Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 20

Charpentier (3p. 527-556).
VINGTIÈME LEÇON
les amendements de la constitution.

Messieurs,

Nous étudierons aujourd’hui les amendements ou articles additionnels de la constitution américaine. Cet examen soulève deux questions. Comment peut-on amender une constitution ? et ensuite, quels sont les amendements que les Américains ont acceptés ?

Cette question des amendements pourra vous étonner au premier abord ; nous sommes habitués à une expression plus générale ; nous parlons de la révision de la constitution. Cette idée de révision, c’est-à-dire de remaniement complet d’une constitution, est étrangère aux Américains ; je crois qu’il ne faut pas leur reprocher d’avoir conservé leurs heureuses illusions à cet égard. Ils ne supposent pas qu’à un moment donné on puisse dire à une nation non plus qu’à un homme : « Hier tu étais constitué de telle façon, aujourd’hui nous allons te faire une constitution et un tempérament nouveaux. » Mais ils comprennent très-bien qu’on puisse modifier, corriger une constitution, si bien que celui qui se place à la distance d’un siècle puisse trouver sous la constitution existante, en dépit de toutes les transformations qu’elle a subies, la constitution primitive ; de même qu’un homme, après avoir traversé la vie, est toujours le même homme. Mais suspendre la vie d’une nation, mettre tous les pouvoirs en l’air, inquiéter tout le monde, c’est une idée que les Américains n’ont jamais eue. C’est une erreur particulière à la France, une de celles qui nous ont coûté le plus cher.

Toutes les fois qu’il y a des révolutions en France, et malheureusement nous en avons fait la fréquente expérience, le premier soin des législateurs est de faire une constitution qui ressemble le moins possible à l’ancienne. Cette constitution faite pour les idées du moment, devrait être essentiellement mobile, puisque l’expérience de la veille prouve qu’une constitution n’est pas faite pour toujours durer. Point du tout : le premier soin des législateurs c’est d’enchaîner le pays, et de lui défendre de toucher à une œuvre qui souvent n’est pas faite pour vivre. Ainsi, en 1791, lorsque l’Assemblée constituante, après deux ans de travail, eut voté une constitution qui devait durer six mois, son premier soin fut de défendre qu’on y touchât avant trente ans. C’est en 1821 qu’on devait avoir le droit d’amender la constitution de 1791. Dans l’intervalle, la France avait eu six révolutions.

En 1848, telle a été aussi la pensée du législateur. On ne pouvait toucher à la constitution qu’à la fin du terme d’une assemblée. Supposez que la France eût souffert de la constitution, on n’aurait pu y toucher quand même tout le monde eût été d’accord, alors même que le pays tout entier eût voulu la révision. Qu’y avait-il donc au-dessus du pays ? Un morceau de papier ! Cela suffisait pour empêcher la France de donner satisfaction à ses désirs les plus légitimes.

Je comprends que lorsqu’il y a un traité avec l’étranger, il y a contrat ; il faut qu’il s’exécute même lorsqu’il est désastreux. Je comprends que, dans une monarchie, quand on a garanti aux citoyens certains droits, certaines libertés, on ne puisse, sans leur aveu, leur reprendre ces droits, leur ôter ces libertés ; mais là où le peuple ne contracte qu’avec lui-même, ou, pour mieux dire, ne contracte pas, où il y a simplement une organisation de pouvoirs faite uniquement dans son intérêt, qu’on puisse lui dire : « Tu ne te trouves pas bien, et cependant tu ne changeras pas cette constitution. — Et pourquoi ? — Parce que tes mandataires ont décidé, il y a cinq ou six ans, qu’elle ne serait modifiée que de certaine façon, » j’avoue que cela me paraît une folie. Il faut toute l’admiration que nous avons pour certains souvenirs qui n’ont rien d’admirable, pour ne pas voir que c’est là une usurpation flagrante de la souveraineté. En Amérique, on n’est jamais tombé dans cette erreur. De leur côté, les Anglais ont une constitution qui n’est pas écrite, et pour rien au monde ils ne voudraient l’écrire. Leur constitution a l’immense avantage de se modifier insensiblement et par le progrès du temps. Les Américains n’étaient pas dans la situation des Anglais, il leur fallait une constitution écrite : c’était la seule façon de relier ensemble les treize États du continent ; mais en faisant cette innovation, ils entendaient respecter la volonté populaire, et lui donner tous les moyens de se manifester. Voici donc comment la constitution régla le droit d’amendement.

La constitution peut se modifier indéfiniment. Je suppose que demain on veuille déclarer qu’à l’avenir le président ne sera plus rééligible ; il se fait un mouvement d’opinion dans le pays, et, lorsqu’il a pris une certaine force, le Congrès peut proposer un amendement à la constitution. Tout ce qu’on exige, c’est que cet amendement soit voté par les deux Chambres, et qu’il ait, dans chacune des deux Chambres, les deux tiers des voix. S’il réunit les deux tiers des voix dans les deux Chambres, il n’a pas besoin de la sanction du président, qui représente le pouvoir exécutif, mais n’a aucune autorité sur la constitution. Cela ne suffit pas cependant pour que la décision du Congrès devienne loi du pays. Il faut que cet amendement soit soumis à chacune des législatures des États. Si les trois quarts des législatures votent pour l’amendement, il fait partie de la constitution. C’est de cette façon qu’elle a été amendée plusieurs fois sans aucune difficulté. Cependant, lorsque les législateurs de 1787 ont fait la constitution, ils ont pensé que peut-être un jour il se trouverait un congrès qui résisterait à la volonté nationale. C’était une crainte qui peut paraître excessive ; car, avec une Chambre des représentants qui se renouvelle tous les deux ans, et un Sénat qui se renouvelle par tiers aussi tous les deux ans, il est difficile que la volonté du pays ne se fasse pas jour. Néanmoins, ils ont ouvert une voie populaire à la réforme de la constitution. Les législatures peuvent se dire : « Tel changement est nécessaire, le Congrès ne veut pas l’accorder ; eh bien ! moi, législature du Massachusetts ou de Virginie, je propose un amendement. » Si les deux tiers des législatures se décident en faveur de cet amendement, le Congrès est forcé de convoquer une convention, qui ne tranche pas la question d’une façon absolue, mais dont la décision est reportée devant les législatures, et doit être adoptée par les trois quarts d’entre elles. Ainsi, vous le voyez, en aucune façon, on n’a lié la volonté populaire ; le jour où le peuple le voudra, il a deux moyens de changer la forme de son gouvernement.

