Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 13

Charpentier (3p. 315-342).
TREIZIÈME LEÇON
le droit électoral.

Messieurs,

Vous avez vu que l’Amérique adopta sans discussion le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, et la division du Corps législatif en deux chambres. Cette division adoptée, il se présenta des questions qui ont pour nous un très-grand intérêt ; car la solution que les Américains ont adoptée les a satisfaits depuis soixante-dix ans, tandis que depuis soixante-dix ans nous avons choisi, ou du moins on nous a fait choisir dix à douze systèmes sans parvenir à nous contenter.

La division du Corps législatif en deux chambres est essentielle à la liberté des citoyens, et nécessaire au maintien de la souveraineté populaire ; je vous l’ai montré dans la dernière leçon. Avec l’unité du Corps législatif, on ne peut faire qu’un pouvoir sans contre-poids, un despotisme à plusieurs têtes. Mais, une fois qu’on a décidé que le Corps législatif sera divisé, il s’en faut de beaucoup que le problème soit complètement résolu. En effet, quelles seront ces deux chambres ? Seront-elles semblables, auront-elles la même origine et la même fonction, ou seront-elles établies dans des conditions différentes ? Y aura-t-il une chambre héréditaire comme en Angleterre, ou un conseil élu par le pouvoir, comme le Sénat français, ou une chambre haute, élue par le peuple, comme celle des représentants, mais avec d’autres conditions d’éligibilité ? Les deux chambres seront-elles nommées pour le même espace de temps ? Exigera-t-on pour toutes deux, ou tout au moins pour l’une d’elles, que les élus aient un certain âge, une certaine fortune ? Autant de questions dont la solution importe ; car, selon qu’elles seront décidées d’une façon ou d’une autre, le gouvernement inclinera vers l’aristocratie, vers la démocratie ou vers la démagogie. Voilà de grands problèmes. On les discute ordinairement lorsqu’il s’agit de la seconde chambre, du Sénat, et c’est aussi à cette place que j’en renvoie l’examen. Parlons de la chambre populaire, de la chambre des représentants. Là aussi combien de questions ? Quel sera le principe de représentation ? les qualités de l’électeur et celles de l’éligible ? la durée de la fonction ? le nombre des députés ?

Questions capitales, qui font des chambres en chaque pays un corps qui a sa physionomie particulière. L’Angleterre, la France, l’Autriche, la Prusse, l’Amérique ont toutes des assemblées législatives, et cependant que de différences dans la liberté politique de chacun de ces États ? Cette différence tient, pour une part notable, à la constitution et aux attributions des assemblées.

Voilà autant de questions qui méritent un sérieux examen. Pour aujourd’hui, j’en examinerai seulement deux : le principe de représentation et les conditions de l’électorat.

En Amérique, la question du principe de représentation fut immédiatement tranchée. Il y avait des précédents, un usage établi ; les Américains ne voulaient rien changer aux excellentes habitudes qu’ils avaient reçues de l’Angleterre. Ils ne discutèrent donc pas, comme on le fit en France en 1789, si les députés devaient représenter le territoire, la population ou la richesse ; ou si l’on devait faire une combinaison de ces trois termes. Ils adoptèrent la représentation directe du peuple. Il y avait une raison pour qu’ils suivissent ce système. C’est ainsi qu’avaient été organisés leurs gouvernements coloniaux. Dans tous ces gouvernements, il y avait une chambre nommée par le peuple, avec des conditions de cens dans certaines colonies, avec de simples conditions de domicile dans d’autres ; mais c’était un principe reconnu et hors de toute discussion en Amérique, qu’il n’y avait de liberté véritable pour un pays et de garantie solide pour la propriété, qu’autant qu’une chambre nommée par le peuple, et responsable devant lui, tenait dans ses mains la bourse et l’épée, avait le dernier mot dans les questions de finances et de guerre. Le problème n’était donc pas difficile à résoudre pour chacun des États particuliers ; chacun d’eux fit son gouvernement sur le modèle des anciennes chambres coloniales, et il n’y eut pas de discussion. Mais quand il s’agit d’organiser la représentation fédérale, on se trouva dans des conditions particulières, et il y eut une discussion assez vive qui, toutefois, n’a pour nous qu’un intérêt secondaire.

C’est toujours le même problème qui se représentait en Amérique, ce problème que la Constitution de 1787 a tranché dans un sens, et que les révolutionnaires du Sud s’efforcent aujourd’hui de trancher dans un autre. La question était de savoir si la représentation fédérale serait une représentation populaire ou une représentation d’États, si on aurait une union ou une confédération. Ceux qui craignaient par-dessus tout qu’une union trop forte n’affaiblît l’indépendance locale, demandaient que les députés fussent nommés par les assemblées de chaque État. On aurait eu alors quelque chose comme la diète germanique, c’est-à-dire l’impuissance organisée. Les députés n’auraient été que les mandataires des États, de véritables ambassadeurs, avec des pouvoirs limités. Les amis de l’Union, Madison, Hamilton, insistèrent au contraire pour que la représentation fût nationale, et qu’il y eût des députés nommés directement par le peuple. Ils ne voulaient pas que dans la chambre des représentants il y eût des États distincts, et pour cela ils demandaient que la nomination des députés fût faite proportionnellement à la population fédérale. Au regard de l’Union et du congrès, chacun des États ne devait plus être qu’une division géographique, une grande circonscription électorale ; c’était le peuple des États-Unis tout entier qui nommait les membres de la chambre populaire. La discussion fut longue, mais le principe de la représentation nationale l’emporta, et c’est ce jour-là que l’Union fut fondée. Si l’on avait adopté l’autre système, on perpétuait la confédération avec toutes ses faiblesses ; on ne serait point sorti des jalousies locales ni de la lutte d’une province contre une autre. Aujourd’hui les représentants des États-Unis sont les représentants du peuple américain tout entier.

