Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 9

Charpentier (2p. 166-186).
NEUVIÈME LEÇON
1770-1772. — franklin. — édit du roi de prusse.

Depuis le massacre de Boston, le 5 mars 1770, jusqu’au mois de mai 1773, il y eut un moment de calme qui put donner le change, mais ce calme était plus apparent que réel.

Après la loi qui révoquait les taxes sur tous les autres articles que le thé, les colonies avaient renoncé à leur agrément de non-importation et repris leurs relations commerciales avec l’Angleterre, le thé excepté. C’était sur ce seul point que le Parlement avait concentré la reconnaissance de sa suprématie ; c’était sur ce seul point que les planteurs concentraient leur résistance. Cette résistance était d’autant plus facile aux colons qu’elle n’entraînait pour eux aucune privation. Sur une étendue de côte de quinze cents milles, il était impossible d’empêcher la contrebande, surtout quand cette contrebande était regardée par tous les habitants comme une œuvre patriotique. Les défenses royales n’y faisaient rien, car, disait Franklin, les marchands payent mieux que les rois. Par patriotisme ou par intérêt, les douaniers fermaient les yeux sur ces importations qui se faisaient sur tous les points. Hollandais, Danois, Français, se livraient à ce commerce interlope et fructueux. Franklin calculait qu’il y avait en Amérique un million de personnes qui prenaient du thé deux fois par jour ; il n’évaluait pas cette dépense à moins de 12 millions 500 000 francs par an ; tout ce commerce échappait à l’Angleterre ; les thés de la Compagnie des Indes pourrissaient dans les magasins, et, en l’année 1772, les douanes américaines avaient rapporté pour le thé 85 livres sterling (2 125 fr.)[1]. Voilà ce que coûtait à la métropole son entêtement ; c’est pour cela qu’elle entretenait à grands frais des troupes, une marine et des commissaires en Amérique. Elle avait voulu atteindre les planteurs dans leur intérêt non moins que dans leur orgueil ; c’était dans son intérêt que les planteurs l’attaquaient avec une persévérance et une unanimité que le temps ne lassait point.

Si, durant ces trois années, l’Angleterre n’eut point à s’inquiéter de l’Amérique, il s’en faut de beaucoup cependant que l’Amérique fût tranquille. Tout se préparait à la résistance armée. Les esprits les plus calmes, les gens les plus sensés, Washington, par exemple, commençaient à désespérer d’une paix durable avec la métropole. En Virginie comme au Massachusetts, on s’habituait de jour en jour à l’idée d’une séparation.

À Boston surtout, il y avait un homme qui, dès le premier jour et au milieu même des espérances de réconciliation qui avaient suivi le bill de 1770, regardait la lutte comme inévitable et prochaine, c’était Samuel Adams. Il était l’âme de la révolution.

Otis avait été en 1763 le chef du parti, par son fameux discours sur les writs of assistance ; son talent et son éloquence l’avaient longtemps maintenu au premier rang ; encore bien que la mobilité de son esprit et la crainte légitime de lancer son pays dans l’inconnu lui eussent souvent dicté des ménagements qu’on taxait de faiblesse ; il est beau pourtant de craindre pour son pays. Mais en 1769, lorsqu’on publia des lettres du gouverneur Bernard et des commissaires de douanes, lettres adressées au gouvernement d’Angleterre, et qui accusaient Otis de trahison, Otis ayant protesté contre cette cabale par une lettre publique fut attaqué le lendemain dans un café, par Robinson, un des commissaires de douane ; il reçut à la tête une blessure si grave, que sa raison en fut altérée.

Depuis lors, il ne fut plus que l’ombre de lui-même ; son esprit, naturellement excitable, comme celui de tout orateur, n’eut plus qu’une flamme passagère. Toujours noble et grand dans ses moments de lucidité, il ne voulut pas se venger, croyant qu’on ne guérit pas de pareils attentats avec de l’argent, et alors que le jury lui eût accordé 2 000 livres sterling de dommages-intérêts, somme énorme pour la colonie, il fit grâce du payement à Robinson, en échange d’une lettre d’excuses.

En 1770 la ville de Boston lui vota des remercîments publics pour le zèle indomptable et le dévouement patriotique dont il avait fait preuve depuis le commencement de la querelle avec l’Angleterre ; mais cet hommage mérité ne pouvait lui rendre la santé.