À ce droit d’amendement, la constitution a fait trois exceptions. Pour avoir le vote des États du Sud, on avait été obligé de transiger avec l’esclavage, et d’admettre que la traite aurait lieu jusqu’en 1808. Il faut rendre cette justice aux Américains, que, s’ils insérèrent dans la constitution une clause protectrice d’une mauvaise institution, ils usèrent du droit que leur donnait la constitution de n’aller pas plus loin que 1808 ; c’est le premier peuple qui ait aboli la traite. En second lieu, on ne pouvait modifier l’impôt jusqu’en 1808. Cette clause temporaire est tombée, comme la première.

Une troisième clause décide qu’en ce qui touche le Sénat, nul changement ne pourra être fait à la constitution, qu’autant que les États y auront consenti. Comme l’Union est une association d’États, et que le Sénat est le représentant de ces États, ils ont exigé l’insertion de cette clause qui protège leur indépendance locale. Je vous ai fait remarquer que le petit nombre des sénateurs, et l’organisation particulière du Sénat avaient produit des effets excellents ; il est donc peu probable qu’on touche de longtemps à cette partie de la constitution.

On fit usage de ce droit d’amendement dès le premier Congrès de 1789. Nous avons vu, à notre dernière réunion, que la constitution n’avait pas été adoptée sans difficulté, et que, parmi les reproches qui lui étaient faits, il y en avait deux qui avaient été articulés presque partout. En Virginie, à New-York comme dans le New-Hampshire, on avait dit : « Il manque à cette constitution deux choses : une déclaration des droits, et la réserve des droits des États, une clause qui constate que le Congrès n’a que des pouvoirs limités. » La déclaration des droits était populaire chez les Américains. Vous soyez qu’en Angleterre, un siècle avant notre révolution, en 1689, on fit un bill des droits ; nos déclarations des droits ne sont pas une invention française, mais une imitation assez mal faite de ce bill de 1689.

Les Américains y tenaient donc, ils y attachaient une idée très-juste : c’est qu’il y a certaines libertés qu’on ne peut remettre au pouvoir, parce qu’elles sont la condition même de l’existence des sociétés, du développement et du bien-être des individus. Si vous ne pouvez gouverner en les respectant, ce n’est pas la peine de gouverner. En d’autres termes, la liberté individuelle, la liberté religieuse, le jury, le droit de réunion et de pétition, la liberté de la presse, sont, pour les Américains, des droits essentiels et inviolables. Le gouvernement est fait pour les protéger ; s’il ne peut vivre qu’en les violant, il n’est pas nécessaire qu’il vive. Le conserver en pareil cas, c’est, comme dit le poëte :


Et propter vitam, vivendi perdere causas.


Un peuple a donc le droit d’imposer au gouvernement certaines conditions qu’il est tenu de respecter.

Dans toutes les constitutions particulières des États, on avait inséré des bills des droits cela manquait à la constitution fédérale. Certaines personnes s’opposaient à cette déclaration, disant que c’était chose inutile, que la constitution la supposait. D’ailleurs on était dans une république où le peuple est souverain, et non pas dans une monarchie où cette déclaration a pour objet de lier la royauté. Il n’y avait pas de précautions à prendre contre la république. Les Américains répondaient que l’oppression des parlements était aussi redoutable que celle des rois, qu’il y en avait des exemples dans l’histoire, et que c’était contre l’oppression des majorités qu’il fallait prendre des précautions. L’observation était juste, on en tint compte.

Le second point qui intéressait l’indépendance des États fut aussi soutenu avec beaucoup de vivacité ; mais la question s’agrandit bientôt. Ce n’étaient pas seulement les États qui entendaient faire déclarer que tout ce qui n’avait pas été délégué de pouvoirs au Congrès serait réservé aux États ; c’est le peuple qui entendait que le Congrès n’aurait de pouvoirs que ceux que lui conférait la constitution.

En Amérique, on n’a jamais eu de goût pour l’abdication populaire ; on n’a jamais compris que des députés pussent déclarer que leur volonté est la volonté du peuple. On n’entend donner aux délégués de la nation que des pouvoirs limités ; la constitution est leur loi, ils n’en peuvent sortir. C’était ainsi que l’avaient compris les auteurs de la constitution, mais les Américains tenaient à ce que cela fût exprimé catégoriquement. Un bill des droits donnant des garanties aux libertés individuelles et sociales, une déclaration portant que le pouvoir des États serait respecté, et enfin la souveraineté populaire garantie par la déclaration que tout ce qui n’était pas délégué au Congrès resterait aux États et au peuple, voilà ce que l’on voulait faire insérer dans la constitution. Le Congrès s’y prêta dès le premier jour, il avait une grande raison pour s’y prêter ; il était composé de la plupart des hommes qui avaient figuré dans la Convention générale ou dans les conventions d’État ; on était engagé, on connaissait le vœu du pays et les défauts de la constitution.

