Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 9

Charpentier (3p. 210-237).
NEUVIÈME LEÇON
alexandre hamilton.

Messieurs,

Ce fut le 14 mai 1787 que se réunit, à Philadelphie, la Convention qui devait doter le peuple américain de sa constitution. À l’unanimité, Washington en fut nommé président.

Avant de vous parler des questions qui furent discutées, je veux vous faire connaître les personnages principaux de la Convention, les hommes qui ont eu la gloire de fonder cet édifice qui, pendant soixante-dix ans, a abrité la fortune de l’Amérique. Cela est d’autant plus nécessaire, qu’il n’en est pas de la vie politique comme du théâtre. Au théâtre, il faut connaître la pièce avant de juger les acteurs ; dans la vie politique, au contraire, ce sont les acteurs qui font la pièce. Avant d’assister au drame, il faut savoir quelles idées ils apportent, quels sentiments les animent, quels principes ils veulent faire triompher.

Sur Washington, nous en avons assez dit pour le connaître. Je consacrerai la leçon d’aujourd’hui à l’homme qui, après Washington, on peut dire à côté de Washington, a eu la plus grande influence sur l’organisation des États-Unis, à Alexandre Hamilton.

Hamilton est peu connu en France ; en Amérique même, on ne lui rend pas justice.

Les idées qui ont prévalu après la présidence de Washington et de son successeur ne sont pas celles qu’Hamilton a défendues. Le parti politique qui a pris les affaires a traité Hamilton avec peu de faveur, et, quoiqu’il ait laissé un nom honorable, on n’apprécie pas à sa juste valeur un des hommes les plus heureusement doués qui aient paru dans le monde, et surtout un des plus grands serviteurs de la liberté.

Alexandre Hamilton était né à Névis, la plus riante des Antilles, le 11 janvier 1757. Son père était Écossais et appartenait à une branche de la grande famille des Hamilton. Sa mère était d’origine française : c’était une demoiselle Faucette. Elle descendait d’une famille de huguenots, que la révocation de l’édit de Nantes avait obligés de sortir de France.

Hamilton perdit sa mère de bonne heure. Cependant il semble qu’elle ait exercé sur lui une grande influence ; c’est à elle, sans doute, qu’il a dû de parler français avec facilité. Il a, du reste, dans le caractère, certains traits qui trahissent son origine.

Son père se ruina. À l’âge de douze ans, on l’envoya dans la petite île de Sainte-Croix, pour y être employé dans une maison de commerce. On a de lui des lettres écrites à cet âge, et dans ces lettres il y a des passages singuliers. Il ne veut pas rester dans cette triste position de commis. « Je méprise, écrit-il, la basse condition à laquelle la fortune me condamne ; je risquerais volontiers ma vie, mais non pas mon honneur, pour élever ma position. Je ne suis pas philosophe ; on peut dire que je fais des châteaux en Espagne, mais souvent le rêve devient la vérité quand le rêveur a de la constance. Je voudrais qu’il y eût une guerre[1]. »

C’est bien là le rêve d’un enfant qui cherche l’inconnu tout en apprenant la tenue des livres, talent modeste qui, disons-le en passant, devait servir plus tard au premier ministre des finances qu’aient eu les États-Unis.

Convaincu qu’on ne peut s’élever que par l’étude, Hamilton prenait sur son sommeil pour se donner une éducation complète. Les mathématiques, la chimie, la littérature, l’histoire, tout intéressait cet ambitieux de douze ans. Il montrait une telle facilité qu’on s’intéressa à lui ; ses parents, ses amis pensèrent qu’il serait bon de l’envoyer en Amérique, sur le continent, pour y achever ses études.

Ce fut en 1772, à l’âge de quinze ans, qu’il arriva dans la Nouvelle-Jersey. Il était Américain de naissance, et, dans la guerre de l’indépendance, toutes les Antilles anglaises faisaient des vœux pour la cause commune ; mais il n’était pas Américain du continent. Ce fut là, pour lui, une cause de défaveur et de faiblesse, car il n’avait pas ces alliances puissantes et ces souvenirs du passé qui firent la fortune de gens bien au-dessous de lui par le dévouement et le génie.

Placé dans un collège de la Nouvelle-Jersey, il eut pour maître un certain Francis Barber qui, plus tard, se distingua comme officier dans la révolution. À la fin de 1773, on l’envoya à New-York, au King’s Collège (aujourd’hui Columbia-College). Il se préparait à la médecine, mais sans négliger les lettres, et dès les premiers jours il donna des preuves extraordinaires de son esprit et de son caractère. C’était un très-petit homme, presque un enfant ; mais il était plein de vivacité et d’éloquence. Quand on commença à s’agiter, souvent il sortait du collège pour se faire orateur populaire, et ce n’était pas un des moins applaudis.

En 1774 se réunit le premier congrès de la révolution. La grande question était de savoir si on romprait brusquement les liens qui attachaient les colonies à l’Angleterre, ou s’il fallait mieux essayer d’une résistance pacifique, cesser toute relation d’affaires avec les Anglais, les prendre par l’intérêt et les forcer ainsi à céder aux exigences de l’Amérique. Le pays était en feu. De toutes parts on publiait des pamphlets presque toujours anonymes, ou plutôt pseudonymes ; ainsi, il y avait de ces brochures qui étaient signées Bellator, d’autres Pacificus ; on comptait plus sur l’influence du raisonnement que sur celle d’un nom.

Il y avait deux partis : les ardents, qui voulaient la guerre, et les modérés, qui demandaient qu’on essayât jusqu’au bout de la conciliation, et qu’on ne lançât pas le pays dans l’inconnu sans une absolue nécessité.

