Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 10

Charpentier (2p. 187-206).
DIXIÈME LEÇON
franklin. — émeute de boston.

Nous avons laissé Franklin au moment où il venait de publier son fameux Édit du roi de Prusse, concernant les droits de la Prusse sur la Grande-Bretagne. Cette pièce mordante, qui avait mis les rieurs du côté de l’Amérique, fut suivie, au commencement de l’année 1774, d’un pamphlet plus sérieux, plus amer, et que je regarde comme un des morceaux les plus importants qu’un politique ait jamais écrits. Ce n’est pas seulement une œuvre de circonstance, c’est une leçon qui s’adresse à tous les gouvernements, un véritable Code de police coloniale. C’est ironiquement, c’est par l’absurde, que Franklin essaie de convertir ses ennemis : le moyen ne lui réussit pas, le raisonnement n’eût pas mieux fait ; mais Franklin met de son côté l’opinion, ou, sous un autre nom, la raison, qui finit toujours par avoir le dessus.

Cette pièce[1] est intitulée : Comment d’un grand empire on peut faire un petit État, instruction présentée à un nouveau ministre[2] à son entrée au pouvoir. « Un ancien sage s’estimait en ceci que, s’il ne savait pas jouer du violon, il savait du moins comment d’une petite cité on en fait une grande. Le secret que je veux propager, moi qui ne suis ni ancien, ni sage, est le contraire de ce qu’enseignait ce vieux Grec. Je m’adresse à tous les ministres qui ont de grands territoires à gouverner, ce qui est très-fatigant, car la multiplicité des affaires ne laisse pas le temps de jouer du violon.

« I. D’abord, messieurs, il faut considérer qu’un grand empire, comme un grand gâteau, est plus facile à entamer par les bords. Occupez-vous donc, en premier lieu, de vos provinces les plus éloignées ; celles-là perdues, le reste viendra tout naturellement.

« II. Pour que cette séparation soit toujours possible, ayez bien soin que les provinces ne soient jamais incorporées à la mère patrie ; ne leur donnez ni le droit commun, ni les privilèges de votre commerce ; gouvernez-les par des lois plus sévères et faites par vous ; ne leur accordez aucune part dans la nomination des législateurs. En observant strictement cette distinction, vous agirez (permettez-moi de continuer ma comparaison ) comme un sage fabricant de pain d’épices, qui, pour faciliter la division, coupe la pâte au point où, une fois cuit, chaque morceau doit casser naturellement.

« III. Peut-être ces provinces éloignées ont-elles été acquises ou conquises aux seuls risques des planteurs ou de leurs ancêtres, sans l’aide de la mère patrie. Peut-être même ont-elles contribué à la force de la métropole en lui fournissant des soldats, à son commerce et à sa marine en lui fournissant un marché ; peut-être qu’à ce titre ces provinces se croient quelque droit à la faveur de la mère patrie ? Oubliez tout, ou plutôt regardez ces services comme une injure qu’on vous a faite. Si les habitants sont des wighs zélés, amis de la liberté, nourris dans les principes de la révolution, rappelez-vous tout cela, mais pour tourner contre eux de pareils sentiments et pour les en punir. Quand une révolution est achevée et consolidée, tous ces principes de liberté sont inutiles ; que dis-je ! ils sont odieux et abominables.

« IV. De quelque façon pacifique que vos colonies se soient soumises à votre gouvernement, quelle que soit l’affection qu’elles aient pour vos intérêts, quelle que soit la patience avec laquelle elles aient supporté leurs souffrances, supposez toujours qu’elles veulent se révolter, et traitez-les en conséquence. Établissez chez elles des troupes qui, par leur insolence, provoquent l’émeute et la répriment ensuite avec des balles et des baïonnettes. Par ce moyen, de même qu’un mari jaloux qui maltraite sa femme, vous pourrez, avec le temps, changer vos soupçons en réalité.

« V. À des provinces éloignées il faut des gouverneurs et des juges, qui représentent le roi et exercent son autorité par délégation. Vous autres, ministres, vous savez que la force du gouvernement dépend de l’opinion du peuple, et que cette opinion dépend beaucoup du mérite de ceux qui gouvernent. Si vous envoyez aux colonies des gens sages et honnêtes, qui étudient l’intérêt de la plantation et en favorisent la prospérité, les planteurs croiront que le roi est bon et sage, et qu’il désire le bien-être de ses sujets. Si vous envoyez des juges instruits et droits, les colons croiront que le roi est ami de la justice. Évitez cela.

