Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 10

Charpentier (3p. 238-262).
DIXIÈME LEÇON
madison, franklin.

Messieurs,

La révolution américaine a passé par trois phases distinctes. Il y a pour ainsi dire trois actes dans ce grand drame qui a commencé par l’émancipation des colonies et qui a fini par l’installation du gouvernement libre de 1789.

Dans la première partie, celle qui s’étend de 1763 à 1775, on reste dans les limites de la légalité. L’Angleterre élève des prétentions contre lesquelles les Américains protestent. On se querelle, et peu à peu on se fait à l’idée d’une séparation. À ce moment, les acteurs principaux sont des avocats, des gens qui parlent ou qui écrivent ; c’est James Otis à Boston, Patrick Henry dans la Virginie. En Angleterre, c’est Franklin qui défend les droits de ses compatriotes. Washington est encore dans l’ombre, et, on ne pense pas à la guerre.

Le second acte commence au congrès révolutionnaire de 1775 et va jusqu’à la fin de 1782. C’est le règne de la guerre. L’épée est tirée du fourreau ; Washington prend le premier rang dans le cœur de ses compatriotes. Il y a cependant des hommes qui parlent et écrivent encore : Samuel et John Adams, Jefferson, le rédacteur de la déclaration d’indépendance, et quelques autres. Mais la parole est au canon.

Puis vient le troisième acte du drame. Il y a un gouvernement impuissant ; la confédération n’est pas assez forte pour réunir en un faisceau le peuple des États-Unis. C’est alors que de nouveaux acteurs paraissent sur la scène. Ce sont des hommes arrivés pendant la révolution, qui n’ont pas connu la puissance anglaise, qui sont animés par un commun patriotisme, et qui veulent donner à leur pays, non pas la centralisation, mais l’unité. Ce sont des jeunes gens. C’est Hamilton qui a trente ans à peine, Madison qui a trente-six ans. Les gens qui ont fait la révolution ont tellement lutté contre la tyrannie, qu’ils en ont pris l’horreur du pouvoir, comme les hommes qui luttent contre la superstition finissent par avoir l’horreur de la religion. Capables de tout détruire, ils sont incapables de rien fonder. Il faut que des esprits plus modérés, des hommes qui n’ont pas eu à souffrir de la lutte avec l’Angleterre, des jeunes gens prennent à leur tour la direction des affaires. C’est Hamilton et Madison qui ont le plus contribué à la constitution. Je vous ai fait la biographie d’Hamilton, je vous parlerai aujourd’hui de Madison et d’un vieillard qui couronna sa vie en se faisant le champion de la constitution, c’est Franklin.

Madison était né en 1751 dans le comté d’Orange, en Virginie ; il appartenait à une de ces familles riches qui vivaient sur leurs terres comme la gentry anglaise. Il reçut une excellente éducation, et joua de bonne heure un rôle dans l’État. Dans les pays de population nombreuse, dans les grandes villes, il y a souvent beaucoup d’hommes capables qui sont étouffés dans la foule et ne peuvent se faire un nom ; mais dans les pays clair-semés, où l’administration communale est remise entre les mains des familles les mieux assises, un homme peut réussir de très-bonne heure, et c’est ainsi qu’en Amérique comme en Angleterre on s’habitue fort jeune à la pratique des affaires publiques.

Élevé à Princeton, dans le New-Jersey, Madison revint en Virginie en 1773, et se fit inscrire au barreau. En 1776, on le mit dans la convention qui rédigea la constitution de Virginie. Il y fit ses premières armes, et il lui est arrivé cette singulière fortune que, cinquante-trois ans plus tard, il put réformer cette constitution qu’il avait faite étant jeune homme. En 1780, on l’envoie au congrès. Ce fut le commencement de sa vie politique. Il se trouva auprès d’Hamilton, partisan, comme lui, de l’unité nationale, et dans cette assemblée il rendit de véritables services.

Après la paix de 1781, vous vous rappelez que faute de ressources le congrès se trouva dans l’impossibilité d’agir, soit à l’intérieur, soit au dehors. Hamilton demandait aux États de laisser établir un impôt de douane qui aurait donné au congrès un élément de puissance, l’argent. Ce fut Madison qu’en 1783 on chargea de rédiger l’adresse qui sollicitait les États de faire ce sacrifice. Cette adresse est restée célèbre. Rarement on a parlé un langage plus noble, rarement on a mieux fait sentir à un pays qu’il a des devoirs à remplir et que l’honnêteté est son plus grand intérêt.

Madison sortit du congrès en 1783. Pendant la révolution on avait pris une telle crainte du despotisme, les esprits s’étaient tellement montés contre l’Angleterre, qu’on redoutait toujours que les excellents bourgeois du congrès ne devinssent des tyrans et ne voulussent s’éterniser au pouvoir. On imagina donc de décider que personne ne resterait plus de trois ans de suite au congrès. C’est ce qu’on appela le système de rotation. En d’autres termes, quand un homme avait fait son apprentissage politique, on le renvoyait pour le remplacer par un nouveau député qui ne savait rien. C’est un mauvais système auquel les Américains, qui sont des gens pratiques, ont depuis longtemps renoncé. La politique est un métier qui demande un apprentissage comme tous les métiers, et plus un homme y vieillit, plus il peut rendre de services.