Parmi ces pamphlets, un des plus remarquables était intitulé : Simple défense des mesures proposées par le Congrès. L’auteur réclamait avec force le droit inaliénable des colonies : Représentation, Vote de l’impôt, Jury : c’était le thème obligé ; mais de plus il appuyait sur la nécessité de favoriser le développement de l’industrie, afin de se passer de l’Angleterre ; et, à une époque où le coton n’était pas travaillé en Amérique, la brochure signalait la culture du coton comme devant enrichir en deux ans les provinces méridionales, et permettre aux colonies de se passer de la métropole.

Ce pamphlet, écrit avec tant de sagesse par un homme qui anticipait l’avenir, fut attribué à M. Jay, le chef du parti modéré à New-York. Ce n’était cependant pas M. Jay qui l’avait écrit. Le Vengeur du Congrès, comme on appela l’auteur de la brochure, cet esprit si mûr, était encore sur les bancs de l’école : c’était Alexandre Hamilton, qui avait dix-sept ans.

L’année d’après, en 1775, quand on apprit la nouvelle de l’engagement de Lexington, la première rencontre où coula le sang américain, Hamilton ne pensa plus qu’à la guerre ; il lui sembla tout simple d’organiser dans son collège une compagnie. La troupe prit un beau nom, celui des Cœurs de chêne. On eut un habit vert, un chapeau de cuir, et pour devise : Liberté ou la mort ! Combattre de la parole, de la plume ou de l’épée, ce fut toute la vie d’Hamilton.

Au mois de mars 1776, Hamilton était capitaine dans une compagnie provinciale. Vous savez qu’il y avait alors l’armée continentale, entretenue par le congrès, et les troupes provinciales organisées par chaque colonie. Hamilton se trouvait donc, à dix-neuf ans, capitaine d’artillerie. Le général Greene, en faisant une inspection, remarqua une batterie d’artillerie singulièrement bien tenue, et qui manœuvrait avec habileté ; il signala à Washington cette batterie, commandée par un enfant qui semblait avoir une grande passion pour le métier des armes.

Hamilton prouva bientôt qu’il avait plus que de la passion pour la guerre. Dans la dangereuse retraite de Long-Island, à Trenton, à Princeton, il montra une intelligence militaire et une énergie qui le firent remarquer à ce point, que Washington le prit comme aide de camp, avec le rang de colonel.

Colonel à vingt ans, aide de camp et confident de Washington, il se montra toujours à la hauteur de son rôle. Son courage lui valut bientôt dans l’armée le nom de Petit Lion : quant à Washington, qui avait vingt-cinq ans de plus que lui, il ne l’appelait jamais que mon enfant (my boy), et avait pour lui une tendresse paternelle.

Ce fut ainsi que pendant toute la durée de la guerre il resta près du général ; il ne se retira de l’état-major de Washington qu’en 1781, lorsque la paix fut certaine. Plusieurs fois il eut des missions de confiance, et il ne se fit pas moins remarquer par sa prudence que par un courage à toute épreuve.

Au siège de York-Town, il se distingua sous les ordres de La Fayette. La Fayette commandait les troupes américaines, le baron de Viomesnil commandait les troupes françaises. L’émulation était vive. On avait donné aux Américains une redoute à enlever, et aux Français une autre redoute. M. de Viomesnil, avec cette confiance qui fait la force des Français, mais qui les rend quelquefois désagréables, même à leurs alliés, demanda à La Fayette comment il comptait emporter sa redoute. À la baïonnette, répondit La Fayette. M. de Viomesnil sourit. Hamilton enleva la position et entra le premier dans la redoute. Quand elle fut prise, La Fayette, avec sa malicieuse bonhomie, envoya le colonel Gimat à M. de Viomesnil pour lui demander si les Américains, qui n’avaient plus rien à faire, ne pourraient pas être utiles aux Français qui n’avaient pas terminé leur besogne. — Remerciez M. de La Fayette, dit M. de Viomesnil, et dites-lui que dans cinq minutes nous serons dans la place.

Cinq minutes après, elle était prise.

Hamilton se trouva à la fois l’homme de confiance du général La Fayette et de Washington, le trait d’union entre l’Amérique et la France. Lorsque la France envoya des soldats en Amérique, la grande préoccupation de Washington était de savoir comment ces soldats pourraient marcher avec les milices américaines. C’était un noyau d’excellentes troupes, bien payées, bien nourries ; plusieurs des officiers qui les commandaient avaient fait la guerre de Sept ans, et ces troupes allaient se trouver côte à côte avec l’armée américaine, qui ne brillait ni par la richesse des officiers ni par la régularité des manœuvres : mal vêtue, mal nourrie, mal équipée.

Washington craignait que ces officiers venus de Versailles n’eussent quelque dédain pour ses soldats, qui avaient plus de fonds que d’apparence. Il nous connaissait mal, et quand on en vint à l’épreuve, on s’aperçut que les Français étaient les meilleurs alliés, les meilleurs enfants du monde. Louis XVI d’ailleurs, avec une admirable délicatesse, avait arrangé toutes choses pour éviter que les Français ne se fissent pas trop valoir. Néanmoins, pour adoucir les frottements, il était sage d’avoir quelqu’un parlant français qui fût l’intermédiaire entre les deux armées. Ce rôle fut donné à Hamilton, qui, par sa gaieté, sa franchise, ses manières chevaleresques, plut singulièrement à l’armée française, et en resta l’ami jusqu’à la fin.