« Mais si vous trouvez des prodigues qui ont ruiné leurs affaires, des joueurs qui ont tout perdu au tapis vert ou à la Bourse, voilà qui fera d’excellents gouverneurs ; vous aurez là des gens rapaces qui provoqueront le peuple par leurs extorsions.

« Joignez-y des avocats de cours d’assises, des légistes ignorants, entêtés et insolents, tout sera pour le mieux.

« VI. Si l’opprimé se plaint, punissez-le par de longs délais, d’énormes dépenses, et un jugement rendu au profit de l’oppresseur.

« VII. Récompensez, au contraire, ces gouverneurs qui ont empli leurs caisses, et au besoin faites-en des baronets[3].

« De cette façon, vous évitez qu’on vous adresse de nouvelles plaintes, vous encouragez les gouverneurs et les juges dans leur oppression et leur injustice ; vous rendez le peuple mécontent, vous l’outragez, et enfin vous le réduisez au désespoir.

« VIII. Si, lorsque vous êtes engagés dans une guerre, vos colonies rivalisent dans leurs offres d’hommes et d’argent, et vous donnent plus qu’elles ne peuvent le faire, réfléchissez qu’un penny pris de force est plus honorable pour vous qu’une livre sterling que vous offrirait leur bienveillance. Méprisez ces dons volontaires, harassez-les par de nouvelles taxes.

« Elles se plaindront à votre Parlement ; elles diront qu’elles sont taxées par un corps où elles ne sont pas représentées, et que cela est contraire au droit commun ; elles vous adresseront des pétitions pour vous demander justice.

« Qu’alors le Parlement se rie de leurs réclamations, qu’il rejette leurs pétitions, qu’il refuse même de les lire, qu’il traite les pétitionnaires avec le dernier mépris. Rien n’est préférable à ce moyen d’amener l’aliénation désirée. On oublie souvent l’injure, on ne pardonne jamais le mépris.

« IX. Quand vous aurez établi votre taxe arbitraire, ayez soin de la rendre plus vexatoire pour la province, en proclamant que votre droit n’a point de limites ; dites bien que, lorsque, sans le consentement des planteurs, vous leur prenez un schelling à la livre, vous avez clairement le droit de leur prendre les dix-neuf autres.

« Il est probable que, de cette façon, vous affaiblirez chez les colons toute idée de sécurité, en ce qui touche leurs biens ; vous les convaincrez que, sous un pareil gouvernement, ils n’ont rien qui soit vraiment à eux ; c’est là un sentiment qui ne peut manquer de produire les plus heureuses conséquences.

« X. Il est possible que quelques planteurs se consolent néanmoins, en se disant : « Si nous n’avons point de propriété, au moins nous laisse-t-on quelque chose qui a un grand prix, la liberté individuelle et la liberté de conscience. Nous avons l’habeas corpus et le jury ; personne ne peut nous ôter notre Église et nous forcer à devenir papistes ou mahométans. »

« En ce cas, abolissez le jury, transportez les suspects dans la métropole, établissez des juridictions arbitraires ; agissez de même en fait de religion ; soumettez les colons à une juridiction ecclésiastique, n’oubliez rien pour les convaincre qu’ils sont dans la main d’un pouvoir comme celui dont parle l’Écriture, pouvoir qui non-seulement peut tuer leurs corps, mais damner leurs âmes pour toute l’éternité, en les forçant d’adorer le diable si ce pouvoir le juge à propos.

« XI. Pour rendre vos taxes plus odieuses, faites-les percevoir par un corps d’officiers envoyés de la mère patrie, et largement payés aux frais des administrés.

« XII. Employez ces taxes à payer le gouverneur et les juges, afin de les tenir dans votre main et de les rendre au besoin indépendants et ennemis de la colonie.

« XIV. Fatiguez les assemblées coloniales par des dissolutions perpétuelles[4].

« XV. Transformez vos braves marins en agents de douanes.

