Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 8

Charpentier (2p. 144-165).
HUITIÈME LEÇON
proposition du duc de bedford. — lord north et lord chatham. — massacre de boston, 5 mars 1770.

En novembre 1768, quand le Parlement anglais se réunit, les nouvelles d’Amérique, et surtout celles du Massachusetts, émurent le roi[1] et les deux Chambres. Sur la motion du secrétaire des colonies, lord Hillsborough, la Chambre des lords passa à la presque unanimité une série de résolutions qui plus tard furent adoptées par la Chambre des communes.

On y déclarait :

« Que le vote passé dans l’assemblée de Boston, vote qui mettait en question le droit suprême que le roi et le Parlement avaient de lier les colonies en toutes choses, était un vote illégal, inconstitutionnel, contraire à tous les droits de la couronne et du Parlement ;

« Que la circulaire envoyée aux autres colonies était un précédent injustifiable et de la plus dangereuse nature ; qu’elle était calculée pour influencer les autres colonies, et qu’elle tendait à créer des coalitions contraires aux lois de la Grande-Bretagne, et subversives de la Constitution ;

« Que la ville de Boston était dans un tel état de désordre et de confusion que la paix ne pouvait être maintenue ni la loi exécutée sans l’aide d’une force militaire.

« Que l’appel d’une convention était une attaque au gouvernement, un dessein d’établir une nouvelle autorité inconstitutionnelle, indépendante de la couronne.

« Que la réunion de cette convention était une insulte à l’autorité royale, une audacieuse usurpation des pouvoirs du gouvernement. »

Il y avait du vrai dans ces reproches ; Boston était dans un état d’agitation des plus inquiétants, et l’appel d’une Convention était chose peu régulière ; mais il y avait une autre question que le Parlement tranchait à son gré, et qui était douteuse, c’était le droit de taxer les colonies. Là était la cause du trouble. Affirmer un droit douteux, c’était prouver qu’on se croyait le plus fort ; ce n’était pas démontrer qu’on avait raison.

« Je voudrais, disait crûment Barrington, que l’acte du timbre n’eût jamais été voté ; mais les Américains sont des traîtres, bien pis que des traîtres envers la couronne, traîtres envers le Parlement. Il faut que les troupes amènent ces séditieux devant la justice. »

La déclaration des lords, eût-elle été juste, n’était guère politique. Ce n’était pas le moyen d’apaiser les esprits des deux côtés de l’Atlantique[2]. Telle qu’elle était, elle ne suffit point aux adversaires des prétentions américaines : on voulait faire de la force à tout prix.

« Nous n’avons plus qu’un mot à la bouche, écrivait Pownall, alors membre des Communes, c’est notre souveraineté ; c’est comme un de ces mots qui, dit à un fou, amène le paroxysme et le rend furieux[3]. » À la tête des plus violents était lord Hillsborough soutenu par le duc de Bedford. La façon dont le jury de Boston s’était conduit dans le jugement des troubles qui avaient ému la ville, la partialité dont les jurés avaient fait preuve pour des concitoyens dont ils partageaient les idées et les sentiments, tout en blâmant des actes coupables, poussèrent le duc de Bedford et ses amis à déclarer qu’on ne pouvait plus compter sur un jury colonial.

Le duc proposa donc une adresse au roi, adresse adoptée par les deux Chambres, où l’on priait Sa Majesté d’ordonner une enquête sur les derniers événements de Boston, afin que, s’il y avait eu trahison, ou tentative de trahison, Sa Majesté pût mettre en vigueur contre les coupables, ou supposés tels, un statut rendu sous la trente-cinquième année du règne de Henri VIII, statut en vertu duquel on pouvait transporter les prévenus en Angleterre, et les faire juger par une commission spéciale[4].

Déjà on désignait ceux qu’on voulait atteindre : Otis, Cushing, Samuel Adams et seize autres membres[5]. C’est par la terreur qu’on voulait régner.

Ainsi, au mépris de toutes les conquêtes de la liberté, on allait tirer de la poudre l’édit d’un tyran pour l’appliquer non-seulement à des coupables, mais à des innocents, pour dépouiller les colons d’un des droits les plus sacrés du citoyen anglais, le jugement par jurés.

