Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 11

Charpentier (3p. 263-287).
ONZIÈME LEÇON
rufus king. — edmond randolph. — james wilson. — gouverneur morris.

Messieurs,

J’ai essayé dans les précédentes leçons de vous faire connaître deux des principaux auteurs de la constitution américaine, Hamilton et Madison. Je leur ai joint Franklin qui, par l’autorité de son nom, de ses services et de son esprit, exerça une influence bienfaisante sur la Convention de 1787.

D’autres membres de cette assemblée prirent aussi une part importante à la rédaction de la constitution. Il n’y avait pas moins de cinquante-cinq délégués dans la Convention ; tous apportèrent à l’accomplissement de leur tâche un zèle, un patriotisme qu’on ne saurait trop reconnaître. Tous n’étaient pas distingués au même degré, et je n’ai pas la prétention de les faire tous comparaître devant vous. Il y en a d’abord un certain nombre qui, n’ayant rien à dire, eurent le bon esprit de se taire, ce qui est rare dans les assemblées ; il y en a quelques autres qui sont plus célèbres comme hommes d’État que comme orateurs, et dont la vie ne rentre pas dans le cadre de nos études. Parmi ceux qui jouèrent un certain rôle, j’en ai choisi quatre, pour vous faire apprécier les qualités diverses qui se firent remarquer dans la Convention. Ces quatre hommes, qui ont laissé un certain nom, sont Rufus King du Massachusetts, Edmond Randolph de la Virginie, James Wilson et Gouverneur Morris de la Pensylvanie. Ils représentent le bon sens, le patriotisme, la science, l’esprit.

Rufus King était un jeune homme. Je vous l’ai déjà fait observer : les patriotes qui eurent la hardiesse de constituer le gouvernement central, de nouer le faisceau américain, étaient pour la plupart des nouveaux venus. Étrangers aux premières haines de la révolution, unis par la communauté de la lutte et des souffrances, ils ont tous ce qu’on appelait l’esprit continental, c’est-à-dire l’esprit américain.

Rufus King était né en 1755 dans le district de Maine, qui faisait alors partie du Massachusetts. Gradué du Collège Harvard en 1777, nous le trouvons en 1778 aide de camp du général Sullivan. En 1783, il entre au congrès. À vingt-sept ans, il débute dans la vie publique, pour n’en plus sortir qu’à sa mort, en 1827. Venu en un temps où les places n’étaient pas considérées comme une monnaie politique, et ne changeaient pas de titulaire à chaque nouvelle présidence, il a passé une partie de sa vie dans les fonctions de ministre des États-Unis près de la cour de Londres et y a laissé la réputation d’un diplomate éminent.

Rufus King appartenait d’abord à ce qu’on pourrait appeler le parti des États. Il avait compris une union de l’Amérique comme une confédération d’États souverains. Cette doctrine, il l’avait vivement défendue devant le congrès. Aussi s’était-il opposé à la réunion fédérale d’où devait sortir la constitution. Il lui semblait qu’on avait dans le congrès un pouvoir suffisant pour doter l’Amérique du gouvernement dont elle avait besoin. Mais, en 1786, éclata l’émeute du Massachusetts : il fut alors visible pour tous les esprits non prévenus, que, s’il n’y avait pas un pouvoir central pour relier et retenir ensemble toutes les colonies, l’Amérique se diviserait nécessairement, et qu’il n’y aurait ni sécurité, ni liberté. À la nouvelle des troubles du Massachusetts, Rufus King se rendit dans son pays. Il promit à l’assemblée de Boston le secours du congrès. Il lui semblait impossible que, s’il y avait l’ombre même d’un gouvernement en Amérique, ce gouvernement pût laisser une de ses provinces en proie à la sédition. De retour au congrès, Rufus King demanda l’exécution de la promesse qu’il avait faite ; il trouva partout une froideur singulière, une impuissance radicale. Parmi les hommes politiques, les uns doutaient de leur droit, les autres ne se souciaient pas d’agir. La vue de ces hésitations et de cette impuissance changea complètement les idées du jeune politique ; il comprit qu’il fallait de toute nécessité à l’Amérique un pouvoir en état de maintenir la paix, fût-ce par la force, et le même homme qui avait repoussé l’idée d’un gouvernement central en devint le plus zélé partisan. Ce fut l’idée qu’il défendit dans la Convention avec une énergie singulière. Il déclara qu’il ne sacrifierait pas la sécurité et la liberté du citoyen au fantôme de la souveraineté locale ; que les États étaient des corps politiques, et non des souverains, puisqu’en face de l’étranger ils étaient sourds, muets, paralysés. Il ne demandait pas qu’on anéantît l’indépendance intérieure des États, mais qu’on leur ôtât tout ce qui était de la souveraineté générale. En deux mots il voulait qu’on passât d’une représentation d’États à une représentation du peuple, et d’une confédération à une nation. Comme Hamilton et ses amis, Rufus King voulait étouffer en 1787 le germe fatal d’où est sorti la révolution de 1861.

