Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 12

Charpentier (2p. 230-256).
DOUZIEME LEÇON
congrès de 1774.

L’idée d’un congrès avait été accueillie avec enthousiasme par toutes les colonies, et dès l’été de 1774 on s’était réuni pour nommer des délégués. Quel était l’état des esprits ? Nous en pouvons juger par une pièce importante, la lettre écrite par le colonel Washington à Bryan Fairfax, qui demandait qu’on s’en tînt à d’humbles pétitions. Cette lettre est un des plus précieux documents de l’histoire de la révolution. Quand une âme aussi grande et aussi modérée en était venue à l’idée de résister, quelles ne devaient pas être l’agitation et l’effervescence des têtes ardentes et des cœurs passionnés.

« À Bryan Fairfax.
« Mount-Vernon, 20 juillet 1774.
« Cher Monsieur,

« … Je n’hésite pas à reconnaître combien je suis loin de m’accorder avec vous sur les moyens d’obtenir le rappel des actes dont on se plaint avec tant de force et de justice ; je conviens même que cette différence d’opinion semble provenir des différentes interprétations que nous donnons à la conduite du ministère. Comme je ne vois rien qui puisse porter à croire que le Parlement saisira une occasion favorable de rapporter des actes qu’il s’empresse d’adopter pour maintenir son système tyrannique, comme d’ailleurs je remarque ou crois remarquer que le gouvernement, au mépris des lois et de la justice, persiste dans son plan arrêté de détruire nos lois et nos libertés constitutionnelles, comment puis-je espérer quelque chose d’une mesure qui a déjà été essayée inutilement ? En somme, Monsieur, que repoussons-nous ? Est-ce l’imposition de trois pence par livre de thé, comme excessive ? Non, c’est le droit seul que nous avons toujours contesté, et nous avons déjà fait parvenir nos réclamations à Sa Majesté, avec le respect et le dévouement de sujets fidèles. De plus, nous nous sommes adressés à la Chambre des lords et à la Chambre des communes pour leur représenter qu’en notre qualité d’Anglais nous ne pouvions être privés de cette disposition essentielle et précieuse de notre Constitution. Si donc c’est contre le droit de taxe que nous protestons maintenant, et que nous avons constamment protesté, pourquoi supposerait-on en Angleterre que l’application de ce droit soit aujourd’hui moins odieuse que par le passé ? Quelle raison avons-nous de croire qu’on se décide là-bas à faire une seconde tentative, quand les mêmes ressentiments remplissent toujours nos cœurs, si l’on n’a pas l’intention de la pousser jusqu’au bout par tous les moyens qu’on a en son pouvoir ?

« La conduite du peuple de Boston ne peut justifier la rigueur des mesures qui ont été prises à son égard, que dans le cas où il y aurait eu demande ou refus de payement ; il ne fallait pas, à cause de cette conduite, priver de sa charte le gouvernement de Massachusetts, ou empêcher que les coupables fussent jugés dans le lieu où le délit a été commis, puisqu’il n’y a et ne peut y avoir aucun cas qui exige cette mesure. Tous ces faits ne sont-ils pas des preuves évidentes d’un plan fixe et arrêté pour nous soumettre à l’impôt ? Et, si nous avions besoin d’autres preuves, les débats de la Chambre des communes ne nous en fourniraient-ils pas ? La conduite du général Gage, en supprimant l’adresse de son conseil, en publiant une proclamation plus digne d’un pacha turc que d’un général anglais, où il qualifie de trahison toute association ayant pour but d’affecter le commerce de la Grande-Bretagne ; cette conduite, dis-je, n’est-elle pas un témoignage sans exemple du plus despotique système de tyrannie qui ait jamais été mis en pratique sous un gouvernement libre ? En un mot, pour nous convaincre des projets ministériels, quel besoin est-il d’autres preuves que les actes mêmes du ministère, actes qui tendent tous au même but, c’est-à-dire, si je ne me trompe, à établir le droit de nous taxer ? Que pouvons-nous espérer de nos réclamations, lorsqu’on nous dit que le moment est arrivé, ou jamais, de décider la question ? Ferons-nous entendre nos plaintes après cela, et demanderons-nous justice lorsque nous l’avons déjà fait en vain ? Est-ce qu’à la vue d’une pareille conduite nous nous bornerons à nous lamenter, et à supplier humblement les ministres de nous accorder justice, après qu’on nous l’a déniée si souvent ? Ou bien resterons-nous les bras croisés, tandis que nos provinces sont immolées l’une après l’autre à un aveugle despotisme ?