Dans un langage prophétique, Burke s’opposa à cette incroyable proposition. Il rappela que le duc d’Albe demandait aussi les têtes des principaux traîtres pour en finir avec les Pays-Bas, et il ajouta :

« Si les mesures que vous prenez ne sont pas de nature à apaiser les Américains, si elles sont faites pour les exaspérer, vous levez sur l’ennemi une arme qui se retournera contre nous. Et pourquoi en agissez-vous ainsi ? Parce que, dites-vous, vous ne pouvez vous confier à un jury d’Amérique. Voilà une parole qui devrait terrifier toute âme sensible. Si dans un peuple de deux millions d’âmes vous n’avez point de partisans, changez votre plan de gouverner, ou renoncez pour jamais à vos colonies[6]. »

Burke avait raison. Au lieu d’intimider les colonies, cette mesure ne fit que les exalter et les unir. Dès le mois de mai 1769, l’assemblée de Virginie s’éleva contre le droit de transportation judiciaire, qui prive l’accusé de ses juges naturels, de sa liberté et de ses témoins.

L’assemblée rédigea une pétition au roi, où elle s’exprimait avec non moins de chaleur que de raison. Après avoir nié la constitutionnalité d’un acte semblable, elle ajoutait :

« Qu’elle sera déplorable la situation d’un malheureux Américain qui aura encouru le déplaisir de quelque personne au pouvoir ! Arraché à son pays, à sa famille, à ses amis, on le jette en prison, non pas pour y attendre le verdict d’un jury, ou l’arrêt d’une cour qu’il connaît, et dont il peut attendre prompte justice, mais pour y languir dans les fers parmi des étrangers !

Transporté sur une terre étrangère, sans amis qui soulagent sa détresse ou subviennent à ses besoins, sans témoins qui attestent son innocence, objet de mépris pour les honnêtes gens, jeté dans la société d’êtres perdus et de scélérats, il n’aura qu’une prière à adresser au ciel, c’est de finir bientôt sa misère et sa vie[7]. »

Pour toute réponse à ces plaintes, le gouverneur de Virginie prononça la dissolution de l’assemblée.

Aussitôt les principaux membres de la Chambre se réunirent dans la salle d’Apollon (c’était une taverne célèbre), et s’engagèrent sur l’honneur à ne plus importer de marchandises anglaises jusqu’à ce que l’acte de 1767 fût rappelé. Au bas de cet acte figurent des noms alors obscurs, mais destinés à devenir bientôt célèbres : ceux de Patrick Henry, de Peyton Randolph, de Thomas Jefferson, et enfin de George Washington[8]. Toutes les provinces au sud de la Virginie acceptèrent les résolutions de la vieille province. Les représentants de New-York en firent autant, et ordonnèrent de transcrire ces résolutions sur leurs procès-verbaux.

Suivant Bancroft[9], c’est Washington qui avait apporté de Mont-Vernon ces résolutions, et il est permis de le croire en lisant la lettre qu’à la même époque Washington adressait à son ami George Mason :

« Nos bons seigneurs de la Grande-Bretagne ne seront satisfaits par rien de moins que par la ruine de la liberté américaine. Il nous faut faire quelque chose pour maintenir la liberté que nous avons reçue de nos ancêtres. Personne ne doit hésiter à prendre les armes pour défendre ce précieux bienfait. Mais les armes doivent être la dernière ressource. Nous avons déjà éprouvé l’efficacité des adresses au roi et des remontrances au Parlement. Il nous reste à essayer si, en affamant leur commerce et leur industrie, nous éveillerons leur intérêt pour nos droits et nos libertés. »

Au Massachusetts l’assemblée, dissoute depuis le mois de juillet 1768, se réunit le dernier mercredi de mai 1769, date fixée par la Charte. Elle adopta aussi les résolutions de la Virginie, mais elle y joignit une protestation contre la présence des troupes, déclarant que l’établissement d’une armée permanente en temps de paix, et sans le consentement de l’assemblée générale, était une attaque au droit naturel des peuples, et à celui que tout Anglais tient de la grande Charte et du bill des droits de 1689, droit confirmé à la colonie par sa Charte particulière.

L’assemblée ajouta que la dignité et la liberté de ses délibérations étaient également violées par la présence des troupes et par les canons pointés sur la porte de la Chambre, elle requit le gouverneur d’éloigner les troupes durant la tenue de l’assemblée[10].

