Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 11

Charpentier (2p. 207-229).
ONZIÈME LEÇON
bill du port de boston. — burke. — congrès de 1774.

C’est le 16 décembre 1773 qu’à Boston une émeute avait jeté les caisses de thé dans la mer. Quand ces nouvelles arrivèrent en Angleterre, elles portèrent au plus haut degré l’irritation, non-seulement du roi et du ministère, mais du Parlement et même du peuple. Les peuples aussi s’habituent à dominer, et n’ont ni moins d’ambition, ni moins d’orgueil que les rois. Il y avait près de dix ans que de part et d’autre on s’essayait à la domination ou à la résistance ; l’affaire de Boston était la dernière goutte qui fait déborder la coupe. L’Angleterre, bravée, voulut en finir avec ces colons qu’elle méprisait, à raison même de leur patience et de leur respect de la légalité ! Il ne manqua pas de bravaches pour déclarer en plein Parlement, comme le fit lord Sandwich, un ministre du roi, que les Yankees étaient des drôles et des lâches, et qu’avec dix mille hommes on les ferait rentrer dans leurs trous. Ce sont de ces mots qui blessent à jamais un peuple ; Washington lui-même, après les premiers coups portés, y voyait une réponse à ces paroles insensées, réponse qui devait apprendre au noble lord si les Américains étaient capables de combattre pour leurs libertés et leurs propriétés[1].

Le 7 mars 1774, le roi fit mettre sous les yeux du Parlement les dépêches et les pièces concernant les événements d’Amérique ; il signala, dans son message, « les violences et les outrages commis à Boston pour empêcher le commerce anglais, et cela par suite de prétentions destructives de la constitution, » et il invita les deux chambres à prendre les mesures nécessaires « pour arrêter immédiatement le désordre, et en outre pour assurer à l’avenir l’exécution des lois et la juste dépendance des colonies à l’endroit de la couronne et du Parlement[2]. »

Dans ces termes généraux, l’adresse fut votée à l’unanimité ; personne n’entendait reconnaître l’indépendance des colonies ; l’opinion publique, si puissante sur les assemblées, était presque aussi ardente qu’à l’époque où Granville présenta l’acte du timbre.

Le 14 mars 1774, lord North présenta l’acte resté célèbre sous le nom de Bill du port de Boston.

Le préambule déclarait que, dans la condition présente de la ville et du port de Boston, il n’y avait de sécurité ni pour le commerce anglais, ni pour la perception des douanes. En conséquence, la loi ordonnait qu’à compter du 1er juin 1774 il serait interdit de décharger ou de charger aucune marchandise sur les quais et dans le port de Boston. C’est à Salem, petite ville voisine, qui a un bon port, qu’on transférait le commerce du Massachusetts. Ce blocus singulier était d’ailleurs regardé comme un châtiment passager. Le bill réservait à Sa Majesté le droit de rouvrir le port de Boston, quand l’ordre et la paix y seraient rétablis et quand on aurait payé une juste indemnité à la Compagnie des Indes, pour les thés qu’on lui avait détruits.

En présentant cette mesure violente, lord North ne sortit ni de sa placidité, ni de sa langueur ordinaires ; il se contenta d’alléguer des précédents. « On dira que les innocents souffriront autant que les coupables, mais quand les autorités d’une ville sont restées inactives et endormies, rien n’est plus ordinaire que d’imposer une amende à la ville, pour la punir de sa négligence. À Londres, sous le règne de Charles II, quand le docteur Lamb fut tué par des inconnus, la cité fut mise à l’amende. Dans l’affaire du capitaine Porteous, à Edimbourg, toute la ville fut mise à l’amende. À Glasgow, quand la maison de Campbell fut détruite, on séquestra une partie des revenus de la ville pour payer le dommage[3]. »

Le bill rencontra peu de résistance ; cependant, sans parler de la sévérité de la punition, il contenait une injustice. Suivant les règles de la loi anglaise, qui regarde les villes comme des personnes morales, libres et responsables, et suivant les lois de l’équité, il fallait demander réparation à la ville de Boston, et n’agir qu’à son refus. « Ici, disait Quincy[4], c’est tout un peuple accusé, jugé, condamné à la ruine, sans être entendu. » C’était la politique prenant la place de la justice. Telle était aussi l’opinion de Chatham, qui s’en ouvrait à lord Shelburne. Telle était celle de Washington[5]. Le mot d’indemnité fut prononcé dans la Chambre des communes. Franklin, fort effrayé, avait pris sur lui, comme agent des colonies, d’offrir un remboursement immédiat. Lord North répondit en disant que ce qu’on voulait du peuple de Boston, ce n’était pas indemnité, mais obéissance. Et à côté de lui, des gens moins sympathiques criaient « Delenda est Carthago. Jamais vous ne retrouverez d’obéissance que vous n’ayez détruit ce nid de sauterelles[6]. »

La loi fut donc votée par les deux chambres, le roi riant avec ses ministres de la faiblesse et de la futilité de l’opposition.