Aussi le Congrès, qui s’était réuni au mois de septembre 1789, soumit-il aux États, dès le 4 mars suivant, douze amendements ; il y joignit une courte circulaire dans laquelle il disait que ces amendements avaient été universellement demandés, que le devoir du Congrès était d’accroître la confiance populaire, la confiance du pays faisant la force du gouvernement ; maxime excellente en Amérique, et qui serait bonne en tout pays.

De ces douze amendements, il y en eut deux qui furent écartés, et le pays eut raison contre le Congrès. Le premier de ces articles décidait qu’il y aurait un député par trente mille habitants, jusqu’à ce qu’il y eût cent représentants, puis un député par quarante mille habitants, jusqu’à ce qu’il y en eût deux cents. On objecta que ce n’était pas là une question à faire décider par la constitution, et on l’écarta. Le deuxième amendement décidait qu’on ne pourrait changer l’indemnité des sénateurs et des représentants avant la prochaine élection des représentants. On l’écarta également. C’était à la législation ordinaire à décider sur de pareils sujets.

Restaient donc dix amendements, qui, soumis au peuple en 1789, furent adoptés en 1791. Il fallut ce temps pour que les législatures particulières les votassent. Puis enfin, ils prirent place dans la constitution. Ce sont ces dix amendements, qui sont des additions plutôt que des changements, que nous allons examiner. Je dis que ce sont plutôt des additions, parce qu’il n’y en a pas un qui donne un démenti à la constitution. Ils forment une vraie déclaration de droits, et leur place serait plutôt en tête qu’à la suite de la constitution.

Le premier de ces amendements est ainsi conçu :

« Article Ier. — Le Congrès ne pourra établir une religion d’État ni empêcher le libre exercice d’une religion, ni restreindre la liberté de la parole ou de la presse, ni le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et de pétitionner le gouvernement pour lui demander le redressement de ses griefs. »

Ainsi liberté des Églises, liberté de la presse, droit de réunion, droit de pétition, voilà quatre droits que le peuple américain met en dehors de l’action gouvernementale ; on n’y peut toucher sous aucun prétexte. La liberté religieuse est la première, et, sur ce point, je crois que les Américains ont bien raisonné. Déjà la constitution avait décidé qu’il n’y aurait pas, comme en Angleterre, ce qu’on appelle le Test. Vous savez que, jusque dans ces derniers temps, pour être membre du parlement anglais, il fallait prêter serment à la suprématie religieuse de la reine, et que même, il y a à quelques années, il fallait communier selon le rite de l’Église anglicane pour avoir part au gouvernement. Les Américains avaient écarté cela. Ils se souvenaient de leur origine. Ils avaient quitté l’Angleterre pour fuir une Église établie, et, en consultant leur propre histoire, ils pouvaient voir qu’arrivés sous un climat nouveau, ils avaient été oppresseurs et bourreaux, après avoir été victimes et martyrs. On ne voulait plus d’oppression religieuse d’aucune sorte ; mais ce qu’on voulait et par-dessus tout, c’était mettre l’État hors de la religion, la religion hors de l’État, de façon qu’aucune secte ne pût avoir d’influence politique. Ce n’était point par haine de la religion ni par indifférence, c’était au contraire par respect même pour la conscience et pour la religion, qu’on mettait l’Église en dehors de la politique. L’Église libre dans l’Etat libre est un mot nouveau en Europe ; mais il y a soixante-quinze ans que les États-Unis ont la chose et jouissent de cette inappréciable liberté.

On s’amuse quelquefois à faire l’énumération indéfinie des sectes américaines, mais il n’y a, en réalité, que quatre ou cinq branches de la communion protestante qui se partagent le pays. Ce que voulaient donc les Américains, c’était que la religion ne pût se mêler à la politique ; car, toutes les fois qu’il en est autrement, un pays n’est pas dans les conditions normales d’un gouvernement régulier. Il y a un intérêt étranger qui divise les esprits et trouble le jeu des institutions. Ce n’est plus de la politique, c’est de la faction. Par exemple, dans le parlement d’Angleterre, il y a les députés irlandais qui sont catholiques. Le parti irlandais vote pour ou contre les ministres, suivant que le gouvernement promet de faire telle ou telle chose pour la religion catholique. Voilà ce que j’appelle un intérêt étranger et factieux ; il ne suffit plus, pour le gouvernement, d’avoir raison devant le parlement et devant le pays ; il lui faut transiger avec des intérêts particuliers, et se subordonner à une minorité. C’est un élément de discorde que les Américains voulaient écarter.