Il se retira à la campagne, où il languit seize ans, avec des intervalles de lucidité et de folie ; il y mourut de la façon la plus étrange, le 23 mai 1783. Un orage venait d’éclater, Otis, à la porte de la maison, regardait le ciel ; tout à coup brille un éclair, un seul, Otis tombe foudroyé.

Telle fut la fin d’un homme que la fortune se fit un jeu de trahir. Tout lui manqua au moment où, parvenu à l’âge mûr, il pouvait arriver aux affaires et servir son pays. De plus heureux, mais non de plus dévoués, achevèrent l’œuvre qu’il avait commencée en un temps où la résistance était sans espoir ; mais l’histoire ne doit pas être ingrate envers lui, et sur ce grand édifice de la liberté américaine elle gravera au pied de la pyramide le nom du patriote et du martyr James Otis.

Otis disparu de la scène politique, quatre hommes prirent la tête du mouvement. Samuel Adams, le puritain ; John Hancock, riche marchand ; Joseph Warren, qui devait mourir, mortellement blessé à Bunkerhill, au premier engagement avec les Anglais, et John Adams, qui devait un jour être ambassadeur à Saint-James et président des États-Unis. Mais de 1770 a 1773, l’âme du mouvement, celui que les Anglais appelaient le grand incendiaire, c’est Samuel Adams. On reconnaît sa rudesse et son inflexibilité dans tous les débats et toutes les querelles de l’assemblée du Massachusetts avec le gouverneur Hutchinson.

Ces débats furent perpétuels, ou pour mieux dire le gouverneur n’y put échapper que par des prorogations successives de l’assemblée.

En 1771, Hutchinson refuse son consentement à la loi d’impôt, parce qu’on n’en a point excepté les commissaires des douanes, qui sont des officiers royaux.

« Ce refus, dit l’assemblée, et la cause que vous en donnez a quelque chose d’étrange et d’alarmant ; vous nous parlez de commissaires des douanes de Sa Majesté, nous ne savons ce que c’est. Nous ne savons pas davantage ce que c’est que ce revenu que Sa Majesté a le droit d’établir en Amérique. Nous ne voyons dans tout cela qu’un tribut qu’on prétend extorquer à des hommes qui, s’ils ont une propriété, ont le droit absolu d’en disposer.

« Donner à des instructions royales force de loi, au mépris de la charte provinciale, ce serait réduire les représentants d’un peuple libre à l’alternative fatale ou de ne plus lever d’impôts, ou de les lever de la seule façon qui plairait aux ministres de Sa Majesté et pour le seul profit de ses créatures[2]. »

La réponse à ce fier langage fut l’ajournement de l’assemblée. Quand elle se réunit en juin 1772, Hutchinson fit connaître que le gouvernement anglais avait fixé lui-même le traitement du gouverneur : c’était 7 500 livres sterling à prendre sur le revenu américain, en dehors des votes de l’assemblée[3]. Le coup fut terrible pour les planteurs ; ils n’admettaient pas que le gouverneur ne fût pas leur officier et leur mandataire. Ils prièrent Hutchinson de recevoir son traitement d’un vote de l’assemblée, et non point des mains du gouvernement. Le gouverneur refusa.

Depuis l’acte du timbre, rien ne blessa davantage les puritains du Massachusetts que cette situation faite au gouverneur. Il devenait indépendant de l’assemblée et du pays. La discussion ne resta pas dans la chambre ; le peuple voulut manifester son opposition, et comme le Massachusetts était partagé en townships ou communes, qui étaient de véritables républiques, où le peuple avait toujours le droit de s’assembler, il se tint partout des meetings pour protester contre l’usurpation. Ces meetings commencèrent à Boston, le 2 novembre 1772. Faire céder le roi ou établir une république à la hollandaise, et ouvrir l’Amérique au libre commerce du monde entier, ce fut le thème qu’on discuta le plus souvent dans ces réunions. C’était le pouvoir, c’était la révolution qui passait de l’assemblée dans le peuple, et qui n’en devait plus sortir.