En Virginie, il fut donné à Madison d’attacher son nom à un des actes les plus considérables de la révolution, un de ceux qui ont eu le plus d’influence sur les destinées de l’Amérique, et celui peut-être qui aura l’action la plus forte sur les destinées du vieux continent. La Virginie avait été constituée en vertu d’une charte royale. On avait eu soin d’y établir des immunités pour l’Église anglicane ; on avait décidé que les citoyens contribueraient à l’entretien du culte national, sans égard à leur croyance ni à leur confession. Le résultat de ce privilège avait été ce qu’il est dans tous les pays où il y a une Église d’État. L’Église était restée attachée au pouvoir qui la payait, et le peuple avait pris en horreur cette Église qui, au commencement de la révolution, s’était trouvée royaliste quand tout le monde était républicain. Il y avait donc peu de sympathie pour cette Église. Or, un homme qui n’était pas un bon chrétien, il faut l’avouer, mais qui était un grand ami de la liberté, Jefferson, proposa un bill pour l’établissement de la liberté religieuse. C’est à lui que se rattache un mouvement qui, aujourd’hui, ne fait que commencer chez nous. Jefferson partait d’une idée parfaitement juste, mais que des siècles de préjugés ont obscurcie en Europe : c’est qu’il y a certaines choses qu’il n’appartient pas à l’État de régler, et, parmi ces choses, les rapports de l’homme à Dieu, les droits de la conscience. Il faut donc mettre en dehors de la politique la liberté de conscience ; or, cette liberté implique nécessairement pour chacun le droit de se réunir avec ceux qui pensent de la même façon, et par conséquent le devoir de payer son Église, sans demander à un tiers qui pense autrement que lui de contribuer à l’entretien d’un culte qui n’est pas le sien. Cette idée fut accueillie avec un certain étonnement dans l’assemblée de Virginie ; on ne voulait pas aller aussi loin que le demandait Jefferson. Le bill fut ajourné. L’année suivante, Jefferson était en France ; Madison reprit la question. Madison n’était pas de la trempe de Jefferson. C’était un esprit modéré, et qui, à cause de sa modération même, faisait réussir les causes auxquelles il s’attachait. Il emporta le vote de ce bill, qui fut dès lors la loi de la Virginie.

Cette loi ne fut pas adoptée partout dès le premier jour : c’est seulement en 1835 que le Massachusetts, le dernier de tous les États de l’Union, a accepté la liberté religieuse. Mais aujourd’hui qu’on jouit pleinement de cette liberté, on se demande comment, pendant si longtemps, on a refusé ce qui est l’avantage de l’Église, des fidèles, et, en dernière analyse, de la religion et de l’État.

Dans cette assemblée de Virginie, Madison continua l’œuvre qu’il avait commencée au congrès. Il voulait arriver à constituer un pouvoir central, à fondre les intérêts communs des treize colonies de façon à donner à l’Amérique cette tête qui lui manquait. L’Amérique, en effet, était alors un grand corps qui n’avait pas de tête. La Virginie avait intérêt à ce que le commerce fût réglé d’une façon uniforme. Ce n’était pas un pays commercial ; par conséquent elle avait à souffrir des droits particuliers que mettaient à l’entrée les États qui lui fournissaient les marchandises de l’Europe et des Antilles. De plus, la Virginie avait des querelles avec le Maryland pour le règlement des eaux communes aux deux pays. Madison, inspiré et soutenu par quelques patriotes, proposa de former une convention où les délégués des États intéressés dans cette question feraient une législation uniforme pour toutes les parties. C’est ce qu’on a appelé la Convention d’Annapolis. C’est là qu’en 1785 Madison se trouva auprès d’Hamilton.

Nous avons vu comment Hamilton profita d’une situation désespérée pour en appeler au pays, et décida l’Amérique à se sauver elle-même. Madison soutint avec énergie le projet patriotique de son jeune ami. Il rentra ensuite en Virginie. La Virginie était l’État qui avait mené la révolution. L’agitation politique était partie du Massachusetts ; mais la Virginie, par son importance, la richesse de ses habitants, la grande figure que faisaient ces riches propriétaires avec leurs nègres ou leurs attachés, n’avait pas joué un moins grand rôle. C’était là qu’était l’aristocratie coloniale.

Si la Virginie se prononçait pour la révision, il était sûr qu’elle entraînerait le reste de la confédération. Madison finit par emporter toutes les voix, et, le 4 décembre 1786, la Virginie déclara, avant tous les autres États, qu’elle voulait une réforme de la constitution, et elle nomma des délégués à la future Convention. Ce fut à la sagesse de Madison qu’on dut de voir figurer le nom de Washington sur cette liste, et ce grand nom entraîna ceux qui pouvaient hésiter. Ce sont certainement là de beaux services rendus par un homme de trente-cinq ans.