Quelques jours plus tard, le 28 mars 1774, lord North demanda aux communes la permission de présenter un bill pour régler le gouvernement du Massachusetts. Régler la liberté, en langue ministérielle, c’est la confisquer. Lord North fut chaudement soutenu par lord Germaine, un de ces hommes trop communs dans les Assemblées, qui veulent la liberté pour eux, mais non pour les autres, et qui sont convaincus qu’il n’y a qu’une forme de gouvernement raisonnable, celle qui leur convient.

« Mettez un terme à leurs meetings communaux, dit-il ; qu’est-ce que c’est que ces marchands qui se réunissent pour parler politique ? Qu’ils s’occupent de leurs boutiques, au lieu de se regarder comme les ministres de leur pays. Qu’on réduise leurs villes à des corporations particulières comme ici. Qu’on règle leurs grands et leurs petits jurys. Qu’on rende la Constitution d’Amérique aussi semblable que possible à la nôtre. Faites de leur Conseil quelque chose comme notre Chambre des lords. Réformez leurs Assemblées. Il n’y a là-bas ni gouvernement, ni gouverneurs ; tout est mené par une foule tumultueuse et querelleuse, qui ferait mieux de s’occuper de ses affaires que de se mêler de politique et de gouvernement, où elle ne comprend rien. On nous dit : « Ne brisez pas leur Charte ; ne leur ôtez pas des droits donnés autrefois par la Couronne. » Je n’ai qu’une réponse à faire à ceux qui veulent conserver des Chartes pareilles : je ne leur souhaite rien de pis que de gouverner de pareils sujets. Soyons des hommes, et à force de persévérance nous en finirons avec l’anarchie et la confusion, nous rétablirons la paix, la sécurité et l’obéissance[7]. »

Lord North remercia le jeune lord, qu’il appela un grand esprit ; il ne lui devait pas moins. Le bill rédigé par Wedderburn, l’adversaire de Franklin, et par Thurlow, déclara que désormais le Conseil, au lieu d’être élu par le peuple, serait nommé par la couronne, comme en plusieurs autres colonies. C’était enlever au peuple le contrôle du pouvoir exécutif et charger l’autorité de se contrôler elle-même, ce qui ne la gêne jamais. Les town-meetings ne devaient plus avoir lieu que pour le choix des officiers municipaux, à moins de permission expresse du gouverneur. Les jurés étaient nommés sur une liste dressée par le sheriff[8]. Enfin les juges et même les sheriffs étaient choisis par le gouverneur, et en certains cas révoqués par lui, sans la sanction ni l’aveu du conseil.

C’était déchirer une charte, sous l’empire de laquelle une province avait été peuplée ; c’était supprimer la constitution sous laquelle le peuple avait grandi ; c’était menacer toutes les colonies dans une seule. Pour approuver ce coup d’État, on trouva des légistes ; par malheur on en trouve toujours. À leur tête était le grand lord Mansfield, un de ces oracles judiciaires qui ne cherchent jamais dans les lois qu’une arme pour le pouvoir et contre la liberté.

« Ce qui s’est passé à Boston, dit-il, est un acte patent de trahison, dû à notre faiblesse et à notre imprudence. Néanmoins, c’est l’événement le plus heureux qui puisse nous arriver, car maintenant nous pouvons tout réparer. L’épée est tirée, il faut jeter le fourreau. Faites passer le bill, et vous aurez passé le Rubicon. Boston se soumettra, et vous aurez une victoire sans carnage[9]. »

O folie de la métaphore ! C’est avec de grands mots militaires, qu’un vieillard, un magistrat, poussait la Chambre à une mesure injuste et violente. Une charte est un contrat : de quel droit une des parties pouvait-elle le violer ?

À cette objection, il est vrai, lord North avait trouvé une réponse : « Nous avons, disait-il, le droit de détruire la charte des Américains, parce qu’ils en abusent ; nous avons le droit de les gouverner parce qu’ils ne sont pas capables de se gouverner eux-mêmes. » Cette réponse, je ne sais si lord North l’avait inventée, mais en tout cas elle a fait fortune. On ne dépouille jamais les peuples de leurs droits sans déclarer que ce sont des mineurs dont on prend en main l’intérêt. Mais qui est juge de l’incapacité ? C’est le tuteur qui fait siens les fruits de la tutelle. Il est permis de douter de son impartialité.