Ce ne fut pas seulement de cette façon qu’il servit Washington. Le général avait une correspondance de tous les instants avec chacune des colonies ; il lui fallait un secrétaire qui lui préparât ses réponses. Ce rôle de confiance fut donné à Hamilton, et, parmi les lettres de Washington que nous possédons, il y en a certainement un grand nombre qui ont été rédigées par Hamilton.

C’est ainsi que de vingt à vingt-cinq ans il ne quitta pas Washington d’un seul instant, et qu’il s’établit entre ces deux hommes une affection qui ne se démentit jamais.

En 1780, il s’éleva entre eux un nuage, comme il y en a quelquefois entre les meilleurs amis. Washington, qui était très-difficile sur le respect qu’on lui devait, se plaignit que son aide de camp l’eût fait attendre dix minutes sur un escalier. Il y eut un froissement entre eux, à la suite duquel Hamilton pensa qu’il valait mieux se retirer. Il s’était d’ailleurs marié l’année précédente ; il avait épousé la fille du général Schuyler, d’origine hollandaise, femme respectable, qui était destinée à lui survivre de plus de cinquante ans. En 1852 elle vivait encore, elle avait quatre-vingt-quatorze ans.

Hamilton n’avait pas de fortune. Durant la guerre, les officiers, vous le savez, n’avaient pas été payés ; la plupart s’étaient endettés et ruinés au service de la patrie. Hamilton voulut se faire un état indépendant. Avec cette facilité de changer de profession, qui est dans le génie américain, il se fît avocat à New-York. Il rencontra au barreau plus d’un compagnon d’armes qui, une fois la paix signée, se mettant à étudier le droit, venait plaider comme lui devant les tribunaux. La toge remplaçait l’épée.

Son mariage lui avait donné quelque racine dans le pays : il entendait les affaires, il parlait avec chaleur ; il fut bientôt un des meilleurs avocats de la ville, et avec assez d’éclat pour qu’en 1782 la ville de New-York l’envoyât au congrès.

C’est là que commence le second acte de sa vie politique. La première partie de sa vie s’était passée à faire la guerre, il allait maintenant devenir législateur. En entrant au congrès, il trouva une situation des plus difficiles. C’était le moment où l’armée se plaignait de n’être pas payée. La paix approchait, les comptes des officiers n’étaient pas liquidés ; on était à la veille d’une émeute et peut-être d’une guerre civile. Le grand mérite d’Hamilton fut d’apprécier le premier cette crise, de la signaler à Washington, de lui indiquer même, avec le droit que lui donnait l’amitié, la ligne de conduite à tenir pour prévenir un éclat fâcheux. Nous avons les lettres d’Hamilton. Quand l’émeute éclata, Washington suivit de point en point les conseils de ce jeune homme qui avait autant de prudence que d’énergie.

Au congrès, Hamilton se fit le défenseur de ses compagnons d’armes ; mais afin de pouvoir plaider leur cause sans qu’on l’accusât de défendre son propre intérêt sous couleur de soutenir l’intérêt commun, il déclara qu’il renonçait pour sa part à rien réclamer. Il fit valoir les services de ces hommes qui s’étaient sacrifiés pour l’Amérique, et demanda que le congrès reconnût les droits des officiers. Ce fut une lutte assez longue, et on ne manqua pas, lorsque l’émeute éclata, de prétendre qu’Hamilton l’avait vue avec plaisir sinon même suscitée. On ne voulait pas reconnaître les droits des officiers ; il fallut le sentiment du danger pour que le congrès se décidât à être juste. S’il avait écouté Hamilton, il n’aurait pas laissé dans l’histoire le souvenir de son ingratitude.

Une fois la dette militaire reconnue, restait une question tout aussi grave : c’était de savoir comment on la payerait. Il n’y avait pas d’argent ; il n’y avait que des assignats. On était à la veille d’une banqueroute, il fallait un financier qui éclairât le congrès. On le trouva dans Hamilton. Avec cette facilité prodigieuse qui lui permettait de se mettre tout de suite à une question et d’aller jusqu’au bout, il proposa au congrès de consolider toutes les dettes, en prenant à la charge de la confédération la dette militaire et les dettes des États. Il créait ainsi l’unité financière pour arriver plus sûrement à l’unité nationale. Comme complément nécessaire de cette mesure, Hamilton proposa que le congrès fût autorisé à établir des douanes sur toutes les côtes de l’Amérique. Établir l’unité de ressources, c’était le moyen de créer un fonds national pour une dette commune. La proposition était bonne ; mais elle n’allait pas au parti démocratique jaloux de l’armée, et qui ne voulait rien faire pour les soldats. Aussi quand Hamilton demanda qu’il y eût unité d’impôts et de dettes, des gens qui, plus tard, furent présidents, des États-Unis, s’écrièrent : Il se trahit ! On le dénonça comme un monarchiste. Le congrès accueillit, mais sans grande faveur, ses propositions ; les États refusèrent d’y accéder. Un cœur vulgaire se fût découragé. Mais c’est un triste politique que celui qui ne s’habitue pas à être vaincu ; il faut savoir attendre, et, quand on s’adresse à l’opinion, être certain que le jour viendra où la raison finira par triompher.