Au premier de ces meetings, tenu à Boston, sur la proposition de Samuel Adams, un comité de vingt et un membres fut choisi pour établir dans un rapport les droits des colons comme hommes, comme chrétiens et comme sujets.

Le 19 novembre, ce rapport, rédigé avec grand talent, fut adopté par le meeting, et aussitôt imprimé à six cents exemplaires et distribué dans toutes les villes de la colonie.

En leur qualité d’hommes, les planteurs, fidèles disciples de Locke, revendiquaient la liberté, la propriété, droits sacrés auxquels le gouvernement ne pouvait toucher sans leur aveu.

Comme sujets anglais, ils réclamaient les droits garantis par la grande charte et le bill des droits de 1689.

Comme chrétiens, ils réclamaient la liberté religieuse, menacée, croyaient-ils, par l’établissement projeté d’un évêque dans les colonies.

Enfin ils commençaient à réclamer contre les lois qui gênaient leur industrie, et déclaraient que l’acte qui empêchait l’établissement d’usines de fer était une violation du droit qu’ils tenaient de Dieu et de la nature, du droit d’user de leur talent et de leur industrie pour se procurer toutes les nécessités et les commodités de la vie.

Le rapport finissait par un appel aux colons ; on les engageait à soutenir ou à reconquérir leurs droits, à sauver d’une ruine prochaine leur heureuse et glorieuse constitution. « Si cependant, disait-on en finissant, la province trouve que ces droits ne lui appartiennent pas, ou qu’ils n’ont pas été violés, ou qu’il ne vaut pas la peine de les défendre, nous ne pourrons que pleurer la perte de ce généreux amour de la liberté civile et religieuse, qui, en face du danger et de la mort même, poussa nos pères à quitter le sein de la patrie et à s’établir dans le désert.

« Quant à nous, nous ne sommes pas effrayés de la pauvreté et nous méprisons l’esclavage[4]. »

« Bravo ! s’écriait lord Chatam en lisant cette lettre ; ces braves de la Nouvelle-Angleterre ont les sentiments que devraient toujours avoir les vieux Anglais. » Mais ils sont rares les hommes d’État qui, à l’exemple de Chatam, n’ont pas peur de la liberté[5].

Le gouverneur Hutchinson s’effraya de ces réunions, qui prenaient un caractère inquiétant. À l’ouverture de l’assemblée, en janvier 1773, il déclara que ces meetings étaient irréguliers et dangereux, « C’est la Constitution même, disait-il, qu’on met en question ; c’est l’autorité législative et suprême du Parlement qu’on ose nier. »

C’était rallumer la discussion et toucher une plaie qui saignait toujours. L’assemblée releva le gant ; ce ne fut pas seulement la question en jeu qu’elle discuta ; elle nia absolument que le Parlement eût le droit de lier constitutionnellement l’Amérique :

« S’il y a eu chez nous, dit-elle, quelques exemples d’une soumission aux actes du Parlement, ça été un manque de réflexion ou la répugnance à lutter avec la métropole, mais nous n’avons jamais reconnu la suprématie législative du Parlement[6]. »

Jusqu’au moment où nous sommes arrivés, c’est-à-dire au commencement de 1773, le Massachusetts seul avait agi ; les autres provinces ou s’étaient résignées, ou étaient restées muettes ; mais le feu gagnait ; chacun avait les yeux fixés sur Boston, et quand les lettres du meeting de Boston et les actes de l’assemblée parvinrent en Virginie, en mars 1773, l’assemblée de Virginie fit un pas décisif : elle proposa l’Union des colonies.

« Attendu, dit-elle, que les fidèles sujets de Sa Majesté dans les colonies ont été troublés par diverses rumeurs et annonces d’actes qui les priveraient de leurs droits anciens, légaux et constitutionnels ; et attendu que les affaires de Virginie sont liées à celles de la Grande-Bretagne aussi bien que des colonies voisines, ce qui rend nécessaire un échange de sentiments ;

« Pour écarter l’inquiétude et calmer l’esprit du peuple, il est résolu qu’on établira un comité de correspondance et d’enquête composé de onze personnes (Peyton Randolph, Richard Henry Lee, Patrick Henry, Thomas Jefferson, Dubney Carr, l’auteur de la proposition, etc.).