Au milieu des mesures violentes qu’on venait de voter et de celles qu’on annonçait, un membre de la Chambre des communes, Rose Fuller, proposa d’abolir le droit sur le thé, cause de toutes ces querelles ; c’était pour un grain de poivre[10], disait-il, qu’on risquait un empire. Les ministres répondirent que la question était de savoir si l’Angleterre perdrait toute son autorité et abdiquerait devant l’Amérique. Le Parlement applaudit. La passion au lieu de la raison, c’est toujours le grand moyen de succès.

La proposition de Rose Fuller n’avait aucune chance de réussir, mais elle appela à parler Edmond Burke, qui, à cette occasion, fit un des plus beaux discours qu’on ait jamais prononcés dans une Assemblée. On cite en Angleterre les discours sur l’American Taxation, comme on citait à Rome les Catilinaires ou la défense de Muréna.

Il y a deux parties dans ce discours, qui est très-long ; une histoire de la politique anglaise à l’égard de l’Amérique, pleine de faits et de portraits admirables, celui de Townshend, par exemple ; puis une conclusion d’une rare éloquence et d’un rare bon sens.

Burke demande comment, dans un pays qui a des intérêts immenses, et qui est lié à ses colonies par le sang, la religion, la langue, le commerce, il est possible qu’on en vienne à se quereller pour une puérile métaphysique, « Revenez au passé, dit-il aux ministres ; point d’inutiles menaces, point de concessions. À vous le règlement du commerce, à l’Amérique le droit des taxes intérieures.

« Reprenez votre ancienne position, position forte, excellente, et alors restez-en là, — ne faites rien de plus, — ne raisonnez pas. À toutes les spéculations des théoriciens, de quelque côté qu’ils soient, opposez comme un rempart l’ancienne politique, l’ancienne pratique de l’empire. Vous serez sur un terrain solide, large, puissant ! Sur cette base profonde établissez vos machines, et vous ferez venir les mondes à vous[11].

« Mais, au nom du ciel, ayez un système, un système à vous avant la fin de la session. Voulez-vous taxer l’Amérique et en tirer un revenu productif ? Si vous le voulez, dites-le bien haut ; nommez, fixez, déterminez le revenu ; établissez-en la quantité, nommez-en l’objet, réglez-en la perception ; et alors, quand vous vous battrez pour quelque chose, battez-vous. Si vous tuez, volez ; si vous assassinez, pillez ; mais ne soyez pas en même temps des assassins et des fous, violents, vindicatifs, sanguinaires et tyrans pour rien ! Puissent de meilleurs conseils vous guider !

« Encore une fois, revenez à vos propres principes ; cherchez la paix et obtenez-la. Si l’Amérique a quelque matière imposable, laissez-la s’imposer elle-même. Je ne viens pas ici faire des distinctions de droit, ni leur tracer des limites. Je n’entre pas dans ces distinctions métaphysiques, j’en hais jusqu’au nom. Laissez les Américains comme ils étaient naguère ; toutes ces distinctions, nées de nos malheureuses querelles, mourront avec elles. Les Américains et nous, nos pères et leurs pères, ont été heureux sous cet ancien système. Effaçons à jamais, effaçons des deux côtés le souvenir des actes malheureux qui ont troublé nos vieux usages. Contentez-vous de lier les Américains par vos lois de commerce ; vous l’avez toujours fait : que ce soit là votre raison pour continuer à le faire. Ne les chargez pas d’impôts ; vous ne l’avez jamais fait : que ce soit là votre raison pour ne point le faire. Voilà les arguments des États et des royaumes. Laissez le reste aux écoles ; c’est là seulement que de pareilles discussions sont sans danger.

« Mais si au lieu d’être sages et modérés, vous empoisonnez la source même du gouvernement ; si de la nature illimitée et inimitable de la souveraineté, vous tirez, à force de subtilités, des conséquences odieuses à ceux que vous gouvernez, vous leur apprendrez à mettre en question cette souveraineté même. Quand il est poussé à bout, le sanglier se retourne contre le chasseur. Si votre souveraineté et leur liberté ne peuvent se concilier, que choisiront-ils ? Ils vous jetteront votre souveraineté à la face. Y a-t-il au monde un homme qui se laisse réduire en servitude par un argument ?

« Que nos adversaires réunissent tout leur talent, qu’ils parlent, qu’ils me disent ce qui reste de liberté aux Américains, et ce qui leur manque de servitude, si vous pouvez lier leur propriété et leur industrie par toutes les restrictions commerciales qu’il vous plaira d’imaginer, et si en même temps vous en faites des bêtes de somme, chargées de tous les impôts qu’il vous plaira de leur imposer, sans les consulter ? Ils portent le fardeau d’un monopole illimité ; y ajouterez-vous le fardeau d’impôts illimités ? Les Anglais d’Amérique sentiront bien que ceci est de l’esclavage. — Que cet esclavage soit légal, cela ne satisfera ni leur cœur, ni leur esprit.