Il n’était point facile de faire admettre ces idées en Amérique. C’est pour cela qu’il est bon de signaler les patriotes qui firent accepter cette grande réforme. Il ne faut pas les juger avec nos idées françaises ; nous ne comprendrions pas ce qu’il leur fallut de volonté, de courage et d’efforts. Nous ne connaissons que l’unité ; elle est notre folie et nous en sommes justement fiers. Pour apprécier Rufus King, il faut se reporter en Amérique, ou bien il faut se demander comment on s’y prendrait si l’on voulait former une union de la France, de l’Espagne et de l’Italie ; quelle part de souveraineté il faudrait laisser à chacun de ces États. Il est évident que si on leur enlevait le droit de faire la paix et la guerre, les traités, les lois de douane, etc., ce ne seraient plus des États souverains, et que, si on le leur laissait, il n’y aurait pas d’union.

Rufus King était tellement pénétré de ce besoin d’unité, qu’il fit insérer dans la constitution une disposition qui pour nous a peu d’intérêt, et qui est peut-être une des plus importantes. Il fit décider que les États particuliers ne pourraient jamais faire de loi rétroactive, ou de loi qui affaiblit les obligations des contrats. En d’autres termes, il n’est pas permis à la Virginie, par exemple, de déclarer qu’on ne payera que quatre pour cent d’intérêt par an, quand le contrat a stipulé qu’on payerait cinq ; qu’on payera en papier quand il a été décidé qu’on payerait en argent. Cette disposition a fort aidé à l’unité des États-Unis. Ce ne sont pas toujours les lois politiques qui font le plus pour l’unité des nations, et il est certain que le Code civil a contribué aux progrès de la démocratie beaucoup plus que toutes nos constitutions. Il en a été de même de la disposition proposée par Rufus King. Supposez en Europe une même loi des contrats, une même monnaie, des douanes communes, et voyez quel pas énorme vers l’unité ! Que ne devrait-on pas à celui qui, en rapprochant ainsi les intérêts, rapprocherait les cœurs ! Voilà quel fut le rôle de Rufus King. Je le signale pour montrer quelle bonne foi ce jeune politique mettait dans l’accomplissement de sa mission patriotique ; comment, au lieu d’apporter dans la Convention fédérale des passions de parti, il n’y avait apporté que l’amour de la patrie.

Rufus Ring nous a laissé le noble exemple d’un citoyen qui se rend à l’expérience, et lui sacrifie sa vanité. Edmond Randolph, un autre enfant de la révolution, nous montrera également ce que peut le patriotisme sur un cœur honnête et dévoué.

Edmond Randolph appartenait à une des premières familles de la Virginie. Un de ses oncles, Peyton Randolph, avait été le président du premier congrès continental ou congrès de la révolution. Né en 1753, Edmond Randolph était en 1775 un des aides de camp de Washington. Peu de temps après, il était obligé de quitter le général : de grands intérêts le rappelaient en Virginie ; il y allait recueillir la succession de son oncle, qui était une succession politique autant que financière. En 1786, c’est lui qui est gouverneur de la Virginie, et qui remplace Patrick Henry. En cette qualité, il exerça une grande influence sur la convocation de la Convention fédérale ; ce fut lui qui, d’accord avec Madison, décida Washington à accepter la présidence de cette assemblée. Edmond Randolph fut, lui aussi, député à la Convention fédérale, et chargé par ses collègues de la Virginie de faire un projet de constitution qui pût servir de fonds aux discussions de l’Assemblée. Ce projet, connu sous le nom de plan de Virginie, a été singulièrement modifié avant de devenir la constitution fédérale, mais ce fut ce plan qu’on discuta.

Ce projet de constitution montre très-bien ce qu’on voulait en Amérique : un pouvoir exécutif, un double pouvoir législatif, un gouvernement central ayant le droit de faire la paix et la guerre, de lever des impôts, de régler le commerce ; mais, en même temps, il nous montre combien on était peu avancé sur les questions les plus délicates. Ainsi Randolph était partisan d’un pouvoir exécutif multiple qui eût laissé l’Amérique dans une faiblesse incurable. Il n’avait pas d’idées plus justes sur le caractère des deux assemblées législatives ; il proposait que ce qu’on a appelé plus tard le Sénat fut choisi par la chambre des représentants sur une liste présentée par les législatures des États particuliers. Ce sénat, choisi par l’assemblée des représentants, comme notre conseil d’État de 1848, n’aurait pas eu de racine populaire, et, par conséquent, n’aurait été ni une résistance ni une force. Randolph voulait aussi que le pouvoir judiciaire fût obligé, dans certains cas, de s’associer avec le pouvoir exécutif pour apposer le veto aux décisions du pouvoir législatif.

C’était un système compliqué, et par cela même impuissant.