Bernard répondit qu’il n’avait d’autorité ni sur la marine royale dans le port, ni sur les troupes royales dans la ville, et ne pouvait donner l’ordre qu’on lui demandait. Mais il ajourna l’assemblée à Cambridge, ville séparée de Boston par un bras de mer, et dans laquelle il n’y avait pas de soldats[11].

En réponse à ce message, la Chambre déclara : « Que l’emploi de la force militaire pour assurer l’exécution des lois était incompatible avec l’esprit d’une libre constitution et la nature du gouvernement. C’était au peuple, au posse Comitatus[12], qu’il appartenait d’aider le magistrat dans l’exécution des lois. Cette aide était suffisante. Supposer que tout un peuple se refuse à l’exécution de la loi est la plus forte présomption que la loi est injuste ou tout au moins mauvaise ; ce ne peut pas être la loi du peuple, puisque, par la nature même d’une constitution libre, le peuple doit d’abord consentir à la loi avant que d’être obligé, en conscience, de lui obéir[13]. » On sent là le fier langage d’une démocratie.

Vers la fin de la session, le gouverneur adressa deux messages à l’assemblée pour qu’elle votât les dépenses du casernement des troupes, dépenses faites et à faire. L’assemblée refusa, maintenant dans les termes les plus hardis qu’à elle seule il appartenait de voter l’impôt, et par conséquent d’en régler l’usage. « En notre qualité de représentants, dit-elle, nous ne pouvons accorder que des impôts raisonnables, impôts dont nous sommes juges, libres de suivre nos sentiments sans égard pour des ordres étrangers. Votre Excellence nous excusera donc, si nous lui déclarons en termes exprès que, fidèles à notre honneur, à notre intérêt, à notre devoir envers nos mandataires, nous ne voterons jamais ce que nous demande son message[14]. » Voter l’impôt quand on n’en peut décider l’emploi, c’est mettre son nom au bas d’une dépense faite et d’une recette à faire ; mais où est la garantie de la propriété des citoyens, où est le droit des mandataires et des mandants ?

C’est à ce moment que le gouverneur Bernard informa l’assemblée qu’il était mandé en Angleterre par le roi, pour lui exposer la situation de la colonie. L’assemblée adressa aussitôt une pétition au roi pour que cette mission du gouverneur fût un véritable rappel. Parmi les griefs énoncés, l’assemblée déclara que Bernard avait voulu renverser la Charte coloniale et dépouiller la plantation de ses droits. Des lettres confidentielles de Bernard aux ministres avaient été soumises au Parlement anglais ; les planteurs en avaient eu copie. Il n’est pas douteux que Bernard voulait transformer les colonies, et en faire tout autre chose qu’un pays libre. Bernard fut remplacé par Hutchinson.

À son arrivée en Angleterre, le roi reçut Bernard et le nomma baronet. Il avait échoué dans son administration un peu par la faute des événements, et beaucoup par la sienne ; on le récompensa pour montrer qu’on ne cédait pas. C’est une des plus sottes prétentions du pouvoir, que de se croire infaillible. Combien de gens ont dû leur fortune à de pareilles causes, et sont comme La Harpe :

Tombés de chute en chute au trône académique.

Tandis que l’Amérique résistait avec une chaleur extrême, on se calmait en Angleterre. Dès le mois de mai 1769, dans un conseil des ministres, le duc de Grafton avait proposé de révoquer les droits imposés. La mesure était sage, elle échoua devant un de ces compromis qui réussissent souvent dans les assemblées, et qui gâtent les meilleures décisions. Lord North voulut sauver l’honneur du gouvernement, cet honneur que des gens entêtés et incapables mettent à ne pas céder : « Il faut que l’Amérique nous craigne avant de nous aimer, » disait-il[15]. Il demanda donc qu’on maintînt le droit du thé seulement ; il voulait en outre qu’une lettre-circulaire adressée aux colonies les assurât qu’on ne songeait nullement à établir des taxes en Amérique pour en tirer un revenu, et qu’à la prochaine session on proposerait l’abolition des droits sur les papiers, les vitres et les couleurs, en considération de ce que ces droits étaient contraires aux véritables principes du commerce. Cette proposition fut adoptée à la majorité de cinq voix contre quatre[16] ; elle avait le défaut de laisser toute vive la question de droit, la seule qui agitât les deux pays.