Vint ensuite la deuxième question : Quels seront les électeurs ? Il ne suffit pas de dire, en effet, que les députés seront nommés par le peuple, il faut savoir ce qu’on entend par le peuple ; car dans aucun pays on n’entend par ce mot l’ensemble de tous les habitants. Dans les États les plus démocratiques, il n’y a que les hommes âgés de plus de vingt-un ans qui votent ; par conséquent le peuple politique ne se compose que des citoyens qui ont atteint vingt-un ans. Qu’est-ce donc que l’électorat ? C’est une question qui, pendant la première révolution française, embarrassa singulièrement nos pères. Sous l’influence des idées de Rousseau et de Mably, ils voyaient dans le droit électoral un droit naturel, absolu, que l’homme avait apporté en société. Chaque citoyen s’étant lié par une espèce de contrat pour constituer la société, chacun avait par conséquent apporté avec soi son droit de s’occuper des affaires sociales. Cette idée est particulière à la France. Ni en Angleterre, ni en Amérique, ni dans aucun autre pays du monde on n’a supposé que le droit électoral fût un droit naturel ; on n’y a vu qu’une fonction politique que chaque peuple règle à son gré, selon l’état social du moment, et dans les conditions les plus variables. Tous les peuples se sont-ils trompés ? avons-nous seuls raison contre tous ? L’électorat est-il un droit naturel comme la liberté ? est-ce simplement une fonction, c’est-à-dire un mandat, et par conséquent un pouvoir qui n’a rien d’absolu ?

C’est là un point que je demande la permission d’examiner en détail.

C’est en effet une question des plus graves, alors même qu’on devrait arriver à conclure que si le suffrage est une fonction, il est cependant de l’intérêt général qu’il soit universel. Il est évident que la situation du législateur n’est pas la même selon que l’électorat est une fonction ou un droit. Dans le premier cas, on pourrait en écarter certains inconvénients, dans l’autre il serait interdit d’y toucher. Voyons donc ce que dit l’histoire, nous verrons après ce que dit la raison.

Si nous consultons l’histoire, nous voyons qu’il n’y a jamais eu de principe absolu en fait de suffrage. Dans tous les pays et dans tous les temps le suffrage a infiniment varié. Chez les Grecs, — les Grecs ont été les grands observateurs du droit politique, et comme ils avaient beaucoup de cités, de constitutions et même de révolutions, l’expérience ne leur manquait pas, — chez les Grecs, Aristote, qui nous a laissé ce grand monument de la Politique, a donné une règle qui me semble le dernier mot de la sagesse antique : c’est que pourvu que la grande majorité des citoyens ait part au gouvernement tout système électoral peut être bon. Aristote ne se fait aucun scrupule de laisser en dehors du gouvernement une minorité de citoyens, sans parler des esclaves, qui, en général, formaient la plus grande partie de la population.

Chez les Romains, nous trouvons trois systèmes. D’abord un système théocratique. À l’origine, on vote dans les Comices-Curies ; il faut avoir part aux mêmes sacrifices pour avoir part aux mêmes droits politiques. Les patriciens seuls ont des Sacra et des Gentes, les plébéiens sont hors du gouvernement. Sous Servius Tullius, le vote est mesuré au service militaire ; comme chaque citoyen est obligé de s’armer et de combattre à ses frais, les mieux armés, ceux qui combattent au premier rang et risquent davantage, ont des honneurs et une part d’influence plus grande. On divise le peuple romain en centuries, et ces centuries sont partagées en cinq classes, suivant la fortune qui est aussi le signe des services rendus. Chaque centurie est elle-même partagée en deux divisions : dans la première on range les gens du service actif, ceux qui ont moins de quarante-cinq ans ; dans la seconde on place les hommes de quarante-cinq à soixante ans. Dans ce système il y a donc une part faite à la fortune et à l’âge. Puis on arrive au troisième système, et alors le suffrage est à peu près universel, autant que cela peut être dans l’antiquité : c’est ce qu’on appelle le vote par tribu. Tous les citoyens ont part au vote ; mais les citoyens ne sont qu’une très-petite minorité dans l’État. Ainsi, dans l’antiquité, il n’y a rien qui ressemble au suffrage universel tel que nous le concevons aujourd’hui.

Pour les temps modernes, il serait inutile de faire une promenade à travers le moyen âge : c’est le règne du privilège et de l’inégalité. Chez les nobles ou chez les paysans, dans l’intérieur d’un ordre privilégié ou d’une classe dédaignée, on trouverait sans doute quelque chose qui ressemble au suffrage universel ; mais on ne verrait nulle part l’ensemble des citoyens appelés à voter ensemble pour le choix d’une assemblée. Il faut arriver à la Révolution française pour trouver, en Europe, un vote général de la nation, quelque chose qui ressemble au suffrage universel. Vous savez, en effet, que durant la Révolution le suffrage n’est pas direct ; on le divise en deux degrés. On choisit d’ordinaire un électeur par cent habitants. Le suffrage à deux degrés maintient donc en dehors du suffrage effectif les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des citoyens actifs.