« Si je voyais quelque raison en faveur du droit que s’arroge le Parlement de la Grande-Bretagne, de nous soumettre à la taxe sans notre aveu, je croirais très-volontiers avec vous que c’est à la voie de la pétition, et à la voie de pétition seulement, qu’il conviendrait d’avoir recours pour obtenir le redressement de nos griefs, parce qu’alors nous demanderions une faveur au lieu de réclamer un droit qui, dans mon opinion, nous appartient incontestablement, et par la loi naturelle, et par notre Constitution. Ce serait même, selon moi, un crime que de faire un pas de plus, si l’on avait une telle idée ; mais je ne l’ai point. Je pense que le Parlement de la Grande-Bretagne n’a pas plus le droit de mettre ses mains dans ma poche, sans mon aveu, que je n’ai le droit de mettre les miennes dans la vôtre. Et comme il a déjà repoussé les représentations respectueuses de toutes les colonies, que peut-on attendre maintenant de sa justice ?

« Quant à la proposition d’une adresse à la Couronne, je vous avoue, Monsieur, que je pense que le mieux aurait été de ne pas s’en occuper. Je n’attends rien de cette mesure, et ma voix ne l’aurait pas sanctionnée, si elle devait retarder l’adoption du système de non-importation ; car je suis convaincu, comme de ma propre existence, qu’il n’y a de salut pour nous que dans la détresse de nos adversaires ; et je pense, ou du moins j’espère qu’il est resté parmi nous assez de vertu publique pour nous refuser tout, à l’exception des choses nécessaires à la vie, afin d’arriver à ce résultat. Nous avons le droit d’agir ainsi ; il n’y a pas de pouvoir au monde qui puisse nous forcer à l’abdiquer, tant que nous n’aurons pas été réduits à l’esclavage le plus abject. L’interdit mis sur nos exportations serait sans doute un moyen plus prompt que l’autre pour atteindre notre but ; mais si nous devons de l’argent à la Grande-Bretagne, l’extrême nécessité seule peut justifier le refus de s’acquitter. Aussi j’ai des doutes sur cette mesure, et je désire d’abord qu’on fasse l’essai de l’autre moyen, qui est légal, et doit faciliter les payements.

« Je ne finirai pas sans exprimer quelque regret de ce que je diffère d’avis avec vous sur une question d’une si grande importance et d’un intérêt si général ; je me défierais de mon propre jugement dans cette circonstance, si tout mon être ne reculait pas devant la pensée de me soumettre à des mesures que je crois subversives de tout ce qui doit être cher et sacré, et si je ne sentais pas en même temps que la voix du genre humain est avec moi. Je dois m’excuser de vous envoyer une ébauche peu lisible des idées que m’a suggérées votre lettre. Mais, en voyant l’étendue de la mienne, comme je suis très-occupé dans ce moment-ci, je ne puis songer à en faire une copie plus nette.

« Je suis, cher Monsieur, votre obéissant serviteur. »

Le lundi 5 septembre 1774, les délégués de douze colonies[1] se réunirent à Philadelphie. Là se trouvaient les hommes qui allaient jouer le rôle le plus considérable dans une révolution que le plus grand nombre espérait encore écarter. Patrick Henry, Peyton Randolph, Henri Lee et Washington, de la Virginie ; Philippe Livingston, Johnjay et Deane, de New-York, les deux Adams, du Massachusetts ; Sherman et Deane, du Connecticut ; William Livingston, de New-Jersey ; Gadsden, et John Rutledge de la Caroline du Sud.