« Ce comité aura pour fonction d’obtenir la connaissance authentique de toutes les résolutions du Parlement, de tous les actes de l’administration qui peuvent toucher les colonies anglaises ; ainsi que d’établir et d’entretenir une correspondance avec nos sœurs les colonies, de façon à soumettre de temps en temps à l’assemblée les résultats de ces communications.

« Il est en outre résolu que le président de cette assemblée transmettra aux présidents des assemblées des autres colonies copies des susdites résolutions, en les priant de les soumettre à leurs chambres respectives, et de demander qu’on établisse des comités qui communiquent avec les comités de Virginie[7]. »

Sous une apparence pacifique, c’était là une mesure des plus graves, c’était l’union de toutes les assemblées qu’on proposait au moment où Samuel Adams couvrait l’Amérique de comités de vigilance, qui réunissaient tout le peuple des colonies dans un commun sentiment de résistance à la violation de leurs droits.

Ainsi grandissait peu à peu une force terrible, quand on apprit en Amérique, au mois de juin 1773, que lord Hillsborough, secrétaire d’État, venait d’être remplacé par lord Darmouth.

Lord Darmouth, le bon lord Darmouth, comme on l’appelle toujours, même parmi ses adversaires (il n’avait pas d’ennemis), était un homme de grande vertu et de grande piété. Ennemi de la violence, il désirait que le roi régnât sur le cœur de ses peuples, et croyait, un peu trop aisément peut-être, que les bonnes intentions suffisent pour gouverner les hommes. C’était, disait-on, le modèle que Richardson avait eu devant les yeux en écrivant son Grandisson, cette vertu si parfaite, qu’on n’en peut lire l’histoire sans en mourir d’ennui.

L’assemblée du Massachusetts lui écrivit aussitôt pour lui dire combien on se réjouirait du rétablissement de la bonne harmonie entre la métropole et les colonies ; mais, ajoutait la lettre, « si Votre Seigneurie a la bonté de nous demander quel est le moyen de rétablir cette harmonie tant désirée, nous lui répondrons en un mot : notre avis est qu’il faut rétablir les choses sur le pied où elles étaient avant la dernière guerre[8] (c’est-à-dire avant 1763). »

Le conseil était sage ; par malheur, le ministère anglais et la nation même s’étaient trop avancés pour reculer. Un changement de ministres était un changement de personnes, et non point de politique.

On s’en aperçut bientôt à l’occasion d’une affaire qui fît du bruit, et dans laquelle Franklin joua le grand rôle : je veux parler de la publication de lettres confidentielles écrites en Angleterre, par Hutchinson, et son beau-frère, le lieutenant gouverneur Olivier ; lettres qui prouvaient trop clairement que, à l’exemple de Bernard, son devancier, le gouverneur du Massachusetts poussait la métropole à agir énergiquement contre la colonie, à punir la résistance et à entamer les anciennes libertés.

L’histoire est un peu longue ; mais outre qu’elle joue un certain rôle dans la Révolution, elle nous met en face d’un personnage qui eut une grande part dans cette affaire, et que nous retrouverons plus d’une fois : Benjamin Franklin.

Au moment où nous sommes arrivés, en 1773, Franklin était un vieillard ; il était né à Boston en 1706. Dans ses aimables Mémoires, lui-même nous a conté comment, à force de travail, de patience et d’économie, il s’était élevé de la plus humble condition à l’aisance et à la richesse, et comment le pauvre apprenti imprimeur qui, en 1723, s’était enfui de Boston sans un sou dans sa poche, était devenu le riche imprimeur et éditeur de Philadelphie, et non-seulement un habile industriel, mais un physicien distingué, l’inventeur du paratonnerre, et, ce qu’il estimait presque autant, des cheminées économiques qui portent son nom.

L’utilité, en effet, l’utilité particulière et générale, c’était sa philosophie ; nous le trouvons à la tête de toutes les inventions charitables ou morales. En 1738 il organise, à Philadelphie, la première compagnie de pompiers, et bientôt après la première Compagnie d’assurances contre l’incendie ; en 1742, il établit par souscription la première bibliothèque publique de Philadelphie ; en 1749, il établit par souscription une académie publique, première forme de l’Université de Pensylvanie ; en 1752, il établit de la même façon le premier hôpital de Philadelphie ; et de même, en 1754, il forme le premier plan de l’Union des colonies.