Dans la Convention, Randolph prit une part active à la discussion. Mais quand vint le moment de signer la constitution, il hésita par un scrupule honorable : il doutait que son mandat l’autorisât à faire un pas aussi hardi. On s’était réuni pour amender les articles de confédération, et, au lieu de cela, on avait fait une constitution nouvelle, une constitution qui n’était plus celle d’une confédération d’États, mais celle d’un peuple. On avait réellement constitué une nation. Les scrupules de Randolph était exagérés, car il ne s’agissait en définitive que d’un projet qu’on soumettait à la nation. Des mandataires ne dépassent point la limite de leur pouvoir lorsqu’ils n’arrivent pas à l’exécution et qu’ils réservent à leur mandant la liberté d’accepter ou de refuser. En France, ce n’est pas de cette façon qu’on agit ; nos délégués se chargent toujours de faire pour nous nos propres affaires, et de disposer seuls de nos plus chers intérêts. En Amérique, on respecte mieux la souveraineté populaire. Vous vous rappelez qu’il devait y avoir treize conventions particulières où la constitution serait discutée treize fois par la nation. Avec de pareilles garanties, il semble que les hésitations de Randolph étaient excessives. Néanmoins il refusa de signer ; mais, arrivé en Virginie, sentant bien que de l’adoption de la constitution dépendait le salut de l’Amérique, il se sépara de Georges Mason, son compatriote, qui lui aussi avait refusé de signer, et se réunit à Madison pour défendre, comme citoyen, l’acte qu’il n’avait point osé approuver comme simple mandataire. En agissant de la sorte, Edmond Randolph rendit un grand service à la patrie. Dans la convention de Virginie, on avait contre soi l’éloquence de Patrick Henry. Madison avait donné de très-bonnes raisons en faveur de l’Union ; mais il fallait un de ces discours qui entraînent une assemblée, car du vote de la Virginie dépendait la destinée même de la constitution. Ce fut Randolph qui se chargea de faire ce discours, et voici quelle en fut la conclusion.

« J’ai travaillé, dit-il, à maintenir notre ancre de salut. Aussi sûrement que je crois en Dieu, je crois que notre sécurité politique, notre bonheur et notre existence comme nation dépendent de l’union des États. Sans cette union, le peuple de Virginie, comme celui des autres États, serait exposé aux indicibles calamités qu’amènent la discorde, les factions, la turbulence, la guerre et le sang versé. Il faut que l’esprit américain et l’orgueil américain se réunissent pour assurer le magnifique triomphe de l’Union. Réveillons cette glorieuse fierté qui a défié les foudres de l’Angleterre. Qu’on ne puisse pas dire de nous qu’après avoir accompli les plus nobles exploits, vaincu les plus étonnantes difficultés, gagné l’admiration du monde par notre incomparable valeur, nous avons perdu, par notre faute, la réputation que nous avons acquise, notre importance nationale et notre bonheur. Ne souffrons pas que l’histoire dise à la postérité que, pour établir un gouvernement, les Américains ont manqué de sagesse et de vertu !… Saisissez l’heure présente, saisissez-la avec avidité ; si vous la laissez perdre, vous ne la retrouverez pas ! Si l’Union périt aujourd’hui, elle ne renaîtra jamais. Je crois que nos adversaires sont sincères et bien intentionnés ; mais quand je pèse les avantages de l’Union et les terribles conséquences de sa dissolution ; quand je vois le salut à ma droite et la ruine à ma gauche, quand je vois la grandeur et la prospérité nationales, assurées d’un côté, anéanties de l’autre, je ne puis hésiter : je vote pour la Constitution. »

Ce discours est remarquable, et soixante-dix ans plus tard les événements devaient en faire sentir toute la sagesse. Ce qui distingue les hommes qui ont fait la révolution de 1776 de ceux qui ont fait celle de 1861, ce n’est pas le talent, c’est le patriotisme. En 1787, on voit tous les patriotes qui se sont rassemblés à Philadelphie chercher ce qui unit, écarter ce qui divise. En 1861, les gens du Sud ne songent qu’à envenimer les passions. C’est la grande différence des deux époques ; c’est ce qui explique comment les uns ont achevé une révolution, et comment les autres ont commencé une guerre civile qui n’est pas près de finir. Voilà quels ont été les services rendus par les Randolph et les Madison. Des gens qui ont de l’esprit et qui font de beaux discours, cela se trouve dans tous les temps et dans tous les pays ; mais des politiques qui sacrifient leurs propres idées pour ne pas empêcher la concorde de s’établir, des hommes d’État qui s’oublient pour ne songer qu’à l’intérêt général, ce sont là de véritables patriotes ; l’espèce en est rare, il faut les honorer partout où on les trouve.

Le troisième personnage dont j’ai à vous entretenir est James Wilson de Philadelphie. Son nom est inconnu en Europe. En Amérique même, on n’en parle guère. Son rôle historique est des plus modestes. Il a été un des premiers juges choisi par Washington pour la cour fédérale, et il est mort, je crois, en 1792, à cinquante-six ans, sans laisser un grand souvenir. C’est cependant, pour moi, un des hommes les plus éclairés, un des politiques les plus éminents qu’ait possédés l’Amérique.