Madison en fut récompensé en voyant son nom porté sur la liste. Il fut envoyé le quatrième à la Convention fédérale. Il prit dans cette assemblée un rôle remarquable. Il sentit d’abord qu’il se faisait là une grande expérience : il s’agissait de savoir si la république était possible sur un immense territoire. Il n’y avait pas d’exemple d’un tel fait dans l’histoire. L’antiquité nous montre des petites cités qui vivent en république ; le système de l’antiquité est municipal. Quand Rome a voulu devenir une grande république, elle est devenue un empire, une démocratie sans représentation, sans garanties politiques et à la merci de la soldatesque. Les Pays-Bas n’avaient été qu’une collection de petites républiques, et n’avaient pas su se donner l’unité nécessaire pour faire un grand pays. L’Amérique cependant voulait être un grand pays. Madison sentait cela, et cherchait à organiser de la meilleure façon possible le pouvoir national de façon à ce qu’on pût constituer une république. C’était sa pensée, qu’il assistait à une œuvre décisive pour l’Amérique et pour l’humanité. Aussi, tandis que ses collègues s’occupaient de ce qu’ils avaient à faire dans l’assemblée, il consacrait ses nuits à tenir un procès-verbal très-exact de ce qui s’y disait. Et ce procès-verbal, connu sous le nom de Papiers de Madison et publié cinquante ans plus tard, est aujourd’hui le plus sûr commentaire de la constitution.

À ce moment, les idées de Madison étaient plus sages et plus pratiques que celles d’Hamilton. Hamilton rêvait une république aristocratique : l’Angleterre avec un président au lieu d’un roi, et des sénateurs viagers au lieu de lords héréditaires. Madison, au contraire, voulait une organisation entièrement démocratique, mais avec un pouvoir exécutif énergique et deux chambres. Il regardait l’institution d’une seule chambre comme mortelle pour la république. Il voulait, en outre, un pouvoir judiciaire indépendant ; en deux mots, un gouvernement assez fort pour maintenir l’unité, mais hors d’état d’écraser l’indépendance locale.

C’est lui qui eut la conception la plus nette de la constitution qui pouvait le mieux convenir aux États-Unis. Ce n’était pas un esprit de grande portée ; mais s’il voyait les choses un peu terre à terre, il les voyait bien, et en outre il avait cet esprit de modération qui, en politique, est la vertu principale.

Lorsqu’après quatre mois de travail on vota cette constitution qui ne satisfaisait personne, et c’est peut-être pour cela qu’elle était excellente, Madison sentit qu’il fallait la défendre. On s’imagine aujourd’hui que cette constitution fut reçue avec acclamation : tout au contraire. On accusait les gens qui l’avaient faite d’être des usurpateurs de la souveraineté ; ils avaient trompé Washington, disait-on, et rêvaient l’établissement du despotisme à leur profit. Chez les patriotes les plus exaltés, il y eut une opposition violente contre cette œuvre qui devait être adoptée par le peuple. C’est que les hommes les plus considérables de la révolution, ceux qui avaient joué un rôle de 1763 à 1787, n’avaient pas du tout l’idée de cette consolidation du pouvoir. Ayant passé leur vie à lutter contre la métropole, il leur semblait que l’affaiblissement du pouvoir était la première condition de la liberté. Fanatiques de l’indépendance locale, ce nouveau système de gouvernement, qui faisait de l’Amérique un grand État et qui annulait les vieilles colonies, était quelque chose d’étrange pour eux, qui avaient vécu pendant tant d’années sous l’empire d’idées tout opposées.

La première façon de triompher de cette opposition, c’était la presse. C’était le peuple qui devait décider de la constitution, c’était au peuple qu’il fallait s’adresser. Madison se réunit donc à Hamilton et à Jay pour publier le Fédéraliste. Le grand rôle, dans cette polémique, fut pour Hamilton, esprit vif et philosophique. Madison était une intelligence moins puissante ; cependant il écrivit à peu près le tiers du Fédéraliste. Ses articles sont pleins de sens : ce ne sont pas, comme les morceaux dus à la plume d’Hamilton, des pages qu’on peut traduire, et qui, encore aujourd’hui, nous intéressent. Mais tout ce qu’on pouvait dire de sensé sur une question a été dit par lui.

Le Fédéraliste faisait une certaine impression sur les gens qui lisaient, mais les gens qui lisent ne sont pas la majorité. Madison se rendit alors dans la législature de Virginie, pour rendre au pays un suprême service.

La constitution avait été faite par une Convention et adoptée par le congrès qui l’avait proposée à chaque colonie ; autrement dit, dans chaque colonie, le peuple nommait une convention, qui discutait à nouveau : c’était le peuple qui, dans les conventions des treize États, discutait treize fois la constitution. En Virginie, la convention était réunie ; Madison en faisait partie. C’est peut-être là qu’il a le mieux mérité de la patrie.