La circulaire, écrite par lord Hillsborough en termes secs et impératifs, ne satisfit personne en Amérique. Un meeting, tenu à Boston le 4 octobre 1769, publia un Appel au monde, qui sans doute n’arriva pas à son adresse, mais où les idées des colons sont nettement exprimées.

« Les actes du Parlement, y est-il dit, sont une invasion de nos droits ; tant que ces actes ne sont pas révoqués, la cause de nos justes plaintes subsiste. Jamais nous ne considérerons comme réparés les torts dont nous souffrons, avant que le Parlement anglais n’ait révoqué tout acte ayant pour objet de lever sur nous un revenu sans notre aveu ; avant que le bureau des commissaires de douane soit dissous, avant que les troupes ne soient rappelées, avant que les choses ne soient remises sur le pied où elles étaient avant les mesures extraordinaires qu’a prises le présent ministère[17]. »

Vers la même époque, en novembre 1769, les marchands de Philadelphie (il n’y avait que des marchands et des propriétaires en Amérique) écrivaient aux marchands de Londres, d’une part, pour combattre les assertions injurieuses du gouverneur Bernard et de son parti ; de l’autre, pour repousser le droit d’impôt prétendu par le Parlement. Leur langage était éloquent et décidé :

« Nous nous croyons obligés de vous avertir que, encore bien que nous autres marchands nous soyons réunis seulement pour réclamer le rappel des droits sur le papier, le thé, les couleurs, les verres à vitre, etc., rien ne pourra calmer et satisfaire le peuple que le rappel de toute loi de revenu et le rétablissement des choses sur le pied où elles étaient avant les dernières innovations. Des flottes et des armées peuvent terrifier nos villes, des cours d’amirauté, des bureaux de commissaires, avec leur essaim de créatures, peuvent exécuter des lois inconstitutionnelles, ruiner notre commerce et rendre l’Amérique à peu près stérile pour le peuple de la Grande-Bretagne. Mais tant que chaque propriétaire sera un libre cultivateur, l’esprit de liberté prévaudra ; toute tentative afin de le dépouiller de son droit de citoyen entraînera des conséquences aussi fatales aux colonies qu’à la mère patrie[18]. »

Dans le comité qui rédigea cette lettre, on voit figurer les noms de Robert Morris et de Charles Thompson, qui plus tard jouèrent chacun un rôle considérable dans la révolution.

Le Parlement anglais se réunit le 9 janvier 1770. Après trois années d’accablement, lord Chatham, secoué par une violente attaque de goutte, avait retrouvé son énergie et sa volonté. Il reprit la parole. Le roi, dans son discours, avait qualifié certains actes des Américains comme étant injustifiables[19] ; Chatham prit la défense des Américains. Il déclara qu’il regrettait les mesures malheureuses qui éloignaient les colonies de la mère patrie, et qui, il le craignait, avaient conduit les planteurs à des actes qu’il ne pouvait approuver. Il avoua sa partialité naturelle pour l’Amérique, et dit qu’il se sentait enclin à excuser même ses excès. C’était, suivant son expression pittoresque, des ébullitions de liberté qui poussaient à la peau ; c’était un signe, sinon de santé parfaite, du moins d’une constitution robuste ; les supprimer soudainement, c’était faire rentrer la maladie et frapper le malade au cœur. Il demanda la suppression du mot injustifiables.

Le discours de Chatham, qui touchait d’ailleurs à des questions intérieures, beaucoup plus vives en Angleterre que la question d’Amérique, amena un changement dans l’administration. Mais, au lieu d’appeler au pouvoir les chefs de l’opposition, George III, imbu des vieilles doctrines de la prérogative royale, voulut faire un ministère de créatures. Il choisit pour premier ministre lord North, déjà chancelier de l’Échiquier, et qui se décida à prendre le poste de premier lord de la Trésorerie et à devenir le chef d’une nouvelle administration.

Lord North, l’ami, la créature du roi, resta ministre de 1770 à 1782 ; il a laissé dans l’histoire cette triste réputation que, sous son administration, l’Angleterre perdit plus de territoire et contracta plus de dettes qu’à aucune autre époque de son histoire.

Ce n’était cependant ni un méchant homme ni un homme incapable ; il ne cherchait ni la popularité ni la fortune. C’était un de ces esprits médiocres qui perdent les empires, sans soupçonner même leur incapacité.