Ce qui a contribué à son obscurité, c’est qu’il était étranger. Né en Écosse, vers 1742, élevé à Glascow et à Edimbourg, il avait quitté sa patrie et s’était établi à Philadelphie en 1766. Sans fortune, il était entré dans le collège de Philadelphie, en qualité de tutor, c’est-à-dire comme professeur particulier, et s’était fait remarquer par sa connaissance profonde de la littérature classique ; puis il avait étudié le droit, s’était fait avocat, et avait obtenu à Philadelphie une position assez honorable pour que, de 1775 à 1783, on l’ait envoyé deux fois au congrès. Il a pris part à toutes les grandes affaires de la révolution. C’est un des signataires de la déclaration d’indépendance ; il a concouru au vote des articles de confédération et à celui du système de revenu. Il avait donc en 1787 un fonds d’expérience politique, et il y joignait l’étude de l’antiquité, cette maîtresse de la vie politique qui n’a point encore épuisé ses enseignements.

Wilson est oublié aujourd’hui, mais de son vivant il était apprécié par de bons juges ; c’est sur lui que s’appuie Franklin, c’est lui qu’il charge de lire ses discours. Ainsi, en lui rendant justice, je ne peux pas me tromper de beaucoup, puisque Franklin, qui connaissait les hommes, avait pour lui une grande estime.

Quoique étranger de naissance, Wilson était profondément Américain de sentiments et d’idées. Dans la Convention, personne ne vit plus clairement les causes de la faiblesse inhérente au gouvernement de la Confédération. Pour lui les États s’étaient réunis et confondus dans la déclaration de guerre comme dans la déclaration d’indépendance ; il n’existait plus ni colonies ni souverainetés distinctes ; il n’y avait plus qu’un seul peuple américain, localement partagé en États. Il restait une distinction municipale ; il n’y avait plus de distinction politique. Aussi Wilson fut-il de ceux qui insistèrent le plus vivement sur la nécessité d’établir la représentation directe du peuple, comme principe fondamental de la Constitution fédérale. C’est là une des choses les plus importantes et les plus neuves de la constitution des États-Unis. C’est peut-être même une des plus grandes vérités politiques qui aient été trouvées dans les temps modernes. Je m’explique. Jusqu’à la constitution américaine on avait vu des confédérations d’États, c’est-à-dire des États souverains, qui envoient un certain nombre d’ambassadeurs à une diète. Lorsqu’un de ces délégués est en présence d’une question embarrassante, il n’a pas le droit de se décider par lui-même, il faut qu’il en réfère à son gouvernement, on arrive ainsi à l’impuissance. C’est ce qui fait la faiblesse de la diète germanique qui nous représente cet ancien système, c’est ce qui a fait la faiblesse de la Suisse jusqu’à ce qu’elle se soit décidée à suivre l’exemple de l’Amérique. Toutes ces petites souverainetés étouffent la nation. Il y a des princes ou des États, il n’y a pas de peuple. On le voit aujourd’hui en Allemagne ; on l’avait senti en Amérique. Aussi les vrais politiques, Hamilton et ses amis, eurent-ils bientôt compris que, dans une constitution faite pour une république fédérale, il fallait sans doute donner une part aux États, mais réserver aussi une part au peuple ; et que, s’il pouvait y figurer en son nom, toutes les difficultés deviendraient faciles à résoudre, car on pourrait toujours en référer à ce juge suprême. En d’autres termes, supposez qu’aujourd’hui à Francfort il y ait deux chambres, dont l’une serait composée des députés des princes, et l’autre des députés directs du peuple allemand, soyez sûrs qu’au bout de huit jours on saurait ce que veut l’Allemagne.

Wilson fut un des grands défenseurs de cette idée, il soutint avec non moins d’énergie l’unité du pouvoir exécutif. Il parla beaucoup dans la Convention, et y fut écouté avec respect ; mais le grand service qu’il rendit à la constitution, ce fut la façon dont il la défendit dans la Convention de Pensylvanie. Il parla durant six séances, et jusqu’à deux fois dans la même journée. Ces discours, qui rempliraient un volume, nous ont été conservés dans les débats de cette Convention, qui ont été publiés par Elliot.

C’est, selon moi, le plus remarquable travail qu’on ait fait sur la constitution américaine. Personne ne l’a mieux comprise, mieux expliquée, n’en a mieux connu l’esprit et prévu la grandeur. On peut rapprocher le Fédéraliste des discours de Wilson ; mais le Fédéraliste, fait pour le grand public, se met à la portée des esprits peu éclairés, il contient des discussions qui aujourd’hui nous semblent prolixes. Dans les discours de Wilson, au contraire, il n’y a que la substance, la moelle des idées, mais je ne connais point de travail sur la liberté politique qui leur soit supérieur.

Wilson commence par examiner l’idée favorite des esprits paresseux : on aurait dû conserver la confédération en l’améliorant ; il l’écarté par une anecdote charmante que je vous demande la permission de vous conter. J’aime beaucoup les anecdotes, et il me semble que vous êtes comme les Athéniens : elles ne vous déplaisent pas.