Tous ces délégués, au nombre d’un peu plus de cinquante, élus de façons diverses, les uns par les assemblées coloniales ou par des conventions, les autres par des comités ou par le cri public[2], tous ayant reçu des instructions différentes[3] et nommés en nombre inégal, se trouvaient représenter des colonies dont les intérêts commerciaux, l’industrie, les mœurs, les églises étaient différents et quelquefois opposés ; mais tous étaient unis par une même pensée, c’est que l’Amérique ne pouvait céder aux prétentions anglaises sans abdiquer ses libertés. C’était l’Angleterre qui faisait naître l’Union.

On se réunit à Carpenter’s Hall, et aussitôt la réunion s’intitula Congrès et se choisit un président et un secrétaire. Le président fut Peyton Randolph, speaker de l’assemblée de Virginie ; le secrétaire fut Charles Thomson.

Le Congrès constitué, la question fut de savoir comment on voterait ? Il n’y avait pas de précédents. Représentait-on le peuple américain, représentait-on les colonies ? Patrick Henry soutenait la première opinion. « Toute l’Amérique, disait-il, ne fait plus qu’un corps. Où sont vos frontières coloniales ? Il n’y en a plus. Il n’y a plus de Virginiens, de Pensylvaniens, de New-Yorkais, de Nouveaux-Anglais. Je ne suis plus un Virginien, je suis un Américain[4]. » Cette opinion ne prévalut pas, on n’en était pas encore arrivé-là. Restait toujours la question de savoir comment on voterait. Serait-ce par tête ? Serait-ce par colonie ? Par tête, la décision eût été difficilement juste, car chaque colonie avait envoyé autant de délégués qu’elle avait voulu. Par colonie ? c’était donner à des provinces sans importance autant d’autorité qu’à un grand pays comme la Virginie. Là d’ailleurs, et dès le premier jour, perça la jalousie des États ; les petites colonies ne voulaient pas céder aux grandes. Comme le Congrès était composé de mandataires coloniaux, et n’avait d’autre pouvoir qu’un pouvoir d’opinion, on décida sagement que chaque colonie aurait son vote, et n’en aurait qu’un ; « attendu, dit le journal du Congrès, que le Congrès ne peut pas se procurer les matériaux nécessaires pour établir l’importance de chaque colonie[5] ; » c’était une façon de réserver l’avenir.

La seconde décision fut de siéger portes fermées. Chaque membre s’obligea sur l’honneur à garder le secret sur les délibérations, jusqu’à ce que le Congrès en ordonnât la publication. On ne devait publier que les résolutions.

Deux raisons, également bonnes, engageaient le Congrès à prendre cette mesure. Dans l’état d’excitation où étaient les esprits, les discussions du Congrès n’auraient fait qu’enflammer les passions, et c’était le calme qu’on voulait obtenir. Ensuite, il y avait deux partis dans le Congrès comme dans le pays ; les âmes ardentes, comme Samuel Adams et Patrick Henry, qui poussaient à la rupture et à la guerre ; les gens timides et prudents, comme Dickinson, décidés à obtenir réparation, mais non moins décidés à maintenir leur dépendance de l’Angleterre, si on reconnaissait leurs libertés et leurs droits. C’était l’opinion très-arrêtée de Washington, et suivant lui, cette opinion était celle du Congrès et du peuple du Massachusetts[6].

Quoique les discussions du Congrès aient été secrètes, et qu’il n’en soit resté que des procès-verbaux insignifiants, on sait cependant, par un mot de Patrick Henry, que Washington y fit reconnaître, dès le premier jour, la supériorité de son caractère et la solidité de son esprit, « Si vous parlez d’éloquence, disait Patrick Henry à un ami, M. Rutledge, de la Caroline du Sud, est de beaucoup le plus grand orateur ; mais si vous parlez de la solidité du jugement et de la profonde connaissance des choses, le colonel Washington est incontestablement l’homme supérieur[7]. » Noble justice rendue à Washington par un homme qui avait plus d’éloquence que de fermeté.