Cherchons maintenant quelle est la raison du suffrage universel. Cette raison est celle-ci : c’est que les citoyens ont part aux charges de la société, que le gouvernement est institué pour faire une égale répartition de ces charges, que chacun a le droit de défendre sa propriété, sa liberté, et qu’il ne peut mieux les défendre que par son vote ; bref, que chacun ayant part à la vie sociale, doit avoir part au gouvernement. Ce système semble raisonnable, il est spécieux ; mais quand on en arrive à l’application, on s’aperçoit que ceux qui le défendent ne sont guère moins aristocrates que les autres, car avec leur système ils mettent en dehors de la vie politique les trois quarts de la nation. Or, dès qu’on arrive à un pareil résultat, qu’il y ait les trois quarts ou les huit dixièmes de la nation éliminés du vote, j’avoue que c’est pour moi la même chose. La logique est également en défaut.

Comment le suffrage universel met-il les trois quarts de la nation en dehors du vote ? Nous sommes trente-cinq millions de Français ; sur ce nombre il y a un peu plus de neuf millions d’électeurs, c’est donc par conséquent vingt-cinq millions de Français qui n’ont pas part au droit électoral. — Mais, dira-t-on, ce sont des enfants et des femmes, et par conséquent tous les citoyens ont part au suffrage. C’est là qu’est le sophisme. Pourquoi les enfants n’ont-ils pas part au vote ? On dira : Parce qu’ils sont incapables de voter. Alors le suffrage est une fonction ? Non, répond-on, c’est un droit comme la propriété, comme la liberté. Eh bien, quand un enfant est propriétaire, il y a quelqu’un qui le représente ; pourquoi l’enfant n’est-il pas représenté par son père au scrutin électoral ? Si j’ai cinq enfants, pourquoi n’ai-je pas six voix, tandis que l’homme qui est seul n’en aura qu’une ? Est-ce que je ne représente pas un intérêt six fois plus grand ? S’il y a la guerre, est-ce que la guerre ne peut pas me prendre mes enfants ? Est-ce que je n’ai pas six fois plus d’intérêt que le célibataire à l’empêcher ? Il me semble que c’est là un raisonnement très-sérieux, et je n’ai pas tort de dire que le système qui déclare qu’on ne représente pas les enfants est un système aristocratique.

Je viens à l’autre partie de la société qui est exclue du suffrage universel.

Aristote, je me mets sous sa protection, a émis cette pensée qu’on a complètement oubliée depuis trois mille ans : c’est que les femmes sont la moitié du genre humain. Évidemment, nos constituants ont oublié cet aphorisme ; dans la vie civile nous avons fait de la femme la compagne de l’homme, mais en politique, on n’a jamais cru que les femmes fussent la moitié du genre humain. La pensée d’Aristote est encore une nouveauté. Lorsque nous allons au théâtre, nous applaudissons Arnolphe répétant les vers suivants, les plus français qu’on ait jamais écrits :

Votre sexe n’est là que pour la dépendance ;
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés dans la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité.
L’une est moitié suprême et l’autre subalterne,
L’une, en tout, est soumise à l’autre qui gouverne ;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur le moindre petit frère,
N’approche pas encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être,
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.

Ceci nous fait rire, mais nous raisonnons tous comme ce personnage ridicule ; nous sommes tous des Arnolphe… en politique.

Que peut-on objecter au droit électoral de la femme ? L’homme, dira-t-on, est libre, il est propriétaire, il a des droits. Mais les femmes aussi sont libres, elles peuvent être propriétaires et elles ont des droits. Le citoyen est intelligent et moral ; la femme n’est-elle ni intelligente ni morale ? Mais, dira-t-on, la femme est représentée par son mari. Oui, quand elle est mariée ; mais quand elle ne l’est pas ? Au moyen âge on ne se faisait nul scrupule de donner des droits politiques à des femmes. Vous en voyez un reste chez nos voisins : c’est une femme qui porte la couronne, et cette femme est un des meilleurs souverains qu’ait eus l’Angleterre. Prétendre que politiquement la femme est une mineure perpétuelle, c’est répondre à la question par la question. Je demande précisément pourquoi elle est une mineure. Est-ce qu’elle est incapable de s’occuper d’affaires ? Il est singulier qu’on puisse soutenir une pareille thèse lorsqu’on a vu à la campagne la fermière, une veuve quelquefois, faisant marcher quinze, vingt garçons de labour, envoyant les uns à l’écurie, les autres aux champs, conduisant tout, menant tout. Eh bien, le jour du suffrage, le pâtre qui conduit les chèvres va voter, la fermière ne vote pas. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas de barbe ! Je ne vois pas d’autre raison que celle-là.