L’Amérique a résolu le problème en mettant l’Église libre dans l’État libre. C’est un des plus grands résultats que puisse obtenir un peuple par sa constitution, et j’ajoute que c’est la plus nécessaire de toutes les réformes, car c’est à la liberté religieuse que tiennent toutes les autres. Il y a dans les pays catholiques un reste du mélange de l’Église et de l’État qui trouble toutes les relations. L’Église, par un souvenir de son ancienne souveraineté, voudrait reconquérir une influence politique ; l’État, de son côté, voudrait faire du prêtre un fonctionnaire et de l’Église un instrument ; on arrive ainsi à des conflits qui compromettent la religion aussi bien que la liberté. Le jour où l’Église est libre, au contraire, elle demande la liberté de l’enseignement ; car ce n’est pas une véritable liberté pour elle que d’avoir le droit d’ouvrir des temples, si dans ces temples on lui envoie des enfants élevés dans des principes qui ne sont pas les siens. Il lui faut aussi la liberté d’association, la liberté de réunion, la liberté de la parole, qui aujourd’hui est devenue la liberté de la presse ; si bien qu’en réalité le point essentiel, la pierre angulaire de la liberté, c’est la liberté religieuse qui certainement profiterait plus que toute autre chose à cette Église qui trop souvent la combat, sans savoir ce qu’elle fait.

Après la liberté religieuse vient la liberté de la presse. Les Américains y étaient habitués depuis longtemps. Ils la voulaient entière et complète ; mais remarquez qu’en disant que le Congrès ne toucherait pas à la liberté de la presse, les Américains n’entendaient pas qu’on ne punirait point les excès de la presse. La seule signification de ce mot, c’est qu’on ne peut pas prendre de mesures préventives contre la presse. Ainsi donc, si un État particulier ou le Congrès voulait établir le cautionnement, un droit de timbre sur les journaux, l’autorisation, la censure, l’avertissement, et tout ce qu’on peut imaginer pour étouffer l’opinion, sous le prétexte chimérique de lui ôter la liberté du mal et de ne lui laisser que la liberté du bien, la Cour fédérale déclarerait la loi contraire à la constitution ; mais, quant aux mesures répressives, il en existe dans les États particuliers, et le Congrès pourrait faire une loi contre les excès de la presse sans sortir de son droit. La licence de la presse n’est pas la liberté de la presse : c’est au contraire le privilège de l’injure et de la calomnie, c’est un ferment de discorde, et à coup sûr un délit. Sur ce point, permettez-moi de faire une réflexion. Toutes les fois qu’on parle chez nous de liberté, il y a des gens qui s’écrient : Mais l’excès ! — L’excès n’est pas la liberté. — Mais où trouver le point de partage entre l’usage et l’abus ? — Ce point, on l’a cherché bien loin, il est près de nous : c’est la responsabilité. Otez la responsabilité, la liberté est pour chacun le droit de tout faire suivant son caprice, c’est la définition même de la tyrannie. La seule différence qui existe entre la tyrannie et la liberté, c’est que la tyrannie n’est pas responsable, et que la liberté entraîne la responsabilité.

Venait ensuite le droit de réunion et de pétition. Le droit de réunion existait aussi de vieille date en Angleterre ; de là il était passé en Amérique. En Angleterre, dès qu’on croit avoir à se plaindre, on s’assemble et on crie. Chez John Bull c’est affaire de tempérament. Quand il a bien crié, il se calme. Est-ce une maladie particulière au peuple anglais et au peuple américain ? La chose, au contraire, me paraît toute naturelle. Je crois qu’il en est ainsi chez tous les peuples. N’avez-vous pas remarqué que lorsqu’une personne a du chagrin, lorsqu’une femme a perdu son mari, par exemple, il vient toujours une foule de bonnes amies qui s’efforcent de persuader à la veuve de la veille de ne pas pleurer. C’est le moyen de faire durer son chagrin plus longtemps. Laissez-la pleurer, et par la force des choses ses larmes s’arrêteront. C’est là un phénomène naturel : laissez un peuple se plaindre, ce sera exactement comme une femme qui pleure, il se calmera naturellement.

Le second amendement concerne le port d’armes et la milice.

« Art. II. — Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, on ne touchera pas au droit qui appartient au peuple d’avoir et de porter des armes. »

C’est avec la milice plus qu’avec l’armée régulière que l’Amérique avait soutenu la guerre contre l’Angleterre, et le droit d’être armé était une de ces vieilles libertés que les Américains étaient heureux d’inscrire dans leur constitution pour que personne n’y touchât. L’idée américaine, c’est l’idée antique : un peuple n’est sûr de ses libertés que s’il peut les défendre lui-même, que s’il a des armes. De plus, les Américains, comme les Anglais, avaient une grande antipathie pour les armées permanentes. Or, quand on ne veut pas avoir d’armée permanente, il n’y a qu’un moyen de s’en passer, c’est d’avoir un peuple qui sache porter les armes, et où l’on puisse trouver, le moment venu, des volontaires capables de défendre le pays. La guerre actuelle ne prouve que trop que les miliciens font à l’occasion d’excellents soldats.

Le troisième amendement concerne les quartiers militaires :

« Art. III. — En temps de paix, nul soldat ne sera logé dans une maison sans le consentement du propriétaire. En temps de guerre, il n’y sera logé que de la façon qui sera réglée par la loi. »

C’est là une disposition que dans beaucoup de provinces de France on accepterait avec joie ; mais il semble au premier abord qu’elle ne soit pas à sa place dans une constitution. Il y avait une raison particulière pour donner cette satisfaction aux Américains en l’insérant dans l’acte constitutionnel : c’est que, dans les derniers temps de la domination anglaise, ces logements militaires avaient été un moyen d’oppression de la part de la Grande-Bretagne. On avait installé les soldats chez les habitants et contrarié singulièrement les Américains sur le droit de port d’armes, c’était en quelque sorte un droit rétrospectif qu’on inscrivait dans la constitution.