Hamilton ne désespéra point, et quand la misère augmenta, quand les désordres intérieurs s’ajoutèrent à la misère, quand la nation commença à sentir la souffrance, Hamilton en appela au pays. Il fut avec Madison un des promoteurs de cette fameuse Convention d’Annapolis, qui devait régler le commerce intérieur de l’Amérique. Arrivé à Annapolis, il trouva devant lui les mêmes préjugés : il s’aperçut de l’impuissance de la Convention. Mais là, avec le coup d’un œil d’homme d’État, il pensa qu’il y avait une manière de sauver l’Amérique : c’était de s’adresser, non plus aux États, jaloux du congrès, mais au peuple américain, et de lui enseigner à se sauver lui-même. Ce fut là l’objet de la fameuse adresse de la Convention d’Annapolis, qui fut rédigée par Hamilton. On demanda au pays tout entier de nommer une Convention qui se réunirait à Philadelphie, en 1787, Convention qui aviserait à ce qu’il faudrait faire, qui aurait pour objet spécial, unique, de remédier aux défauts de la confédération ; on demanda en outre que le projet de constitution, une fois rédigé, fût soumis à la discussion populaire, de façon à ce que le peuple américain se donnât lui-même une constitution. Ainsi nulle violence, nul subterfuge ; rien qu’un langage, vrai, sincère, rien qu’un appel à la nation.

Cette adresse eut un grand succès. La Virginie s’y rallia la première. Washington mis sur la liste des délégués à la Convention finit par accepter, et c’est ainsi qu’on se réunit au mois de mai 1787 à Philadelphie. Hamilton était un des délégués de New-York. C’était à cette époque un des hommes les plus distingués de la révolution, et, malgré sa jeunesse, c’était aussi le mieux préparé. Dès l’année 1782, dans une lettre que nous possédons, il avait soutenu que l’Amérique formait une nation, que de toutes les colonies il fallait faire un grand peuple et un grand pays. Il avait le génie politique. Un diplomate, qui était bon juge des hommes, quoiqu’en général il les appréciât non à leur profit, mais au sien, M. de Talleyrand avait connu Hamilton en Amérique. Il disait que c’était la personne qui l’avait le plus frappé.

— En quoi, lui disait-on ? — C’est, répondait-il, que cet homme avait deviné l’Europe. » Hamilton avait fait quelque chose de plus merveilleux. Avec Franklin et Washington, il avait vu et clairement vu l’avenir de l’Amérique. Il n’est pas un des grands politiques de l’Europe qui ne s’y soit trompé, et qui ne s’y trompe encore aujourd’hui.

Sa situation au congrès ne fut pourtant pas ce qu’on aurait pu attendre d’un homme tel que lui. Il avait été frappé des dangers de la démagogie ; il était, comme Washington, un aristocrate au sens antique ; il voulait fonder la liberté sur la sagesse et la modération, deux vertus qui se trouvent rarement dans la foule ; il avait en horreur ces tribuns qui agitent le peuple au profit de leur misérable ambition. Ce qu’il désirait donc par-dessus tout, c’était un pouvoir exécutif fermement constitué, et un conseil national ou sénat, qui fût une espèce d’aristocratie. Son modèle, son idéal était quelque chose de semblable au grand édifice de la constitution anglaise. Il s’imaginait qu’il y aurait avantage pour l’Amérique à ce que le président fût nommé pour aussi longtemps qu’il se comporterait bien, que le sénat fût nommé de même. En quoi Hamilton se trompait. Il eût emprisonné dans un corset de force un pays qui avait besoin de grandir. Un président à vie aurait fini par devenir une espèce de roi, un sénat à vie n’aurait pas satisfait à la mobilité qui est de l’essence même de la bonne démocratie.

Hamilton se trompait avec les intentions les plus droites ; mais ses ennemis profitèrent de son erreur. Les préjugés qu’on avait contre lui se réveillèrent plus vifs que jamais. Pour lui, dès qu’il vit que l’opinion était contraire à ses idées, il fut le premier à abandonner le projet qu’il avait présenté ; restant toujours fidèle à la pensée d’obtenir par les institutions le maximum possible de stabilité. On lui reprocha de faire de l’Amérique une monarchie ; il répondit qu’il voulait en faire une république : qu’il n’avait pas la prétention d’être plus sage que son pays, mais que cette république il fallait lui donner la base la plus solide, de façon à ce que l’expérience fût complète. Du reste, ajoutait-il, si cette expérience ne réussit pas, il sera temps encore d’essayer de nouvelles institutions avant de renoncer à la forme républicaine, le plus noble de tous les gouvernements.

La constitution fondée, le grand rôle d’Hamilton commença. Rien n’est plus facile en ce monde que de défendre ses idées, parce qu’à ses idées on joint d’ordinaire ses passions. Mais ce qui est plus difficile et plus rare, c’est d’accepter une constitution politique qu’on n’a pas faite, c’est de sentir qu’une constitution qui ne répond pas à nos idées est cependant celle qui convient le mieux au pays, c’est enfin de s’effacer par amour du bien public, et de défendre des institutions qu’on n’approuve pas entièrement. C’est ce que fit Hamilton. Convaincu que toute division nouvelle amènerait la perte du pays, il se fit le défenseur de la constitution. Cette défense n’était pas chose aisée. La constitution faite et à demi acceptée par le congrès, il fallait la faire accepter par treize États différents, la discuter treize fois dans treize pays qui n’avaient ni les mêmes idées ni les mêmes intérêts, vaincre ces jalousies, et à force de raison, maintenir l’harmonie entre tous les citoyens.