Cette question, qui n’est plaisante que dans la forme, a été examinée par un homme qui, pas plus que moi, n’a craint d’affirmer la vérité, même au risque de ce que de bonnes gens appellent un ridicule, et de ce que j’appelle un honneur. M. Stuart Mill, un des esprits les plus hardis de notre temps, et, parmi les écrivains de talent, le seul en Angleterre qui défende le suffrage universel, a examiné la question du suffrage des femmes, et voici ce qu’il en dit. C’est en 1861 qu’il a publié ses Considérations sur le Gouvernement représentatif, dont j’extrais ce qui suit :

« En me prononçant pour le suffrage universel, mais graduel, je n’ai tenu aucun compte de la différence du sexe. Mon opinion est qu’elle n’a rien à faire avec les droits politiques, non plus que la différence de taille ou la couleur des cheveux. Tous les êtres humains ont le même intérêt à être bien gouvernés ; le bien-être de chacun est également affecté par un bon ou un mauvais gouvernement ; chacun a également besoin d’avoir un suffrage pour en partager les bienfaits. S’il y a une différence, elle est à l’avantage de la femme, puisque étant physiquement plus faible, elle a plus besoin de la protection des lois et de la société. Il y a longtemps que l’humanité a abandonné les seules prémisses dont on pourrait conclure que la femme ne doit pas voter. Personne aujourd’hui ne prétend qu’il faut tenir les femmes en servitude, qu’elles ne doivent avoir d’autre pensée, d’autre désir, d’autre occupation que d’être les servantes de leur mari, de leur père ou de leur frère. Mariées ou non, il leur est permis de posséder, et d’avoir des intérêts d’affaires aussi bien que les hommes. On trouve même convenable et bon que les femmes pensent, écrivent, instruisent l’enfance. Dès qu’on admet cela, les incapacités politiques n’ont plus de fondement.

« Il n’est même pas nécessaire d’aller si loin. Quand il serait aussi vrai qu’il est faux que les femmes sont nées pour être une classe inférieure, confinées en des occupations domestiques, et sujettes à l’autorité domestique, elles n’en auraient pas moins besoin d’un vote pour se protéger contre l’abus de cette autorité. Les hommes, aussi bien que les femmes, n’ont pas besoin de droits politiques afin de prendre part au gouvernement, mais simplement afin de n’être pas mal gouvernés. La majorité du sexe mâle est composée de gens qui seront toute leur vie ouvriers des champs ou des fabriques ; cela ne fait pas que le droit de voter soit pour eux moins désirable ou moins juste, pourvu qu’ils n’en mésusent point.

« Personne ne prétend que les femmes feront nécessairement un mauvais usage de leur vote. Le pis, dit-on, c’est qu’elles voteraient aveuglément sous l’influence des hommes. Soit. Si elles se décident par elles-mêmes, c’est un grand bien ; si elles ne le font pas, il n’y a point de mal. Il est toujours bon d’ôter à un captif les fers aux pieds, alors même qu’il ne désire pas marcher. Ce serait déjà une grande amélioration si, dans la situation morale de la femme, la loi ne la déclarait plus incapable d’avoir une opinion et un sentiment sur les grands intérêts de l’humanité… Ce ne serait pas une petite chose que le mari fût obligé de discuter avec sa femme, et que son vote, au lieu d’être une chose qui n’intéresse que lui, devînt un intérêt commun. La femme y gagnerait en respect, le vote du mari y gagnerait en qualité…

« Aujourd’hui l’influence de la femme s’exerce dans l’intérêt personnel de la famille, ou dans un intérêt de vanité. Étrangère à la politique, sans responsabilité, sans point d’honneur, elle ne voit que l’intérêt des siens, elle trouble la conscience de son mari. Donnez-lui un vote, vous lui donnez un point d’honneur. Son influence indirecte est souvent mauvaise, son action directe sera bonne. »

M. Mill ajoute que, dans un pays où la femme peut être propriétaire, où le cens fait le droit, c’est un manque de logique complet de déclarer qu’elle ne peut pas voter, que ce manque de logique est encore plus étrange dans un pays qui a une reine et où le plus grand souverain a été une femme, la reine Elisabeth. Et il ajoute avec enthousiasme que la vérité fera son chemin dans tous les esprits que n’aveugle pas l’égoïsme ou le préjugé, et qu’une génération ne s’écoulera point sans qu’on ait rendu justice aux femmes, sans que le sexe, aussi bien que la peau, ait cessé d’être une raison suffisante pour dépouiller personne de son droit de citoyen.

En se prononçant pour le vote des femmes, M. Mill n’y voit point un droit naturel. Il appartient à l’école utilitaire qui ne reconnaît point de droits naturels. Pour lui le droit des femmes n’est qu’un intérêt arrivé à maturité et qui mérite d’être représenté dans l’État.

À l’époque de la Révolution, certains logiciens du droit naturel furent très-embarrassés du vote des femmes ; mais Condorcet n’hésita pas à se prononcer pour l’admission des femmes à l’égalité politique. Il a écrit là-dessus des pages curieuses.

Je n’entends pas vous convertir aux doctrines de Condorcet ou de Mill. J’ai voulu seulement vous montrer que, quand on part du droit naturel, quand on veut voir dans l’électorat autre chose qu’une fonction, on doit arriver nécessairement à donner le vote aux femmes. Si, au contraire, on considère l’électorat comme une fonction, alors je comprends qu’on puisse en exclure les femmes comme on les a exclues d’autres fonctions publiques ; mais on peut alors en exclure bien d’autres personnes, car ce n’est plus une question de droit, mais de convenances.