À la fin de sa vie, nous le voyons établir une société pour l’amélioration des prisons, et une autre pour l’abolition de l’esclavage (1787). C’était donc un philanthrope dans toute l’acception du mot.

En 1757, Franklin avait été envoyé en Angleterre comme agent de Pensylvanie. Le Massachusetts, le Maryland et la Géorgie lui avaient conféré le même titre. Il se trouvait donc à Londres le véritable représentant de l’Amérique, et ses dépositions devant le Parlement, en 1766, n’avaient pas peu contribué à faire révoquer l’acte du timbre.

Néanmoins, malgré toute son expérience et tous ses services, il ne faut pas croire que Franklin fut très-populaire au Massachusetts ; nul n’est prophète en son pays ; et il ne faudrait pas non plus faire de Franklin le type de l’Américain en 1773. On lui reprochait trois choses : sa foi, sa politique et son habileté.

Sa foi était un scandale en Amérique. Franklin était déiste ; il croyait à Dieu et à une âme immortelle ; sur tout le reste il était sceptique. Son opinion sur Jésus de Nazareth se bornait à ceci : que le système de morale et de religion que Jésus nous a laissé est le meilleur que le monde ait jamais vu, et que probablement il verra jamais. L’horreur du cant et des prédicants protestants l’avait éloigné du christianisme ; erreur commune des gens qui rendent l’Évangile responsable des fautes de ceux qui l’enseignent.

En politique, Franklin était opposé à la séparation. Une de ses comparaisons favorites était de dire que l’empire britannique était un magnifique vase de porcelaine, qui serait perdu le jour où on en casserait un morceau.

Il avait prévu le magnifique développement de l’Amérique, le long des lacs et du Mississipi, et avait, dit-on, cette idée singulière qu’un jour viendrait où la colonie emporterait la métropole, et où le siège du gouvernement anglais serait de l’autre côté de l’Océan.

Enfin il était vieux, et par expérience il détestait la guerre, disant qu’il n’avait jamais vu de bonne guerre ni de mauvaise paix. Il voulait gagner du temps, puisque chaque année et chaque jour ajoutait à la force de l’Amérique et faisait pencher la balance en sa faveur.

Cette modération n’est jamais du goût des partis ; ils pardonnent tout, excepté la mesure ; aussi reprochait-on à Franklin son succès dans les affaires de ce bas monde et sa sagesse temporelle. Il était maître des postes des colonies, c’était une place de la couronne. Son fils était gouverneur de la Nouvelle-Jersey, et fort avant dans les projets du ministère. Enfin, Franklin avait fait donner des places de distributeur du timbre en Pensylvanie et dans la Nouvelle-Jersey, à quelques-uns de ses amis, et en 1772 nous le voyons engagé dans une Compagnie qui voulait s’établir sur le territoire de l’Ohio.

En un mot, c’était un de ces hommes qui, en faisant les affaires de la république, ne négligent point de faire les leurs ; ils savent tenir une ligne parfaite entre leur devoir et leur intérêt. Mais comme le nombre de ceux qui maintiennent cet heureux équilibre est peu nombreux, et qu’en général on penche plus de son côté que de celui du public, l’opinion a quelque peine à croire, je ne dirai pas à l’honnêteté, mais à la délicatesse de ces heureux mortels. C’est pourquoi Franklin a laissé la réputation d’un habile homme plus que d’un grand homme ; et cependant il est vrai de dire que personne n’a servi son pays avec plus de talent, d’honnêteté, de courage et de dévouement. Le monde a-t-il tort d’être soupçonneux ? Trop d’exemples l’excusent pour que j’ose le blâmer. Franklin était une exception, je l’affirme ; mais les exceptions sont si rares, que le monde fera bien de garder ses scrupules ; il n’aura que trop d’occasions de s’en applaudir.

Dans son long séjour en Angleterre, Franklin s’était lié avec les hommes distingués du temps : avec Barré, Conway, Hume, lord Kames, etc., etc. Personne ne s’entendait mieux que lui à ménager les hommes, on le vit bien à Paris, dans sa résidence à Passy. Il avait contribué à renverser lord Hillsborough et à faire arriver lord Darmouth. Quoique en Angleterre il ne fût qu’un chétif personnage, il s’était servi de la presse de façon à mettre les gens d’esprit de son côté.