Hamilton entreprit cette œuvre avec autant de courage que de talent ; il se réunit à deux hommes, dont l’un ne partageait pas toutes ses opinions : c’était Madison, qui plus tard fut président. Madison appartenait à une nuance plus démocratique ; mais il sentait, lui aussi, que la constitution était le salut du pays. Le second allié d’Hamilton était Jay : celui-là était de cœur et d’âme avec son jeune ami. Les trois patriotes se décidèrent à faire paraître une série d’articles destinés à soutenir et à populariser la constitution. On les a réunis en un volume intitulé le Fédéraliste. Mais ne nous laissons pas tromper par ce mot qui a un sens tout opposé en Amérique et en France. Chez nous, fédéralisme veut dire relâchement du lien central, en Amérique c’en est le resserrement ; c’est l’équivalent du mot centralisation. Le Fédéraliste est composé de quatre-vingt-cinq numéros. De ces quatre-vingt-cinq numéros, Hamilton en écrivit cinquante et un avec une ardeur extrême. Jay, qui avait commencé, fut blessé dans une émeute, à New-York, et fut obligé de se retirer de bonne heure pour ne reparaître qu’à la fin du travail. Madison et Hamilton furent donc les principaux auteurs de cette publication qui eut un grand succès : c’est un exposé si clair de la constitution, qu’encore aujourd’hui il en est un des meilleurs commentaires. La préface de cet écrit vous donnera une idée nette de ce que pensait et voulait Hamilton.

« Après une épreuve trop certaine de l’impuissance du gouvernement actuel, vous êtes appelés à délibérer sur une nouvelle constitution pour les États-Unis. Énoncer ce sujet, c’est en dire l’importance. Il s’agit de l’existence de l’Union, de la sûreté et de la prospérité des États, du sort de l'Empire le plus intéressant de l’univers ; car il semble réservé à l’Amérique de décider la grande question de savoir si les hommes sont capables de se donner un bon gouvernement, par réflexion et par choix, ou s’ils sont condamnés à recevoir éternellement leur gouvernement du hasard et de la force. La crise où nous sommes est décisive pour ce problème. Si nous nous trompons, notre erreur sera fatale à tout le genre humain.

« Heureux, si notre choix est dirigé par une saine appréciation de nos intérêts véritables, par un jugement libre et dégagé de toute considération étrangère au bien public ! Nous devons le souhaiter plus que l’espérer. Le projet soumis à vos délibérations blesse trop d’intérêts particuliers, contrarie trop d’institutions locales, pour qu’il ne soit pas attaqué par une foule de motifs qui lui sont étrangers ; par des passions et des préjugés peu favorables à la liberté.

« Comme dans toutes les grandes discussions nationales, il est à craindre que l’animosité et les passions mauvaises ne connaissent plus de digues. À voir la conduite des partis opposés, il sera facile de juger qu’ils n’espèrent faire triompher leur opinion, et augmenter le nombre de leurs prosélytes que par la violence de leurs déclamations et l’amertume de leurs invectives.

« Un zèle éclairé pour l’énergie et l’efficacité du gouvernement sera dénoncé comme le crime d’un ami du despotisme, d’un ennemi de la liberté.

« Une inquiétude trop scrupuleuse pour la conservation des droits du peuple… sera dénoncée comme le moyen d’usurper une grande popularité aux dépens du bien public.

« D’un côté, on oubliera que la jalousie est inséparable d’un violent amour, et que le noble enthousiasme de la liberté va aisément jusqu’à la défiance.

« De l’autre côté, on oubliera que la force du gouvernement est essentielle au maintien de la liberté. Que dans l’opinion d’un esprit sain et éclairé, ces deux intérêts sont inséparables, et qu’une dangereuse ambition se cache plus souvent sous le voile spécieux de l’amour du peuple, que sous l’apparence peu séduisante du zèle pour le gouvernement.

« L’histoire nous apprend que la première de ces deux routes a, plus souvent que l’autre, conduit au despotisme, et que la plupart des hommes qui ont détruit la liberté des républiques ont commencé par capter la bienveillance du peuple, et se sont faits démagogues pour devenir tyrans.

« Si je publie ces réflexions, c’est pour mettre mes concitoyens en garde contre toutes les tentatives que, de part et d’autre, on fera pour influencer leur décision par d’autres mobiles que la raison et la vérité.

« Je crois fermement qu’il est de votre intérêt d’adopter la constitution : je crois que votre liberté, votre puissance, votre prospérité y sont engagées.

« Je n’affecte point une réserve que je n’ai pas. Je ne veux pas vous tromper par l’apparence du doute, quand mon opinion est faite. J’avoue franchement ma conviction, et je vous dirai librement les raisons sur quoi elle est fondée. Quand on a conscience de la droiture de ses intentions, on dédaigne les détours.

« À cet égard, je ne multiplierai pas les protestations. Mes intentions sont le secret de mon cœur ; mes raisons seront exposées à tous les yeux, chacun pourra les juger. Elles seront présentées avec un courage qui ne faillira point à la cause de la vérité. »

Vous voyez combien cela est écrit avec fermeté, et combien c’est véritablement le langage qu’on doit parler à des hommes. On ne manqua pas d’accuser Hamilton d’aristocratie, d’arrogance et de fierté. Son seul crime était de se mettre en travers des partis. Ce qu’on pardonne le moins aux gens, c’est d’avoir une idée à eux. Rien n’est plus odieux aux coteries qu’un homme qui n’épouse pas toutes leurs passions, et qui ose avoir et dire son avis. Crier avec la foule, c’est le grand secret de faire fortune. Mais Hamilton était de ces hommes qui connaissent deux popularités : il y a la popularité d’aujourd’hui, celle à laquelle on arrive en se laissant emporter par le flot, sauf à être rejeté demain à la côte ; puis il y a la popularité de l’avenir, qu’on obtient en se consacrant à la défense constante de la justice et de la vérité. C’était celle-là seule qui séduisait le noble cœur d’Hamilton.