Dans ce nouveau système, qui est au fond celui que nos législateurs révolutionnaires ont suivi, tout en se défendant de le suivre, on considère le gouvernement comme une espèce de grande société par actions, où il est juste de donner à chaque intéressé une part, mais où l’on ne doit pas de part à ceux qui n’ont pas d’intérêt. On peut aller plus ou moins loin dans cette voie, et considérer comme intéressé tout contribuable, toute personne obligée au service militaire, etc. ; mais quelque large que soit le cercle, il n’est qu’une construction politique, qui peut s’agrandir ou se réduire suivant les temps, les pays et les hommes ; il ne faut parler ni de droit naturel ni d’absolu. Si l’on parle d’absolu, il faut que tout le monde soit représenté.

Aux États-Unis, dans un pays républicain, d’origine anglaise, on ne s’est jamais préoccupé de cette théorie ; on l’a laissée dans l’école ; on s’est toujours cru le droit de régler le suffrage universel comme une fonction. Avant la révolution, chaque colonie avait ses usages particuliers. Dans la Virginie, par exemple, il fallait être propriétaire pour être électeur. La Virginie, pays de grands propriétaires qui se considéraient comme des gentilshommes, se faisait gloire de garder la coutume d’Angleterre. Au contraire, à Rhode-Island, colonie fondée par des puritains qui avaient commencé leur fortune à force de travail, il suffisait d’être domicilié. Ailleurs, il fallait payer un impôt, être inscrit dans la milice, etc. C’était une vieille idée anglaise que quiconque paye l’impôt doit voter.

Après la révolution, on laissa de même la liberté la plus grande, chaque pays régla le suffrage électoral à sa guise.

Aujourd’hui même, en Amérique, il y a une certaine variété dans les lois électorales, tel est électeur en un pays qui ne le serait pas dans un autre. Il y a bien un effort constant du parti démocratique pour faire que le suffrage soit aussi universel que possible et attaché à la seule condition de domicile ; mais ce n’est pas au point de vue de la théorie française qu’on demande cela, c’est au point de vue américain et anglais : tout le monde payant l’impôt, tout le monde doit voter.

La question du suffrage et de ses conditions se présenta à la Convention fédérale. Déterminer ce droit, c’était déterminer la forme même du gouvernement. Mais qui réglerait le droit électoral ? serait-ce le congrès ? serait-ce, au contraire, chaque État particulier ? Si c’est le congrès, disait-on, qui règle le suffrage universel, qui l’empêchera de rendre le gouvernement aristocratique ou démocratique en changeant les conditions du suffrage, malgré les États ? Qui l’empêchera d’établir un cens élevé en Rhode-Island ou de décider qu’en Virginie il n’y aura plus besoin pour voter d’être propriétaire ? Le congrès sera donc maître de renverser à son caprice toute l’organisation politique des États ?

Voilà ce qu’on redoutait du congrès. Si, au contraire, c’étaient les États qui réglaient le suffrage, on craignait de voir reparaître les jalousies particulières, et, à leur suite, la division. On mettra, disait-on, des conditions dures pour l’exercice du droit électoral, et on aura de petites aristocraties qui seront maîtresses du gouvernement ; les États reprendront ainsi par un autre bout la souveraineté qu’on veut leur enlever.

La question était délicate. On se tira d’affaire par une transaction ingénieuse. Le congrès sentait qu’il ne pouvait faire une loi universelle ; car, si on faisait une loi qui exigeât des conditions très-sévères pour le vote, on avait contre soi les États démocratiques ; si on faisait une loi très-large, on avait contre soi les États où le suffrage était soumis à des conditions de propriété.

Le parti auquel on s’arrêta, ce fut de ne pas charger le congrès de la loi électorale, et cependant de prendre un biais qui l’assurât qu’on ne pourrait tourner la loi électorale contre lui. On établit dans la constitution : que la chambre des représentants des États-Unis serait nommée par les électeurs qui, dans chaque État particulier, nommeraient la chambre la plus nombreuse de l’Etat ; en d’autres termes, pour dresser la liste des électeurs fédéraux on adopta dans chaque État la loi électorale la plus favorable.

En prenant ce parti, le congrès résolut la question de façon définitive. Le système ne pouvait mécontenter aucun État particulier, puisque chacun d’eux conservait son indépendance ; et, d’un autre côté, on n’avait pas à craindre les petites passions des législatures provinciales, puisqu’on remettait au peuple la garde de l’intérêt fédéral. Depuis lors on ne s’est jamais inquiété des variétés qui subsistent dans la pratique électorale. Des députés nommés par le suffrage universel s’asseyent dans le congrès à côté de députés nommés par des électeurs soumis à des conditions de cens et de propriété ; mais personne n’a réclamé contre une loi faite pour s’adapter à des besoins différents.

C’est ainsi qu’aux États-Unis on a réglé la question du suffrage électoral.

Puisque nous sommes à examiner cette question, et que je vous ai parlé de M. Stuart Mill, je terminerai cette leçon en vous communiquant ses idées sur le suffrage universel. Il a examiné la question avec un calme qui ne peut appartenir à ceux qui vivent dans le milieu démocratique, et dont on peut accuser les intentions. M. Stuart Mill vit en Angleterre, dans un pays d’où l’on peut voir tranquillement les avantages ou les abus de notre système ; c’est du fond de son cabinet qu’il juge nos lois, la passion ne le trouble pas.