« … Voilà les faits ; demandez-vous maintenant si ces Anglais d’Amérique seront contents dans leur esclavage ? Si vous dites que non, voyez les conséquences. Demandez-vous comment vous gouvernerez un peuple qui pense qu’il a droit d’être libre, et qui pense qu’il ne l’est pas. Votre système ne produit point de revenus. La seule chose qu’il produise, c’est le mécontentement, le désordre et la désobéissance. Vous avez amené l’Amérique à ce point, qu’après vous être baignés dans le sang jusqu’aux yeux, il vous faudra finir juste où vous commencez ; il vous faudra taxer où il n’y aura plus de revenu ; il vous faudra… Je m’arrête, je ne vois plus rien… Au-delà, tout est confusion[12].

« … Sur ces affaires d’Amérique, je l’avoue, je suis sérieux jusqu’à la tristesse. Depuis que je suis au Parlement, et avant même d’y siéger, je n’ai jamais eu qu’une opinion à ce sujet. Le noble lord[13], suivant son habitude, attribue sans doute le rôle que mes amis et moi nous avons choisi, au désir de lui prendre ses places. Qu’il jouisse en paix de cette idée heureuse et originale. Si je la lui ôtais, je lui ôterais la plus grande part de son esprit et tous ses raisonnements. Mais j’aime mieux souffrir ses plaisanteries, et même des coups plus rudes, que d’être responsable devant Dieu, en embrassant un système qui va à la destruction de l’un de ses meilleurs et plus beaux ouvrages. Mais, aussi bien que le noble lord et ses amis, je connais la carte d’Angleterre ; je sais que la route que je prends n’est pas celle qui mène aux préférences. Il y a vingt ans que mon excellent et honorable ami[14] suit cette route difficile ; elle ne l’a pas conduit encore à la place du noble lord. C’est là cependant la route que je veux suivre ; elle mène à l’honneur. Puissions-nous longtemps faire cette route ensemble ; quel que soit le nombre de ceux qui nous accompagnent, quels que soient ceux qui se rient de notre voyage.

« Je le déclare en toute sincérité et solennellement, j’ai toujours adhéré à la politique de 1766, parce qu’elle est le véritable intérêt de l’Angleterre, et qu’en limitant dans son exercice l’autorité du Parlement, elle lui donne une base solide, durable, inébranlable. Jusqu’à ce que vous reveniez à ce système, il n’y aura point de paix pour l’Angleterre[15]. »

Ému par les paroles de Burke, lord Dowdeswell s’écria : « Faisons justice avant qu’il soit trop tard. » Il était trop tard. Tout ce que put obtenir l’éloquence de Burke, ce fut une minorité de 49 voix, le même chiffre qui s’était opposé au bill du timbre.

On en était au règne de la force. Obliger Boston à demander grâce à deux genoux, et terrifier l’Amérique par cet exemple, c’était toute la politique du ministre. Le général Gage, commandant en chef de toutes les forces militaires d’Amérique, fut nommé gouverneur civil du Massachusetts, et envoyé avec quatre régiments pour fermer le port de Boston.

Dans les instructions qu’on lui donnait, on le chargeait de prendre les mesures nécessaires pour arrêter les chefs du mouvement et les faire punir. C’est surtout à Samuel Adams, l’âme de la résistance, qu’on en voulait. On ne se trompait pas ; sans son énergie et sa résolution, peut-être n’eût-on pas été jusqu’au bout. Il avait prévu la séparation ; il savait ce qu’il voulait.

Si l’on voulait s’emparer militairement des chefs de parti et violer la loi, c’est qu’on sentait qu’un jury américain ne frapperait jamais les hommes qui étaient à la tête du pays. On prévoyait aussi une lutte avec les soldats, et l’on voulait éviter qu’un jury américain ne punît les agresseurs. Un troisième bill, recommandé par le roi, décida que tout officier de revenu, tout magistrat, tout soldat accusé de crime capital serait jugé soit en Massachusetts, soit en Nouvelle-Ecosse, soit en Grande-Bretagne. C’était un bill d’indemnité pour tout excès commis contre les citoyens.

C’est à propos de ce bill que le colonel Barré fit un de ses plus beaux discours, un discours qu’en plus d’un pays on peut encore méditer aujourd’hui.