Ces mesures prises, on proposa que le Congrès s’ouvrît le lendemain par une prière. Jay et Rutledge s’y opposèrent, à cause de la diversité des opinions religieuses. Ce fut Samuel Adams, le puritain, qui insista : « Je ne suis pas un bigot, dit-il ; quelle que soit l’Église du pasteur, je puis entendre une prière faite par un homme de piété et de vertu, qui est en même temps l’ami de son pays. » Et il désigna Duché, de Philadelphie, ministre de l’Église épiscopale, qui fut nommé[8]. C’était la liberté religieuse qui s’installait dans le Congrès : elle y est restée.

Le lendemain, Duché lut le psaume du jour ; il sembla qu’on entendît un oracle. Le psaume du jour était le psaume 35[9] :

« Seigneur, plaidez ma cause contre ceux qui me font injustice, combattez contre ceux qui combattent contre moi. Prenez vos armes et votre bouclier, levez-vous pour venir à mon secours.

« Tirez votre épée, fermez le passage à ceux qui me persécutent ; dites à mon âme : C’est moi qui suis ton salut. »

Une fois le Congrès rassemblé, on lui soumit les résolutions prises par les délégués du comité de Suffolk au Massachusetts ; le Congrès n’hésita point à les approuver, quoiqu’elles déclarassent nulles et illégales des lois rendues par le Parlement.

« L’assemblée, dit la résolution du Congrès, ressent vivement les souffrances que ses concitoyens du Massachusetts éprouvent par l’effet des actes injustes, cruels et oppressifs du Parlement britannique ; elle approuve la sagesse et la fermeté qui ont dirigé l’opposition à ces mauvaises mesures ministérielles ; elle recommande sérieusement à ses frères de persévérer dans la conduite ferme et modérée qu’expriment les résolutions. En même temps elle espère que les efforts unis de toute l’Amérique du Nord porteront dans l’esprit de la nation britannique la conviction que la politique suivie par l’administration présente est folle, injuste et ruineuse, et qu’il est nécessaire d’en appeler à de meilleurs hommes et à de plus sages mesures[10]. »

Un peu plus tard, le Congrès, informé que le général Gage faisait fortifier l’isthme qui unit Boston à la terre ferme, écrivit au général, pour qu’il eût à suspendre ces travaux inquiétants, et passa une résolution nouvelle qui approuvait l’opposition des citoyens du Massachusetts.

« Si, dit l’assemblée, on emploie la force pour mettre à exécution les derniers actes du Parlement, en ce cas toute l’Amérique doit soutenir les citoyens du Massachusetts dans leur résistance. Quiconque acceptera une fonction, établie par l’acte du Parlement pour changer la forme du gouvernement et violer la Constitution, sera vouée à l’exécration de tous les gens de bien et regardée comme le détestable instrument de despotisme qui se prépare à détruire les droits et les libertés que l’Amérique a reçus de Dieu, de la nature et d’un contrat. »

À notre point de vue, cette assemblée qui, par simple mandat des citoyens, se met à gouverner le pays, nous paraît une assemblée révolutionnaire et séditieuse ; mais dans un pays immense comme l’Amérique, et de plus habitué à la liberté, on n’en jugeait pas ainsi. Le Congrès se déclarait le gardien des droits et des libertés des colonies ; rien de plus[11]. Chatham devait faire bientôt le pompeux éloge du Congrès, et le général Gage, loin de s’irriter de la lettre du Congrès, protestait que les troupes n’avaient donné et ne donneraient aucun sujet de plainte ; il finissait en disant : « Je désire ardemment que les ennemis communs des deux pays puissent voir, à leur désappointement, que ces disputes entre la mère patrie et les colonies ont fini comme les querelles d’amoureux, en augmentant l’affection qu’elles se doivent porter mutuellement. »

Le Congrès n’entendait point agir, il n’en avait pas reçu le mandat ; il ne comptait pas davantage rendre des lois, il n’avait pas le pouvoir législatif. Ce n’était pas une autorité révolutionnaire, c’était, si je puis me servir de ce mot, une assemblée consultante, une réunion de tous les avocats de l’Amérique, chargés d’exposer à l’Angleterre et à l’Europe les droits et les griefs des colonies.