De sa personne il était peu agréable, fort lourd de corps et très-myope[20] ; Burke le peint en quelques mots : « Le noble lord, après avoir allongé sa jambe droite trois pas en avant de sa jambe gauche, roulant des yeux enflammés et remuant son énorme corps, a enfin ouvert la bouche. »

Mais une fois cette bouche ouverte, il faut rendre cette justice à lord North, qu’il savait saisir le côté ridicule de ses adversaires, et mettre les rieurs de son parti. Cela lui était d’autant plus aisé qu’il était l’homme le plus flegmatique et le plus placide de son temps. Rien n’émouvait cette masse énorme ; et tandis que ses adversaires (et quels adversaires, Fox, Burke, Barré, et plus tard le jeune Pitt !) le dénonçaient comme coupable des plus criminels attentats, il s’endormait paisiblement ; il fallait que ses voisins lui donnassent des coups de coude pour le tenir éveillé, et ils n’y réussissaient pas toujours.

Quelques-unes de ses réponses nous sont restées, et prouvent la douceur de son caractère et la finesse de son esprit. Fox, en 1778, l’accusa de n’aimer que l’indolence et les flatteries. « Permettez, lui dit lord North, je passe une grande partie de ma vie à la Chambre ; il me semble qu’on ne m’y laisse guère oisif, et assurément on n’y me flatte pas. »

Dans un discours violent, un membre le désigna par cette expression peu polie : « Cette chose qu’on appelle un ministre. » — « Certes, dit lord North en portant ses mains sur ses larges flancs, je ne suis pas une belle chose ; l’honorable membre, en m’appelant cette chose, a dit vrai ; je ne peux pas lui en vouloir. Mais quand il a ajouté : « Cette chose qu’on appelle un ministre, » il m’a appelé celle de toutes les choses qu’il désire le plus être ; je prends donc le mot comme un compliment[21]. »

On ne reçoit pas plus gracieusement une injure ; par malheur, il faut ajouter qu’avec cette indifférence et cette placidité, avec le seul désir d’être agréable à son maître, on perd gaiement un empire. La seule justice que l’histoire puisse rendre à lord North, c’est qu’il servit par faiblesse d’esprit et non par ambition ni par intérêt. C’était un aimable courtisan et un détestable ministre.

Tel était l’homme qui, dans les affaires d’Amérique, allait trouver devant lui lord Chatham, lord Camden, lord Shelburne, lord Stanhope, le colonel Barré, l’alderman Beckford, M. Dunning et Burke.

Le 5 mars 1770, lord North présenta sa motion sur le revenu américain. C’était l’ancienne promesse ministérielle qu’il voulait transformer en loi. Il proposa le rappel de tous les droits imposés en 1767, hormis le droit sur le thé. Ce n’était pas un impôt qu’il voulait maintenir ; il n’évaluait pas le revenu probable à plus de 12 000 livres sterling (300 000 francs environ), et la diminution de 25 p. 100 sur les thés exportés en Amérique devait faire baisser le prix de l’article ; ce qu’il voulait, il le dit en termes exprès, c’était affirmer la suprématie du Parlement. Une fois ce point conquis, il céderait aisément sur le reste : « Plaise à Dieu, dit-il, que la conduite des Américains m’autorise à leur accorder des concessions nouvelles, et à révoquer des droits que j’ai eu l’intention d’abandonner. » Il s’agissait de droits sur le thé[22].

La proposition de lord North fut attaquée comme une concession inadmissible par les ardents amis de la prérogative royale et des droits du Parlement ; ils ne pardonnaient pas à l’Amérique sa résistance ; elle fut attaquée comme impolitique par toute l’opposition, qui s’était formée et réunie autour de lord Chatham. Quel intérêt pouvait décider lord North à maintenir l’impôt du thé ? Ce n’était pas l’intérêt financier. La contrebande était telle qu’on n’avait perçu, l’année précédente, que 300 livres sterling (7 500 francs) sur le thé importé en Amérique[23]. C’était donc l’intérêt politique. Quoi ! c’était pour une question de théorie qu’on s’exposait à mécontenter des colonies qui rapportaient des millions au commerce anglais ? La déclaration, jointe au rappel de l’acte du timbre, avait proclamé le principe. Qu’y avait-il de mieux à faire que de s’en tenir là ? Le silence des Américains était un aveu suffisant : l’honneur était satisfait.

