Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 12

Charpentier (3p. 288-314).
DOUZIÈME LEÇON
division des pouvoirs. — question des deux chambres.

Messieurs,

Nous avons fait l’histoire de la convention fédérale qui devait réformer la confédération, et je vous ai tracé les portraits des principaux personnages qui prirent part aux discussions de cette assemblée. Nous abordons aujourd’hui l’examen de la constitution elle-même : naturellement, je ne vous en ferai plus l’histoire, ou, pour mieux dire, je rapprocherai les discussions qui ont eu lieu sur chaque sujet déterminé. Peu nous importe que dans la convention fédérale on ait pris une question, qu’on l’ait ajournée ensuite pour y revenir plus tard. Ce qui nous intéresse, c’est d’étudier les grands principes de la constitution américaine, de savoir pourquoi on les a adoptés, puis enfin de comparer ce qui a été fait en Angleterre et en Amérique avec ce qui a été fait en d’autres pays. Désormais donc notre exposé sera systématique.

Aujourd’hui nous abordons deux questions qui se tiennent beaucoup plus étroitement qu’on ne le croit d’ordinaire, et qui en Amérique ne soulevèrent pas de difficultés : c’est la division des pouvoirs et le partage du Corps législatif.

La division des pouvoirs se trouve en tête de toutes les chartes depuis quatre-vingts ans. Partout on proclame que la première condition de la liberté, c’est que le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire soient séparés. Nos constitutions expriment presque toutes ce principe avec une grande vivacité. En Angleterre et en Amérique, c’est également un lieu commun. Montesquieu, dans son fameux chapitre sur la constitution d’Angleterre, est le premier Français qui ait montré l’importance de cette distinction. Si un même individu, dit-il, peut faire les lois comme délégué de la nation, les appliquer comme juge et les exécuter comme souverain, cet homme a le despotisme dans la main, et, suivant l’expression de Montesquieu, tout est perdu[1] : Quand nous voulons, en effet, donner une définition du despotisme, nous n’en trouvons pas d’autre que celle-ci : la souveraineté concentrée dans une seule main. Un despote est un homme qui peut tout faire sans avoir à rendre compte de ses actions à personne. Cette observation de Montesquieu avait été développée en Angleterre par Blackstone, et par un auteur qui, au dernier siècle a joui d’une assez grande réputation, Paley, dans sa Philosophie morale et politique. Aux États-Unis cette doctrine était universellement reçue sans qu’on l’eût tirée de Montesquieu. C’était la tradition anglaise, elle était acceptée comme article de foi.

À cet égard, nous avons les déclarations les plus fermes de Jefferson, de Samuel Adams, de Madison, d’Hamilton. Tous répètent que la définition du despotisme, c’est la concentration de la souveraineté. Enfin, les législateurs du Massachusetts inscrivaient en tête de leur constitution : « Nous voulons que les pouvoirs soient séparés, car nous voulons qu’au Massachusetts ce soient les lois qui règnent et non les hommes. »

Ce principe, proclamé par toutes les constitutions libres, n’est plus contesté en théorie ; mais en pratique il en est tout autrement, et quand on examine de plus près la question, on s’aperçoit qu’elle est loin d’être sans difficultés. Qu’entend-on par cette séparation des trois pouvoirs ? Suffit-il d’écrire sur un parchemin que le pouvoir législatif se tiendra à sa place, le pouvoir exécutif à la sienne, et que le pouvoir judiciaire n’empiétera pas sur le domaine de la loi ? Que de fois nous avons proclamé ces belles maximes, et que de fois les pouvoirs exécutif et législatif ont dépassé leurs limites ! Il faut donc des garanties qui maintiennent ces pouvoirs à leur place ; mais leur division même, quelle est-elle ? Est-ce une division parfaite, une séparation absolue ? Jamais le pouvoir exécutif ne doit-il s’immiscer dans la confection des lois ? Le pouvoir judiciaire n’a-t-il jamais le pouvoir législatif ? Les chambres ne doivent-elles jamais se mêler de l’administration ? ou veut-on dire simplement qu’il ne faut pas qu’un seul et même individu ait tous les pouvoirs dans la main ? Si l’on cherche dans l’histoire un gouvernement où ces trois pouvoirs aient été nettement séparés sans jamais se mélanger plus ou moins les uns avec les autres, il est assez étrange qu’on ne le trouve nulle part. À l’époque où Montesquieu, Paley et Blackstone écrivent et professent ces principes acceptés par tous les Anglais, ils sont en face d’une constitution où le roi fait partie du parlement ; où les chambres ont une action très-grande sur l’administration ; où la chambre des communes peut accuser tous les hauts fonctionnaires et les renvoyer devant la chambre des lords qui les juge ; où enfin, tous les jours et avec l’appui de l’opinion, les juges font la loi.