Une déclaration de droits, une association de non-importation, des adresses au roi, au peuple anglais, aux colonies américaines et aux habitants de la province de Québec, voilà ce qui sortit de ce Congrès de 1774 ; ce sont des pièces remarquables. Elles font le plus grand honneur aux lumières et au patriotisme de leurs auteurs ; en outre, elles ont pour nous cet avantage qu’elles contiennent un cours complet de politique ; elles nous apprennent en même temps ce que c’est que la liberté, et comment on la défend.

La déclaration de droits soulevait deux difficultés. Étaient-ce les droits naturels, tels que Locke les entendait, qu’on allait réclamer ? Étaient-ce les droits contractuels du citoyen anglais ? Le premier système sentait la révolution.

D’un autre côté, en réclamant le droit de taxation comme conséquence du droit de représentation, reconnaîtrait-on au Parlement anglais le droit de régler le commerce des colonies et de la métropole ?

Le reconnaître, c’était respecter les précédents, mais, d’autre part, c’était tout abandonner au Parlement ; car, disait justement Gadsden : « Le droit de régler le commerce, c’est un droit de législation, et qui a le droit de faire la loi en un cas, a le droit de la faire dans tous les autres[12]. »

Les deux questions furent résolues dans le sens anglais et pratique ; et, chose remarquable, on doit ces solutions à l’influence de Samuel Adams ; non point qu’il n’aimât mieux des mesures plus hardies, mais c’était un politique qui connaissait les hommes, et qui savait à quel prix et par quelles concessions on obtient l’unanimité dans les assemblées. Sur ce point nous avons l’éloge de Samuel Adams fait de main de maître, par Galloway de Philadelphie, membre du Congrès, et royaliste si ardent qu’il se faisait volontairement l’espion du gouvernement anglais.

« Samuel Adams, écrit-il, est un homme qui, sans être remarquable par des qualités brillantes, est l’égal des plus habiles pour les intrigues populaires et le ménagement d’une faction. Il mange peu, boit peu, dort peu et pense beaucoup ; il est décidé, et infatigable dans la poursuite de l’objet qu’il veut atteindre. C’est lui qui, par sa persévérance, a organisé la faction dans le Congrès de Philadelphie, et les factions de la Nouvelle-Angleterre[13]. »

Les injures d’un ennemi valent souvent mieux que les éloges d’un ami.

Le 14 octobre, le Congrès vota à l’unanimité une déclaration de droits ; il y fait appel au droit naturel, aux principes de la Constitution anglaise et aux Chartes coloniales.

« Le bon peuple de chacune des colonies de New-Hampshire, etc., etc., justement alarmé par les procédés arbitraires du Parlement et du ministère anglais, a élu des députés pour siéger en Congrès général dans la ville de Philadelphie, afin de pourvoir à ce que la religion, les lois, les libertés des colons ne soient point détruites.

« Les députés, réunis en pleine et libre représentation des Colonies, prenant en considération les meilleurs moyens de parvenir au résultat désiré, et imitant ce que leurs ancêtres les Anglais ont fait en semblable occasion,

« Déclarent :

« Que les habitants des Colonies anglaises de l’Amérique du Nord ont les droits suivants, droits qu’ils tiennent des lois immuables de la nature, des principes de la Constitution anglaise et de leurs différentes chartes.

« I. Résolu N. C. D.[14]. Ils ont droit à la vie, à la liberté, à la propriété, et n’ont cédé à aucun pouvoir étranger, quel qu’il soit, le droit d’en disposer sans leur aveu.

« II. À l’époque où ils émigrèrent de la mère patrie, nos ancêtres, qui les premiers fondèrent ces Colonies, étaient en juste possession de tous les droits, libertés et immunités qui appartiennent aux sujets nés dans le royaume d’Angleterre.

« III. En émigrant ils n’ont ni abdiqué, ni perdu aucune de ces libertés ; leurs enfants ont aujourd’hui le droit d’en jouir et d’en user autant que leur situation leur en permet la jouissance et l’exercice.