À tous ces arguments, lord North répondait : « Le rappel de l’acte du timbre a-t-il appris aux Américains à obéir ? Notre douceur leur a-t-elle inspiré de la modération ? Au moment où ils nous dénient le droit de les taxer, est-il convenable d’accepter ce reproche d’illégalité ? Convient-il d’abandonner le pouvoir qui nous appartient ? Non, le moment d’exercer notre droit de taxation, c’est le moment où on le conteste. Temporiser, c’est céder. Ne pas maintenir aujourd’hui l’autorité de la métropole, c’est l’abandonner à jamais. Qu’on ne songe pas au rappel de la loi avant que l’Amérique soit prosternée à nos pieds[24]. »

Avec cet appel aux passions, on a toujours la majorité dans une assemblée. La loi fut votée par 204 voix contre 142.

Dans la Chambre des lords, le 6 mars 1770, Chatham, sans approuver lord North, prononça quelques paroles à l’adresse des Américains qui nous montrent la situation des libéraux en Angleterre ; ils étaient déjà loin de comprendre les pétitions et les désirs des Américains.

« On a pensé que j’étais un trop grand ami de l’Amérique. Je l’avoue, je suis un ami de ce pays. J’aime les Américains parce qu’ils aiment la liberté ; je les aime pour les nobles efforts qu’ils ont faits dans la dernière guerre. Mais je confesse qu’en plus d’un point je trouve qu’ils ont tort ; ils vont trop loin ; ils se sont mépris sur l’idée qu’on voulait leur prendre de l’argent par des taxes. Le commerce, voilà notre objet avec eux ; il faut les encourager. Mais (je désire que tout Américain intelligent, ici ou là-bas, écoute ce que je dis), s’ils portent trop loin leurs idées de liberté, comme je le crains, s’ils ne veulent pas se soumettre aux lois de ce pays, et en particulier, si, comme j’en vois plus d’un symptôme, ils veulent se dégager des lois de commerce et de navigation, ils ne trouveront pas d’adversaires plus déclarés que moi, tout Américain que je suis. Il faut qu’ils soient subordonnés. Dans toutes les lois de commerce et de navigation, l’Angleterre est la mère patrie, les Américains sont les enfants ; c’est à eux d’obéir, à nous de commander. C’est chose nécessaire. Quand deux pays sont dans la situation où nous sommes, il faut quelque chose de plus qu’une connexion ; il faut de la subordination, il faut de l’obéissance, il faut de la dépendance. Et si vous ne faites pas de lois pour les Américains, Mylords, permettez-moi de vous le dire, les Américains voudront en faire pour vous, et ils en feront[25]. »

C’étaient là des paroles éloquentes, mais qui ne pouvaient rien sauver. L’esprit public avait changé en Amérique ; les colons entendaient maintenant conquérir la pleine égalité de droits entre les deux pays[26].

Tandis que la loi était votée en Angleterre, de graves événements se passaient à Boston.

Le 5 mars 1770, c’est-à-dire le jour même où la loi de rappel était adoptée par la Chambre des communes, il y avait à Boston collision entre le peuple et les soldats anglais, collision inévitable dans la situation des esprits, et qu’un peu de sagesse aurait prévenue.

L’assemblée du Masachussetts avait refusé de rien fournir aux soldats, hormis la paille, le bois, la chandelle et des casernes, où, comme le dit plus tard un officier au Parlement, aucun gentlemen de cette Chambre n’aurait voulu loger ses chiens[26]. Ainsi placés au milieu de la ville, détestés par les riches, odieux aux pauvres, les habits rouges ne pouvaient sortir sans être insultés dans les rues ; la discipline ne peut pas toujours empêcher un soldat de se rappeler qu’il est un homme. Le samedi 3 mars il y eut une rixe, où les gens du peuple, les agresseurs, dit-on, furent battus. Ils se tinrent tranquilles le dimanche ; c’étaient des puritains ; mais le lundi soir, 5 mars, une foule nombreuse, armée de cannes et de bâtons, attaqua la garde, jetant aux soldats des boules de neige renfermant des pierres[27], des glaçons, des morceaux de bois, et n’épargnant pas les injures et les provocations à ces coquins de homards, qui n’avaient pas, leur criait-on, le courage de tirer.