Nul mieux que Franklin n’a su se servir de l’imprimerie et du journal ; nul n’a mieux manié l’ironie ; on peut le citer à côté de Swift et de Voltaire, quoiqu’il n’ait ni la cruauté du premier ni la légèreté du second.

Une pièce publiée en 1773, dans un journal anglais : Woodfalls, Public Advertiser, est une sanglante satire des prétentions anglaises sur des colonies qu’elle n’a pas fondées, et qui se sont établies à leurs risques et périls. Le morceau est un peu long, mais comme il résume les griefs des Américains et les actes du Parlement, il faut le lire tout entier. D’ailleurs personne ne supporte mieux la lecture que Franklin ; chaque mot porte coup.

édit prussien établissant les droits de la prusse sur l’angleterre.
« Dantzig, S septembre 1773[9].

« Nous avons été longtemps surpris de la nonchalance avec laquelle la nation anglaise se soumettait aux impôts que les Prussiens mettaient sur son commerce, à l’entrée dans notre port. C’est tout dernièrement que nous avons connu les droits anciens et modernes qui pèsent sur cette nation ; nous ne pouvions pas supposer qu’elle se soumît à ces prétentions par sentiment du devoir et par principe d’équité. L’édit suivant, qui vient de paraître, doit, s’il est sérieux, jeter quelque lumière sur la question.

« Nous Frédéric, par la grâce de Dieu roi de Prusse, etc., à tous présents et à venir, salut.

« La paix dont nous jouissons dans tout notre empire nous ayant donné le loisir de nous occuper de la réglementation du commerce, de l’amélioration de nos finances, et des moyens d’alléger l’impôt de nos sujets domestiques ;

« Par ces causes, et après en avoir délibéré en notre conseil, en présence de notre bien-aimé frère et autres grands officiers de l’État, Nous, de notre certaine science, plein pouvoir et autorité royale, avons fait et rendu le présent édit ;

« Attendu qu’il est connu du monde entier, que les premiers établissements germaniques faits dans l’île de Bretagne sont des colonies de notre peuple ; que ces émigrants étaient sujets de nos célèbres ancêtres, ducs de Prusse, et qu’ils sont sortis de nos domaines sous la conduite d’Hengist, Horsa, Hella, Uffa, Bardicus, etc. ;

« Que les susdites colonies ont fleuri, pendant des siècles, sous la protection de notre auguste maison, n’ont jamais été émancipées, et cependant nous ont donné très-peu de profits ;

« Attendu que dans la dernière guerre nous avons défendu les susdites colonies contre la puissance de la France, et que nous les avons aidées à faire des conquêtes en Amérique, pour lesquelles nous n’avons pas encore reçu suffisante compensation ;

« Attendu qu’il est juste et expédient qu’un revenu soit levé sur les susdites colonies britanniques pour nous indemniser ;

« Qu’il est juste que ceux qui descendent de nos anciens sujets, et qui, par conséquent, nous doivent obéissance, contribuent à remplir nos coffres royaux, comme ils l’auraient fait si leurs ancêtres étaient restés sur les territoires à nous appartenant aujourd’hui ;

« En conséquence, nous ordonnons et commandons qu’à compter de la date des présentes nos officiers de douane percevront un droit ad valorem de 4 p. 100 sur toutes les marchandises, grains et produits de toute la terre, exportés de la susdite île de Bretagne ou y importés, et cela au profit de nous et de nos successeurs.

« Et pour que le susdit droit soit plus effectivement perçu, nous ordonnons que tout navire sortant de la Grande-Bretagne, à destination de quelque partie du monde que ce soit, ou tout navire quelconque à destination de la Grande-Bretagne, soit obligé, dans ses différents voyages, de toucher à notre port de Kœnigsberg, pour y être déchargé, visité, et rechargé ensuite, après payements des susdits droits.