D’après l’usage reçu, il fallait neuf États pour que la constitution fût adoptée. On se disait que si neuf États adoptaient la constitution, les autres États ne voudraient pas demeurer en dehors de l’Union, et qu’on marcherait aussitôt l’Union formée.

Il y avait déjà sept États qui s’étaient prononcés pour l’acceptation ; on était à peu près sûr du huitième, le New-Hampshire. Le vote de la Virginie était donc décisif. Mais dans cette convention se trouvaient des hommes d’une grande valeur qui ne voulaient pas de la constitution, et à leur tête Patrick Henry, le plus ardent et le plus éloquent orateur de la Virginie, le premier apôtre de la révolution. Patrick Henry ne voulait pas de la constitution par des motifs qui paraissent aujourd’hui singuliers. Le Sud s’est séparé du Nord en prétendant que la constitution fédérale permettait à tout État de se retirer de l’Union, que ce n’était qu’un traité d’alliance entre États souverains, et que quand un État trouvait le lien trop serré, il pouvait le rompre. Eh bien, il y a soixante-dix ans, ces mêmes gens du Sud ne voulaient pas de la constitution parce qu’elle détruisait la souveraineté des États, et établissait un pouvoir central ; c’est-à-dire qu’ils attaquaient la constitution il y a soixante-dix ans, en lui reprochant d’être ce qu’elle est réellement, tandis qu’aujourd’hui on lui dénie ce caractère pour plaire aux passions du moment.

« Quoi ! disait Patrick Henry, vous commencez votre constitution en disant : « Nous, le peuple des États-Unis, nous avons décidé telle chose ! » Vous deviez dire : « Nous les États ; » car il n’y a pas de peuple américain, mais treize États souverains. Vous usurpez la souveraineté en parlant au nom du peuple. »

La réponse était trop facile. L’acte rédigé à Philadelphie était un projet qui devait être adopté par le peuple. Un notaire parle toujours au nom de son client. C’était au peuple américain à mettre sa signature au bas de cet acte et à se l’approprier. Mais pour Patrick Henry, cette idée était le renversement de tout ce qu’il avait vu. Henry était soutenu par des hommes considérables, tels que Georges Mason et Monroë, qui fut le successeur de Madison à la présidence. Le résultat du vote était douteux. Il y avait soixante-huit membres, et la convention était également partagée. Ce fut là que triompha l’excellent esprit de Madison. Il avait l’art peu commun de ne pas blesser ses adversaires. Nous avons des avocats habiles, qui n’ont d’autre préoccupation que l’effet que leur discours fera le lendemain dans le journal ; quand les ministres auront été bien aiguillonnés, tourmentés, le lendemain le pays dira : Voilà un beau discours ? Mais de cette façon on ne fait pas les affaires du pays. Le véritable politique est celui qui s’occupe de la cause qu’il défend plus que de sa vanité ; il évite tout ce qui pourrait blesser et cherche à rendre tous les partis favorables à son client, la liberté.

C’était là le talent de Madison. Après une discussion qui ne dura pas moins de vingt jours, il obtint une majorité de huit voix, qui décida du sort de la constitution.

C’est la plus belle page de la vie de Madison celle qui nous intéresse le plus. Plus tard il a joué un grand rôle politique, mais en dehors du cadre de nos études. Je n’en dirai donc que quelques mots. Il était l’ami de Jefferson, qui a eu sur lui une influence prépondérante. Jefferson était le chef du parti qui a toujours voulu grandir les États aux dépens de l’Union, et qui, dans toutes les querelles entre les pouvoirs locaux et le pouvoir central, a mis en avant la fatale idée de nullification, c’est-à-dire de séparation. Ministre sous Jefferson de 1801 à 1809, et son successeur comme président des États-Unis, de 1809 à 1817, Madison n’a été que le continuateur de son maître. Lui et Monroë ont été les interprètes de la politique de Jefferson ; on peut dire que Jefferson, ou pour mieux dire sa pensée, a régné vingt-cinq ans sur les États-Unis, et cette pensée a fait dévier la constitution.

En 1817, Madison se retira de la vie politique ; il mourut en 1835, chargé de gloire et de jours. C’était un honnête homme dont la vie a été très-utile à son pays ; mais selon moi la plus belle partie de cette vie, si longue et si bien remplie, a été la première. Sans être injuste pour les services de Madison et le mérite de sa présidence, on peut dire que ce qu’il a fait de plus grand, c’est ce qu’il a fait dans sa jeunesse, lorsqu’associé avec Hamilton il a été un des fondateurs de la liberté.