Après ces trois amendements vient une série de cinq amendements qui concernent la liberté individuelle. Le premier interdit les general warrants ou mandats d’amener en blanc, qui ne concernent pas une personne déterminée et qui permettent d’aller faire une perquisition chez vous, chez moi, sans que ni vous ni moi soyons le moins du monde accusés d’un crime déterminé. Ce qui fait le droit du gouvernement, c’est sa crainte ou ses soupçons.

Ces general warrants ont subsisté longtemps dans la constitution anglaise comme un intolérable engin d’oppression ; ce n’est qu’au moment où l’Amérique faisait sa constitution que cette question fut tranchée dans le sens de la liberté, lors du fameux procès de Wilkes.

Jusque là, quand le gouvernement était inquiet, on s’était cru le droit de dire en Angleterre comme sur le continent : « Voilà telles ou telles personnes qui peuvent faire partie d’une société secrète. Entrons de force chez elles, ouvrons leurs tiroirs, fouillons leurs papiers, nous verrons après si elles sont coupables. » C’est contre cet abus que la constitution américaine proteste dans les termes suivants :

« Art. IV. — On ne violera pas le droit qui appartient au citoyen d’avoir la sécurité de sa personne, de sa maison, de ses papiers, de ses effets et d’être à l’abri des recherches et des saisies sans motif. Il ne sera décerné de warrant (ou mandat) que sur cause probable, soutenue par serment et affirmation, et il contiendra la description détaillée du lieu de la recherche, et des personnes ou objets à saisir. »

Cet article ne désarme pas la justice, mais il l’oblige à suivre des formes protectrices de la sécurité individuelle. En Amérique, comme en France, on peut entrer dans le domicile du citoyen et y chercher des papiers compromettants ; seulement il faut qu’il y ait une plainte déposée contre la personne chez qui la perquisition a lieu. Ainsi voilà, par exemple, M. Nicolas qui est accusé de faire partie d’une société secrète ; si la personne qui l’accuse confirme par serment sa dénonciation, on délivrera un mandat nominatif en vertu duquel on arrêtera M. Nicolas ; mais on ne pourra profiter de l’occasion pour arrêter M. Pierre, M. Jacques, qui ne sont point accusés. La justice agira, mais non la police.

« Art. V. — Personne ne sera tenu de répondre à l’accusation d’un crime capital ou infamant, à moins qu’il n’y ait dénonciation (presentment) ou accusation (indictment), faite par un grand jury. »

Vous savez qu’en Angleterre personne ne peut être traduit aux assises avant d’avoir comparu devant un grand jury composé de douze personnes, douze propriétaires en général. Il faut que ce grand jury, prononçant sur l’accusation qui lui est déférée, déclare que cette accusation lui paraît bonne, pour que l’accusé puisse être envoyé devant le petit jury ou jury de jugement[1]. Mais il y a cependant un autre moyen de citer les individus devant le petit jury et de se passer du grand jury. C’est ce qu’on appelle l’information.

Il est permis à l’attorney général, dans des procès tels que les procès de presse ou autres de nature semblable, de suivre une procédure qui lui permet de traduire directement l’accusé devant le petit jury. C’est contre cet usage ou cet abus qu’a voulu protester la constitution américaine, en établissant en principe que nul ne peut être condamné qu’après avoir été mis en accusation par un grand jury et jugé par un jury de jugement.

Cet article ajoute que, pour la même offense, personne ne sera mis une seconde fois en jeopardy, c’est-à-dire au hasard de sa vie et de ses membres. Ce mot de jeopardy, qui a embarrassé les jurisconsultes anglais, est tout simplement un vieux mot français mal prononcé ; c’est le mot jeu parti, enjeu ou hasard.

C’est un principe reçu par toutes les jurisprudences, qu’on ne peut juger deux fois un homme pour un même crime, ni faire deux fois un procès pour une même affaire entre les mêmes parties. Mais il y avait une raison particulière pour que cette maxime fût insérée dans la constitution américaine, c’est que dans cette union formée de treize États, il pouvait arriver fréquemment que des individus fussent accusés en deux États à la fois. Ainsi, par exemple, j’ai tiré, en Virginie, un coup de fusil sur un homme qui demeure dans le Maryland, je puis être jugé dans les deux pays ; il était donc nécessaire de prendre des précautions légales contre la possibilité de ce double jugement.

Un homme peut encore être coupable d’un crime qui soit à la fois un crime contre les particuliers et contre le gouvernement du pays ; ou contre le gouvernement fédéral et les gouvernements d’États ; par exemple, l’attaque d’une malle-poste. C’est un crime puni par les lois fédérales que d’attaquer une malle-poste, mais il peut être en même temps poursuivi par les États particuliers pour qui c’est un crime d’attaquer une voiture.

Il y avait donc double raison pour que cette maxime fût inscrite dans la constitution.

L’article dit encore : que « dans aucun procès criminel personne ne sera tenu d’être témoin contre soi-même, et que personne ne perdra sa vie, sa liberté, ou sa propriété sans forme de procès. » Sauf la première clause, c’est le droit commun des peuples civilisés.

Mais vous remarquerez qu’en Amérique personne n’est tenu de témoigner contre soi-même ; l’accusé n’est point obligé de répondre si on ne fournit pas de preuves contre lui. C’est un droit que la constitution lui reconnaît. L’accusé est défendeur, c’est à l’accusation de tout prouver. Ce principe vient d’Angleterre, où il est considéré comme une des plus sûres garanties de la liberté. Enfin l’article ajoute qu’on ne pourra prendre une propriété privée pour l’usage public sans une juste compensation ; c’est l’expropriation pour cause d’utilité publique. Ce mot compensation sonne mieux à mon oreille que le mot indemnité qui semble indiquer une faveur et presque une aumône.