« Messieurs, j’ai été élevé pour être soldat, j’ai servi longtemps ; je respecte la profession, je suis lié d’amitié étroite avec un grand nombre d’officiers ; mais il n’y a pas de country gentleman qui regarde l’armée d’un œil plus jaloux, ou qui résiste plus énergiquement à l’idée de la mettre au dessus du contrôle de la puissance civile. Ne vous fiez à personne dans cette situation. Ce n’est pas la faute du soldat : c’est la faute de l’humaine nature. Quand la loi ne la bride pas, elle devient insolente et licencieuse ; elle viole capricieusement la paix de la société et foule aux pieds les droits du genre humain.

« … En me faisant l’avocat de l’Amérique, je sais que je suis le plus solide ami de mon pays. Nous vivons du commerce de l’Amérique. Aliénez vos colonies, et vous renverserez les fondements de votre richesse et de votre puissance. Le jour où les drapeaux seront déployés en Amérique, vous êtes un peuple perdu.

« Et cependant, c’est à cette extrémité désespérée que vous vous jetez. Et vous vous y jetez avec tant de violence, par des moyens qui vont si directement à cette issue fatale, qu’il semble que vous vouliez résolument vous perdre, si votre folie n’était votre excuse. En acceptant le bill qui ferme le port de Boston, j’ai résisté à la violence américaine, au risque de perdre là-bas ma popularité. C’est au même risque que je résiste aujourd’hui à votre fureur[16].

« Vous changez de terrain, dit-il encore aux ministres ; vous devenez les agresseurs, vous infligez le plus cruel outrage aux Américains, en les soumettant à la merci du soldat. Je sais l’immense supériorité que vos troupes disciplinées auront sur des provinciaux ; mais prenez garde que le désespoir ne supplée à la discipline. Au lieu de leur envoyer la branche d’olivier (j’entends par là le rappel de toutes ces mesures inutiles pour vous, oppressives pour eux), vous leur envoyez l’épée nue. Demandez leur concours de façon constitutionnelle, ils vous donneront tout ce qu’ils peuvent donner. Lorsque vous les avez mis régulièrement en demeure, ils ne vous ont jamais rien refusé. Vos procès-verbaux constatent vos remerciements pour le zèle avec lequel ils ont contribué aux besoins de l’État. Quelle folie vous pousse à essayer d’emporter de force ce que, certainement, vous pouvez obtenir par simple réquisition. En les flattant, vous pouvez tout en espérer ; mais ne les menacez pas, ils vous ressemblent trop pour céder. Ayez quelque indulgence pour votre sang ; respectez cette solide vertu anglaise ; rétractez cette odieuse parade d’autorité, et rappelez-vous que le premier pas pour faire contribuer les colons à vos dépenses, c’est de les réconcilier avec votre gouvernement[17]. »

On remarqua qu’en présentant une mesure aussi contraire à toutes les idées anglaises, lord North tremblait et bégayait à chaque mot. Il obéissait à une volonté plus forte que la sienne. Mais, autour de lui, on n’hésitait pas. On déclarait que si les Américains résistaient, il fallait tout brûler et tout détruire. Mieux valait tout ruiner que de favoriser la révolte impie d’enfants ingrats.

Un quatrième bill, présenté par lord North, légalisait les logements militaires dans la ville de Boston. Un cinquième bill réglait le gouvernement de Québec.

L’Angleterre, jusque-là fort indifférente, sinon même hostile aux Français catholiques du Canada, s’apercevait enfin que pour les peuples conquis la religion est une seconde patrie. C’est sur les Canadiens français et catholiques que les ministres anglais s’appuyaient pour comprimer les colons anglais et protestants. Le Canada, il faut le dire, gagnait beaucoup à cette générosité peu désintéressée. Le bien sortait du mal. Ce peuple anglais, qui ne voulait pas reconnaître l’existence des catholiques en Irlande, établissait sur les bords du Saint-Laurent le libre exercice de la religion de l’Église de Rome et confirmait le clergé de cette Église dans ses droits et privilèges.

Jusque-là tout était louable ; mais, sous le nom de Canada, le bill comprenait tous les territoires disputés à la France, c’est-à-dire l’Ouest tout entier, entre l’Ohio, les grands lacs et le Mississipi. On enserrait les treize colonies entre un gouvernement soumis tout entier à l’arbitraire ministériel (on avait eu soin de garder les lois françaises), sans habeas corpus, sans part au vote de l’impôt, sans aucune de ces libertés qui font la gloire de l’Angleterre.