Dans la convention de Philadelphie il y avait à côté de Madison, et au-dessus de lui, un vieillard de quatre-vingt-deux ans, le Nestor de l’Amérique, Benjamin Franklin. En France, qui ne connaît cette figure pleine d’une malicieuse bonhomie ? Franklin était revenu de France en 1785. À Paris comme à Versailles, il avait su, sous les dehors d’un simple fermier de Pensylvanie, se faire adopter par tout ce qu’il y avait de beaux esprits. Le bon Franklin, qui ne portait pas de poudre, avec sa tête chauve et sa canne de pommier, était le diplomate le plus fin, le plus madré qu’on ait jamais vu en France, et il y avait rendu les plus grands services à son pays. Il était rentré en Amérique, fort souffrant de la pierre et fatigué par l’âge ; mais sans consulter ses forces, on l’avait nommé délégué de Pensylvanie à la Convention. Il y représentait le siècle passé. Il y avait là des gens comme Hamilton, né en 1757, comme Madison, né en 1751, qui devaient regarder comme un ancêtre le politique qui, en 1754, à une époque où personne ne songeait à l’Union, avait proposé cette Union au congrès d’Albany. De 1757 à 1785, Franklin avait passé la plus grande partie de sa vie en Angleterre ou en France, mais il s’était toujours trouvé en Amérique aux moments importants ; en 1776 il y avait signé la déclaration d’indépendance, et maintenant il s’y trouvait encore pour signer la constitution. C’était le bon génie de la confédération américaine ; il était toujours là dans les moments de crise pour donner du courage au plus timide et de l’esprit au plus sot.

Dans la Convention, Franklin ne pouvait prendre le premier rang. C’était un esprit très-fin qui n’avait jamais fait une affaire sans réussir ; mais ces esprits-là, si utiles qu’ils soient à eux-mêmes, à leur famille et même à leur pays, ont d’ordinaire une portée assez courte. C’est ce qui frappe quand on lit ce qu’a écrit Franklin. Tout y est fin et sage, mais d’une sagesse un peu bornée. En politique, Franklin avait apporté de France des idées empruntées à Turgot et aux philosophes du temps, et l’emprunt n’était pas heureux. Il avait apporté l’idée d’une assemblée unique, et disait que deux assemblées lui faisaient l’effet d’un cheval attelé par devant et d’un cheval attelé par derrière à la même charrette. Le mot était piquant, mais Franklin ne voyait pas le grand côté de la question, c’est qu’une assemblée unique est nécessairement un pouvoir sans contre-poids et sans responsabilité, c’est-à-dire un despotisme de la pire espèce, avec tous les entraînements, toutes les passions et toutes les faiblesses de ce mauvais gouvernement. Une assemblée unique, c’est l’hydre à plusieurs têtes, un pouvoir à la fois très-violent et très-faible. Dans l’histoire il n’y a pas d’exemple d’assemblée unique qui n’ait mené le pays à la révolution, à l’anarchie et au despotisme, héritier ordinaire de l’anarchie. C’est là un argument que la plaisanterie la plus ingénieuse ne peut ébranler.

Franklin avait aussi rapporté de France l’idée très-fausse que le président d’une république et les principaux fonctionnaires ne doivent pas être payés. Cette absence de salaire constitue forcément une aristocratie, et ne rend pas les gens plus vertueux ; il faut toujours se rappeler le mot de Talleyrand à propos de je ne sais quel fonctionnaire : « Il ne demande rien, ce sera cher ! »

Si Franklin, cet esprit d’ordinaire si pratique, avait eu le tort de rapporter de France certaines théories politiques qui ne valaient pas les idées américaines, il apportait en revanche dans la Convention un grand élément de concorde et de paix. Franklin, ce patriarche que chacun respectait, et dont on craignait même l’esprit et la malice, pouvait dire la vérité à tout le monde sans fâcher personne. Quand s’agitaient les passions, il rappelait qu’on était là pour donner une constitution à l’Amérique, et non pour se quereller ; et à ceux qui lui disaient qu’ils ne pouvaient se déjuger, il répondait finement que déclarer qu’on ne changera jamais d’avis n’était pas toujours une preuve d’esprit et n’avait jamais convaincu personne.

Quand la constitution fut terminée et qu’il ne resta plus qu’à la signer, ce qui n’était pas de peu d’importance, Franklin, à qui elle ne plaisait pas, mais qui sentait la nécessité d’établir un gouvernement, fit lire par Wilson le discours suivant. C’était son testament politique, et il est digne de lui.

« Monsieur le président,

« J’avoue qu’il y a certaines parties de cette constitution que je n’approuve pas à présent ; mais je ne suis pas sûr que je ne les approuverai jamais. J’ai vécu longtemps, et l’expérience m’a souvent obligé de changer d’avis sur d’importants sujets. Je croyais avoir raison ; mais de meilleurs renseignements, des études plus approfondies, me prouvaient qu’il en était autrement.