Si donc on veut suivre ce principe avec l’absolu de la logique française, on arrive à cette conséquence qu’on a trouvé en Angleterre une théorie qui n’y a jamais été appliquée. C’est au contraire une maxime constante en Angleterre que le parlement, l’ensemble du pouvoir législatif, est composé de trois éléments : le roi, la Chambre des lords et la Chambre des communes ; le roi, suivant l’expression consacrée, est la tête, le principe et la fin du parlement. Rex est caput, principium et finis parliamenti. En Amérique, nous trouvons la même chose. Le principe est appliqué de la même façon. Le président a un droit de veto. Le veto, il est vrai, n’est que suspensif, mais il n’en donne pas moins au pouvoir exécutif une certaine part du pouvoir législatif. La justice a, de son côté, une part de l’autorité législative. Comme en Angleterre, comme autrefois à Rome, les précédents des cours font loi. Enfin, le Sénat a une part du pouvoir exécutif, car on ne peut nommer d’ambassadeurs ni de ministres sans son aveu. Il ne faut donc pas admettre ce principe de la division des pouvoirs avec une rigueur qui a toujours été démentie par les faits. Ce fut là l’erreur de la Révolution, et en général c’est la faute de l’esprit français de traiter les théories politiques comme des vérités mathématiques, et de leur prêter un absolu qu’elles ne comportent pas. Mounier, à l’Assemblée constituante, avait bien indiqué qu’en Angleterre les pouvoirs n’étaient pas si complètement séparés qu’on le prétendait, et il avait dit avec un sens profond : « Pour que les pouvoirs restent à jamais divisés, il ne faut pas qu’ils soient entièrement séparés ; » en d’autres termes, il faut que chacun ait sa province, mais il ne faut pas un isolement absolu.

Tout au contraire, les théoriciens révolutionnaires, — j’emploie ce mot sans y attacher ni bonne ni mauvaise acception, pour désigner les logiciens de l’école de Rousseau, — voulaient que les pouvoirs fussent absolument divisés pour que les peuples fussent libres. C’était, suivant eux, la guerre des pouvoirs qui permettait à la liberté de se développer : chose difficile à comprendre, car, quand les pouvoirs se querellent, il y a nécessairement des victimes. C’est quelquefois la royauté ou la chambre, mais c’est toujours le peuple. La division des pouvoirs n’est donc qu’une simple vérité d’observation ; elle n’a qu’une valeur relative, et se réduit à ceci : il faut que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ne soient pas entièrement et tous ensemble dans la même main, mais cela ne doit pas empêcher que le pouvoir exécutif ait une part de la législation, que le pouvoir législatif ait une influence sur l’administration, ni même que le pouvoir judiciaire supplée, au besoin, à l’insuffisance des lois. Cette prétendue confusion est tellement nécessaire, que là où on établit la séparation absolue, on arrive aux résultats les plus étranges, comme le prouve malheureusement notre histoire.

Que dit en effet l’expérience ? c’est que l’effet nécessaire de cette parfaite division n’est pas de maintenir l’équilibre, mais de donner à l’un des trois pouvoirs la prépondérance. La séparation absolue, c’est la guerre entre les pouvoirs. Pour que chacun d’eux reste dans ses limites, il faut qu’il soit tempéré, c’est-à-dire jusqu’à un certain point partagé.

Écartons le pouvoir judiciaire qu’il sera toujours aisé de faire rentrer dans l’ordre, dominé qu’il est par le pouvoir législatif ou par le pouvoir exécutif. Supposons que la Constitution ait entièrement séparé les deux pouvoirs exécutif et législatif, et voyons ce qui arrivera. Nous en avons deux exemples dans notre histoire, le premier Empire et l’Assemblée constituante.

Je renverse les dates, pour mieux vous faire sentir que la division absolue n’est pas moins profitable au despotisme d’un homme qu’à celui d’une assemblée. Sous l’Empire, il y a un pouvoir exécutif tout-à-fait indépendant du pouvoir législatif. On a tout calculé pour que les chambres ne puissent se mêler de rien autre chose que du vote des lois. Demandez-vous si l’Empire a eu un gouvernement libre ? Et cependant, théoriquement, tous les principes sont observés. Sieyès a passé par là. Ni le Corps législatif ni le Sénat n’ont aucune influence sur les affaires. Cela est logique ; mais cela suffit pour qu’au lieu d’avoir la liberté, on ait l’Empire.

Jugeons maintenant l’autre système, celui qui fut en vigueur de 1790 à 1791.

La Constitution isole complètement les pouvoirs ; le roi n’a qu’un veto suspensif, l’Assemblée a la pleine autorité législative. Cela suffit pour que seule elle soit souveraine. Le roi est un fantôme, c’est l’Assemblée qui décide de la paix et de la guerre, crée les assignats, fait la constitution civile du clergé ; en un mot, tout est dans ses mains. Est-ce là un gouvernement libre ? Descendons plus bas, arrivons à la Convention. Elle n’a aussi que la puissance législative, mais avec cette puissance que rien ne limite, elle s’empare de tout et supprime la royauté ! Rien ne lui semble plus naturel que de prendre la dictature. Or, la dictature est un mot élégant pour désigner une vilaine chose, le despotisme.