M. Stuart Mill, je l’ai déjà dit, n’appartient pas à l’école du droit naturel, il est de l’école de Bentham ; il ne reconnaît que des hommes arrangeant leurs affaires le mieux possible, en vue de l’intérêt général ou de l’utilité commune ; mais il lui semble que, dans l’état actuel des sociétés civilisées, il est bon d’admettre au suffrage quiconque a intérêt au vote des lois.

C’est le payement de l’impôt qui constitue pour lui la première condition de capacité électorale. En ce point, il est d’ailleurs d’une largeur extrême et arrive presque au suffrage universel. L’intérêt d’être bien gouverné, dit-il, est le même pour le riche que pour le pauvre. M. Mill veut donc que tout homme qui paye l’impôt soit admis au suffrage ; il en exclut uniquement quiconque vit de la charité publique ou sert dans l’armée. Dans le premier cas il y a défaut d’intérêt, dans le second il y a défaut d’indépendance. L’impôt est donc pour M. Mill la pierre de touche du droit électoral ; mais comme M. Mill est non-seulement un politique très-fin, mais aussi un économiste très-habile ; il demande que l’impôt soit assis sous la forme directe, et qu’on ne se serve pas de ces détours qui trompent le peuple et lui donnent de très-fausses idées politiques. En Angleterre, dit-il, l’impôt est payé par les propriétaires. Pour se rendre populaires, dans nos villes anglaises, les magistrats municipaux proposent de construire des squares, des boulevards, etc. ; le peuple applaudit d’autant plus à cette générosité municipale que l’impôt est à la charge des propriétaires, il dit : « Bravo, nous n’aurons rien à payer et le profit sera pour nous. » De quelque prétexte qu’on colore cette action, dit M. Mill, et quelque beau nom qu’on lui donne, cela s’appelle mettre la main dans la poche de son voisin. Mais si l’impôt était direct, si le peuple pouvait comprendre que c’est lui qui paye ces améliorations qui le charment, on voterait en connaissance de cause. Ce serait le règne de la modération et de l’économie.

Tout ceci est juste. J’admets avec M. Stuart Mill qu’en général quiconque ne paye pas d’impôt n’a pas droit de voter. Ce n’est pas que je suppose qu’un gouvernement n’a à statuer que sur des intérêts, mais il me semble que la liberté générale couvre la liberté de celui qui ne vote pas ; tandis que l’absence de part aux dépenses donne à certains électeurs le privilège de disposer de l’argent d’autrui. Or, je ne veux de privilège ni pour la misère ni pour la richesse. Mais le payement de l’impôt suffit-il pour faire un électeur ? Non, suivant Mill, il faut chez l’électeur intérêt et capacité. Le payement de l’impôt prouve l’intérêt, mais non la capacité.

Sur ce second point M. Mill est aussi d’une largeur extrême. Il demande qu’on lise, qu’on écrive, et, ce qui est peut-être bien anglais, qu’on sache faire la règle de trois. Sans cela, dit-il, à moins qu’on n’appartienne à cette catégorie de gens chez qui la théorie étouffe le bon sens, il est impossible d’admettre qu’un homme qui n’a pas acquis les premières notions nécessaires pour prendre soin de lui-même, pour défendre ses propres intérêts, se trouve capable de voter, c’est-à-dire de régler les intérêts publics.

Ces idées ne sont pas particulières à l’auteur, mais voici où M. Mill est original. Je comprends, dit-il, qu’on donne une voix à celui qui a un intérêt, une capacité ; mais il semble qu’il y a des gens qui ont plus d’intérêt ou qui ont six fois, huit fois plus de capacité que les autres. Or, vous commencez par établir en principe une égalité qui n’existe pas ; et en admettant une égalité qui n’existe pas, vous ne la faites pas naître, mais vous déclarez que le nombre est tout, c’est-à-dire que l’ignorance l’emporte sur la sagesse, la pauvreté sur la richesse ; votre constitution est immorale. Une constitution doit être pour un peuple une grande leçon de moralité ; les institutions politiques sont, par leur jeu même, un enseignement perpétuel, un perpétuel moyen d’éducation ; il faut donc que ces institutions s’appuient sur des principes vrais. Il ne faut pas dire à l’homme : Respecte celui qui en sait plus que toi, celui qui te donne du travail ; et lui dire en même temps : Tu vaux autant que celui qui en sait plus que toi, ou qui te fait travailler. M. Mill veut donc qu’il y ait des votes multiples ; il ne demande pas des privilèges personnels, mais il veut que le patron, que le père de famille aient plus de voix que celui qui n’est ni patron ni père de famille ; que l’homme gradué dans les universités ait plus de voix que celui qui ne l’est pas. À ces conditions, on sera dans le vrai ; autrement, on est dans le faux, et toute erreur en politique se traduit par une souffrance dans la société.

Ces idées-là nous paraissent étranges ; mais le mérite de M. Mill, c’est que les idées très-hardies qu’il émet sont presque toujours acceptées à la réflexion.