« XVI. Si l’on vous parle de mécontentement dans les colonies, n’admettez jamais que ce mécontentement soit général, ni que vous puissiez en être cause ; aussi n’y appliquez jamais de remède ; ne révoquez jamais une mesure qui blesse les planteurs. Ne leur faites pas justice sur un point, ce serait les engager à demander la réparation d’une autre injustice. N’accordez jamais une demande juste et raisonnable, de crainte qu’on ne vous en adresse une autre qui serait déraisonnable. Pour vos renseignements sur l’état des colonies, n’écoutez que les gouverneurs et les officiers ennemis des plantations. Encouragez et récompensez ces dépositions intéressées, cachez ces accusations menteuses pour qu’on ne les réfute pas, mais agissez comme si ces mensonges étaient la vérité même, et n’écoutez jamais les amis du peuple. Supposez toujours que les plaintes populaires sont l’invention et l’œuvre d’une poignée de démagogues, et que si vous pouviez attraper et pendre ces factieux, tout serait tranquille. Attrapez-en quelques-uns et pendez-les. Le sang des martyrs fera des miracles pour amener ce que vous désirez.

« XVII. Et si vous voyez des nations rivales qui se réjouissent à l’aspect de vos discordes, et qui essaient de les envenimer ; si, publiquement, elles applaudissent aux plaintes de vos colonies, tandis que tout bas elles vous poussent à des mesures plus sévères, ne vous inquiétez pas ! Pourquoi vous inquiéter, puisque, vos ennemis et vous, vous voulez la même chose.

« XVIII-XX. C’est ainsi que vous serez bientôt délivrés de l’ennui de gouverner ces colonies lointaines ; et toute la fatigue que vous donne leur commerce et leur union vous sera épargnée dès lors et à tout jamais. »

Il était difficile de parler avec plus de sens et plus d’esprit ; mais le public aime peu qu’on lui dise la vérité tout entière ; la vérité inquiète l’ignorance et le préjugé, elle blesse l’égoïsme et la passion ; en ce point les ministres sont du peuple, et Franklin ne leur était rien moins qu’agréable. Leur jalousie eut bientôt occasion de se satisfaire ; cette occasion, ils ne la laissèrent pas échapper.

M. Thomas Whately, secrétaire privé de M. Grenville, et plus tard sous-secrétaire d’État, était mort dans l’été de 1772. Durant plusieurs années, il avait été en correspondance intime et active avec plusieurs officiers de la couronne au Massachusetts, notamment avec Hutchinson, le gouverneur, et Andrew Olivier, lieutenant gouverneur et beau-frère d’Hutchinson. Après la mort de M. Whately, ces lettres, qui avaient déjà circulé, tombèrent entre les mains d’une personne, jusqu’à présent inconnue ; on les remit à Franklin, à la condition que le docteur (comme on nommait Franklin) ne révélerait jamais le nom de celui qui lui avait confié ce dépôt. Cette promesse, Franklin la tint jusqu’au bout ; on n’a jamais su le nom du révélateur ni par quel moyen ces lettres avaient été obtenues, hasard ou moyen honteux[5].

Ces lettres, écrites de 1762 à 1769 à un homme qui était alors simple membre du Parlement, mais qui sans doute servait d’intermédiaire avec les ministres, étaient de la plus haute importance. Elles prouvaient que le gouverneur, qui, en Amérique, semblait toujours du côté des planteurs, poussait énergiquement le ministère à agir contre les colonies. « Il faut, écrivait Hutchinson, il faut entamer et diminuer ce que ces gens appellent les libertés anglaises[6]. » — « Il est impossible qu’une colonie, située à trois mille milles de la métropole, ait la liberté de la métropole… C’est le bien de la colonie que je veux, quand je demande qu’on restreigne sa liberté, pour éviter que le lien qui l’unit à la métropole soit rompu[7]. » C’est toujours pour le bien des peuples qu’on les dépouille de leurs droits, et cependant ils sont ingrats !