Pope, le poëte anglais, était un petit homme bossu et contrefait ; c’était, de plus, un questionneur éternel. Un jour, qu’il était encore plus fatigant que de coutume, vous savez qu’il lui arriva de demander à son interlocuteur ce que c’était qu’un point d’interrogation, et que ce dernier, impatienté, lui répondit : « C’est une petite figure bossue et tortue qui fait toujours des questions. » Or Pope avait l’habitude de s’écrier quand il lui arrivait quelque événement : « God mend me, que Dieu me redresse ; » ce qui, en anglais, s’entend aussi bien au moral qu’au physique.

Un jour qu’il revenait de soirée, il était accompagné d’un enfant qui portait devant lui la lanterne pour éclairer la route. L’enfant arrive à un large ruisseau et saute par dessus, laissant Pope de l’autre côté et fort en peine. Pope alors de s’écrier : « God mend me, que Dieu me redresse ! — Vous redresser, lui répondit, le gamin. Dieu aurait plus tôt fait d’en créer une demi-douzaine de tout neufs ! » Voilà l’histoire de Wilson. Revenons à son discours.

Il y avait, dit-il, dans la situation où se trouve l’Amérique, quatre partis à prendre. D’abord laisser les treize États séparés. L’Amérique alors ressemblerait à la vieille Europe, avec ses querelles de frontière. Ce serait la faiblesse et la division à l’intérieur, l’impuissance en face de l’étranger, la guerre universelle. Personne ne pouvait vouloir d’un tel état de choses. En second lieu, on pouvait faire un grand gouvernement, supprimer les États particuliers, effacer toutes les nuances. Mais pour cela il faudrait un gouvernement fort, appuyé sur une administration énergique qui se fît sentir à tous les points de l’empire, jusqu’aux dernières limites du territoire. Wilson appelle cet état de choses d’un nom qui nous étonnera : le despotisme. On pouvait encore faire trois confédérations. Cela aurait l’avantage de laisser le Sud et le Nord s’organiser chacun de son côté, comme ils l’entendraient ; et entre eux deux, au centre, il s’établirait sans doute une troisième confédération. Mais c’était retomber dans tous les vices du système européen. Trois grands États sur un même continent, ce seraient trois rivaux en présence, avec tous les dangers des jalousies commerciales et des ambitions politiques.

Restait donc le système de la république confédérée, qui joint la vigueur et la décision d’une grande monarchie à la liberté et aux bienfaits d’une petite république. Et alors Wilson prononça cette parole remarquable : « En Amérique, dit-il, le territoire est monarchique et le peuple républicain. »

Ce mot : le territoire est monarchique, étonne au premier abord ; mais en y réfléchissant, on en sent la profondeur. Ce n’est pas le hasard qui fait que la France est un pays unitaire. Strabon avait remarqué que la Gaule, par la façon dont elle est faite, avec ses vastes plaines et ses larges fleuves, était destinée à devenir le théâtre d’une grande civilisation. Au contraire, un pays coupé en petites vallées par de hautes montagnes peut, sans doute, être occupé par un peuple remarquable, — les Grecs, dans les temps anciens, les Suisses, dans les temps modernes, ne le cèdent à personne, — mais un grand État ne peut s’y établir. La nature s’oppose à ce qu’il y ait là une grande nation.

Or, si vous considérez l’Amérique, vous trouvez qu’elle se compose de deux immenses vallées arrosées par le Mississipi d’un côté, le Saint-Laurent de l’autre, et réunies par les Lacs. Entre ces deux vallées, il n’y a même pas de séparation ; la différence de niveau est si peu considérable, que quand les eaux du lac Michigan sont trop hautes, elles se déversent dans un affluent du Mississipi, si bien qu’une barque pourrait remonter le Mississipi et rejoindre le Saint-Laurent sans quitter les cours d’eau. Dans un tel pays il n’y a pas de division naturelle ; l’unité est dans les choses ; c’est ce que Wilson appelle un territoire monarchique. Quant au peuple, il était républicain par son origine, par sa religion, par son gouvernement, par ses mœurs. Le problème était donc celui que posait Wilson : unir la monarchie et la démocratie. Ce problème, l’antiquité n’en avait eu qu’une vague notion, les temps modernes ne l’avaient pas résolu.

L’antiquité a remarqué qu’il y avait trois formes de gouvernement : la monarchie, qui est forte, mais qui dégénère en tyrannie ; l’aristocratie, qui est forte aussi, mais qui écrase la majorité et ne pense qu’à elle ; enfin la démocratie, mobile comme le peuple, facile à entraîner, facile à séduire, tantôt endormie et servile, tantôt violente et tyrannique, toujours prête à écraser les minorités. Tous ces gouvernements puissants, mais sans contre-poids et sans responsabilité, c’est le despotisme par en haut ou par en bas. La justice n’est pas là. Aussi Tacite, après Aristote et Cicéron, remarque-t-il que le meilleur de tous les gouvernements serait celui qui réunirait ces trois formes ; mais l’antiquité a toujours déclaré que c’était là une chose impossible, un rêve trop beau pour être réalisé.