« IV. Le fondement de la liberté anglaise, et de tout libre gouvernement, est le droit qu’a le peuple d’avoir une part dans sa législation. Les Colons anglais ne sont pas représentés, et ne peuvent pas l’être dans le Parlement anglais ; ils ont droit d’exercer librement, et à l’exclusion de qui que ce soit, la puissance législative dans leurs assemblées provinciales, la seule place où leur droit de représentation peut être effectif, et cela dans toutes les questions d’impôt et de police intérieure, sauf le veto du souverain, ainsi qu’il en a été usé jusqu’à présent.

« Mais[15] vu les nécessités actuelles, et eu égard à l’intérêt mutuel des deux pays, nous consentons de grand cœur aux effets produits par les actes du Parlement anglais, lorsque de bonne foi ces actes se bornent à régulariser notre commerce extérieur, afin d’assurer à la mère patrie les avantages du commerce de tout l’empire, et de garantir en même temps les intérêts commerciaux de tous ses membres.

« Mais nous excluons toute idée de taxe intérieure ou extérieure qui aurait pour objet de lever un revenu sur les sujets d’Amérique sans leur consentement.

« V. Les Colons ont droit à la Common law d’Angleterre, et particulièrement au grand et inestimable privilège d’être jugés par leurs pairs et voisins, suivant les formes de la loi.

« VI. Les Colonies ont droit aux bénéfices des statuts anglais qui existaient au temps de la colonisation, et qu’elles ont, par expérience, trouvés applicables à leur situation.

« VII. Comme Colonies de Sa Majesté, elles ont également droit à tous les privilèges et immunités qui leur ont été accordés par Chartes royales, ou assurés par les différents Codes de lois provinciales.

« VIII. Elles ont le droit de s’assembler paisiblement, d’examiner leurs griefs et d’adresser des pétitions au roi. Toutes défenses, proclamations ou poursuites contraires à ce droit sont illégales.

« IX. Il est illégal de maintenir en temps de paix une armée permanente dans les Colonies, sans le consentement de la législature coloniale, là où l’armée est établie.

« X. Il est absolument nécessaire pour un bon gouvernement, et il est essentiel, suivant la Constitution anglaise, que les branches qui constituent la législature soient mutuellement indépendantes. Donc remettre l’exercice du pouvoir législatif à un Conseil nommé par la Couronne, et révocable à volonté, c’est chose inconstitutionnelle, dangereuse, et qui détruit la liberté de la législation américaine.

« Tels sont les droits et les libertés indubitables que les députés réclament en leur nom et au nom de leurs constituants, droits et libertés qu’aucun pouvoir ne peut leur enlever, ni leur diminuer sans le consentement des représentants du pays, donné dans l’assemblée de chaque colonie[16]. »

À la suite de cette déclaration de droits, et dans le même acte, le Congrès énumérait les différentes lois rendues par George III, et dont l’Amérique avait à se plaindre. C’étaient avant tout les lois du timbre et du thé, la loi qui fermait le port de Boston et altérait la Charte du Massachusetts, la loi qui étendait le pouvoir des cours d’amirauté[17], celle qui permettait de juger en Angleterre des délits commis en Amérique, la loi des logements militaires, le bill qui constituait la province de Québec et quelques autres.

Cette loi qui organisait la province de Québec, et en remettait l’administration à un gouverneur et à un conseil nommés par la Couronne, le conseil n’ayant point le vote des impôts, cette loi qui ne reconnaissait ni assemblées représentatives, ni jury civil, ni habeas corpus, ni droit de réunion et de pétition, avait été dénoncée dans le Parlement par Chatham et Dunning, comme un vol des libertés anglaises fait à des citoyens anglais.

Le Congrès américain déclarait que cet acte abolissait l’équitable système des lois anglaises, et qu’en établissant une religion, des lois et un gouvernement tout différents, il fondait une tyrannie, au grand danger des colonies voisines, qui avaient versé leur or et leur sang pour conquérir le Canada.

À la même époque les Canadiens, si l’on en croit une déposition faite devant le Parlement par le général Carleton, qui avait été leur gouverneur, se félicitaient de n’avoir pas l’ennui des libertés anglaises[18].