Une fois maîtresse de l’autorité législative et exécutive, la Convention prend également le pouvoir judiciaire, et je ne connais pas d’exemple plus frappant et plus triste de cette usurpation que le procès de Louis XVI. Je n’entre pas au fond de la question ; je me borne, comme jurisconsulte, à examiner le droit, à vous montrer comment, avec la pleine souveraineté législative, on a tout dans la main, et comment disparaissent toutes les garanties des citoyens. Aux termes de la Constitution de 1791, le roi n’était pas responsable, on ne pouvait donc l’inquiéter pour le passé ; mais on fait une loi rétroactive, et on le déclare responsable. Pour juger les accusés, il y avait une très-belle loi, celle du 10 février 1791, qui réglait le droit criminel. Il fallait, en vertu de cette loi, envoyer le roi devant le jury ; la Convention se constitue en tribunal par un décret. Devant la justice ordinaire, ce n’eût pas été le même juge qui eût instruit l’affaire et qui eût prononcé le verdict. C’est la garantie de la liberté. Si les juges d’instruction jugeaient l’accusé, il est clair que les prévenus auraient peu de sécurité. La Convention se déclare chambre d’accusation et jury de jugement. Voilà toutes les formes violées. Vient le moment de prononcer la condamnation du roi. Il y avait cette loi libérale de 1791 qui défendait de condamner un homme qui avait pour lui le quart des voix du jury. Cela suffisait pour sauver le roi. Il fallait se débarrasser de la loi commune ; la Convention redevient assemblée législative, et décide que pour le jugement de roi, comme pour une loi ordinaire, la simple majorité suffit. Cette majorité, on ne l’a même pas. Un certain nombre de membres ont voté la mort, mais sous condition de l’appel au peuple ; un nouveau décret législatif supprime cette condition, et, au lieu de donner le bénéfice de ces votes à l’accusé, les compte pour la mort.

En un mot, il n’y a pas une forme, une garantie qui ne soit foulée aux pieds, c’est la passion seule qui règne, la justice est étouffée. Pourquoi ? C’est qu’on a une assemblée dont rien ne limite la toute-puissance. Il n’y a ni pouvoir exécutif, ni pouvoir judiciaire qui puissent la modérer, parce qu’aucun n’a de prise sur elle, si bien que vous voyez qu’avec cette séparation absolue des pouvoirs, quand l’opinion est pour l’assemblée, c’est l’assemblée qui règne en despote ; quand l’opinion est pour un homme, cet homme est un maître. La victime de cette séparation absolue des pouvoirs, c’est toujours la liberté.

Vous sentez maintenant si cette question de la division des pouvoirs est aussi simple qu’on serait tenté de le croire à première vue.

Si les pouvoirs ne doivent pas être isolés, comment peut-on les mêler ensemble : en d’autres termes, quelles sont les garanties qui peuvent être prises pour protéger la liberté ? On en a imaginé de plusieurs sortes. On a divisé le pouvoir législatif de manière à l’empêcher d’être despotique, on a donné au chef de l’État le droit de dissoudre le Corps législatif, on lui a donné l’initiative des lois, ou bien encore on lui a donné le veto. Voilà les garanties successives inventées pour tâcher que le pouvoir législatif fût obligé de rester dans ses limites constitutionnelles.

L’Amérique n’avait pas à se préoccuper de la dissolution des chambres ; ce système ne convient guère dans une république, où l’assemblée est plus que le chef de l’État. Quant à l’initiative attribuée au pouvoir exécutif, c’est une assez pauvre garantie ; en général, elle lui est plus désavantageuse qu’utile, quoique des politiques, qui ont peu étudié l’Angleterre et l’Amérique, soutiennent couramment le contraire. L’Amérique n’a conservé que deux choses : elle a divisé le pouvoir législatif en deux assemblées, distinctes par leur condition d’éligibilité, et elle a établi le veto suspensif.

Le veto, nous l’étudierons dans une prochaine leçon. Examinons aujourd’hui la division du pouvoir législatif en deux chambres. C’est une question résolue partout, excepté en France. En France, l’unité du pouvoir législatif est un de ces préjugés qui tiennent à notre admiration singulière pour toutes les idées de la révolution, c’est un de ceux dont il serait le plus utile de nous débarrasser. Nous avons vu, en 1848, ce que nous a coûté cet attachement aux erreurs du passé.

Pourquoi faut-il que le Corps législatif soit divisé en deux assemblées ? Un auteur, qui a eu de la célébrité au dernier siècle, et qui mérite encore d’être lu aujourd’hui, Delolme, a publié, en 1771, une étude sur la Constitution d’Angleterre qui a été souvent réimprimée. Delolme a écrit en français ; il était de Genève. C’est le meilleur élève de Montesquieu, et quand vous trouverez ce livre, qui est d’une lecture facile, je vous engage à l’étudier. La constitution anglaise a sans doute beaucoup changé depuis un siècle, mais l’esprit en est toujours à peu près le même ; il y a eu progrès, et non brusque révolution. Delolme fait les réflexions suivantes sur la nécessité de diviser le Corps législatif, et ces réflexions n’ont rien perdu de leur valeur, je pourrais dire de leur nouveauté.

« Sans doute il est très-essentiel, pour assurer la constitution d’un État, d’y limiter le pouvoir exécutif, mais il l’est beaucoup plus de limiter le pouvoir législatif. Ce que celui-là ne fait que pas à pas (je veux dire de renverser les lois), et par une suite plus ou moins longue d’entreprises, celui-ci le fait en un moment ; les lois n’ayant besoin pour exister que de sa volonté, il peut aussi les anéantir par sa volonté, et si l’on veut me permettre l’expression, la puissance législative change la constitution comme Dieu créa la lumière.