Les modernes, disait Wilson, ont fait un progrès sur l’antiquité, ils ont trouvé le système représentatif. Avec une représentation, l’aristocratie peut avoir sa place sans être tyrannique, la démocratie a la sienne sans que le nombre soit tout. On peut associer ces forces diverses pour le bonheur commun, et limiter l’une par l’autre la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, qui elle-même a besoin d’être modérée pour ne pas se ruiner par ses propres excès. Ce système, remarquait Wilson, n’a été appliqué sincèrement nulle part. En Angleterre on a un roi, mais ce roi prétend ne représenter que lui-même, il y a encore des théories de droit divin ; l’aristocratie anglaise prétend aussi se représenter elle-même, ce n’est pas une représentation nationale, le pair d’Angleterre agit tellement de son chef qu’il peut voter par procuration.

Mais aujourd’hui, disait Wilson, nous entrons dans la vérité des choses. Le pouvoir exécutif aura son action, mais il sera une délégation ; l’aristocratie aura la sienne, et sera également une délégation du peuple, de même que la chambre des représentants ; nous seuls aurons pour la première fois appliqué fidèlement le principe de la représentation. Ainsi, notre gouvernement sera comme une pyramide, avec cette différence que, dans la pyramide politique, habituellement le sommet écrase la base, tandis que chez nous, un courant de vie populaire circulera de la base au sommet ; il partira du peuple et il y retournera.

« Adoptons ce système, s’écriait Wilson en finissant, et je pense que nous pouvons promettre la sécurité, la stabilité, la tranquillité aux gouvernements des États particuliers. Ils ne seront pas exposés aux querelles de territoire, ou à toute autre cause d’agitation et de guerre. Nous aurons un tribunal qui prononcera justement et pacifiquement sur toutes les plaintes. Nous aurons accompli le rêve d’un grand roi de France, Henri IV, nous aurons fondé un système politique embrassant un vaste ensemble de territoires, unis en paix, sous un chef qui peut accommoder tous les différends, sans détruire la race humaine.

« Les États ne peuvent se faire la guerre ; le gouvernement général est le suprême arbitre de leurs querelles ; toute la force de l’Union est conjurée pour ramener l’aggresseur à la raison. Quel bienfait donné en échange de la souveraineté vacillante et querelleuse des États !

« Pour moi, en contemplant ce système, je me perds dans l’admiration de sa grandeur. En adoptant ce gouvernement, nous élevons des temples à la liberté par toute la terre. Du succès de l’Amérique, dans ce combat pour la liberté, dépendent les efforts de tout ce qu’il y a d’hommes courageux et éclairés dans les autres pays. Les avantages ne seront pas limités aux États-Unis, ils tireront de l’Europe les nobles cœurs qui soupirent après la liberté. Pour garder leurs sujets, les princes seront obligés de leur rendre une partie des droits qu’ils leur ont ravis depuis des siècles. Nous servirons ainsi les grands desseins de la Providence, en favorisant la multiplication des hommes, leur progrès en intelligence et en bonheur[1]. »

Magnifiques espérances qu’on a pu croire réalisées chez nous au lendemain de 1789, mais qui restent vraies, malgré nos fautes. Oui, le monde est solidaire, et rien de ce qui se passe chez les autres peuples ne nous est étranger. Cette solidarité des nations est une des choses qui me frappent le plus à mesure que j’étudie la politique. On ne peut affranchir un peuple, ou l’asservir, sans que l’humanité entière n’en profite ou n’en souffre.

Les économistes ont reconnu que les richesses du voisin étaient notre propre richesse, et que la ruine de l’étranger était notre propre ruine. La crise du coton est une cruelle démonstration de cette vérité trop longtemps méconnue. Des milliers d’ouvriers en Angleterre et en France ont été victimes de la guerre civile des États-Unis. Mais cela n’est pas seulement vrai en économie politique. La liberté aussi est le profit commun. Il est impossible d’empêcher que tous les peuples ne profitent de leur expérience mutuelle, et que le profit de l’un ne soit le profit de l’autre. S’il y a un progrès de la liberté en Angleterre, ce progrès n’y peut rester confiné. L’abus supprimé en France paraîtra plus visible en Italie, et c’est ainsi que les peuples arrivent à alléger le poids de la vie, et à marcher ensemble vers un meilleur et plus grand avenir. Le bien de l’un est le bien de tous ; le mal de l’un est le mal de tous. C’est là une des grandes vérités qui ressortent de l’Évangile, et que la science moderne commence à signaler.

Voilà, je crois, ce qui m’autorise à rendre justice à un homme de mérite oublié, et injustement oublié. Avoir signalé cette vérité féconde, c’est assez pour tenir sa place dans la science et dans l’histoire. Le dernier des hommes d’État dont j’ai à vous parler nous tient de plus près, car, quoiqu’il n’eut pas de sang français dans les veines, il avait beaucoup de français dans l’esprit. C’est Gouverneur Morris. Ce nom de Gouverneur est assez bizarre, mais vous savez qu’en Angleterre il est d’usage de donner aux enfants des noms qui rappellent des souvenirs ; j’ai vu de charmantes demoiselles américaines qui s’appelaient Lafayette.