La mesure, du reste, était habile ; les Canadiens, séparés des Américains par la langue, la religion et les souvenirs, n’auraient pu passer à la révolte que si on les avait opprimés. Maîtres de leurs droits, ils demeuraient fidèles à l’Angleterre. Et, par un résultat bizarre d’apparence, et juste au fond, il n’y eut que les Français conquis qui restèrent fidèles à la métropole. L’Angleterre ne garda en Amérique que ceux de ses sujets dont elle avait respecté les droits.

Tous ces bills passèrent à des majorités considérables. Il y eut cependant plus d’une protestation. « J’ai vos mesures en horreur, s’écria le colonel Barré ; vous avez déjà une réunion des colonies en congrès ; vous en aurez bientôt une autre. Les Américains n’abandonneront pas leurs principes ; s’ils cèdent, ils sont esclaves[18]. » Barré connaissait l’Amérique ; on ne l’écouta pas plus que Burke ; c’était une de ces heures fatales où l’on ne veut entendre que la passion.

Le 10 mai 1774, le jour même où mourait Louis XV, où arrivait au trône un prince honnête homme, qui loin d’accepter l’héritage de honte que lui laissait son aïeul, devait relever la France et la venger de la perte du Canada et des Indes en affranchissant l’Amérique, ce jour-là même, le bill du port de Boston parvenait au Massachusetts.

On convoqua aussitôt un meeting à la salle Faneuil. La situation devenait de plus en plus difficile ; trois ou quatre milliers de marchands et d’ouvriers, c’était là le noyau de la résistance à un grand pays comme l’Angleterre. Ils n’hésitèrent pas cependant, et déclarèrent « que l’injustice, l’inhumanité et la cruauté de l’acte qui fermait le port de Boston dépassaient toute expression, qu’ils laissaient à l’opinion à le juger, et qu’ils en appelaient à Dieu et au monde[19].

Puis, invoquant le secours des colonies, leurs sœurs, leur rappelant que Boston souffrait pour la cause commune et que c’était la liberté générale qu’on attaquait, les Bostoniens déclarèrent que « si les autres colonies voulaient se joindre à eux pour arrêter tout commerce avec l’Angleterre et les Antilles, jusqu’à ce que le bill du port de Boston fût révoqué, cette résolution serait le salut de l’Amérique du Nord et de ses libertés. »

Ces résolutions furent adressées à toutes les colonies, et partout elles trouvèrent de l’écho.

En Virginie, la Chambre était assemblée. Suivant un vieil usage anglais et américain, elle fixa le 1er juin, jour où le port de Boston devait être fermé, « comme un jour de jeûne, d’humiliation et de prières, où l’on implorerait dévotement la protection divine, afin que Dieu, dans sa bonté, écartât les terribles calamités qui menaçaient de détruire les droits civils des colons, afin qu’il éloignât les maux de la guerre civile, afin qu’il donnât à tous un cœur et une âme pour s’opposer par tous les moyens justes et légitimes à toute injure faite aux droits de l’Amérique. »

Cette résolution effraya le gouverneur, qui prononça la dissolution de l’assemblée. Mais les pasteurs n’étaient pas moins patriotes que les fidèles. Le jeûne fut célébré partout en vêtements de deuil, et les membres de l’assemblée se réunirent en grand nombre pour signer une protestation dans laquelle ils déclaraient que la fermeture du port de Boston, « que l’attaque faite à une des colonies, leur sœur, pour la contraindre à se soumettre à des taxes arbitraires, était une attaque faite à toute l’Amérique et menaçait de ruine tous les droits, si la sagesse réunie de toutes les colonies n’y prenait garde[20]. »

C’était l’idée du congrès qui renaissait.

Le 7 juin, l’Assemblée du Massachusetts, transférée à Salem par le nouveau gouverneur, le général Gage, ne fut pas plutôt en séance qu’elle déclara que rien n’était plus urgent qu’une réunion des différents comités des colonies. L’objet de cette réunion, ou pour mieux dire de ce congrès, devait être d’examiner les mesures à recommander aux colonies, pour recouvrer et rétablir leurs droits et leurs libertés civiles et religieuses, en même temps que pour rétablir l’union et l’harmonie entre la Grande-Bretagne et les colonies, union désirée ardemment par tous les honnêtes gens[21].

La Chambre nomma aussitôt cinq membres pour ce congrès projeté : les deux Adams. Cushing, J. Bawdoin et R.-T. Paine. Le lieu de réunion indiqué fut Philadelphie. C’était le centre des colonies.

Le gouverneur, informé de ces résolutions, tandis qu’on les discutait, accourut pour dissoudre l’Assemblée. Il trouva les portes fermées et fut obligé de lire sa proclamation de dissolution sur l’escalier. Ce fut la dernière Chambre tenue à Boston sous l’autorité du roi.