« Et attendu que, dans la suite des temps, nos colons ont découvert des mines de fer dans la susdite île de Grande-Bretagne ;

« Que certains sujets de nos anciens domaines, habiles à convertir le minerai en métal, se sont, au temps passé, transportés dans l’île, emportant avec eux et communiquant leur industrie ;

« Que les habitants de l’île, présumant qu’ils avaient un droit naturel à faire le meilleur usage possible des produits de leur pays, dans leur propre intérêt, ont, non-seulement bâti des hauts-fourneaux pour fondre le minerai, mais ont érigé des forges pour manufacturer le fer, risquant ainsi de diminuer les manufactures de notre ancien domaine :

« Nous ordonnons qu’à compter de ce jour, nulle forge, nul engin pour forger, étirer ou marteler le fer, ne puisse être établi en Grande-Bretagne ;

« Nous chargeons le lord-lieutenant d’ordonner la destruction, et de détruire immédiatement tout établissement semblable, le rendant responsable de sa négligence.

« Mais, gracieusement, il nous a plu de permettre aux habitants de la Bretagne de transporter leur fonte en Prusse, pour y être manufacturée, et de là renvoyée dans la Bretagne ; les Bretons payant à nos fidèles sujets de Prusse la main-d’œuvre avec tous les frais de commission, fret, risques maritimes d’aller et de retour, et ce nonobstant toutes dispositions contraires.

« Néanmoins nous ne jugeons pas convenable d’étendre cette indulgence à l’article laine ; mais, voulant encourager dans nos anciennes provinces, non-seulement les fabriques de lainage, mais aussi la production de la laine, et voulant autant que possible empêcher la susdite production dans l’île susdite, nous défendons absolument toute exportation de laine, même à destination de la Prusse, la mère patrie.

« Et pour que ces insulaires soient plus effectivement empêchés de tirer parti de la laine de leurs moutons, en la manufacturant, nous ordonnons qu’on ne puisse porter de la laine d’un comté dans l’autre ; nous défendons qu’on puisse passer d’un comté dans l’autre drap, serges, futaine, flanelle, tricots, droguet, étoffes de pure laine ou mélangées ; nous défendons qu’on les fasse circuler par terre ou par eau, même sur le plus petit ruisseau, sous peine de confiscation de la marchandise et des bateaux, voitures ou chevaux de transport. Néanmoins nos bien-aimés sujets auront la permission (s’ils le jugent à propos) de se servir de la laine de leurs moutons pour en faire du fumier et améliorer leurs terres.

« Et attendu que l’art et le mystère de la fabrication des chapeaux est arrivé en Prusse à une grande perfection, et qu’il faut autant que possible empêcher la fabrication des chapeaux par nos sujets de l’autre côté de l’eau.

« Attendu en outre que les susdits insulaires possédant laine, castor et autres fourrures, ont conçu l’idée téméraire qu’ils avaient quelque droit de s’en servir pour faire des chapeaux au préjudice de nos fabriques domestiques, nous commandons que nul chapeau ou feutre, tissé ou non, fini ou non, ne puisse être chargé sur un vaisseau, char, charrette ou cheval quelconque pour être transporté en quelque place que ce soit, sous peine de confiscation et d’une amende de 500 livres sterling pour chaque contravention.

« Nul chapelier, dans la susdite île, ne pourra employer plus de deux apprentis, sous peine de cinq livres sterling d’amende par chaque mois, notre intention étant que les susdits chapeliers, étant ainsi génés, ne puissent trouver nul avantage à continuer leurs affaires.

« Mais de crainte que les susdits insulaires ne souffrent quelque inconvénient faute de chapeaux, il nous plaît gracieusement de leur permettre d’envoyer leurs peaux de castor en Prusse ; et nous permettons d’exporter les chapeaux de Prusse en Bretagne, laissant au peuple ainsi favorisé le soin de payer tous les frais, intérêts, commissions, assurances et fret d’aller et retour, comme nous l’avons déjà établi pour la fabrication du fer.

« Et enfin, pour favoriser plus encore nos colonies de Bretagne, nous ordonnons et commandons que tous voleurs, brigands de grands chemins, filous, faussaires, assassins et scélérats de toute espèce, qui, suivant les lois de Prusse, ont confisqué leur vie, mais que dans notre grande clémence nous dédaignons de pendre, soient tirés de nos geôles et versés dans la susdite île de la Grande-Bretagne, afin de mieux peupler ce pays.