Morris avait reçu ce nom de Gouverneur, parce que son père avait été gouverneur de la Nouvelle-Jersey. Il était né en 1752 dans l’État de New-York, sur le manoir paternel qui s’appelait Morisiana.

Les Morris étaient une vieille famille de l’État de New-York.

De bonne heure il se destina au barreau, et nous le trouvons, en 1775, à vingt-trois ans, membre du congrès provincial de New-York. En 1778, il fut envoyé au congrès continental. Il n’y resta que deux ans, fort suspect et fort jalousé. Il y eut deux raisons pour cela : une que son historien indique, et une qu’il ne dit pas. La raison donnée est que Morris appartenait à une vieille famille de loyalistes. Toute sa famille était très-attachée à l’Angleterre. Gouverneur Morris, qui aimait beaucoup sa mère, ne craignait pas de passer les lignes anglaises pour aller la voir. Cela le compromit singulièrement auprès des patriotes. Mais il y a une autre raison qui est bien plus sensible. C’est que c’était un homme d’infiniment d’esprit, et qui, au lieu de cacher son esprit, en usait pour se moquer de tout le monde. Or, quand on montre son esprit de cette façon, on blesse deux sortes de personnes qui composent l’humanité tout entière : les gens d’esprit, qui n’aiment pas qu’on se moque d’eux, et les médiocrités, qui l’aiment encore moins. Il en résulte que Gouverneur Morris n’eut pas toute l’influence que devaient lui assurer ses talents hors ligne. Il finit même par quitter New-York, et s’établit à Philadelphie en 1783. Là il fut bientôt distingué, rentra au congrès, et y joua un assez grand rôle comme financier, comme diplomate et comme homme politique.

Ce fut lui qui proposa d’établir le système décimal pour les monnaies américaines, bien avant que nous n’ayons pensé à notre réforme. Ce projet fut appliqué par Jefferson quelques années plus tard, en 1795. Le dollar, vous le savez, est divisé en cent parties. Comme politique, il joua un rôle assez important dans la Convention fédérale. C’était aussi un jeune homme, et il disait avec sa vivacité habituelle qu’il voyait encore dans l’assemblée des restes d’opinions coloniales, mais qu’il espérait que dans la génération nouvelle il ne resterait plus que des Américains. « Nous ne pouvons pas tuer le vieux dragon, disait-il, mais il faut lui arracher les dents ; » en d’autres termes, il voulait fonder l’union américaine et affaiblir les souverainetés locales. Par ses idées politiques, c’était ce qu’on appelle, dans le bon sens du mot, un aristocrate ; il se défiait de la démocratie ; il croyait que, si l’on donnait toute l’autorité aux masses, la propriété elle-même serait menacée, et que la condition des hommes qui travaillent et qui pensent ne serait pas bonne. Il voulait donc un sénat viager, un pouvoir exécutif également viager, des conditions de cens dans l’électorat et même dans la représentation. Ces idées le rapprochaient beaucoup d’Hamilton, et celui-ci avait voulu se l’associer quand il publia les lettres du Fédéraliste. Gouverneur fut de cette nuance mal jugée et un peu calomniée, parce que le pouvoir est passé aux mains d’hommes d’une autre couleur. Les démocraties sont sans pitié pour ceux qui ne les ont pas adorées, Jefferson et ses amis n’ont pas eu toute la justice désirable pour Hamilton et Morris.

Quand on lit les écrits de ces politiques, on voit qu’ils étaient tout aussi patriotes que Jefferson, et tout aussi républicains, mais d’une autre façon. C’étaient des Anglais établis dans le Nouveau-Monde, bien convaincus qu’il n’y avait de possible que la république, mais voulant lui donner des conditions de stabilité et de sécurité qui rapprochassent la constitution américaine de la constitution anglaise. En quoi je pense qu’ils allaient trop loin. Dans ce pays nouveau, il était nécessaire que la démocratie eût une place plus large ; mais ce n’en était pas moins une pensée très-juste qu’il fallait pencher du côté de la sécurité et de l’unité, sans quoi un beau jour la liberté serait menacée, et l’union avec elle.

Gouverneur Morris reçut dans la Convention un hommage à son talent d’écrivain ; ce fut lui qu’on chargea de rédiger la constitution. On lui doit cette justice qu’elle est écrite en très-bon style, et avec une netteté toute française qui fait un heureux contraste avec le langage embrouillé des lois anglaises. Il n’y a dans la Constitution américaine que ce qu’on doit dire, et cela est dit en style de législateur.