Sur un autre point, un autre Anglais, M. Thomas Hare, a soulevé une question dont personne ne s’inquiète en France, mais qui a attiré l’attention en Angleterre et même en très-haut lieu. Lord John Russel s’en est préoccupé dans son dernier projet de réforme. Cette question est celle-ci : Quelle part, dans un gouvernement représentatif, faut-il faire aux minorités ?

M. Mill a complètement adopté les idées de M. Hare, et il y a aujourd’hui toute une école qui les soutient. C’est donc une question qui passera bientôt sur le continent ; c’est une de celles qui intéressent le plus la sincérité du gouvernement représentatif et l’avenir de la démocratie. Posons bien le problème avant de l’examiner.

Dans toute société il y a des intérêts différents. Prenons un de ces grands intérêts, la religion. Mettons qu’en France les catholiques actifs, zélés, politiques même, si vous voulez, représentent les deux cinquièmes de la nation.

Qu’est-ce maintenant que la démocratie ? C’est le peuple gouverné par le peuple, ou du moins par ses représentants. Eh bien, si la représentation est fidèle, il doit y avoir deux cinquièmes de catholiques dans la Chambre, image du pays. Allez à la Chambre, vous verrez que ce parti, qui se compose des deux cinquièmes de la nation, n’est pas représenté.

Au lieu de prendre les catholiques, prenons les libéraux de l’école constitutionnelle, cela vous rendra peut-être plus sympathiques à mon raisonnement. Supposons que les libéraux représentent les deux dixièmes de la nation. Il devrait donc y avoir à la Chambre deux dixièmes de vieux libéraux. Comptez combien il y en a. Avec notre système électoral, il y a à la Chambre une majorité compacte qui n’a pour le libéralisme qu’un amour platonique, il y a une minorité des deux dixièmes de la nation qui n’est point représentée et qui ne brille que par son absence. Voilà un très-grave inconvénient du système actuel. Théoriquement, la représentation doit être l’image de la nation, en fait elle n’est que l’image d’une majorité ; la minorité se trouve donc, sinon opprimée, au moins exclue de l’assemblée nationale. Que dans un pays la majorité impose son opinion à la minorité, c’est la condition même des gouvernements libres ; mais que dans la Chambre il n’y ait pas de place pour cette minorité, c’est une iniquité qui accuse un vice essentiel dans les institutions.

Je vais vous donner un exemple frappant de l’injustice du système, M. Thiers s’est présenté dans plusieurs circonscriptions : à Paris, à Marseille, à Aix, à Valenciennes. À Valenciennes il a eu quinze à seize mille voix ; à Aix, dix mille ; à Marseille quinze mille environ. Mettons que la même chose lui fût arrivée à Paris, il n’aurait pas été nommé. Un candidat qui a dans le pays cinquante-cinq mille voix échoue contre quatre concurrents dont aucun n’a réuni plus de seize mille voix ; est-ce juste ? Le système est donc mauvais, car il ne donne pas à la minorité la représentation à laquelle elle a droit ; il conduit les choses de telle façon que des intérêts et des opinions considérables ne peuvent pénétrer dans la Chambre ; il n’y a place que pour une couleur. La Chambre ne représente pas la France, mais l’opinion qui domine à un moment donné. Le système représentatif devient ainsi non plus le bien commun de la nation, l’instrument de la liberté, mais le privilège et l’instrument d’un parti.

Voici maintenant le système proposé par M. Hare, et adopté par M. Mill. Je ne lui emprunte que la pensée fondamentale, je laisse de côté des combinaisons ingénieuses, mais compliquées. En politique, il ne faut pas trop d’esprit. Rien ne réussit que la simplicité et le bon sens.

Qu’est-ce que représente le député ? En France, pour être député, que faut il ? Réunir la moitié plus une d’un certain nombre de voix légalement exigées. Soit, dit M. Hare, mais pourquoi ne compte-t-on que les voix de la majorité, pourquoi ne pas compter toutes les voix ? M. Thiers n’a eu à Marseille que quinze mille voix, son concurrent qui en a eu dix-sept mille est nommé : rien de plus juste ; mais pourquoi ne compterait-on pas à M. Thiers ces quinze mille voix avec les trente mille qu’il a obtenues à Valenciennes, à Aix ou ailleurs, et ne le déclarerait-on pas membre de la Chambre ? Pourquoi, en outre des deux cent cinquante personnes qui ont eu la majorité requise en chaque collège électoral, ne déclarerait-on pas députés ceux qui auraient obtenu en différents collèges la majorité exigée par la loi ? Y a-t-il quelque chose de sacramentel dans une circonscription électorale, et celui qui rassemble vingt ou trente mille voix dans le pays n’est-il pas le représentant d’une grande opinion ? Et même, à vrai dire, n’a-t-il pas plus de racines que l’élu d’un simple collège local ? N’est-il pas à un plus haut degré le mandataire des électeurs puisqu’il a réuni plus de voix et par toute la France ? Supposons que l’opposition eût choisi M. Thiers pour son candidat dans tous les collèges, on aurait pu avoir ce résultat bizarre d’un candidat réunissant un million de voix et partout exclu.

La réforme que propose M. Hare est donc fondée en justice et en raison. Ce n’est pas son seul mérite. Ce système serait sincère, ce qui est beaucoup en politique, et il aurait un avantage énorme : c’est que chacun saurait que son vote vaut quelque chose, tandis qu’aujourd’hui, avec la condition d’une majorité locale, vous arrivez à ce résultat, que les diverses minorités, certaines de leur défaite, ne veulent même pas se déranger ; quarante-cinq pour cent des électeurs ne se présentent pas au scrutin.