Ce qui ajoutait à la gravité de ces insinuations, c’est qu’en 1769, en un temps où la presse ne faisait que de naître, où les communications entre l’Angleterre et les colonies étaient rares et difficiles, c’est par les gouverneurs que la métropole connaissait la situation des colonies. Elle n’avait pas ces moyens de contrôle qui, aujourd’hui, déchargent les gouvernements de leurs soucis les plus lourds. La presse est un thermomètre qu’on peut regarder à toute heure, dans les pays libres, et qui donne le degré de l’opinion. En 1769, on n’en était pas là. Il fallait voir par les yeux des agents royaux aux colonies. Les lettres d’Hutchinson expliquent les préjugés et les résistances du gouvernement anglais.

Que devait faire Franklin de ces lettres dont on avait effacé l’adresse ? Lord Mahon soutient aujourd’hui qu’il ne devait pas s’en servir ; c’est aussi l’opinion de lord John Russell dans ses Mémoires de Fox[8], Ces lettres, disent-ils, étaient confidentielles et adressées à un particulier ; les publier, c’était un abus de confiance. Malgré ces grandes autorités parlementaires, j’avoue que je ne puis partager cet avis ; je ne vois pas que la justice ait de pareils scrupules, « Ce n’était pas des lettres privées écrites entre amis, a dit Franklin ; c’étaient des lettres écrites par des officiers publics à des personnes publiques, pour amener des mesures publiques[9]. » Bancroft fait à ce sujet une observation aussi vraie que profonde : « Si ces lettres eussent donné la preuve d’une conspiration contre le roi ou ses ministres, quel honnête homme n’eût communiqué ces pièces au secrétaire d’État ? Conspirer contre l’Amérique afin de la soumettre au régime militaire et de lui enlever ses libertés n’était pas un crime moins odieux[10]. » Si l’on prouvait que Franklin n’a eu communication de ces pièces que par des moyens illégaux ou déloyaux, sans doute il serait coupable ; mais si le hasard les avait mises dans ses mains, il avait, selon moi, le droit et le devoir de s’en servir pour sauver son pays.

C’est ce qu’il fit ; il envoya ces lettres au président de la chambre des représentants du Massachusetts, en lui dénonçant les traîtres, en insistant pour que les lettres ne fussent ni imprimées, ni publiées, mais communiquées seulement à un petit nombre de personnes. C’est à cette condition, paraît-il, qu’on lui avait communiqué les originaux[11].

Cette réserve fut sans effet ; Franklin, qui connaissait les hommes, n’y pouvait guère compter. Samuel Adams lut ces lettres à l’assemblée, confidentiellement, il est vrai ; mais une confidence faite à cent-six représentants n’est pas un secret facile à garder ; aussi, quelques jours plus tard, l’assemblée, après avoir mis le gouverneur en demeure de se justifier, fit-elle imprimer ces lettres, dont d’autres copies, dit-on, circulaient déjà dans la colonie.

En outre, l’assemblée, à la majorité de cent une voix contre cinq, décida que ces lettres, injurieuses pour la province et les personnes y désignées, n’avaient d’autre objet que de renverser la charte et d’établir le pouvoir arbitraire.

L’assemblée vota, en outre, une pétition au roi pour lui demander la révocation d’Hutchinson et d’Olivier. La pétition accusait les deux gouverneurs d’avoir aliéné l’affection de Sa Majesté pour la province, d’avoir détruit la bonne harmonie entre les deux pays, d’avoir empêché les pétitions de parvenir au roi ; enfin d’avoir été cause qu’on avait introduit dans la province des flottes et des armées[12].

Cette pétition adressée à Franklin, et remise par lord Darmouth au roi, causa un grand scandale en Angleterre. Le frère de Th. Whately accusa un ami de Franklin, M. John Temple, qui avait été commissaire des douanes à Boston, d’avoir soustrait ces lettres. Il en résulta un duel, où W. Whately fut blessé. Pour justifier M. Temple, Franklin se vit obligé de déclarer que c’était lui qui avait envoyé ces lettres à Boston, et qu’il avait cru remplir un devoir.

Hutchinson était le vrai coupable ; ce ne fut pas à lui qu’on s’en prit, mais à la colonie qu’il avait dénoncée, et surtout à Franklin. C’est lui qu’on voulait punir. Il avait porté la lumière dans les ténèbres, c’était un crime d’État,

Le roi renvoya l’affaire au conseil privé. Franklin fut cité comme un coupable devant le conseil. Il n’y eut pas moins de trente-cinq membres qui y assistèrent ; Londres tout entier s’intéressa à cet événement, plus peut-être à cause du scandale qu’à cause des graves intérêts qui y étaient engagés.

