d’hommes nouveaux. Ce qui nous fait illusion, c’est qu’en Angleterre on prend des noms de pairies. Nous ne reconnaissons plus sous ces noms les chefs d’opposition, lord Chatham nous cache Pitt ; mais on peut dire que tout ce qu’il y a eu de vivant, d’actif, d’hommes éminents depuis un siècle, en Angleterre, a fini par aller se reposer à la Chambre des lords.

C’est ainsi qu’en Angleterre, comme en Amérique, comme à Rome, on a établi ce principe excellent, qu’il faut que l’aristocratie naturelle du pays ait sa place, et qu’un pays n’est bien gouverné que lorsqu’il a pour chefs ses hommes les plus capables et les plus distingués. En Angleterre, les services de l’aristocratie nouvelle protègent et défendent l’aristocratie héréditaire. En Amérique, il n’y a pas d’aristocratie héréditaire ; mais il y a de grands noms qui se sont faits eux-mêmes : il y a des chefs d’opinion. Pour qu’ils ne soient pas dangereux, pour qu’ils mettent au service du pays leur génie ou leur talent, on les envoie au Sénat. Voilà le principe accepté par la constitution des États-Unis. Elle a fait du Sénat une aristocratie élective. On n’y trouve rien de cette basse jalousie qui empêche de s’élever dans la vie politique tout homme qui s’élève dans la société, et qui appelle cet abaissement le triomphe de la démocratie.

Voilà sur quels principes profondément justes est formé le Sénat d’Amérique. Maintenant, comment fonctionne-t-il ? À toute assemblée il faut un président. Aux États-Unis, le président du Sénat n’est pas nommé par le Sénat, mais par la constitution. C’est le vice-président des Etats-Unis qui est président du Sénat. Je ne dirai pas avec un Américain qu’on l’a mis là parce qu’on ne savait qu’en faire[5] ; je crois qu’une bonne raison a dicté ce choix. D’abord il faut toujours chercher, dans ce qui se fait en Amérique, une imitation anglaise. On ne peut comprendre l’Amérique quand on ne connaît pas l’histoire anglaise. En Angleterre, la Chambre des communes nomme son speaker, mais le chancelier n’est pas nommé par la Chambre des lords. On a suivi le même système aux États-Unis. Mais il y a une raison meilleure. Les sénateurs étant en petit nombre et représentant les États, si le président avait été pris parmi les sénateurs, quelle aurait été sa situation ? Le président aurait-il voté ? Lui reconnaître ce droit, c’était lui donner une autorité plus grande qu’à un membre ordinaire. L’État auquel aurait appartenu le président aurait bénéficié de cette influence, d’autant plus qu’il est toujours nécessaire, dans une assemblée, de pouvoir la départager quand il y a vote égal. Ceci doit arriver souvent dans une assemblée peu nombreuse et dont les membres forment un chiffre pair. Qui eût départagé le Sénat ? Donner cette voix prépondérante au président, c’était donner trois voix à un État. Lui aurait-on retiré le droit de voter ? l’État n’aurait plus eu qu’une voix. On nomma donc président du Sénat le vice-président des États-Unis, qui représente l’Union. On avait en lui un président que tout le monde pouvait accepter. Du reste, s’il a une voix pour départager l’assemblée, il ne vote pas ordinairement comme sénateur.

C’est ainsi qu’on a été conduit à choisir pour président du Sénat le vice-président des États-Unis. On lui a donné d’ailleurs des pouvoirs excellents pour un homme qui gouverne une assemblée. C’est lui qui décide toute question d’ordre avec une autorité presque souveraine[6]. Nous avons la manie de faire des règlements, grâce auxquels la première partie des séances se passe à se quereller. Il serait bon d’imiter les usages anglais et américains qui donnent au président un plus grand pouvoir, tout en réservant la suprématie de la chambre. Le speaker, le président, est une espèce de magistrat dont la parole est acceptée de tout le monde. On économise un temps considérable. Il est vrai qu’on perd l’occasion de parler inutilement, mais les Anglais y tiennent moins que nous.

Lorsque la fin de la session approche, le président du Sénat se retire, et on le remplace par un président temporaire, pro tempore, selon l’expression américaine. La raison en est singulière, et montre combien les Américains sont attachés à l’idée d’avoir un corps permanent : c’est que, dans l’intervalle des sessions, le président des États-Unis pourrait mourir. Or, le vice-président remplaçant le président, il pourrait arriver que le Sénat n’eût pas de président. Pour éviter cela, le Sénat prend cette précaution de mauvais augure pour le président.