Cependant l’idée qu’un congrès était le seul moyen de salut faisait de grands progrès. Cette idée réunissait tous les partis. En Pensylvanie, où les quakers dominaient, où l’horreur de la guerre gênait la résistance, Dickinson, l’auteur des Lettres d’un Fermier, poussait au congrès, pour éviter toute mesure violente et pour ramener la concorde entre les colonies et la mère-patrie. Il voulait (et beaucoup de Pensylvaniens étaient de son avis) un acte de non importation, de non exportation, de non consommation, et un congrès, mais rien de plus. En un mot, une résistance passive et légale qui permît de gagner du temps[22].

Les deux Adams, Quincy, les hommes clairvoyants et décidés parce qu’ils étaient clairvoyants, ne se faisaient pas illusion sur le résultat final de cette politique ; mais la grosse question était la réunion d’un congrès, et pour marcher d’accord, il était inutile de remuer de plus gros problèmes. On s’en tint là.

Mais à l’intérieur de la colonie, dans le Massachusetts, les âmes puritaines étaient trop ardentes pour accepter, même provisoirement, un régime nouveau, qui leur enlevait toutes leurs vieilles libertés. Le bill du gouverneur du Massachusetts interdisait les libres réunions, et le gouverneur déclarait que, si ces réunions ne se dissipaient pas à la voix du sheriff, il viendrait lui-même avec des soldats pour soutenir le magistrat[23] ; mais, malgré ces menaces, on se réunissait. Ces townmeetings, ces assemblées communales, c’était le vrai gouvernement de la colonie depuis son origine. C’était là qu’on se réunissait comme hommes, comme citoyens, comme chrétiens, pour régler tous les intérêts. C’est là qu’on élisait les officiers, qu’on faisait ses doléances, qu’on réglait l’éducation, qu’on discutait les salaires du clergé, les affaires de religion. C’est là, il est vrai, qu’était le foyer de la résistance, parce que là était la vie. Renoncer à ces assemblées, pour un Américain, c’était abdiquer.

Dans ces réunions, on prenait les résolutions les plus hardies, et on les faisait imprimer.

Un des plus célèbres de ces meetings est celui qui se tint à Milton, dans le comté de Suffolk, le 7 septembre 1774 ; les résolutions avaient été rédigées par Joseph Warren, qui devait bientôt tomber à Bunker-Hill, premier martyr de l’indépendance.

« Ce n’est pas, disait-il, la justice qui nous menace, c’est la force ; ce n’est pas la sagesse, c’est la vengeance. C’est la Grande-Bretagne qui, autrefois, persécuta, tortura, chassa nos pères, et qui maintenant poursuit leurs enfants innocents avec une impitoyable sévérité. Ce désert, ce sol sauvage et sans culture, nos pères l’ont acquis par leur travail et conquis par leur sang ; c’est à nous qu’ils ont laissé cet héritage, qui leur a coûté si cher ; ils nous ont légué l’obligation sacrée de le transmettre à nos descendants, sans souillure et sans entraves. De notre courage et de notre sagesse dépend le destin du Nouveau-Monde et de ces millions d’hommes qui ne sont pas encore nés.

« Si un continent immense, si un peuple de plusieurs millions d’hommes se soumet lâchement à vivre suivant l’arbitraire de ministres capricieux, il accepte honteusement une servitude volontaire ; les générations futures chargeront sa mémoire d’une perpétuelle malédiction[24]. »

Après ce préambule, l’assemblée déclarait que le bill de lord North « n’était que l’effort d’une administration criminelle pour asservir l’Amérique, » et qu’on n’y devait pas obéir.

« Que les conseillers qui accepteraient leurs titres de la couronne et non du peuple ; que les juges qui accepteraient une semblable nomination, étaient des magistrats inconstitutionnels, » auxquels on ne devait pas obéir.

L’assemblée allait plus loin, elle déclarait vouloir rester sur la défensive aussi longtemps que cette conduite ne mettrait en danger ni la liberté ni la vie des citoyens, mais pas plus longtemps. On recommandait aux milices de s’organiser, de s’exercer une fois au moins par semaine, et de choisir des officiers capables : c’était une réponse aux bravades de lord Sandwich.