Du reste, c’est à l’Angleterre et à l’Amérique que nous avons pris le jury d’expropriation.

Le sixième article décide que :

« Dans toute poursuite criminelle, l’accusé aura droit à être jugé (tried) promptement et publiquement par un jury impartial, pris dans l’État et le district où le crime a été commis.

« Il aura droit d’être informé de la nature et de la cause de l’accusation, d’être confronté avec les témoins à charge, d’assigner des témoins à décharge, et d’être assisté d’un conseil pour sa défense. »

Tout cela, ce sont des libertés anglaises qu’on a mises en dépôt dans la constitution, pour y être en quelque façon sanctifiées.

Le septième article est particulier aux Anglais, il me serait difficile de vous l’expliquer en détail ; il concerne le jury civil pour lequel les Américains ont un amour très-vif, auquel les Anglais se sont montrés aussi très-attachés, mais qu’aujourd’hui en Angleterre on abandonne peu à peu, parce qu’on peut avoir de meilleures garanties de justice avec des juges ordinaires.

L’article VIII nous ramène au droit criminel.

« Art. VIII. — On n’exigera point de cautions excessives ; on n’imposera point d’amendes excessives ; on n’infligera pas de châtiments cruels et inusités. »

C’est la copie du bill des droits de 1689. C’est un anathème contre la torture qui, en France, a duré jusqu’en 1788, malgré les chaleureux écrits de Voltaire contre cette horrible institution.

Quant aux autres points : « on n’imposera pas de cautions ni d’amendes excessives, » ce sont des dispositions fort sages. Vous savez que dans la plupart des cas criminels, la justice peut accorder la liberté sous caution. Mais qu’entend-on par « excessives ? » car ce qui est excessif pour les uns peut être modéré pour les autres ? Si on demande trois mille francs à un ouvrier, cela peut être excessif ; mais si on demande trois mille francs à une personne qui a deux cent mille livres de rente, et qui menace de faire banqueroute, cela n’est pas excessif. En Amérique, l’individu qui se croit lésé, l’ouvrier à qui vous demandez trois mille francs, et qui trouve cette caution excessive, peut s’adresser aux tribunaux fédéraux. Il se trouve donc un tribunal pour juger la justice elle-même. En fait, les cautions en Amérique, comme en Angleterre, sont modérées et à la portée de chacun.

Voilà le bill des droits.

Les neuvième et dixième amendements répondent à ce scrupule que je vous ai signalé chez les Américains, en ce qui touche aux pouvoirs du Congrès et aux limites qu’ils ont entendu lui assigner.

« Art. IX. — Dans la constitution, l’énumération de certains droits ne sera pas entendue de manière à nier ou affaiblir les autres droits que le peuple s’est réservés. »

« Art. X. — Les pouvoirs que la constitution ne délègue pas aux États-Unis, ou n’interdit pas aux États, sont réservés à chaque État respectivement, ou au peuple. »

Ainsi il n’est pas permis au Congrès de dire : « La constitution réserve au peuple le droit de se réunir, mais elle ne parle point du droit de s’associer ; nous permettons les réunions publiques, mais nous défendons l’association. »

En Amérique on raisonne en sens contraire. La loi ne parle pas du droit d’association, c’est un droit que le Congrès ne peut régler ; le peuple se l’est réservé ; vous ne pouvez interpréter la constitution de manière à diminuer la liberté.

En d’autres termes, toutes les fois que la constitution ne dit pas : « Tel droit n’appartient pas aux États, » par exemple : « Il est interdit aux États de faire du papier-monnaie, » voici comment on raisonne en Amérique : « La constitution autorise le Congrès à faire telle chose, elle est muette sur tel point ; donc, en ce point, le droit appartient au peuple ou aux États, attendu que le silence de la loi profite au peuple et aux États. Ce silence prouve qu’ils n’ont point abandonné leur droit en faveur de l’Union. » Il en est de même pour les constitutions particulières ; tout ce qui n’est pas délégué à l’État est réservé au peuple.

Vous voyez combien ces deux amendements donnent un caractère spécial à la constitution. Aux États-Unis, tous les pouvoirs sont délégués, on ne peut les étendre ; le Congrès doit se renfermer dans la lettre de la loi. Loin de vouloir déléguer au Congrès toute la puissance du pays, on a pensé au contraire à l’enfermer dans un cercle qu’il ne puisse pas franchir. C’est le contraire chez nous. Par exemple, la constitution de 1848 déclare que le peuple français délègue le pouvoir législatif à une assemblée unique. Il n’y a aucune restriction. Voilà donc une assemblée qui fera de nous ce qu’elle voudra, et qui pourra légalement, sinon constitutionnellement, déporter les citoyens sans les faire juger par un jury. Où est la garantie de la liberté ? Et chez nous qu’est-ce que la loi ? Nous la définissons comme faisait la constitution de l’an III : la volonté générale exprimée par la majorité des citoyens ou de leurs représentants. C’est là une grande erreur, car les représentants ne sont pas toujours les représentants de la majorité du pays. Vous leur donnez ainsi un pouvoir absolu ; vous admettez que toutes les usurpations qu’ils peuvent se permettre sont l’expression de la volonté populaire. Aussi quand vous défendez la liberté de votre conscience, vos libertés individuelles, on vous dit : « la nation veut cela, » et ce mot vous écrase. Non, il n’est pas vrai que la nation veuille cela ; les représentants ne sont pas la nation, ils sont les mandataires de la nation : À ce titre il faut les charger d’exercer une certaine portion de pouvoir ; mais leur donner une autorité illimitée, c’est constituer le despotisme, et le despotisme législatif n’est qu’une des plus mauvaises formes de la tyrannie. C’est la tyrannie sans responsabilité.