L’affaire fut jugée le 29 janvier 1774 ; M. John Dunning (plus tard lord Ashburton) et M. John Lee défendirent la pétition et Franklin ; ils citèrent entre autres pièces une lettre d’Olivier qui conseillait « de saisir et d’enlever les incendiaires dont les écrits soufflaient le feu de la sédition dans la Gazette de Boston[13]. » C’étaient Samuel Adams, Cooper, Mayhew, Warren, Quincy, qu’on désignait sous ce nom. Dans cette singulière affaire, c’étaient les plaignants qui étaient les insulteurs. Les lettres d’Hutchinson étaient pleines de mépris pour les fils de la liberté.

M. Wedderburn (plus tard lord Longhborough), solicitor général, prit la parole pour le gouverneur et pour le lieutenant gouverneur.

Son discours fut d’une amertume, d’une violence extrême contre Franklin. « Il est impossible, dit-il, que cet homme ait eu ces lettres autrement que par fraude ou par corruption, à moins qu’il ne les ait volées lui-même au voleur. » C’était une injure ; il est permis de croire que ce n’était pas un raisonnement.

« J’espère, Milords, ajouta-t-il, que, pour l’honneur du pays, de l’Europe et de l’humanité, vous marquerez cet homme d’un sceau d’infamie. Des lettres particulières, c’est un dépôt sacré qu’on a respecté au milieu de toutes les fureurs religieuses et politiques. Cet homme a perdu tout droit au respect. Dans quelle compagnie le recevra-t-on ? On le surveillera d’un œil jaloux, on cachera ses papiers, on fermera son bureau. L’appeler homme de lettres, ce sera désormais pour lui une injure ; il sera l’homo trium literarum[14]. »

Je vous fais grâce de la prosopopée où le solicitor général représente Franklin froid et impassible, en face de deux hommes qui s’entre-tuent en duel par sa faute, d’un digne gouverneur blessé dans ses plus chers intérêts, et des destinées de l’Amérique en suspens. Nous sommes faits à cette rhétorique. Wedderburn finit par une magnifique citation de la tragédie de Zanga ou la Vengeance, par Young, dans laquelle un nègre tue son ennemi ; il demanda « si la fiction poétique qui personnifiait la vengeance dans le sanguinaire Africain n’était pas surpassée par la froideur et l’apathie de cet Américain rusé[15]. » Ces violences sont, à ce qu’il paraît, en tous pays, le privilège des représentants de l’impassible justice.

L’homme qu’un intrigant obscur traitait de cette sorte était un vieillard de soixante-huit ans, respectable moins encore par l’âge que par la noblesse de sa vie, ses découvertes scientifiques, et les services que durant vingt ans il avait rendus à sa patrie et à l’Angleterre, c’était Benjamin Franklin.

La décision du conseil n’était pas douteuse ; à l’exception de lord North, qui eut une tenue convenable, les lords du conseil applaudirent à chacun des traits d’esprit de l’avocat général ; aussi n’hésitèrent-ils pas à déclarer :

« Que la pétition était fondée sur des allégations fausses ou erronées, qu’elle était mal fondée, injurieuse, scandaleuse et séditieuse. Qu’au contraire, dans les pièces produites, comme dans l’opinion du conseil, rien n’attaquait l’honneur, l’intégrité, ni la conduite du gouverneur et du lieutenant gouverneur ; qu’en conséquence la pétition devait être rejetée. »

Ce qui fut fait par décision du roi du 7 février 1774.

Dénier la justice aux planteurs et les insulter quand ils la demandaient, c’était une des règles qu’avait données Franklin pour amener les grands empires à n’être plus que des petits États. La sagesse royale d’Angleterre n’eut garde d’y manquer.