« Voilà pourquoi, plus je deviens vieux, et plus je me sens porté à douter de mon propre jugement et à avoir plus de respect pour le jugement d’autrui. La plupart des hommes, il est vrai, comme la plupart des sectes religieuses, se croient en pleine possession de la vérité ; tout ce qui diffère de leur sentiment est une erreur. Steele, un protestant, dit au pape dans une dédicace, que la seule différence des deux Églises, en ce qui touche la certitude de la doctrine, c’est que l’Église de Rome est infaillible, et que l’Église d’Angleterre n’a jamais tort. Mais quoique beaucoup de personnes n’aient pas une moins haute idée de leur infaillibilité propre que de celle de leur secte, il en est peu qui l’expriment aussi naïvement qu’une dame française qui, dans une dispute avec sa sœur, lui disait : « Ma sœur, je ne sais comment cela se fait, mais il n’y a que moi qui ai toujours raison[1]. »

« Dans le sentiment où je suis, j’accepte cette constitution avec tous ses défauts, si elle en a, parce que je pense qu’un gouvernement général nous est nécessaire, et qu’il n’y a pas une forme de gouvernement qui ne puisse être une bénédiction pour le peuple, s’il est bien administré. Je crois, en outre, que notre gouvernement sera bien administré pendant une suite d’années, et qu’il ne pourra finir par le despotisme (comme ont fait d’autres gouvernements avant lui) que lorsque le peuple sera devenu si corrompu, qu’il aura besoin d’un gouvernement despotique, étant incapable d’en supporter un autre.

« Je doute aussi qu’avec toute autre Convention nous avions chance d’avoir une meilleure constitution. Car, lorsque vous assemblez un certain nombre d’hommes pour profiter de l’ensemble de leur sagesse, vous assemblez inévitablement avec tous ces hommes tous leurs préjugés, toutes leurs passions, toutes leurs fausses idées, tous leurs intérêts locaux, tout leur égoïsme. D’une assemblée ainsi composée peut-on attendre une œuvre parfaite ? Au contraire, je suis étonné de trouver que notre œuvre approche autant de la perfection, et je pense qu’elle étonnera nos ennemis, qui attendent avec confiance la nouvelle que nos assemblées sont tombées dans la confusion comme les constructeurs de Babel, et que nos États sont sur le point de se séparer, pour ne plus se rencontrer désormais qu’afin de se couper mutuellement la gorge.

« J’accepte donc cette constitution, parce que je n’en espère point une meilleure, et parce que je ne suis pas sûr qu’elle ne soit pas la meilleure. Je sacrifie au bien public l’opinion que j’ai eue de ses défauts. Je n’en ai jamais murmuré un mot au dehors. C’est dans ces murs que sont nés mes doutes, c’est dans ces murs qu’ils doivent mourir.

« Si, en retournant auprès de ses mandataires, chacun de nous devait y apporter ses objections et essayer de leur gagner des partisans, nous empêcherions que la constitution ne fût généralement reçue, et nous perdrions tous les effets salutaires et les grands avantages que l’unanimité réelle ou apparente nous vaudra au dehors, aussi bien qu’à l’intérieur. La force et l’efficacité d’un gouvernement, pour procurer ou assurer le bonheur du peuple, dépend beaucoup de l’opinion générale qu’on se fait de la bonté de ce gouvernement, aussi bien que de la sagesse et de l’intégrité de ceux qui gouvernent.

« J’espère donc que dans notre propre intérêt, comme membres de la nation, et dans l’intérêt de la postérité, nous agirons cordialement et unanimement pour recommander cette constitution partout où s’étend notre influence, et que nous tournerons désormais nos pensées et nos efforts à rechercher les moyens que cette constitution soit bien administrée.

« En somme, je ne puis m’empêcher d’exprimer le vœu que, s’il est dans la Convention quelque membre qui ait des objections contre la constitution, cette personne veuille bien faire comme moi, et en cette occasion douter un peu de sa propre infaillibilité, et que pour manifester notre unanimité, elle veuille bien signer cet acte. »

La proposition de Franklin ne fut pas adoptée. Il y eut trois personnes : Randolph, Mason et Elbridge Gerry qui ne signèrent pas la constitution. Le premier par une difficulté de situation, car il soutint la constitution dans la convention de Virginie ; les deux autres par haine d’un gouvernement consolidé, nous dirions centralisé. Cependant on peut dire que l’influence de Franklin fut bonne, et que, grâce à lui, la majorité fut peut-être plus grande.

Quant à lui, il eut un mot digne de Socrate. Il avait les yeux fixés sur la place qu’occupait Washington. Derrière le fauteuil du président était un tableau assez médiocre, qui représentait un soleil. Franklin montrant ce tableau du doigt à ceux qui l’entouraient, leur dit : « Les peintres déclarent que dans leur art c’est chose difficile que de distinguer un lever d’un coucher de soleil. Bien des fois dans le cours de cette session, dans nos alternatives de crainte et d’espérance, j’ai regardé cette peinture sans pouvoir dire si c’était un lever ou un coucher de soleil ; mais maintenant j’ai le bonheur de voir que ce n’est pas un soleil qui se couche, c’est un soleil qui se lève. » C’était, en effet, le soleil de la liberté qui se levait sur l’Amérique et sur le monde entier.