Vous voyez comment ce droit de la souveraineté populaire, placé sous la garantie de la constitution, est fait pour que chaque député se tienne dans ses devoirs et n’oublie jamais qu’il est le mandataire de ses électeurs.

Il est très-commode de dire : « Je suis le député de chaque électeur pris individuellement, donc je suis le souverain. » C’est l’histoire de la servante du curé qui dit le premier mois : « les poules de M. le curé ; » le second mois : « nos poules, » et le troisième : « mes poules. » En Amérique, il faut toujours dire : « les poules de la nation. »

Tels sont les dix amendements qui furent ajoutés à la constitution en 1789, et adoptés en 1791.

Depuis lors il y a eu deux autres amendements faits à la constitution. Il y en a un qui fut proposé en 1794 et adopté en 1798. L’autre est de 1802.

Ces deux amendements, je vous en donnerai seulement l’analyse.

Lorsqu’on forma le pouvoir judiciaire des États-Unis, on voulut que lorsqu’il y aurait un procès entre deux États, il fût porté devant la Cour fédérale ; de même on décida que lorsqu’un citoyen poursuivrait un citoyen d’un autre État, ce serait aussi la Cour fédérale qui jugerait.

On avait même décidé que lorsqu’un citoyen poursuivrait un État qui ne serait pas le sien, l’affaire serait renvoyée à la Cour fédérale. Ce dernier point avait blessé les États ; ils disaient : « Quand nous sommes demandeurs, on conçoit que l’individu que nous attaquons ne vienne pas plaider devant nous ; mais quand on nous assigne, qu’on vient nous faire un procès, il semble que le respect de la souveraineté qu’on nous a laissée, exige que nous jugions sur notre propre terrain. »

Le onzième amendement décida donc que, lorsqu’un citoyen poursuivrait un État, c’est la juridiction de cet État qui jugerait.

Le douzième amendement a été adopté en 1802. Dans la constitution il y avait une lacune. On avait dit qu’on mettrait deux noms dans l’urne pour nommer un président et un vice-président, mais on n’avait pas dit comment on distinguerait le président et le vice-président. L’idée du législateur avait été qu’en prenant les deux noms qui avaient le plus de voix, on aurait ainsi pour les deux premières fonctions de l’État les deux hommes les plus populaires de l’Amérique.

On n’avait pas songé à l’égalité possible des suffrages ; il suffisait cependant que les mêmes électeurs s’accordassent sur deux noms, pour que les deux candidats eussent le même nombre de voix, sans qu’on pût distinguer à qui appartenait la primauté. C’est ce qui arriva en 1801 pour Jefferson et Aaron Burr. Suivant toute apparence, c’était Jefferson qu’on avait voulu nommer président ; mais en droit, il n’y avait pas d’élection, chacun des candidats ayant réuni le même nombre de voix, et chacun ayant la majorité légale. C’était à la Chambre des représentants que revenait l’élection. Les partis étaient très-animés, ce fut à qui ne céderait pas. Il fallut trente-six tours de scrutin pour décider que Jefferson serait président. Pour éviter le retour d’une semblable difficulté, on fît un amendement pour décider qu’on voterait par scrutin et par bulletin séparé pour la nomination du président et pour celle du vice-président. C’est là le dernier amendement qu’on ait fait à la constitution.

Il est probable que nous sommes destinés à en voir d’autres. Aujourd’hui il y en a un qui est demandé par tout le monde : c’est l’abolition de l’esclavage[2]. En outre, un jour ou l’autre, il est possible qu’on prolonge la durée des fonctions du président, en le déclarant non rééligible, comme on l’a fait dans les États confédérés. Il y a eu de tels abus, sous le général Jackson, qu’il sera, je crois, très-sage d’imiter ce qu’on a fait dans la confédération du Sud, d’élire le président pour six ans et de le déclarer non rééligible. Il se peut aussi que, dans un temps plus ou moins éloigné, et dans le Nord comme dans le Sud, on donne aux membres du cabinet le droit de venir dans les chambres. En d’autres termes, on s’aperçoit, en Amérique, qu’un président nommé pour quatre ans, sans ministres responsables devant les chambres, donne moins de garantie au respect de la volonté populaire, aux idées d’amélioration, que le système anglais, où le ministère est sans cesse sous la main du parlement. C’est une façon d’avoir une certaine influence sur le président, et de ne pas tomber dans cet inconvénient d’avoir, pendant quatre ans, un président qui peut tenir le Congrès en échec.

C’est ici que finit l’histoire de la constitution, et en même temps, à mon grand regret, le cours de cette année.

Quelles sont les raisons qui m’ont décidé depuis trois ans à m’occuper des États-Unis ?

Il y en a d’abord une que j’avoue très-sincèrement, c’est l’intérêt que je prends aux États-Unis, à cette grande république si indignement calomniée depuis le commencement de la guerre actuelle.