Voilà ce que j’avais à vous dire de Gouverneur Morris, comme homme politique. Parlons maintenant du diplomate. En 1789, Gouverneur Morris vint en France après un terrible accident. Il s’était brisé la jambe en tombant de voiture ; un médecin, trop pressé de faire une opération, la lui avait coupée quand il pouvait la lui conserver. Il vint donc en France avec sa jambe de bois qui le faisait considérer comme un héros de la guerre d’Amérique. Il y arriva à la veille de la Révolution. Plus tard, en 1792, Washington le nomma ambassadeur auprès de la cour de France. C’est même une chose très-extraordinaire que la lettre dans laquelle il lui annonce sa nomination. Personne, je crois, n’a jamais vu rire Washington ; mais Gouverneur Morris, avec son esprit, avec sa familiarité, avait tellement déteint sur le général, que la lettre de celui-ci s’en ressent : c’est la lettre la plus enjouée qu’il ait écrite.

Nous avons le journal de Gouverneur Morris ; et quand on voudra faire une histoire de la Révolution qui ne soit pas écrite au point de vue du progrès fatal qui justifie le crime par le crime, quand on voudra écrire une histoire impartiale, on fera bien de recourir à Morris, qui, étranger et sans passion, mais avec l’expérience des révolutions, suivait d’un œil inquiet les premiers pas de l’assemblée constituante. Il n’était pas à Paris depuis quelques jours, que remarquant le mouvement des esprits avant la réunion des trois ordres, il commença à douter du succès. Il voit bien, dit-il, que les meneurs veulent établir en France une liberté à l’américaine, mais ils oublient une chose essentielle : c’est que, pour réussir dans ce projet, il leur faudrait un peuple américain. Les observations fines abondent : « Vous réduisez le pouvoir monarchique à n’avoir que le veto suspensif, c’est une absurdité ; vous voulez une chambre unique, vous aurez la tyrannie. » Ces paroles étonnaient singulièrement. On n’était pas habitué à entendre parler avec cette vivacité un Américain, un homme qu’on avait prôné à l’avance comme un soutien futur de La Fayette. Lui-même nous raconte qu’allant à Versailles, il resta à dîner chez madame de Tessé, la tante de La Fayette, et son amie intime. C’est à elle que le général a écrit ses plus charmantes lettres.

« À dîner, dit Gouverneur Morris, je suis près de La Fayette ; il me dit que je fais tort à la cause, que mes sentiments sont continuellement cités contre le bon parti.

« Je saisis cette occasion de lui dire que je suis l’ennemi de la démocratie parce que je suis l’ami de la liberté. Je vois qu’ils vont tête baissée à l’abîme, et je voudrais les arrêter si je pouvais. J’ajoute que leurs vues sur la nation ne s’accordent nullement avec les matériaux dont cette nation est faite, et que la chose la plus malheureuse qui pourrait arriver, c’est qu’on leur accordât ce qu’ils désirent.

« La Fayette me dit qu’il sent bien que son parti est fou, et qu’il le lui dit ; mais qu’il n’en est pas moins décidé à mourir avec ses amis.

« Je lui réponds qu’il vaudrait mieux les ramener au bon sens, et vivre avec eux… Si le tiers est modéré, il réussira ; mais, s’il est violent, il se perdra fatalement. »

Nous avons les lettres d’Américains de toutes nuances, qui ont suivi la Révolution française. Washington, Hamilton l’ont jugée à distance ; Jefferson, le chef du parti démocratique, l’a jugée à Paris ; Gouverneur Morris, l’aristocrate, l’a examinée sur place. Il n’y en a pas un seul qui ait cru au succès de la Révolution. Au mois d’octobre 1789, à une époque où il ne pouvait connaître les événements de Versailles, Washington, écrivant à Morris, lui dit : « Je désire me tromper, mais si j’ai bien compris la nation française, il y aura beaucoup de sang versé, et un despotisme plus rude que celui qu’elle se flatte d’avoir anéanti. » Voilà les paroles de Washington.

À quoi tient cette sûreté de coup d’œil ? À ce que le peuple américain avait l’expérience des gouvernements libres. Dans un gouvernement libre on aime la liberté, mais on sent aussi la nécessité d’une autorité forte qui maintienne le respect des lois et la sécurité. L’ordre est le contre-poids nécessaire de la liberté. Ce qui effrayait les Américains, c’est qu’ils ne voyaient nulle part, dans notre Révolution, cette force gardienne de la paix. La France brisait ses entraves séculaires, ce qui était légitime ; mais, pour s’assurer de la liberté, elle anéantissait le pouvoir. Liberté pour tous, autorité pour personne, cela a un nom fort triste. Cela s’appelle l’anarchie.

Voilà ce qui fait pour nous le mérite de la constitution américaine. Faite pour un peuple qui ne reconnaissait d’autre souveraineté que la sienne, la constitution a su cependant, dans l’intérêt de la liberté, faire au pouvoir une part suffisante, assurer une place à l’aristocratie naturelle du talent et du travail, et résoudre ainsi le problème que l’antiquité avait entrevu, mais pour en désespérer.


  1. Elliot, Debates of the Convention, t. II, p. 397 et suiv.