« Nous nous flattons que ces règlements et commandements royaux seront reconnus justes et raisonnables par les colons d’Angleterre que nous favorisons, ces règlements étant copiés des statuts de Guillaume III, George II, et d’autres équitables lois faites par leur Parlement, ou tirés d’instructions données par leurs princes, ainsi que de résolutions des deux chambres, prises pour le bon gouvernement de leurs propres colonies d’Irlande et d’Amérique.

« Avis est donné à toute personne de l’île susdite de ne s’opposer en aucune façon à l’exécution de cet édit, ou de partie de cet édit, toute opposition étant crime de haute trahison, et toute personne suspecte devant être mise aux fers et transportée de l’île de Bretagne en Prusse, pour y être jugée et exécutée suivant la loi prussienne.

« Car tel est notre plaisir.

« Donné à Potsdam, le 25e jour du mois d’août 1773, dans la trente-troisième année de notre règne.

« Pour le roi en son conseil,
« Rechtmœssig[10] secrétaire. »

« Il y a quelques personnes, continue l’article, qui prennent cet édit pour un de ces jeux d’esprit où s’amuse le roi ; d’autres supposent qu’il est sérieux, et qu’il indique une querelle avec l’Angleterre ; mais toui sont d’avis que l’assertion finale « que ces règlements sont pris des actes du Parlement anglais concernant les colonies, » est une injustice, étant impossible de croire qu’un peuple distingué par son amour de la liberté, une nation si sage, si libérale dans ses sentiments, si juste et si équitable avec ses voisins, puisse céder à des vues étroites et fausses, tout sacrifier au misérable profit de l’heure présente, et traiter ses enfants de façon aussi arbitraire et tyrannique. »

Franklin est tout entier dans ce morceau : malice ingénieuse, bonhomie plus apparente que réelle, au fond, satire amère. Mais cherchez ce qui manque à cette pièce ; ce n’est pas le sérieux ; l’ironie est une des grandes formes de l’éloquence : voyez les Lettres provinciales. Ce qui manque à ce pamphlet, c’est la conclusion. L’Angleterre est moquée, mais l’idée que l’Amérique ne cédera pas parce qu’elle a pour elle le droit, cette idée est absente, et c’est pour cela que la raillerie, si fine qu’elle soit, ne porte qu’à moitié.

C’est la différence de Franklin avec Samuel Adams et ses amis. Moins ingénieux, moins aimables, ils s’attachaient à l’idée du droit, obstinés, insupportables, mais résolus et déjà disposés à tous les sacrifices, même celui de leur vie.

Ce sont ces hommes-là qui gouvernent le monde ou qui le mènent ; ils ont la foi et la volonté !

Les beaux esprits politiques, les diplomates ne croient pas cela ; ils supposent qu’on mène le monde avec des intérêts ; c’est une illusion ; on mène le monde avec des idées. L’intérêt est personnel, multiple, divisé ; l’idée assemble en bataillons tous les hommes ; les plus obscurs ne sont pas les moins dévoués. Washington n’a qu’une idée, l’idée qu’on se doit à la patrie injustement opprimée ; sur cette idée, il risque son honneur et sa vie non pas avec plus de gaieté ni de courage que Franklin, mais avec plus de résolution et de noblesse, et c’est pour cela que le héros de l’Amérique et des temps modernes, ce n’est pas Franklin, le malicieux bonhomme, c’est celui qui fut simple et grand de cœur et d’âme, c’est Washington.

Mais, en finissant, j’ai honte, je l’avoue, de ma sévérité. Ai-je le droit de reprocher à un homme d’avoir usé des facultés que Dieu lui a données ; toute comparaison n’est-elle pas odieuse, et au lieu de distinguer, ne vaut-il pas mieux féliciter l’Amérique, qui eut à son service un cœur dévoué comme Adams, un homme d’esprit comme Franklin et un patriote comme Washington ?


  1. Franklin, Works, I, p. 224.
  2. Pitkin, I, 245.
  3. Pitkin, I, 248.
  4. Pitkin, I, 259.
  5. Bancroft, Amer. Rev., III, 479.
  6. Pitkin, I, 252.
  7. Pitkin, I, 254.
  8. Pitkin, I, 257.
  9. Franklin, Works, I, 225.
  10. C’est-à-dire Légalité.