« Pour rendre donc stable la constitution d’un État, il faut absolument y borner le pouvoir législatif ; mais au lieu que le pouvoir exécutif peut être borné, quoique unique, et même ne se borne que mieux, le pouvoir législatif, au contraire, pour pouvoir être borné, doit être absolument divisé ; car quelques lois qu’il fasse pour se limiter lui-même, elles ne seront jamais, par rapport à lui, que de simples résolutions. Les points d’appui aux barrières qu’il voudrait se donner, portant sur lui et dans lui, ne sont pas des points d’appui. En un mot, on trouve à arrêter la puissance législative, lorsqu’elle est une, la même impossibilité qu’Archimède trouvait à mouvoir la terre.

« La division du pouvoir exécutif introduit nécessairement des oppositions de fait, même des violences, entre les diverses parties, et celle qui vient à bout de réunir à soi toutes les autres se met incontinent au-dessus des lois. Mais l’opposition qui s’introduit (et qui pour le bien des choses doit s’introduire) entre les diverses parties du Corps législatif n’est jamais qu’une opposition de principes et d’intentions. Tout se passe dans les régions morales, et la seule guerre qui se fasse est une guerre de volontés et de nolontés, de voix pour ou contre, de oui et de non.

« De plus, lorsque par suite de la victoire de l’une des parties toutes se réunissent, c’est pour donner l’existence à une loi qui a une très-grande probabilité d’être bonne. Lorsque l’une d’elles succombe et voit sa proposition tomber, le pis qui en résulte est qu’une loi ne se fait point dans un temps donné, et il n’en coûte à l’État d’autre sacrifice que celui d’un être de raison, d’une spéculation plus ou moins utile qui n’a pas eu son effet, mais qui pourra l’avoir dans la suite.

« En un mot, l’effet de la division du pouvoir exécutif est ou l’établissement plus ou moins prompt du droit du plus fort ou une guerre continuelle ; celui de la division du pouvoir législatif est ou la vérité ou le repos.

« Règle générale, par conséquent, pour qu’un État soit stable, il faut que le pouvoir législatif y soit divisé ; pour qu’il soit tranquille, il faut que le pouvoir exécutif y soit unique[2]. »

Cette comparaison est parfaitement juste ; il est évident qu’une barrière que nous portons avec nous, et que nous déplaçons à volonté, n’est pas un obstacle. Pour nous arrêter, il faut quelque chose d’extérieur, une résistance effective. Une assemblée unique, n’ayant rien qui gêne la faculté qu’elle a de faire les lois, est nécessairement une puissance illimitée, et une puissance illimitée est, par sa définition même, une puissance despotique.

Ces idées étaient tellement répandues en Amérique, qu’elles furent adoptées dans toutes les constitutions des États aussi bien que dans la constitution fédérale. Il n’y eut d’exception que pour la Pensylvanie. Pendant quelque temps il n’y eut qu’une seule chambre, et cela par l’influence de Franklin, qui lui-même avait été influencé par les philosophes français, et surtout par Turgot. Le résultat fut mauvais, et ne dura pas.

À la Convention fédérale, on n’eut même pas l’idée de proposer une seule chambre. On avait un siècle et demi d’expérience contraire. Tous les gouvernements coloniaux avaient deux assemblées ; on avait, en outre, l’exemple de l’Angleterre, et puis on sortait de la confédération, on avait vu l’impuissance d’une assemblée unique.

Chose étrange ! cette idée de deux chambres répugne à l’esprit français. Nous aimons l’unité jusqu’à la folie. Un des hommes les plus remarquables du dernier siècle, celui qui tout à la fois a eu les idées les plus neuves en économie politique, et qui au pouvoir a fait le plus de bien, Turgot, écrivant au docteur Price, son ami, se plaignait de ne trouver dans la constitution américaine que des vieilleries anglaises. La division des deux chambres était pour lui une de ces antiquités gothiques dont il fallait se débarrasser.

« Je ne suis pas content, je l’avoue, des constitutions qui ont été rédigées jusqu’à présent par les différents États américains. Dans le plus grand nombre je vois l’imitation sans objet des usages de l’Angleterre. Au lieu de ramener toutes les autorités à une seule, celle de la nation, l’on établit des corps différents : un corps de représentants, un conseil, un gouverneur, parce que l’Angleterre a une chambre des communes, une chambre haute et un roi. On s’occupe à balancer ces différents pouvoirs, comme si cet équilibre de forces, qu’on a pu croire nécessaire pour balancer l’énorme prépondérance de la royauté, pouvait être de quelque usage dans des républiques, fondées sur l’égalité de tous les citoyens, et comme si tout ce qui établit différents corps n’était pas une source de divisions. En voulant prévenir des dangers chimériques, on en fait naître de réels[3]. »