C’était là du reste l’état des esprits dans toute la province. La ville de Salem, à qui l’on donnait les priviléges du port de Boston, protestait entre les mains du général Gage contre cette générosité suspecte, et déclarait que les citoyens de Salem « seraient morts à toute notion de justice et à tout sentiment d’humanité, s’ils pouvaient concevoir l’idée de saisir la richesse de leurs voisins et de s’enrichir de leur ruine[25]. »

Devant les menaces du peuple, les conseillers nommés par le gouverneur résignaient leur commission, volontairement ou non. Les jurés, convoqués suivant la nouvelle loi, refusaient de siéger. Là où les juges avaient été nommés par le gouverneur, le peuple s’assemblait et obstruait le passage, refusant au sheriff de laisser les juges s’installer. « Nous ne connaissons de juges, disait-il, que ceux qu’établissent nos anciennes lois et l’ancienne coutume du pays. Nous ne connaissons pas ces intrus, nous ne les laisserons pas entrer ici[26]. » La révolution commençait.

Quand on considère à distance ces grands événements qu’on nomme révolutions, on se demande comment on ne les a pas évités ; il semble que le droit n’est jamais douteux, et qu’avec le moindre bon sens on eût tout concilié. Il y a plus, on trouve à toutes les époques d’honnêtes gens comme Barré, et quelquefois des hommes de génie comme Burke, qui montrent du doigt l’abîme et annoncent l’avenir. Comment ne les a-t-on pas écoutés ?

Il y a là une ignorance et un aveuglement qui nous étonnent.

C’est qu’à distance nous n’avons plus les passions du temps ; c’est ce qui fait que le passé nous semble si absurde et que nous nous jugeons si raisonnables, parce que nous avons d’autres passions.

Oui, Burke avait raison, Chatham voyait l’avenir, Franklin était prophète. Oui ; mais ce qui fait la force de la vérité et de la justice, ce n’est pas le génie de celui qui l’annonce, c’est la sagesse de celui qui l’écoute. Cette sagesse-là n’est pas chose extérieure ; on ne la donne pas aux peuples ni aux rois comme une cocarde ; c’est l’œuvre de l’éducation, de la raison et du temps. Voilà pourquoi les vrais bienfaiteurs de l’humanité sont ceux qui instruisent et qui avertissent les nations ; voilà pourquoi l’histoire est une œuvre morale quand, sans faiblesse et sans passion, elle juge et condamne le passé. Mais, il faut le dire, l’historien manque trop souvent à son devoir ; il se fait le complice des événements ; il nous parle des fautes des rois et des ministres ; il ne nous dit rien de la passion et de la folie du peuple. Ce coupable-là est toujours amnistié. Et non-seulement il est amnistié, mais sa folie sert à amnistier les crimes de ses chefs. La Saint-Barthélémy, les massacres de septembre, les échafauds de 1793, les excès du despotisme, la bassesse de ceux qui le servent, tout se justifie par la faute de cet être irresponsable et multiple qu’on nomme le peuple, et dont chacun se détache avec dédain. Repoussons cette lâche morale, condamnons tous les coupables et tous les complices. L’histoire est à refaire ; elle doit assigner à chacun sa part. Sévère pour les rois ou les tribuns qui ont flatté la foule et entretenu l’ignorance ou la passion qui les sert, mais sévère aussi pour les peuples qui se sont mis au-dessus des éternelles lois de la justice : c’est ainsi que l’histoire devient la leçon et le salut des générations futures, véritable tribunal qui, en condamnant le passé, protège l’avenir.


  1. Lord Mahon, VI, 8.
  2. Pitkin, I, p. 265.
  3. Lord Mahon, VI, 3.
  4. Pitkin, I, 270.
  5. Lord Mahon, VI, 5.
  6. Bancroft, Amer. Rev., III, 567.
  7. Bancroft, Amer. Rev., III, 572.
  8. Bancroft, ibid., III, 581.
  9. Bancroft, Amer. Rev., III, 594.
  10. Peppercorn.
  11. Burke, I, 431.
  12. Burke, I, 432 et suiv.
  13. Lord North.
  14. M. Dowdeswell.
  15. Burke, I, 437.
  16. Hazljtt, Eloquence of the British Senate, I, 107.
  17. Bancroft, Amer. Rev., III, 581.
  18. Bancroft, Amer. Rev., III, 582.
  19. Pitkin, I, 270.
  20. Pitkin, I, 271.
  21. Pitkin, I, 272.
  22. Comme traité final Dickinson acceptait les lois de navigation, il offrait une indemnité pour les thés, et un revenu annuel voté par les colonies, et soumis au contrôle du Parlement ; moyennant quoi il espérait le rappel du Boston-Port-bill, du bill des logements militaires, des prérogatives excessives des cours d’amirautés, et du droit prétendu de taxes intérieures. Deux ans plus tôt on aurait pu traiter sur ce pied, mais les événements avaient pris une tournure telle qu’aucun des deux pays n’eût voulu accepter ces arrangements.
  23. Pitkin, I, 279.
  24. Pitkin, I, 279.
  25. Pitkin, I, 273.
  26. Id., I, 281.