En Amérique, comme en Angleterre, comme en France, pour remuer une masse d’électeurs, il faut une dépense considérable, et il en résulte trop souvent que ce n’est même plus la majorité du pays qui est représentée, mais une minorité remuante. Au contraire, que chaque électeur sache que son vote comptera et que du fond de sa province, s’il a des sympathies pour quelqu’un qui se présente à Paris, il peut l’aider de sa voix, il donnera son vote, et la chambre ainsi nommée représentera sincèrement le pays, car elle représentera non la majorité du hasard qui vote dans un collège, mais, ce qui est autrement considérable, elle représentera le vœu et l’opinion de la France entière.

Voilà le système de M. Hare ; il me paraît juste, tandis que, dans les autres systèmes, nous sommes dans le faux. On aura beau multiplier les suffrages, on n’améliorera pas la représentation nationale tant qu’on ne fera point la part des minorités ; tout ce qu’on obtiendra, ce sera de donner plus de violence aux partis.

M. Mill attend un autre avantage de cette reconnaissance du droit des minorités : c’est d’élever le niveau intellectuel de la chambre, et d’y faire arriver les hommes les plus distingués. Croire que le suffrage universel amènera de soi les meilleurs choix possibles, c’est une illusion ; le suffrage universel est une masse énorme que la passion seule met en jeu ; les hommes les plus capables ne sont pas toujours les plus populaires, et il s’en faut de beaucoup que la multiplication des suffrages amène nécessairement des choix plus éclairés.

La première expérience en a été faite en Angleterre à la réforme de 1832.

Vous savez qu’avant la réforme il y avait des bourgs pourris qui étaient dans les mains de quelques personnes, quelquefois dans les mains de gens d’affaires qui vous vendaient votre élection. Un grand nombre de ces bourgs appartenaient à de grands seigneurs qui disposaient des votes de leurs tenanciers. Chose étrange ! les parlements nommés de cette façon réunissaient les hommes les plus capables d’Angleterre, et aujourd’hui que le suffrage est beaucoup plus étendu, un homme d’un mérite supérieur, Stuart Mill, par exemple, ne peut arriver à la chambre.

Pourquoi ? C’est qu’autrefois les grands seigneurs anglais voulaient faire représenter leur parti par des gens à eux, et qu’on cherchait naturellement les gens les plus capables ; on faisait ainsi entrer à la chambre les Burke, les Mackintosh. Aujourd’hui vous avez un grand nombre d’électeurs qui n’ont plus cette responsabilité individuelle ; on est mené par un journal, par un comité ; on suit un mot d’ordre et on arrive à ce que M. Stuart Mill appelle le triomphe de la médiocrité.

C’est là le mal auquel MM. Hare et Mill voudraient remédier ; ils ne voudraient pas que les hommes les plus capables s’éloignassent de la vie politique, se retirassent de la mêlée. Et, comme dans le système qu’ils proposent chaque électeur a droit de croire à l’efficacité de son vote, ils espèrent ainsi donner au corps électoral l’énergie dont il manque trop souvent.

Enfin ils espèrent que de cette façon les minorités religieuses, politiques, économiques feront entrer des représentants dans la chambre, et cela leur paraît un grand avantage. Tandis que c’est le triomphe de l’unité française d’effacer toutes les couleurs et toutes les nuances, les Anglais, au contraire, pensent que la variété est la condition d’une bonne représentation parlementaire. Ils donnent six représentants à leurs trois universités pour introduire dans leur chambre six personnes qui soient des savants, des philosophes ; de même ils donnent une représentation particulière aux comtés et aux bourgs pour que les intérêts territoriaux soient représentés à côté de l’intérêt du nombre. Ils cherchent toujours à obtenir l’harmonie par la diversité des tons. Nous, nous cherchons à passer partout le terrible niveau de l’uniformité.

Voilà les réformes qui se débattent en Angleterre. Je vous les ai présentées avec une pleine confiance dans votre impartialité. Je sais que le suffrage universel est un dogme ; on ne le discute pas, on l’adore. Je me méfie toujours d’une foi aveugle. En religion comme en politique, cela ne produit que des fanatiques ; et ce sont toujours les fanatiques qui deviennent athées quand leur foi s’envole ou qu’ils ont intérêt à ne plus croire. J’aime sincèrement la démocratie, et je crois que le suffrage universel peut être un bon instrument. Mais je ne le crois pas infaillible, et je ne prends pas le suffrage universel pour la vérité non plus que pour la liberté. Si on peut le dépouiller de son ignorance et de ses passions, si l’on peut faire une part à des intérêts qui ne sont pas ceux du nombre, aux lumières, à la capacité, aux services rendus ; si l’on peut sauver la démocratie de ses entraînements et de ses excès, je croirai faire acte de bon citoyen en m’associant à ces efforts, et remplir mon devoir de professeur en vous appelant à examiner des problèmes qui seront ceux de l’avenir. Loin de moi tout scrupule et toute fausse délicatesse ! Cette chaire est aussi une chaire de vérité, et je ne sais pas de problème qu’un ami de la vérité ne puisse et ne doive aborder devant vous.