L’officier qui commandait, le capitaine Preston, montra une grande patience ; les soldats restèrent immobiles sous les armes ; mais enfin un soldat, qui avait reçu un coup, tira sans en avoir reçu l’ordre ; six autres l’imitèrent[28]. Trois des assaillants tombèrent ; huit autres personnes furent blessées dans la foule[29].

La ville fut aussitôt dans une extrême agitation ; un meeting fut convoqué le lendemain matin, une résolution votée : « Qu’il fallait à tout prix que Boston fût évacué par les soldats. » Un comité, à la tête duquel était Samuel Adams, se rendit auprès du gouverneur Hutchinson pour demander le retrait immédiat des troupes. Le gouverneur et le colonel Dalrymple, pour éviter une lutte, commencèrent à retirer les troupes, qui se rendirent au château William.

L’affaire n’en resta pas là. Non-seulement l’imagination populaire y vit un plan préparé pour amener le massacre des citoyens, et célébra plus tard et longtemps, avec solennité, ce triste anniversaire ; non-seulement on n’appela plus les soldats anglais que les assassins, mais on voulut les juger.

La loi anglaise ne connaît pas de tribunaux d’exception pour l’armée. Quand il y a des coups, des blessures, un vol, ou quelque délit que ce soit où figure le soldat, c’est le jury qui juge ; ce n’est pas une des moindres garanties de la loi anglaise. Il n’y a pas d’officier qui puisse se croire au-dessus des lois faites pour le simple citoyen.

Le capitaine Preston fut donc accusé et emprisonné ; on ne négligea rien pour enflammer l’esprit de la population, parmi laquelle on devait prendre le jury. Mais là se montra l’excellent esprit anglais et le respect de la loi.

La grande difficulté fut d’abord de trouver un avocat. Il y eut des gens qui refusèrent par peur et d’autres par haine. Enfin, un ami du capitaine alla trouver John Adams, jeune avocat, ardent patriote, dont le nom commençait à grandir. Les larmes aux yeux, l’ami du capitaine dit à Adams : « Je viens avec un message solennel de la part d’un homme bien malheureux, le capitaine Preston, qui est en prison. Il a besoin d’un avocat, il ne trouve personne. J’ai vu M. Quincy, qui accepte si vous acceptez ; sinon, il refuse. Nous n’avons d’espoir qu’en vous. »

Adams était jeune, patriote, ami de la popularité ; défendre le capitaine, c’était risquer son avenir. Il n’hésita pas cependant, et répondit que dans un pays libre jamais un accusé ne devait manquer d’avocat, et que le barreau devait être impartial et indépendant en tout temps et en toute circonstance. Sur quoi, et suivant le vieil usage, on lui offrit une guinée en guise d’arrhes, et M. Adams l’accepta gaiement.

Il avait prévu l’orage qui allait s’élever contre lui ; mais qu’importe, il faisait son devoir. Il réunit une foule de témoins qui prouvèrent la parfaite innocence du capitaine ; et, quand le jury eut rendu un verdict de non coupable, un des juges de la cour ne craignit pas de dire au public qui écoutait en silence :

« Je suis heureux de dire qu’après un examen des plus sévères, la conduite du prisonnier se montre sous le jour le plus favorable ; mais je suis profondément affligé que cette affaire tourne à la confusion de ceux qui s’y sont employés et à la honte de la ville en général. »

Les soldats furent aussi jugés et acquittés, à l’exception de deux qui avaient tiré sans ordre et qui furent déclarés coupables d’homicide simple[30].

Je ne sais rien de plus remarquable que ce procès obscur et à peu près négligé par les historiens, surtout par les Américains, plus attentifs au massacre qu’à la procédure qui l’a suivi.

À voir la parfaite loyauté avec laquelle le procès est instruit, plaidé et jugé, qui ne sent combien était odieux et injuste le plan proposé par le duc de Bedford pour faire juger les Américains en Angleterre ?

Qui ne sent aussi combien ce peuple américain, malgré toute sa passion, était mûr pour la liberté ?