Durant la philippique de Wedderburn, Franklin resta froid et impassible. Il ne perdit pas contenance un instant, mais en sortant il serra silencieusement la main du docteur Priestley, et le lendemain il lui dit « que jamais il n’avait mieux senti le pouvoir d’une bonne conscience. Car, s’il n’avait pas considéré comme une des meilleures actions de sa vie celle qui lui avait valu de telles insultes, il n’aurait jamais pu supporter un pareil outrage[16]. » Être injurié par des intrigants et voir les sots applaudir à ces violences, ce fut toujours la destinée de ceux qui défendent les droits de la vérité et de la justice. Ce que les hommes pardonnent le moins, c’est qu’on leur porte sous les yeux la lumière qui doit les sauver.

Ce n’était pas assez pour le gouvernement d’avoir repoussé la pétition ; on voulut frapper Franklin dans sa personne. Il était maître des postes pour toute l’Amérique, c’est lui qui avait créé ce service, qui rapportait à la métropole plus de 3 000 livres sterling par an ; on lui fit savoir que le roi n’avait plus besoin de son ministère ; et, suivant l’usage, on l’insulta dans les journaux.

À ces attaques, Franklin fit la réponse suivante : elle prouve qu’il avait bientôt repris toute sa sérénité :

« Monsieur,

« Votre correspondant, qui signe Britannicus, déclame violemment contre le docteur Franklin, et lui reproche son ingratitude envers le ministère d’une nation qui lui a conféré tant de faveurs. On l’a fait maître général des postes en Amérique, son fils est gouverneur, et on lui a offert une place de 500 livres sterling dans la régie des sels, s’il voulait abandonner les intérêts de son pays ; mais il a eu la méchanceté de rester fidèle à sa patrie, et il est plus Américain que jamais. Comme dans le gouvernement d’Angleterre, c’est un point établi que chaque homme a son prix, il est clair que les ministres sont des maladroits qui n’ont pas fait assez pour ce personnage. Leur maître a tout autant raison de leur en vouloir que Rodrigue dans la comédie, quand il reproche à l’apothicaire de ne pas avoir empoisonné Pandolphe ; et il est probable qu’ils peuvent se justifier par les raisons mêmes que donne l’apothicaire.

« Rodrigue. Tu m’as promis de mettre ce Pandolphe dans la bière en moins d’une semaine ; voici plus d’un mois écoulé, Pandolphe se promène et me brave.

« Fell (l’apothicaire). C’est vrai ; cependant j’ai fait de mon mieux. À diverses reprises j’ai donné à ce mécréant plus de poison qu’il n’en faudrait pour tuer un éléphant. Il a avalé dose après dose, et loin d’en être atteint, il semble qu’il ne s’en porte que mieux. Il a une constitution et une force extraordinaire. Je crois qu’on ne peut le tuer qu’en lui coupant la gorge, et ce n’est pas mon affaire.

« Rodrigue. Ce sera la mienne. »

Le procès de Franklin nous a fait avancer jusqu’à l’année 1774 ; revenons sur nos pas, au mois de mai de l’année 1773, année mémorable, car c’est alors que fut prise, et sans grande réflexion, la mesure qui rendit tout à fait ennemies l’Amérique du Nord et l’Angleterre.

Les affaires de la Compagnie des Indes étaient fort embarrassées ; l’Amérique, en refusant d’acheter le thé de la Compagnie, lui faisait perdre une vente de plus de dix millions par an. Les actions perdaient 50 p. 100 ; le gouvernement, de son côté, perdait par an 400 000 livres sterling de droits. Lord North proposa d’accorder à la Compagnie un drawback sur tous les thés qu’elle exporterait « dans les colonies britanniques ou les plantations américaines. » On l’autorisait en même temps à exporter directement de ses propres magasins et pour son propre compte[17]. Resterait simplement la taxe coloniale de trois pences par livre, établie par l’acte du Parlement de 1767 ; mais le drawback permettait de réduire les prix de telle façon, qu’en payant la taxe le planteur aurait le thé à si bon marché que la contrebande même en serait atteinte.

La loi passa, non-seulement sans opposition, mais sans réflexions ; il semblait que la Compagnie des Indes fût seule intéressée en cette affaire. On ne supposait pas que l’Amérique poussât le puritanisme jusqu’à refuser d’acheter son thé bon marché.