En traitant du pouvoir exécutif, nous verrons quel est le contrôle du Sénat sur les membres du cabinet ; mais il y a un pouvoir qui appartient au Sénat en sa qualité de corps politique, et qu’il est bon d’examiner aujourd’hui. C’est la juridiction politique.

Il est partout nécessaire de maintenir les fonctionnaires publics dans le devoir, car les fonctionnaires publics, par cela même qu’ils sont armés d’une grande puissance, sont assez disposés à en abuser. Comment les maintenir dans la limite de leurs devoirs ? En Angleterre, on a le système de la responsabilité ministérielle qui bride les ministres et peut les faire rentrer dans la classe des simples citoyens. En Amérique, on n’a pas la responsabilité ministérielle. Il était donc utile d’assurer d’une autre façon l’obéissance des grands fonctionnaires. C’est ce qu’on a fait par un moyen ingénieux qui met la justice politique américaine au-dessus de celle des Anglais.

La responsabilité ministérielle, telle qu’elle existe en Angleterre, est une garantie plus efficace du gouvernement populaire que la plupart des systèmes inventés par les constitutions que nous avons imaginées depuis soixante ans. Elle n’est pas cependant de date très-ancienne. Jusqu’au commencement de ce siècle, on a vu des souverains qui tenaient à garder leurs ministres et qui les imposaient aux chambres et au pays. Mais peu à peu, en ce qui touche des crimes véritables, on reconnut à la Chambre des communes le droit de déférer les ministres à la Chambre des lords, qui les juge : il s’est donc établi une justice politique. La Chambre des communes peut se porter accusatrice et déférer un des grands fonctionnaires à la Chambre des lords. La Chambre haute se constitue en cour de justice et prononce sur le sort de l’accusé. Le grand défaut de cette justice politique, c’est qu’on ne sait jamais dans quelles limites la contenir. Si vous faites une loi pour spécifier tous les abus de pouvoir dont un ministre peut se rendre coupable, il faudrait une loi qui, à elle seule, remplirait plusieurs in-octavo. On est donc obligé de laisser la définition du crime à l’accusation. De même, c’est le juge qui fixe la peine et qui l’applique. Mais alors on tombe dans un danger véritable, qui est de faire de la justice un instrument de vengeance ; et si, comme en Angleterre, on se croit le droit d’appliquer la peine du bannissement et même la peine de mort, on est tout près de tomber dans les excès qui ont fait tant de tort à la révolution française. Cependant, en Angleterre, ou est resté dans ces idées. La dernière condamnation que je connaisse est celle qui fut prononcée en 1800 contre lord Melvil, qui avait disposé arbitrairement de l’argent public, qui avait fait une dépense dont il justifiait, mais qui n’avait pas été autorisée par le Parlement. Il fut déféré à la Chambre des lords où l’accusation échoua. En Amérique, on était en présence de ces précédents ; mais, avec une sagesse qu’on ne peut trop louer chez les fondateurs de la constitution, on sentit qu’il y avait un danger immense à remettre la justice criminelle entre les mains d’un corps politique. C’est au jury, c’est-à-dire aux citoyens seuls qu’il appartient de décider de la vie et de la liberté d’un citoyen.

On adopta la procédure anglaise, mais on renferma la compétence du Sénat dans ses justes limites. À un tribunal politique, on n’attribua qu’une juridiction politique. Il est établi par la constitution, que si un fonctionnaire public est déféré au Sénat par la chambre des représentants, le Sénat le juge, mais ne peut prononcer que la peine de la dégradation. Il peut dire : « Tel magistrat ne sera plus magistrat, » et en même temps prononcer contre lui l’interdiction d’occuper aucune autre fonction publique sur le territoire des États-Unis. Mais le Sénat ne peut aller plus loin. La peine n’atteint pas l’homme, mais le fonctionnaire. Mais, si l’accusé a commis un crime qui n’est pas seulement politique : s’il a, par exemple, appelé l’ennemi, une peine politique serait trop douce pour un pareil forfait. En ce cas, la loi américaine déclare que rien n’empêche de poursuivre le coupable devant les tribunaux ordinaires. Le Sénat ne décide qu’une chose, c’est que tel fonctionnaire a été destitué pour tel méfait ; le reste ne le regarde pas. Il y a une séparation complète entre le droit commun et le droit politique. Il y a un tribunal spécial pour les hommes publics, mais pas de tribunaux d’exception. C’est une des innovations les plus remarquables de la constitution américaine. Chez nous, on a organisé une grande cour politique à laquelle on donne des pouvoirs de droit commun ; c’est un tribunal d’exception. Vous avez beau me dire que la cour donnera l’éclatant exemple du respect de la loi, il n’en résulte pas moins que je ne serai pas jugé par le jury de mon pays et suivant les formes et les garanties ordinaires. La sagesse des hommes n’empêchera pas qu’il n’y ait des lois et des juges d’exception. Quand, au contraire, vous avez mis la liberté et la vie des citoyens sous la sauvegarde du droit commun, quand vous avez établi que dans aucun cas vous ne pouvez soustraire un homme à la justice ordinaire, vous avez donné une grande garantie à la liberté. Cette justice politique, qui atteint le fonctionnaire et ne touche pas à l’homme est, selon moi, bien digne d’imitation.