Dans le Fédéraliste, Hamilton n’a pas de peine à démontrer la nécessité de l’union entre tous les membres de la confédération ; puis il établit, avec une netteté très-grande et une parfaite connaissance de toutes les questions, la nécessité d’un pouvoir exécutif fort, d’un pouvoir législatif et d’un pouvoir judiciaire indépendants. Le Fédéraliste est un manuel de liberté.

Grâce aux efforts d’Hamilton et de ses amis, l’État de New-York se prononça pour l’adoption de la constitution, et en décida le succès.

Hamilton eut la gloire d’avoir conquis à l’Union sa ville adoptive, et d’être choisi bientôt par New-York pour rédiger la constitution de l’État, qui est imitée de la constitution fédérale.

En 1789, Washington fut nommé président. Sa position était délicate. Son premier soin fut de s’entourer des hommes en qui il avait confiance ; mais il le fit avec une grande modération. Dans un gouvernement nouveau, au lendemain d’une révolution, quand tout était encore en suspens, il fallait ménager des partis que la paix ferait peu à peu disparaître. Washington appela dans son cabinet les hommes des opinions les plus opposées, les chefs de partis, afin que, s’il y avait division, elle fût secrète, qu’on n’agitât pas le pays, qu’on ne remuât point les passions. Il fallait que le président, le sénat et la chambre donnassent à l’Amérique l’exemple de l’accord et de l’union. C’est ainsi qu’il appela dans son cabinet Jefferson, le chef du parti démocratique, qui trouvait qu’on n’avait pas assez donné à l’indépendance des États, et Hamilton, qui trouvait qu’on n’avait pas donné assez à la puissance centrale ; il leur adjoignit le général Knox et Jay, ses deux vieux amis.

Dans ce cabinet, le poste le plus difficile, le ministère qui demandait le plus d’habileté et de travail, c’était le ministère des finances ; car, à vrai dire, l’Union n’avait pas de finances. Il n’y avait plus de crédit, on n’avait qu’un papier sans valeur ; il fallait tout créer, et tout créer dans un pays qui n’était pas centralisé, où il n’y avait pas de statistique, où on ne savait ni le chiffre des dépenses ni celui des ressources. C’est là que commence le troisième acte de la vie d’Hamilton. La conduite qu’il avait tenue au congrès, lors de la liquidation des pensions des officiers, avait montré que cet officier, qui connaissait si bien la guerre, avait en lui l’étoffe d’un administrateur ; aussi Robert Morris, le financier de la confédération, désigna-t-il Hamilton comme le seul homme capable de dissiper le chaos. Hamilton entreprit de créer tout un système financier en Amérique. C’est là une œuvre qui aurait pu demander la vie d’un homme, et en peu de temps il réussit.

Son secret était simple. Payer n’était pas possible ; mais quand un État ne peut pas payer ses créanciers, il peut au moins leur donner des garanties et remettre entre leurs mains un titre négociable. Toute la question est que le prix du marché n’équivale pas à une banqueroute faite aux créanciers. Le gouvernement fédéral ne pouvait trouver dans sa caisse ce qui n’y était pas ; mais, à force d’honnêteté et de soin, il pouvait relever son crédit. Hamilton proposa tout d’abord de ne pas faire banqueroute, de reconnaître les titres tels qu’ils existaient et de les payer. Cela semble aujourd’hui tout simple, mais à cette époque le gouvernement n’avait à sa disposition qu’un papier qui perdait quatre-vingts pour cent, et on se croyait patriote en proposant de forcer les créanciers de l’État à prendre au pair ce papier déprécié. Payer aux créanciers leur capital intégral, c’était, disait-on, leur accorder plus qu’ils n’avaient droit d’espérer ; c’était une dilapidation. Hamilton déclara qu’il fallait tout payer. Cette mesure si juste, il ne la fit adopter qu’avec des difficultés extrêmes ; il fallut l’influence de Washington, pour que Jefferson se résignât à ce que l’Amérique payât ses dettes. On reconnut donc la dette totale de l’Amérique ; on affecta au payement de cette dette les droits de douane, et il fut certain qu’après un nombre d’années, qui ne serait pas très-considérable, l’Amérique se serait acquittée intégralement.

De plus, Hamilton ne voulut pas qu’il y eût des dettes particulières à chacun des treize États. Les dettes des États avaient été contractées pour la révolution, il proposa de les unifier toutes, et d’en faire la dette fédérale. Pour les démocrates c’était empiéter sur la puissance des États. Nouvelle querelle avec Jefferson qui avoue naïvement que, dans le cabinet de Washington, lui et Hamilton étaient comme deux coqs.

Une fois cette proposition adoptée, et elle ne le fut qu’à une très-petite majorité, Hamilton voulut rétablir la circulation métallique, la chose la plus difficile du monde. Le début des assignats est toujours agréable ; comme les prix s’élèvent peu à peu, il semble que chacun s’enrichisse, hormis les rentiers, dont nul ne se soucie quand on n’en a pas besoin. On est dans cette erreur aujourd’hui aux États-Unis. Mais le jour où le change devient défavorable, où il n’y a plus de commerce avec l’étranger, alors il faut que chacun liquide sa situation et perde des bénéfices imaginaires ; c’est une des épreuves les plus périlleuses par lesquelles un peuple puisse passer. Il y faut venir cependant, car il n’y a de commerce possible avec les peuples voisins que sur le pied d’égalité ; et, pour cela, il faut une commune mesure des marchandises, c’est-à-dire une monnaie métallique, ou un papier échangeable contre une monnaie métallique.