La compagnie avait hâte de profiter de son nouveau privilège ; dans le cours de l’été 1773, elle fréta un certain nombre de navires, à destination de différentes colonies, et établit en chaque port des consignataires ou agents pour vendre ses thés. Charleston, Philadelphie, New-York et Boston étaient les marchés principaux.

La mesure prise par le gouvernement anglais déplut singulièrement aux Américains ; on reprit les accusations de tyrannie ; on annonça que, si on se résignait à payer le droit sur le thé, on verrait défiler à la suite l’impôt des fenêtres, des cheminées, l’impôt sur les terres, et le reste[18] ; il y eut des émeutes même avant l’arrivée des vaisseaux ; mais que faire ? C’était là ce qui embarrassait les partisans des libertés américaines ; ils sentaient que, si on laissait débarquer le thé, le droit serait payé par le cosignataire ; comment ensuite empêcher la vente et la consommation de la marchandise ?

On adopta l’idée suggérée dans une lettre du comité de correspondance du Massachusetts. On résolut de s’opposer au débarquement.

À Philadelphie, on répandit des affiches à la main qui défendaient aux pilotes de la Delaware de faire entrer dans le port des navires qui apportaient aux Américains le poison de l’esclavage. À New-York, on affichait que ce n’était pas du thé qu’on apportait aux colons, mais des fers forgés pour eux en Angleterre[19]. L’opposition était si vive que les consignataires effrayés refusèrent d’accepter la cargaison ; les navires retournèrent en Angleterre, sans même entrer en douane.

À Charleston, le thé fut débarqué ; mais on ne permit pas aux consignataires d’en prendre livraison. Les collecteurs le saisirent et en poursuivirent l’adjudication, personne ne se présenta. Le thé pourrit dans les magasins.

À Boston, les patriotes qui étaient à la tête du mouvement avaient promis à leurs amis de Philadelphie et de New-York qu’ils empêcheraient le débarquement du thé ; mais l’œuvre était plus difficile qu’ils ne croyaient. Trois navires arrivèrent à Boston. Les consignataires étaient les amis du gouvernement ; soutenus par lui, ils n’entendaient pas céder.

On tint des meetings, on passa des résolutions pour défendre de décharger les navires. On ordonna aux capitaines des vaisseaux de demander la libre pratique afin de retourner en Angleterre sans entrer en douane ; toutes demandes illégales et qui sentaient la révolution.

Les capitaines, effrayés, se résignèrent à partir. Le collecteur des douanes refusa de donner la libre pratique avant que l’entrée ne fût faite ; le gouverneur donna l’ordre d’empêcher la sortie d’aucun navire sans permission de l’autorité civile. Cependant, durant plusieurs nuits, le peuple de Boston veillait sur les quais pour s’opposer à tout débarquement.

Dans cette situation tendue, qui dura vingt jours, les chefs populaires prirent la résolution hardie de détruire le thé sur les vaisseaux même. C’était risquer leurs biens et leur vie ; ils ne l’ignoraient pas ; mais l’opinion était avec eux, et ils commençaient à ne point reculer devant l’idée d’une révolution.

Le 16 décembre 1773, un des capitaines de vaisseau fut envoyé au gouverneur, à sa demeure de Milton, pour lui demander ses passe-ports.

L’heure était solennelle, le refus probable ; aussi, tandis que le peuple, assemblé à cette occasion dans la vieille église d’Old-South[20], attendait la réponse, Josiah Quincy, s’adressant à la réunion, lui dit :

« Ce n’est pas l’esprit qui nous anime en ce moment qui nous sauvera. Ce que nous allons faire aujourd’hui va déchaîner des événements qui rendront nécessaire un tout autre esprit pour nous sauver. Voyez la fin. Supposer que des cris et des hosannahs termineront les épreuves de ce jour, c’est un rêve d’enfant. Ne vous méprenez pas sur la valeur et l’importance du prix pour lequel nous allons combattre ; ne vous trompez pas sur la puissance de ceux qui sont conjurés contre vous ; ne vous aveuglez pas sur la haine et la soif de vengeance qui animent tous nos ennemis publics et privés, au delà des mers et jusque dans notre sein ; nous ne finirons pas cette querelle sans la lutte la plus vive et la plus rude. Ce ne sont ni des résolutions populaires, ni des harangues populaires, ni des acclamations, ni du bruit, qui décideront de cette affaire. Voyez la fin. Voyez le but. Pesez toutes choses, considérez sérieusement la chose avant de prendre des mesures qui amèneront sur ce pays le plus terrible conflit qu’il aura jamais vu[21].