Turgot émettait là un axiome qui allait plus loin qu’il ne le pensait, car, s’il est vrai que tout ce qui établit différents corps soit une source de division, il est évident qu’une chambre qui se compose d’une grande quantité de membres se trouvera dans les mêmes conditions. Quatre cents membres dans une assemblée sont une cause de division bien autrement grande que deux assemblées. La conclusion logique est que le gouvernement tout entier devrait être entre les mains d’une seule personne. C’est là où l’on va directement avec ce principe. Et notez que cette idée, que la représentation d’une nation doit être simple, est une idée qui a toujours été prêchée aux foules par les gens qui désirent être seuls les représentants de la nation. Auguste, le fondateur de l’Empire, ne manqua pas de réunir tous les pouvoirs. À la fin de la république, tous les pouvoirs étaient divisés, les tribuns tenaient en échec les consuls, les pontifes avaient aussi quelque autorité ; Auguste se fait consul, pontife, et se donne la puissance tribunitienne qui lui permet d’arrêter tous ceux qui le gênent, et de n’avoir à répondre de ses actions devant personne. Les empereurs étaient très-fiers de ce titre de représentants de la nation, ou de tribuns perpétuels, qu’Auguste avait inventé ; et, pour descendre à un autre Auguste, un jour que le Corps législatif avait apporté à Marie-Louise l’hommage des représentants de la nation, Napoléon fit insérer une note au Moniteur pour dire que le Corps législatif avait une fonction dans l’Empire, mais que le seul représentant de la nation c’était lui, Napoléon. Dans la conception impériale, nommé comme il l’était par le suffrage universel et avec la constitution qu’il avait faite lui-même, l’empereur avait en effet raison de dire que lui seul représentait le pays, en droit comme en fait ; et c’est pour cela que son gouvernement n’était pas un gouvernement libre.

La théorie de Turgot va donc à l’abîme ; Turgot eût reculé devant les conséquences de son principe. Où est le sophisme, où est l’erreur ? L’erreur est que vous supposez toujours que la représentation nationale c’est la nation. C’est précisément avec ce sophisme que les représentants usurpent le pouvoir. Non, les représentants ne sont pas la nation, mais ses mandataires, et comme le disait Benjamin Constant : « La nation n’est libre que lorsque les députés ont un frein. »

Voyons les raisonnements dont on se sert pour justifier une assemblée unique. Nous y retrouverons toujours ce sophisme qui identifie le peuple et ses mandataires.

La nation, dit-on, est une, il faut que la représentation soit une. Je viens de répondre à cette objection qui prouve trop. On la retrouve quelquefois sous cette forme : « Une nation est comme un homme, une nation n’a pas deux volontés. Si vous avez deux chambres, elles seront ou elles ne seront pas d’accord ; dans le premier cas, il y a superfétation ; et dans le second, danger. » C’est toujours le même sophisme. Oui, il faut que la volonté de la nation soit une, sans quoi il y aurait deux lois contradictoires sur un même sujet. Mais c’est la loi qui est la volonté de la nation, et non pas la délibération des chambres qui précède la loi. Qu’il y ait une seule chambre ou qu’il y en ait deux, c’est toujours du sacrifice partiel des volontés particulières que se formera la volonté exprimée, la volonté générale. Toute la question est donc de savoir si avec deux chambres il n’y a pas plus de garanties qu’avec une seule. Et il suffit d’ouvrir l’histoire pour y voir qu’avec une seule assemblée, la chance n’est plus pour la sagesse, mais pour la passion.

On a dit encore que deux assemblées se querelleraient toujours ensemble et tiendraient l’opinion en suspens. Il y a quelques exemples de ces querelles en Angleterre, où il y a une chambre héréditaire qui défend quelquefois un intérêt particulier ; mais cela ne s’est guère vu en Amérique, par la raison que là où deux assemblées sont nommées par le peuple, et souvent renouvelées, leurs divisions ne peuvent avoir d’autre effet que de forcer le peuple à se prononcer pour l’une ou pour l’autre, c’est-à-dire à se faire un avis ; et par conséquent, au lieu d’être un inconvénient, cette agitation est un avantage.

On a dit aussi que les deux assemblées se faisant contre-poids, il en résulterait une inaction complète. C’est transporter dans les affaires une observation qui n’est vraie qu’en mécanique, et prendre une comparaison pour une raison. Où voit-on dans l’histoire ces assemblées qui se tiennent en échec, et qui s’annulent mutuellement ? Des députés qui ont un mandat temporaire ont toujours le désir d’agir, on s’est plaint quelquefois qu’ils en faisaient trop, rarement qu’ils n’en faisaient pas assez.

Maintenant, quels sont les avantages d’un pouvoir législatif divisé en deux chambres ?

Le premier, c’est d’éviter la précipitation ; nous avons vu en 1848 un impôt supprimé à une voix de majorité, et le lendemain on déclarait qu’on avait mal voté. Avec une assemblée unique vous ne pouvez empêcher ces coups du hasard. Le sort du pays peut se trouver entre les mains d’un député qui peut être vendu ou incapable. Pour éviter ce danger toujours menaçant, on avait décidé, dans la Constitution de 1848, qu’il y aurait trois délibérations. Mais c’est là une garantie qui n’est pas sérieuse, car ces trois délibérations, on peut toujours les éluder sous quelque beau prétexte ; on commence par établir l’urgence pour les petites délibérations, et un beau jour, quand on en a besoin, on l’établit pour les grandes affaires. C’est toujours la barrière qu’on porte avec soi, et qui, par cela même, n’est pas une barrière.

Les deux chambres sont donc la garantie qu’on ne jettera pas le peuple dans les aventures.