Les jugements, c’est là, il faut le dire, le côté le plus sombre de notre révolution, la cause la plus directe de son insuccès. Ce ne sont pas des jugements que rend le tribunal révolutionnaire : ce sont des proscriptions qu’il prononce. Il ne juge pas des accusés : il abat des ennemis. « Qu’est-ce que la guillotine ? s’écrie Camille Desmoulins : un coup de sabre appliqué par la main du bourreau ! » Il avait raison ; mais quelle condamnation pour les hommes qui ont fait un pareil abus de la justice ?

Songez-y, ce qui fait la force du citoyen, sa sécurité, sa noblesse, c’est qu’en respectant des lois honnêtes, faites par ses représentants, il a droit de compter qu’il vivra libre et respecté. C’est là sa planche de salut. Mais si vous le noyez sur cette planche même, si la justice est un piège et le juge un bourreau, qu’est-ce donc que la liberté ? Où est la garantie ?

La société n’est plus alors qu’un peuple en guerre : violences, intérêts, ruse, tous les crimes et toutes les passions y règnent en souverains. La fin d’un pareil régime est écrite dans l’histoire et dans la conscience humaine. Le peuple, épuisé et démoralisé, maudit cette liberté et cette justice déshonorées ; il lui faut le repos, et, pour l’avoir, il se jette aux pieds d’un maître. Heureux au contraire le pays qui, même au milieu de ses passions et de ses souffrances, sent qu’il y a quelque chose au-dessus de lui : la justice, divinité sereine, qui le défend de ses propres faiblesses et lui garantit tous ses droits.

Si l’on me demandait ce qui distingue les peuples libres de ceux qui ne le sont pas, les peuples qui sont mûrs pour la liberté de ceux qui en sont encore loin, je dirais : Ce n’est ni une constitution, ni des chambres, ni des journaux ; tout cela peut devenir un instrument de passion et de tyrannie ; la véritable distinction, c’est la justice, c’est le règne de la loi. Dites-moi ce que sont les tribunaux, je vous dirai ce qu’est le peuple. Le gouvernement et les citoyens s’inclinent-ils devant la loi et les formes protectrices qu’elle constitue ? N’en doutez pas, la liberté est là ! Ruse-t-on avec la loi, l’élude-t-on par des mesures perfides ou violentes ; y a-t-il des tribunaux d’exception, des juges corrompus par la passion ou par l’intérêt ? Fuyez ! la liberté de ce pays n’est qu’un piège, et les institutions qu’une moquerie. La liberté, sachez-le bien, est le respect du droit ; elle n’est qu’un autre nom pour la justice.

C’est parce que la justice est le bien du moindre citoyen, la garantie du plus fort comme du plus faible, que notre vieux jurisconsulte Beaumanoir la définissait si nettement par ces mots énergiques : justice est le commun proufict de tous.


  1. Bancroft, Amer. Rev., III, 254.
  2. Lord Mahon, t. V, p. 251.
  3. Bancroft, Amer. Rev., III, 290.
  4. Pitkin, I, 235.
  5. Bancroft, Amer. Rev., III, 254.
  6. Lord Mahon, t. V, p. 251.
  7. Pitkin, I, 237 ; Ramsay, I, 83.
  8. Lord Mahon, V, 274.
  9. Bancroft, Amer. Rev., III, 311.
  10. Pitkin, I, 237.
  11. Lord Mahon, 5, 274.
  12. Réunion des officiers du comté.
  13. Pitkin, I, 238.
  14. Bancroft, Amer. Rev., III, 320.
  15. Bancroft, Amer. Rev., III, 257.
  16. Lord Mahon, t. V, p. 232 et p. 380.
  17. Pitkin, I, 242.
  18. Pitkin, I, 243.
  19. Highly inwarrantable.
  20. Ce qui est un grand obstacle en toute assemblée, obstacle qui, dans les Chambres anglaises, n’a été surmonté que par lord North, et, de nos jours, par lord Derby. (Note de lord Mahon.)
  21. Lord Mahon, V, p. 260.
  22. Lord Mahon, V, 277.
  23. Lord Mahon, V, 278.
  24. Hilton, p. 202.
  25. Lord Mahon, t. V, p. 334.
  26. a et b Ramsay, Amer. Rev., I, 87.
  27. Snowballs covering stones dit Ramsay, Amer. Rev., I, 90.
  28. Lord Mahon, V, 279 ; Pitkin, I, 244.
  29. Lord Mahon, V, 279.
  30. Lord Mahon, V, 280.