Hamilton proposa de rétablir la circulation métallique ; et, pour y parvenir, il fonda la banque des États-Unis. Elle fut supprimée quarante ans plus tard par des jalousies provinciales, sous le général Jackson. Grâce a ses efforts, Hamilton trouva moyen de ressusciter le crédit. Les renseignements qu’il se procura, les comités dont il s’entoura, les rapports qu’il fit au congrès lui donnèrent bientôt la réputation du plus habile financier du continent. Il eut un grand mérite, ce fut d’être le théoricien et le praticien de cette résurrection financière Le système financier des États-Unis date de lui. C’en serait assez pour faire la gloire d’un citoyen.

Hamilton resta ministre des finances jusque sous la seconde présidence de Washington ; il avait été de ceux qui avaient senti la nécessité que Washington fut une seconde fois président. Mais une fois les finances rétablies, il demanda à se retirer du cabinet. Il en sortit en 1795, à l’âge de trente-huit ans. Ministre des finances, liquidateur d’une dette énorme, il avait rétabli la fortune de l’Amérique, mais il avait oublié de faire la sienne. Le pays n’avait plus besoin de lui ; Hamilton avait une nombreuse famille : il trouva qu’il était temps de songer aux siens, et il reprit la profession d’avocat. Il emporta tous les regrets et toute l’amitié de Washington et cette amitié était si grande, que, lorsque Washington adressa ses adieux à l’Amérique, le testament le plus beau que jamais magistrat ait légué à un peuple libre, il voulut que ce travail fût revu par Hamilton. Certes, c’était une grande preuve de confiance chez Washington, que de s’adresser à Hamilton pour expliquer aux Américains tout ce qu’il avait fait dans sa magistrature, et pour laisser à l’Amérique des conseils excellents sur la manière de pratiquer la constitution. On a le manuscrit de cette adresse écrit en entier de la main de Washington : c’est la rédaction définitive, et qu’il a faite sienne ; mais il y a dans ce morceau des appels à la concorde, à l’union, à la nécessité d’avoir un pouvoir énergique qui semblent sortis de la main d’Hamilton.

Rentré dans la vie privée en 1795, Hamilton n’en sortit que dans une circonstance mémorable. En 1796, il y eut entre la France et les États-Unis une querelle peu honorable pour le Directoire, et sur laquelle les Américains nous ont laissé des détails qu’on ne trouve pas dans nos histoires de la révolution. Dans cette querelle le ministre des affaires étrangères du Directoire, M. de Talleyrand, et la question d’argent jouent un triste rôle. Quoi qu’il en soit, les choses en vinrent au point que l’Amérique menacée crut nécessaire de réunir une armée. Le président Adams offrit le commandement de cette armée à Washington ; le général déclara qu’il n’accepterait qu’à la condition qu’on lui donnerait comme inspecteur général Hamilton, et il le fit passer avant des officiers beaucoup plus anciens.

Ce fut Hamilton qui organisa cette armée, et à la mort de Washington, en 1799, ce fut lui qui fut général en chef, quoiqu’il n’en eût pas le titre officiel, et que dans la vie civile il ait toujours gardé le nom de colonel.

Le 18 brumaire amena au pouvoir le général Bonaparte, qui arrangea l’affaire ; il avait assez de besogne sur le continent.

Rentré dans la vie privée en 1801, Hamilton assista à la chute de ses espérances. Le parti auquel il appartenait, l’idée qu’il avait défendue, qu’avait défendue Adams en l’exagérant, l’idée d’un pouvoir central supérieur aux États, fut condamnée par l’avènement de Jefferson à la présidence. Hamilton se consacra dès lors tout entier à sa profession d’avocat, et il y acquit une grande réputation. Un homme qui avait été ministre des finances, administrateur et organisateur d’armée, était un des esprits les mieux faits pour comprendre les affaires ; nous savons qu’il parlait admirablement, et qu’il joignait à cette faculté une force de travail extraordinaire. Deux auteurs français, Emerigon et Valin, étaient ses auteurs favoris.

Hamilton semblait en avoir fini avec la vie politique, lorsqu’en 1804 il eut une querelle avec un homme qui occupait une grande position en Amérique, le colonel Aaron Burr, qui était en ce moment même vice-président des États-Unis, et qui avait disputé la première place à Jefferson. Burr se présentait pour être gouverneur de l’État de New-York. Il se plaignit qu’Hamilton l’avait déclaré un homme dangereux ; et peu satisfait de ce jugement d’Hamilton, qui avait parfaitement le droit de le porter, il le provoqua en duel. Nous savons quelle fut l’agitation d’Hamilton. Il ne craignait pas le duel ; mais, suivant lui, se battre, c’était violer les lois de Dieu et du monde. Puis il avait des enfants, une femme qu’il aimait beaucoup, et même, il faut le dire à son honneur, des créanciers. Il avait besoin de vivre, non pour lui, mais pour d’autres. Hamilton se tira d’affaire comme on fait en pareille circonstance ; il se dit qu’il était soldat, qu’il perdrait toute influence s’il ne se battait pas, et il se décida à se battre, en disant à ses amis qu’il laisserait Aaron Burr tirer deux fois sur lui, et que, quant à lui, il ne tirerait pas. C’était sa façon de concilier l’honneur et le devoir.

Le mercredi 11 juillet 1804, Aaron Burr traversa le North-River pour gagner le New-Jersey ; il y trouva Hamilton accompagné de M. Pendleton et du docteur Hosack, un des médecins les plus considérables de New-York. Voici le récit que le docteur nous a laissé de ce duel.

« Burr tira le premier : la balle frappa Hamilton au côté droit, passant au travers des vertèbres. Quand la balle le toucha, le colonel se dressa involontairement sur les pieds, tourna à gauche ; à ce moment, son pistolet fit feu, et le colonel tomba sur la face.