Un second avantage, c’est d’éviter l’égoïsme législatif. Ceci a été observé très-finement par un auteur qu’on ne lit plus aujourd’hui, Harrington. Au lieu d’étudier la constitution anglaise, Harrington s’était amusé à écrire un roman politique, intitulé Océana ; aussi Montesquieu l’a-t-il comparé à ces aveugles qui ont fondé Chalcédoine, ayant Byzance sous les yeux. Harrington qui ne manque pas d’esprit, les rêveurs en ont souvent beaucoup, raconte que tous les mystères de la politique lui ont été révélés le jour où il a vu comment deux petites filles se partageaient un gâteau, l’une faisant les parts, l’autre choisissant. Et, dit Harrington, avec une assemblée unique, c’est celui qui partage qui choisit ; il prend toujours la grosse part pour lui. De son observation, Harrington tire donc cette conséquence, qu’il faut contrebalancer l’égoïsme et l’intérêt par la justice et la raison ; cela ne peut se faire que par une division. Nous ne serons jamais ni déraisonnables ni égoïstes pour le compte d’autrui.

Ainsi, éviter la précipitation, introduire la sagesse dans les délibérations, tel est l’avantage de la division du Corps législatif. On peut ajouter que deux assemblées ont ce grand mérite, qu’en discutant plusieurs fois les mêmes questions elles font l’éducation du peuple. J’ai vu sous le règne de Louis-Philippe des gens qui se plaignaient de ces retards. La loi votée à la Chambre des députés, on la discutait un mois après à la Chambre des pairs, et trop souvent on voyait défiler devant soi les mêmes arguments. Cela était gênant pour certaines impatiences, mais cela avait un grand avantage pour notre instruction, car nous sommes le peuple le plus prompt à oublier ; il faut qu’on nous répète souvent la même chose pour que nous en tirions profit.

Reste enfin un avantage qui est le plus grand de tous. La division en deux chambres est le seul moyen de faire que les députés du peuple respectent le peuple. C’est un principe constant que toutes les fois que vous donnerez un pouvoir à un homme, il en tirera tout ce qu’il pourra. Donnez à une assemblée un pouvoir illimité, soyez sûr qu’elle ne le limitera pas. Voilà, selon moi, la raison décisive, je l’ai déjà signalée plus haut et je n’insiste pas.

La lettre de Turgot au docteur Price excita une certaine émotion en Amérique. Un homme qui avait joué un rôle dans la révolution, John Adams, se chargea d’y répondre. Il publia, en 1787, un volume intitulé : Défense des constitutions des États-Unis, qu’on peut lire avec profit. Il y a peut-être un trop grand luxe d’autorités anciennes et modernes, mais on y trouve en abondance de judicieuses réflexions.

Sa conclusion me semble d’une force extrême :

« Toutes les nations, sous tous les gouvernements, ont et doivent avoir des partis politiques. Le grand secret est de les contrôler l’un par l’autre. Pour cela il n’y a que deux moyens, une monarchie soutenue d’une armée permanente, ou une division de pouvoirs et un équilibre dans la constitution. Là où le peuple a une voix et où il n’y a pas d’équilibre, il y aura des fluctuations perpétuelles, des révolutions et des horreurs, jusqu’à ce qu’une armée permanente, avec un général à sa tête, impose la paix, ou jusqu’à ce que la nécessité d’un équilibre soit vue de tous et acceptée de tous. »

Toute notre histoire de 1789 à 1814 est dans ces lignes d’un homme qui n’était point un prophète, mais le simple disciple de l’expérience et du bon sens.

En 1789, lorsque la France fut appelée à se donner une constitution, la division du pouvoir législatif fut repoussée, non par les raisons de Turgot, mais par crainte de la noblesse. On sentait que, si l’on faisait deux chambres, il fallait composer la chambre haute de la noblesse et du clergé ; le tiers état se croyait assez fort pour se débarrasser de ses deux rivaux. Il avait pris au sérieux les maximes de Sieyès, il se croyait tout, et voulait être tout.

Cette division écartée par la Constituante, on ne voulut pas l’admettre davantage dans la Convention. Les partis trouvèrent qu’il valait mieux s’emparer de la majorité dans l’assemblée. Autrement dit, chaque parti se disputa le pouvoir, et une assemblée unique est un admirable instrument de pouvoir. Les Girondins avaient des doutes sur le système d’une assemblée unique, ils sentaient que la Convention allait droit à la tyrannie ; mais ils espéraient qu’entre leurs mains le despotisme aurait son bon côté, et servirait à fonder la liberté. C’est toujours cette illusion des honnêtes gens, qui admettent de mauvais moyens en se disant : Ces mauvais moyens nous donneront la puissance et nous en userons pour faire le bien. En général, on finit par en user pour soi-même. C’est toujours l’histoire du chien qui porte au cou le dîner de son maître.

Parmi les Girondins, il y avait un homme qui avait un esprit net, clair, et que la passion politique ne troublait pas, aussi était-ce celui qu’avait distingué madame Rolland ; c’était Buzot. Il n’avait pas la grande éloquence de Vergniaud, il était plutôt le penseur de la Gironde. Au 31 mai il fut proscrit, obligé d’aller se cacher à Saint-Émilion dans une caverne. Ils étaient trois, Barbaroux, Pétion et lui. Au mois de juin 1794, ils furent dénoncés et obligés de s’enfuir. Barbaroux se tira un coup de pistolet dans la tête, Pétion et Buzot disparurent dans un champ de blé et le lendemain on les trouva mangés par les loups. S’étaient-ils tués ou étaient-ils morts de misère et de faim ? On l’ignore. Buzot, dans ces catacombes, avait écrit ses mémoires ; il s’y demande pourquoi la révolution avait échoué ; il y voit deux raisons, le suffrage universel et l’unité du pouvoir législatif. Le suffrage universel, parce qu’il a permis aux partis extrêmes de faire des élections qui ont donné le pouvoir à Robespierre ; l’unité du Corps législatif parce qu’elle a permis à Robespierre de dominer dans la Convention. On est frappé de la sérénité avec laquelle Buzot discute ces questions. On ne sent pas l’homme mis hors la loi, ou plutôt on reconnaît le sage, qui, ayant fait le sacrifice de sa vie, ne compte plus que sur l’incorruptible avenir.