« Nous avons mis la main à la charrue, lui cria une voix, nous ne reculerons pas[22]. »

La réponse du gouverneur arriva ; c’était un refus. Aussitôt le meeting se sépara ; mais, au moment même, deux ou trois bandes d’hommes déguisés et peints en Mohicans abordèrent les vaisseaux de la Compagnie. En trois heures, on en tira 340 caisses qu’on brisa, et on jeta le thé à la mer ; il y en avait pour une valeur de plus de 18 000 livres sterling (450 000 francs).

« Tout a été conduit avec grand ordre, grande décence et parfaite soumission au gouverneur, » écrivait John Adams. On peut trouver que la dernière phrase est de trop.

Des milliers de spectateurs assistaient à cette exécution ; après quoi on se dispersa tranquillement sans avoir outragé personne. C’était l’obéissance à un mot d’ordre, cette sagesse populaire qui est d’autant plus effrayante qu’on sent qu’un seul mot va déchaîner l’orage.

Personne ne se faisait illusion sur la gravité d’un pareil acte ; c’était plus qu’une désobéissance formelle, c’était une insulte à l’Angleterre, le gant jeté à la mère patrie. C’était une révolution. C’est ainsi qu’on le comprit en Angleterre, ce fut par les lois les plus violentes qu’on répondit à la violence des habitants de Boston.

De pareils actes portent avec eux leur leçon. Ce qui décide les révolutions, c’est qu’il vient un moment où les deux partis, surexcités, affolés, se jettent tête baissée dans la guerre civile et ne voient de salut que dans les armes. À distance, il est aisé pour de graves historiens de condamner les fautes et les excès, et de prononcer sentencieusement que la modération eût sauvé tout le monde ; mais tant qu’on n’aura pas trouvé un moyen de corriger les princes, les ministres ou les assemblées de leur infatuation, tant que les dépositaires de l’autorité feront de leur pouvoir la mesure de leur droit, on n’évitera jamais qu’un peuple ne se soulève pour revendiquer sa liberté. Si l’on veut être juste, ce n’est pas l’explosion qu’il faut considérer, ce sont les causes qui l’ont préparée. Les vrais coupables sont ceux qui ont chargé la mine, non pas ceux qui y ont mis le feu. Envisagée à ce point de vue, la révolution américaine aura pour elle la faveur des juges les plus sévères ; il avait fallu l’entêtement du roi, la faiblesse de lord North et la passion du Parlement pour pousser à la révolte un peuple qui ne demandait que le maintien de ses droits. C’est là ce qui fait le grand caractère de la révolution d’où sortirent les États-Unis. Nulle trace d’ambition, nul calcul, nulles passions mauvaises, mais l’énergique résistance d’un peuple qui préfère tous les maux de la guerre à la servitude et à l’infamie.


  1. Franklin, I, 227.
  2. C’est lord Hillsborough.
  3. Allusion au gouverneur Bernard.
  4. J’abrège pour ne pas fatiguer le lecteur.
  5. Lord Mahon, V, 337 ; Parton, Life of B. Franklin, I, 596.
  6. Pitkin, I, 257.
  7. Lord Mahon, V, 338 ; Bancroft, Amer. Rev., III, 511 ; Parton, Life of B. Franklin, I, 560 et suivantes.
  8. Tome I, livre iii.
  9. Franklin’s, Works, I, 217.
  10. Bancroft, III, 482.
  11. Lord Mahon, V, 339.
  12. Voyez cette pétition, Franklin’s Works, 216.
  13. Franklin’s Works, 218.
  14. En France, on est un sot en trois lettres ; chez les Romains on était un voleur, fur.
  15. Franklin’s Works, 219.
  16. Parton, Life of Franklin, I, 594.
  17. Lord Mahon, V, 32.
  18. Pitkin, I, 263.
  19. Lord Mahon, VI, 1.
  20. Bancroft, Amer. Rev., III, 538.
  21. Bancroft, III, 538.
  22. Pitkin, I, 264.