Je ne sais ce qu’on n’a pas dit pour affaiblir une des plus grandes choses que j’aie vues dans le monde, un peuple qui se lève pour défendre la patrie ! On a dit : « Ce n’est pas une patrie, les États-Unis, c’est une confédération ; les États peuvent se séparer quand ils veulent. » Voilà ce que je nie. En 1788, le Sud a adopté la constitution sans esprit de retour. Nous avons vu qu’elle a été faite pour et par le peuple américain ; que Patrick Henry se plaignait qu’on lui eût imposé une union au lieu d’une confédération ; et si vous voulez lire les solennels adieux de Washington, vous y verrez que l’Union est le palladium de la liberté, que quiconque osera l’attaquer doit être déclaré traître, que là est le salut de l’avenir ; en d’autres termes, que la constitution a été faite par et pour un grand peuple, tout aussi patriote et tout aussi amoureux de l’unité nationale que le sont les Français et les Anglais. Quel est donc, sur le nouveau continent, l’homme qui ne se glorifie d’être citoyen américain ?

J’ai voulu aussi, je l’avoue, rendre justice à des institutions admirables, à la durée desquelles nous avons plus d’intérêt que nous ne pensons. On parle de la solidarité des peuples, j’y crois beaucoup. Ce n’est pas que je pense que nous devions être constamment en guerre pour tous les peuples du monde ; mais je sens que nous sommes solidaires du bien qui élève et du mal qui accable les autres nations. Nous souffrons quand le despotisme grandit dans un pays et que la liberté faiblit dans un autre. Il est impossible que la Russie soit un pays despotique sans que l’Allemagne ne soit menacée, et qu’en France la liberté ne s’en ressente ; et il est impossible qu’il y ait par delà les mers un grand pays de trente millions d’habitants qui jouisse de la liberté sans que l’Europe n’en éprouve le contre-coup. Dans un siècle de publicité, croyez-vous qu’une nation qui voit un peuple s’enrichir par la liberté commerciale s’en tiendra longtemps à une admiration platonique ? Non, il lui faudra sa part de cette vérité nouvelle qui enfante la prospérité. Il en est de même pour la liberté politique. S’il est vrai qu’elle donne la paix, la moralité, la richesse, pourquoi donc en laisserions-nous le monopole à des peuples qui ne sont ni mieux doués, ni plus généreux que nous ?

Enfin, il y a une dernière raison. Je pensais surtout à mon pays, à la France. Les peuples ne sont pas faits pour vivre dans l’isolement ; il leur faut apprendre à se connaître et à s’estimer les uns les autres. Ce n’est pas seulement pour les choses matérielles que les peuples gagnent à commercer ; il y a aussi un commerce d’idées qui est plus nécessaire que tous les autres, et c’est dans celui-là surtout que l’échange fait la fortune des deux parties.

J’ai pensé, dès le premier jour, au danger de cette étude. Quand on parle des peuples étrangers pour en faire l’éloge, on blesse, en France, certaines susceptibilités. Nous avons, en France, des gens très-honorables qui, à tout éloge de l’étranger, à toute critique de nos défauts (car nous en avons), sont toujours prêts à vous répondre : « Je suis Français. » On appelle cela du chauvinisme, quand on n’est pas poli ; mais quand on est poli, cela s’appelle un excès de patriotisme, ce qui veut dire aveuglement ou ignorance. Au fond cela n’est pas sérieux. Est-ce que dans toutes les branches de l’activité humaine nous ne sommes pas sans cesse occupés à chercher ce que nous pouvons imiter ? En peinture, nous faisons étudier par nos jeunes artistes les chefs-d’œuvre de Raphaël. Nous avons l’école de Rome » Qu’est-ce que nous allons faire à Rome, sinon nous assimiler les grands peintres de la Renaissance ? Ces peintres ne sont pas Français. En sculpture, en architecture, nous faisons de même, nous envoyons nos jeunes sculpteurs en Grèce. Phidias est-il Français ? En est-il moins notre maître ? Nous allons en chemin de fer, c’est un Anglais qui a inventé les chemins de fer ; en bateau à vapeur, c’est un Américain qui l’a créé. Est-ce que nous allons dire aux Anglais : nous sommes Français, nous ne voulons pas de vos chemins de fer ? aux Américains : nous sommes Français, nous ne voulons pas de vos bateaux à vapeur ? Non, nous faisons mieux ; nous empruntons à nos rivaux ces inventions qui les enrichissent. Nous les transformons, nous avons des bateaux à vapeur qui sont français, des chemins de fer qui sont français, et un beau jour nous perfectionnons ces inventions que nous empruntent à leur tour les Américains et les Anglais. Le monde est ainsi un lieu d’échanges perpétuels, où le génie d’un peuple profite à tous, et où tous profitent du progrès de chacun, à la seule condition de ne pas se cantonner dans leur ignorance et leur vanité.

Eh bien, il y a des peuples mieux servis par la fortune, par les événements, par leur sagesse peut-être, et qui ont su faire de la liberté politique quelque chose de durable et de fécond. Voilà ce que j’ai cherché en Amérique. Voilà un pays qui a prospéré à l’abri d’une constitution tellement respectée, que, dans la guerre civile, chacun se la dispute. Il y a là un grand enseignement ; j’ai voulu vous signaler les mérites de cette constitution et les défauts des nôtres. En agissant ainsi, je ne crois pas avoir été mauvais patriote, et l’attention avec laquelle vous m’avez toujours écouté m’a confirmé dans cette conviction. Ce que je veux, c’est faire de la France le modèle des nations, en politique comme dans le reste. Nous avons été souvent les premiers par les armes, les lettres, les arts ; pourquoi ne serions-nous pas les premiers par la liberté ?


  1. S’il y a flagrant délit, ou notoriété publique, le grand jury peut mettre directement en accusation par dénonciation (presentment).
  2. Il a été volé par le Congrès et adopté par le pays en 1866.