« Une autre erreur non moins funeste et plus difficile encore à déraciner des cœurs français, parce qu’on lui doit en quelque sorte la révolution elle-même, c’est de repousser la division du corps législatif en deux corps séparés et indépendants. Le peuple voit toujours là le rétablissement de la noblesse, et consultant plus sa haine que sa raison, il confond toutes les idées, tous les temps, et ne trouve dans l’institution la plus sage que le retour des distinctions et des préjugés qui blessent son orgueil et choquent tous les principes… Il me semble que la division du corps législatif est de la nature même du gouvernement représentatif. Dans cette forme de gouvernement, il s’agit moins de compter les suffrages que de les peser, moins d’exprimer la volonté générale que d’empêcher qu’elle ne soit pas exprimée.

« (À cette forme de gouvernement) on ne peut pas appliquer les maximes de Rousseau, que la souveraineté est indivisible, que la volonté générale ne peut errer ; car ce n’est pas ici le peuple en corps qui exprime sa volonté, mais un corps particulier, élu d’entre les citoyens pour exprimer leur volonté supposée. Or, plus on multiplie les moyens d’épurer ces volontés individuelles, plus on donne de force à leur résultat, plus on présente de garantie et d’assurance à la foi publique, plus on affermit la conscience et la sécurité des citoyens. Et si les députés se sont écartés de la volonté générale, s’ils ont été séduits par leurs passions ou corrompus par leur intérêt particulier, qui pourra rectifier leur jugement, nous défendre de leurs erreurs, et mettre un frein à leur volonté partielle, séduite ou égarée, qui ne sera soumise qu’à ses propres règles ?

« On ne sait pas assez combien cette funeste fécondité législative, qui nous désole depuis trois années, et la vanité qui la nourrit encore, et la légèreté française qui la favorise, et la molle indolence du peuple le plus irréfléchi, le plus volage, le plus malléable de l’Europe entière, tiennent particulièrement à l’unité des corps législatifs qui ont gouverné sa mobile existence. Je ne dis rien de l’ambition de tout détruire, de s’emparer de tout, et par conséquent de bouleverser tout à chaque rénovation des législatures, ambition qui naît nécessairement d’un grand pouvoir unique qui n’est balancé par aucun autre, ou qui, soutenu par l’opinion populaire, fait un poids immense dans la balance et ne souffre pas d’équilibre. Nos malheurs nous seront-ils donc toujours inutiles ? Ne serons-nous jamais sages du passé ?…

« En suivant les bases isolées sur lesquelles reposent toutes les idées connues de Saint-Just, de Robespierre et de Barrère, je n’aperçois que le funeste avantage d’avoir en France chaque année une révolution nouvelle, jusqu’à ce que le peuple, las de sa misère et de l’anarchie, retombe enfin, entraîné par son propre poids, dans le plus absolu despotisme. »

Vous voyez ce qu’écrivait Buzot sans se faire illusion sur les causes qui avaient amené sa perte. Quelques mois après, arrivait le 9 thermidor ; la Convention voulut faire une constitution nouvelle. Le soin de rédiger cette constitution fut remis aux hommes les plus sages que la France ait eus pendant la révolution ; des hommes qui avaient traversé les orages révolutionnaires, et qui avaient les mains pures de sang, Daunou, Boissy d’Anglas, noms que la France libérale ne doit jamais oublier. Ils rédigèrent la Constitution de l’an III, ce fut Boissy d’Anglas qui en fut le rapporteur. On proposa immédiatement de faire deux chambres ; on savait, comme le disait Boissy d’Anglas, qu’un système qui « soumettait un ministère anarchique par son nombre et la fixation de ses pouvoirs à l’autorité arbitraire d’une seule assemblée, livrée elle-même à tous les orages des jacobins et de la commune, ne peut servir qu’à légaliser l’empire du brigandage et de la terreur[4]. »

Ce rapport de Boissy d’Anglas est très-curieux comme expression des sentiments de cette époque. Vous verrez comment on jugeait devant la Convention elle-même ce passé récent, et comment on attribuait tous les désordres de la Révolution, tous les malheurs de la France à l’arbitraire d’une assemblée unique.

« Je m’arrêterai peu de temps, disait Boissy d’Anglas, à vous retracer les dangers inséparables de l’existence d’une seule assemblée ; j’ai pour moi votre propre histoire et le sentiment de vos consciences. Qui mieux que vous pourrait nous dire quelle peut être dans une seule assemblée l’influence d’un individu ; comment les passions qui peuvent s’y introduire, les divisions qui peuvent y naître, l’intrigue de quelques factieux, l’audace de quelques scélérats, l’éloquence de quelques orateurs, cette fausse opinion publique dont il est si aisé de s’investir, peuvent y exciter des mouvements que rien n’arrête, occasionner une précipitation qui ne rencontre aucun frein, et produire des décrets qui peuvent faire perdre au peuple son honneur et sa liberté si on les maintient, et à la représentation nationale sa force et sa considération si on les rapporte ?