Lorsque la constitution fut soumise aux suffrages du peuple, Franklin était mourant et ne quittait plus sa chambre. Il ne pouvait donc faire partie d’une convention d’État ; mais il pouvait encore écrire, et vous savez que les derniers écrits de sa plume ne sont pas les moins remarquables. Il y a notamment un pamphlet contre l’esclavage qui est une des choses les plus ingénieuses qu’il ait faites. Il est impossible de combattre cette abominable institution par des arguments plus poignants.

L’écrit que Franklin publia en faveur de la constitution est une parabole intitulée : Comparaison de la conduite des anciens Juifs avec celle des antifédéralistes aux États-Unis.

Un avocat zélé de la constitution fédérale a dit, dans une certaine assemblée publique, « que la répugnance de la plupart des hommes pour une bonne constitution est si grande, que, si un ange du ciel nous apportait une constitution faite au ciel tout exprès pour nous, cette constitution n’en rencontrerait pas moins une violente opposition. »

On lui reprocha l’extravagance de son opinion, il ne se justifia point. Probablement il ne lui vint pas à l’esprit, sur le moment, que l’expérience avait été faite, et qu’elle est rapportée dans la plus fidèle de toutes les histoires, la sainte Bible ; autrement il me semble qu’il aurait pu soutenir son opinion par cette incontestable autorité.

L’Être suprême avait pris plaisir à élever une famille, jusqu’à ce qu’enfin cette famille devînt, un grand peuple. Après avoir retiré ce peuple de la servitude, au moyen de plus d’un miracle accompli par Moïse, son serviteur, Dieu donna à ce serviteur choisi, et en présence de toute la nation, une constitution et un code de lois que le peuple devait observer. Ce code avait pour accompagnement et pour sanction la promesse de grandes récompenses, la menace de punitions sévères, comme conséquence de l’obéissance ou de la désobéissance.

Cette constitution, quoique la Divinité y présidât (et c’est pour cela que les écrivains politiques l’appellent Théocratie), ne pouvait être mise à exécution que par le moyen de ministres de Dieu ; c’est pourquoi Aaron et ses fils, ainsi que Moïse, furent établis comme le premier ministère du nouveau gouvernement.

On aurait pu croire qu’un peuple reconnaissant aurait vu avec plaisir la nomination d’hommes qui s’étaient fait connaître en procurant la liberté de la nation, et qui avaient hasardé leur vie en s’opposant ouvertement à la volonté d’un puissant monarque qui voulait retenir le peuple en esclavage. On aurait pu croire qu’une constitution faite pour eux, par la Divinité même, aurait dû être universellement bien reçue.

Mais il y avait dans chacune des treize tribus quelques esprits mécontents et inquiets qui excitaient continuellement le peuple à rejeter le nouveau gouvernement, et cela par différents motifs.

Quelques-uns conservaient de l’affection pour l’Égypte, le pays de leur naissance, et chaque fois qu’ils sentaient quelques inconvénients, quelques difficultés, effet naturel et inévitable d’un changement de situation, ils réclamaient contre leurs chefs, comme étant les auteurs du mal, et ne voulaient pas seulement retourner en Égypte, mais lapider ceux qui les en avaient délivrés.

Ceux qui inclinaient vers l’idolâtrie n’étaient pas contents qu’on eût détruit leur Veau d’or. Beaucoup de chefs pensaient que la nouvelle constitution serait nuisible à leur intérêt particulier, et que les bonnes places seraient prises par la famille et les amis de Moïse et d’Aaron.

Joseph et le Talmud nous donnent certains détails qui ne sont pas dans l’Écriture, et nous disent que Corah, ambitieux de la prêtrise et blessé de la voir donner à Aaron, se plaignit que Moïse eût fait cette nomination sans le consentement du peuple ; et qu’il accusa Moïse d’avoir, par divers artifices, obtenu frauduleusement le gouvernement, privé le peuple de ses libertés, et conspiré avec Aaron pour perpétuer la tyrannie dans sa famille. Et ainsi, quoique le vrai motif de Coran fût de supplanter Aaron, il persuada au peuple qu’il ne voulait que le bien public.

Et alors le peuple, ému par ses insinuations, commença à crier, et on accusa Moïse d’ambition et de péculat. Il n’y avait pas de preuves de péculat, et cependant des faits, quand ils sont vrais, sont par leur nature susceptibles d’être prouvés. Mais ces accusations réussissent toujours auprès de la populace ; car il n’y a aucune accusation aussi aisément faite ou aussi aisément acceptée par les coquins qu’une accusation de coquinerie.

Enfin, deux cent cinquante des principaux, fameux dans les tribus, hommes de renom, se mirent à la tête de la foule qu’ils excitaient, et la poussèrent à un tel degré de frénésie, qu’elle criait : « Lapidons-les, lapidons-les, et assurons ainsi nos libertés.

De tout ceci il appert que les Israélites étaient un peuple jaloux de sa liberté nouvellement conquise. Cette jalousie en elle-même n’est pas un défaut ; mais, en se laissant mener par des hommes artificieux, qui parlaient de l’intérêt public et ne songeaient qu’à leur intérêt propre, le peuple d’Israël attira sur lui de grands malheurs.