« Je courus, et je le trouvai assis à terre, soutenu dans les bras de Pendleton. Il eut assez de force pour me dire : Docteur, c’est une blessure mortelle ; puis il s’évanouit, et nous le crûmes mort.

« On le mit dans la barque, où il resta insensible jusqu’à ce qu’on se fût éloigné de terre d’environ cinq cents toises. Nos soins le rappelèrent à la vie ; il dit : ma vue se trouble. Sa vue s’éclaircit, et apercevant le pistolet qu’il avait tenu (ne sachant pas qu’il avait tiré), il dit : Prenez garde à ce pistolet, il est chargé et armé ; il pourrait partir et causer quelque malheur. Pendleton sait que je n’avais pas l’intention de tirer sur lui.

« En approchant de la rive, il me dit : Envoyez chercher madame Hamilton, et prévenez-la peu à peu ; mais laissez-lui de l’espérance.

« Il vécut jusqu’au lendemain deux heures ; toute son inquiétude était pour sa femme accablée et pour ses enfants. Il m’en parlait fréquemment, en ne les appelant que ma femme bien-aimée, mes chers enfants. Si terrible que fût sa situation, son énergie en triomphait. Une seule fois seulement, à la vue de ses sept enfants amenés près de son lit, son courage l’abandonna. Il ouvrit les yeux, regarda ses enfants, puis ferma les yeux jusqu’à ce qu’on les eût emmenés. Lui seul pouvait calmer l’égarement de leur mère : Chère Èliza, souvenez-vous que vous êtes chrétienne, telles étaient les paroles qu’il lui adressait d’une voix ferme, mais pleine de sensibilité. »

Ainsi mourut misérablement, à quarante-sept ans, un homme qui avait joué un si beau rôle en Amérique, et qui semblait appelé par son âge à rendre encore des services. Soldat, écrivain, homme politique, financier, avocat, on l’avait trouvé au niveau de toutes les situations, toujours le même ; gai, ardent, résolu, aussi tranquille sur un champ de bataille qu’à la barre des tribunaux de New-York, et aussi résolu comme avocat que comme capitaine. Ce fut en Amérique un grand deuil, d’autant plus qu’on n’estimait pas l’homme avec lequel il s’était battu, mauvaise opinion que celui-ci justifia quelques années plus tard. En 1807, on le trouve engagé dans une entreprise qui pouvait amener une révolution aux États-Unis ; il avait l’intention d’entraîner les États de l’Ouest, de se rendre maître de la Nouvelle-Orléans, et de conquérir le Mexique à son profit.

Un des amis d’Hamilton, Fisher Ames, écrivit une notice sur la mort de son ami : il le compare à Germanicus enlevé à l’amour du peuple romain ; il ajoute que l’Amérique savait ce qu’elle avait perdu par ce qu’Hamilton avait fait pour elle, mais qu’elle ne savait pas ce qu’il pouvait faire encore pour la servir. La pensée est noble et belle ; mais quel que fût le génie et le patriotisme d’Hamilton, son temps était passé. Il arrive toujours aux hommes qui remettent l’ordre non-seulement dans les finances, mais dans la société, que s’ils ne se dépêchent pas de mourir, la nouvelle génération oublie ce qu’ils ont fait et ne voit que les défauts de l’édifice. C’est l’histoire d’Hamilton. Le peuple américain, qui jouissait de la liberté, oubliait ceux à qui il la devait ; le parti démocratique, qui avait à sa tête des hommes jeunes, ardents, dédaignait Hamilton comme un fédéraliste, c’est-à-dire un adversaire de l’indépendance provinciale et presque un ennemi du pays.

Mais si l’histoire peut dire que l’Amérique a été plus généreuse pour des favoris qu’elle ne l’a été pour Hamilton, faut-il le plaindre ? Sa vie, après tout, n’est-elle pas une des plus belles qu’on puisse concevoir ? Quant à moi, je plains beaucoup les hommes qui vivent dans un pays où il n’y a pas de liberté. Un homme de talent, un patriote qui naît aujourd’hui en Pologne ou à Venise, voilà celui qui me semble malheureux. Comprendre la liberté, l’aimer et ne pouvoir la servir, voilà ce que j’appelle être victime du sort. Mais lutter dans un pays libre, combattre des adversaires, injustes et violents peut-être, mais les combattre en pleine lumière, avec le pays et l’avenir pour juges ; être victorieux aujourd’hui, vaincu demain : ceci c’est la vie, il ne faut pas s’en plaindre, et je crois qu’Hamilton pouvait se trouver heureux. Il avait eu la vie la plus intense, la plus active et en même temps la plus belle et la plus noble qu’on puisse rêver. Soldat, il avait combattu pour l’indépendance de la patrie ; législateur, il avait fondé cette constitution qui devait faire le bonheur de la nation ; ministre, il avait rétabli la fortune et le crédit de l’Amérique. Il avait lutté à la tribune et sur les champs de bataille ; il avait été honoré de la confiance et de l’amitié de Washington. Le rêve de l’enfant s’était réalisé.

Ajoutez que sa conscience devait lui rendre justice : il avait été le véritable ami du peuple, ne le flattant jamais, faisant appel à sa raison, ne se lassant jamais de lui dire la vérité, ne se faisant jamais le complaisant des passions du moment ; enfin il mourait jeune, plein de gloire et laissant après lui les plus beaux souvenirs. Car qu’y a-t-il de plus beau que la vie d’un homme sur le tombeau duquel on peut écrire : « Celui-là n’a aimé que la patrie, la justice et la liberté ? »


  1. Hamilton’s Works, t. I, p. 525.