« Dans une seule assemblée, la tyrannie ne rencontre d’opposition que dans ses premiers pas. Si une circonstance imprévue, un enthousiasme, un égarement populaire lui font franchir un premier obstacle, elle n’en rencontre plus. Elle s’arme de toute la force des représentants de la nation contre elle-même ; elle établit sur une base unique et solide le trône de la terreur, et les hommes les plus vertueux ne tardent pas à être forcés de paraître sanctionner ses crimes, de laisser couler des fleuves de sang, avant de parvenir à faire une heureuse conjuration qui puisse renverser le tyran et rétablir la liberté[5] »

Depuis la Constitution de l’an III jusqu’en 1848, la division du Corps législatif en deux chambres ne fut jamais mise en question. Quand des hommes ont passé par une épreuve aussi rude que celle de la révolution, ils sont sages ; mais, par malheur, ils ne transmettent à leurs enfants ni leur sagesse, ni leur expérience. C’est là où est la nécessité de l’étude de l’histoire ; c’est elle qui peut faire que ce qui a coûté si cher aux pères profite aux enfants. En 1848, on vivait sous le coup de ces histoires célèbres qui nous ont représenté la révolution comme le chef-d’œuvre du patriotisme et de la politique. J’admire le patriotisme de ces années révolutionnaires auxquelles nous devons notre indépendance ; mais là se borne mon admiration. Dans la politique de la Convention, je ne vois que le despotisme, monstre peu admirable, qu’il ait une seule tête ou qu’il en ait quatre cents.

De notre mauvaise éducation, il est résulté qu’en 1848 on a voulu jouer à la révolution. Les gens qui reprenaient les traditions de 1793 ne savaient guère ce qu’ils faisaient : c’est leur excuse. Ils voulurent une assemblée unique, parce qu’il y avait eu une assemblée unique de 1790 à 1793. On reprenait au Moniteur de 1790 ses vieux arguments et ses vieilles erreurs, comme on reprenait à la Monnaie les coins républicains. Après la restauration monarchique venait la restauration révolutionnaire. On ne se demandait pas si depuis la Convention la France avait marché, ni si le mot de révolution était synonyme du mot de liberté.

Il y avait à la nouvelle Constituante des gens raisonnables qui n’avaient point oublié le passé, ils demandèrent deux chambres au nom de la liberté. Avec une seule assemblée, disaient-ils, on retombera dans l’anarchie, qui, lorsque l’opinion est pour le pouvoir législatif, tue le pouvoir exécutif, et, dans le cas contraire, tue l’assemblée.

Cette opinion fut soutenue par M. Odilon Barrot. M. de Lamartine dit naïvement qu’il voulait une assemblée unique, tout en réservant l’avenir, afin d’avoir une dictature dans les grandes occasions. Cette opinion de M. de Lamartine avait le mérite d’être sincère ; mais, si en France on ne se payait pas de mots, qu’y aurait-on vu autre chose qu’un soufflet donné à la liberté ? M. Dupin déclara que la division en deux chambres n’était qu’un dualisme qui vivait de réminiscences et de rivalités ; que la division des pouvoirs était un très-grand principe, mais que la division du Corps législatif n’avait rien de commun avec la division des pouvoirs, que c’était seulement la séparation en deux, le morcellement du même pouvoir. C’était ne pas voir ce qui crève les yeux : qu’en mettant en présence un pouvoir exécutif et un pouvoir législatif que rien ne tempérait, parce qu’ils étaient absolument séparés, on les jetait l’un sur l’autre comme deux locomotives qu’on mettrait sur la même voie, en face l’une de l’autre, en déclarant qu’elles ne se heurteront pas. On voulut en 1848 braver l’expérience, et l’expérience s’est encore une fois vengée en rouvrant l’abîme où les révolutionnaires ont tant de fois jeté la France et la liberté.

Voilà ce que j’avais à dire sur les deux chambres, et, en même temps, je crois vous avoir montré combien la science politique a fait de progrès appréciables, et comment elle possède aujourd’hui un certain nombre de vérités que l’antiquité n’a pas connues, que la révolution française n’a pas comprises. La division des deux chambres est une de ces vérités. Permis à un législateur ignorant de la méconnaître ; mais par cela même son œuvre est condamnée. On peut, au lieu d’appeler le médecin, s’adresser au charlatan qui tue le malade : rien ne peut empêcher un homme ni un peuple de se perdre, quand il s’entête dans l’erreur ; mais cette perte même est une nouvelle preuve de la vérité. Les événements de 1848 sont un argument de plus et un argument terrible en faveur de la division législative, condition essentielle de la liberté.


  1. Esprit des lois, liv. II, ch. 6.
  2. Delolme, Constitution d’Angleterre, liv. II, ch. iii.
  3. Turgot, Lettre au docteur Price.
  4. Rapport de Boissy d’Anglas, p. 19.
  5. Rapport, p. 89.