La même histoire inestimable nous apprend encore qu’après une suite de siècles, quand cette constitution fut devenue vieille et corrompue et qu’on proposa de la corriger, la populace dont les ancêtres avaient accusé Moïse de vouloir régner en criant : « Lapidez-le, lapidez-le ; » cette populace, excitée par le grand prêtre et par les Scribes, accusa le Messie de vouloir se faire roi des Juifs, et cria : « Crucifiez-le, crucifiez-le. »

De quoi il est permis de conclure que l’opposition de la foule à une mesure publique n’est pas toujours une preuve que la mesure soit mauvaise, encore bien que l’opposition soit excitée et dirigée par des hommes de distinction.

De ce qu’on s’oppose violemment et sans raison à la constitution, je n’entends pas conclure que notre Convention générale ait été divinement inspirée quand elle a dressé cet acte important. Mais j’avoue que j’ai tellement foi dans le gouvernement général du monde par la Providence, que je ne puis me figurer qu’un acte aussi important pour le bien-être de tant de millions d’hommes qui existent aujourd’hui, ou qui formeront la postérité d’une grande nation ; que cet acte, dis-je, ait pu se faire sans être en quelque degré influencé, dirigé, gouverné par ce Maître tout-puissant, présent partout, et toujours bienfaisant, en qui tous les êtres inférieurs vivent, agissent et existent.

B. F.

Franklin vécut assez pour voir la mise à exécution de la constitution, et dans une lettre qu’il écrivait à Washington, en 1789, au moment où celui-ci venait de commencer sa présidence, il lui disait : « Quant à moi, dans mon intérêt, il eût mieux valu que je fusse mort il y a déjà deux ans, car depuis deux ans je souffre des douleurs cuisantes ; mais je ne regrette pas de les avoir vécus, puisqu’ils m’ont permis de voir notre situation présente. J’achève ma quatre-vingt-quatrième année, et probablement ma vie ici-bas ; mais, dans quelque situation que je sois placé après ma mort, s’il me reste le souvenir de ce qui s’est passé sur la terre, je garderai l’estime, le respect et l’affection avec lesquels j’ai été depuis si longtemps votre ami. »

Et dans son testament, il lègue sa canne à Washington.

« Je lègue, dit-il, ma canne de pommier sauvage surmontée d’une belle pomme d’or figurant un bonnet de liberté, à mon ami, à l’ami du genre humain, au général Washington. Si c’était un sceptre, elle serait digne de lui et bien placée dans sa main. »

Vous voyez ce que sont ces hommes qui ont fait la constitution américaine, combien ils diffèrent, hélas ! par le beau côté, des hommes de la révolution française. Dans notre révolution, nous ne trouvons que des partis se faisant une guerre acharnée, des gens qui apportent chacun leur système, et qui sont impitoyables pour qui ne pense pas exactement comme eux. Je ne parie pas de la différence qui séparait les Girondins des Jacobins, quoiqu’à vrai dire, plus j’ai voulu m’en rendre compte, moins j’ai pu voir en quoi elle consiste ; je ne puis pas prendre au sérieux cette accusation de fédéralisme inventée pour les faire guillotiner ; mais il m’est tout à fait impossible de voir ce qui politiquement sépare Danton de Robespierre, et je n’aperçois dans leurs sanglants démêlés autre chose que des haines furieuses et de basses jalousies. Ce ne sont pas des idées qui séparent ces hommes, ce sont des passions dont la France est l’enjeu.

Au contraire, voyez ce qui se passe en Amérique. La constitution ne satisfait personne. Hamilton, qui avait été le premier auteur de la réunion, déclare que nul dans la Convention n’est moins content que lui. Pour lui, la constitution est trop démocratique. Elle ne l’était pas assez pour Franklin. Washington doute qu’elle puisse réussir. Randolph vote contre. Personne ne croit au succès. Va-t-on se réunir pour renverser cet édifice vacillant au risque de perdre le pays en le livrant à l’anarchie ? Non. Tous ces hommes sont des patriotes habitués aux affaires. Leur idée à tous est la même : « Essayons de la constitution. À force de bon vouloir, nous en corrigerons les défauts. »

Grande leçon, messieurs, et qui nous apprend qu’il n’y a pas de constitution dont on ne puisse tirer la liberté, quand elle est mise en œuvre par des gens de cœur qui désirent avant tout le bien public. C’est là le grand côté de la révolution américaine ; elle a apporté au monde un noble exemple, celui d’honnêtes gens, divisés d’opinion, mais réunis par le patriotisme, n’ayant qu’une pensée, assurer la liberté de leur pays. C’est là ce qui fait la gloire éternelle d’hommes tels qu’Hamilton, Madison, Franklin, et du premier de tous, Washington !


  1. Franklin a pris cette anecdote dans les mémoires de madame de Staal (mademoiselle de Launay).