Du reste les exemples de cette justice politique sont très-rares. Il y en a quatre : L’exemple d’un sénateur qui s’était mêlé à une entreprise pour envahir l’Amérique espagnole. Le Sénat déclara qu’on ne pouvait poursuivre un sénateur en le considérant comme fonctionnaire ; il est autre chose, et d’ailleurs, aux États-Unis, chaque chambre a le droit d’expulser ses membres, et n’a pas besoin d’une juridiction spéciale[7].

Deux autres accusations ont été portées contre des membres de la cour fédérale, mais n’ont pas abouti à une condamnation. La quatrième portait contre un juge, homme autrefois capable, qui s’était abruti en buvant. Le Sénat de 1803 prononça la dégradation. Le juge fut expulsé.

En Amérique, comme en Angleterre, les juges sont nommés pour tout le temps que dure leur bonne conduite, ce qui veut dire pour toute leur vie. Il n’y a donc qu’un moyen de les écarter de la cour fédérale, c’est de les dégrader, ce qui se fait en les renvoyant devant le Sénat.

Vous voyez combien d’idées neuves, pour des Français, se sont fait jour dans la constitution américaine. On a constitué un pouvoir modérateur de la législation, du gouvernement et du peuple, et qui cependant est populaire. Ce corps peu nombreux, composé de la véritable aristocratie, l’aristocratie des hommes capables, est permanent en apparence, tout en se modifiant comme se modifient toutes choses vivantes, peu à peu, insensiblement ; il offre toutes les garanties de sagesse, d’expérience qu’on peut désirer dans une démocratie. Je n’hésite pas à le dire, c’est grâce à cette institution que la république américaine a prospéré ; c’est parce qu’il y avait au sommet de cette démocratie un corps, composé des hommes les plus remarquables de l’Amérique, gardien des grands intérêts du pays contre l’entraînement des passions populaires, que cette démocratie a pu se développer sans danger.

Combien de fois le Sénat n’a-t-il pas éteint les premiers feux de la guerre civile ! La discorde entre le Nord et le Sud a été deux fois étouffée par M. Clay. C’est là, c’est dans le Sénat qu’est l’élément de durée. Il est pour ainsi dire les os et la charpente du corps politique. Or cet élément a toujours manqué dans les démocraties. À Rome, c’est le jour où le sénat a faibli que la démocratie est devenue prépondérante, et qu’elle a été se perdre entre les bras des Césars. Dans notre révolution, ce qui a manqué, ce n’est pas le patriotisme, le dévouement, c’est un élément de stabilité. La royauté décrépite n’inspirant plus de confiance, l’assemblée étant poussée par les passions du dehors, on est arrivé de suite à l’anarchie. De même, en 1848, pourquoi la république a-t-elle sombré ? Parce qu’elle manquait de stabilité, quoique rien ne fût plus facile alors que de constituer une république au moment où tout le monde la voulait, ou faisait semblant de la vouloir. Au lieu d’établir un sénat qui aurait garanti et sauvé la liberté, on abandonna le peuple à ses passions. Et, pour servir ces passions, il y a toujours des hommes qu’on rencontre à ces époques troublées, prétendus démocrates, flatteurs de la foule, qui sont les ennemis les plus dangereux de la liberté, car ils commencent par la déshonorer, et finissent par la tuer à leur profit.


  1. Tacite, Ann., III, 27.
  2. Federalist, lettre 62. — Story, § 713.
  3. Story, § 700.
  4. Sheppard ; Constitution, § 101. — Duer, p. 74.
  5. Tucker, cité par Story, § 733.
  6. Story, §§ 737, 738.
  7. Sheppard, Constitution, § 119.