Il y a un proverbe turc qui dit : On méprise toujours ce qu’on ne connaît pas. Les Canadiens en ont appelé. Tout Français de cœur qu’ils sont, et quoique de race centraliste, à ce que disent de grands théoriciens, ils tiennent aujourd’hui aux libertés anglaises, et ils en usent tout autant que les Saxons.

Revenons à l’Amérique. Après cette ferme déclaration, les députés au Congrès ne voulaient pas fermer la porte à un accommodement. Suivant leurs propres paroles, ils comptaient « que leurs concitoyens d’Angleterre voudraient rétablir les colonies dans cette situation qui avait donné aux deux pays bonheur et grandeur. »

C’est pourquoi, afin de laisser à l’Angleterre le temps de la réflexion, et pour la prendre aussi par son côté sensible, l’intérêt, les députés s’engageaient eux et leurs constituants, ce par les liens sacrés de la vertu, de l’honneur, et du patriotisme, » à ne rien importer des possessions anglaises et à n’y rien exporter. Ils déclaraient en même temps, et par un article spécial, qu’ils n’importeraient point d’esclaves, et qu’ils n’achèteraient point d’esclaves importés. C’était alors un de leurs grands griefs contre l’Angleterre ; ils lui reprochaient de leur avoir imposé l’esclavage, comme si dans une vue prophétique ils découvraient les misères de l’avenir.

L’acte de non-importation, cet acte qui suspendait toute vie commerciale entre les deux pays, avait une clause remarquable, et qui révèle chez les Américains une délicatesse des plus rares. Arrêter toutes relations commerciales, c’était un moyen que Washington et ses amis croyaient infaillible pour réduire l’Angleterre ; mais l’Amérique était débitrice de la Grande-Bretagne : suspendre l’exportation, c’était lui faire banqueroute. Aussi, malgré l’intérêt évident des colonies, on décida que l’importation cesserait au 1er décembre 1774[19] ; mais on permit l’exportation jusqu’au 10 septembre 1775 ; c’était donner un délai d’un an aux colons pour se liquider, et cela dans des conditions défavorables. Il y a là un exemple de probité et de bonne foi qui mérite de passer à la postérité.

En même temps on s’engagea à encourager la frugalité, l’économie, l’industrie intérieure. Des comités furent établis en chaque ville pour surveiller l’exécution de la mesure. Le châtiment, c’était l’insertion dans les gazettes du nom de ceux qui, en favorisant le luxe, se déclaraient ennemis de l’Amérique ; et en ce cas on devait les traiter comme des publicains, et ne plus communiquer avec eux[20].

Les adresses au roi, aux colonies, à la province de Québec, au peuple anglais, sont des monuments célèbres en Amérique, de véritables titres de liberté.

L’adresse au roi avait d’abord été rédigée par Patrick Henry ; l’éloquent paresseux était un de ces hommes qui savent parler, mais qui ne savent pas écrire. Le Congrès, peu satisfait de ce projet, chargea Dickinson de faire une autre adresse, qui fut universellement adoptée. C’est l’œuvre d’un homme qui croit en la bonté de la nature humaine, et qui jusqu’au dernier moment espère le triomphe de la raison.

« Si Dieu nous avait fait naître sur une terre d’esclavage, l’ignorance et l’habitude auraient émoussé en nous le sentiment de notre condition. Mais, grâce à son adorable bonté, nous avons reçu la liberté en héritage, et nous avons toujours joui de notre droit sous les auspices de vos royaux ancêtres, dont la famille a été établie sur le trône anglais afin de sauver une pieuse et brave nation du papisme et du despotisme d’un tyran superstitieux et inexorable. Nous sommes sûrs que Votre Majesté se réjouit que son titre à la Couronne soit fondé sur le titre de son peuple à la liberté ; aussi nous ne doutons pas que Votre Royale Sagesse n’approuve la sensibilité qui nous pousse à garder les bénédictions que nous avons reçues de la divine Providence, afin de maintenir le contrat qui a élevé l’illustre maison de Brunswick à la dignité impériale qu’elle possède aujourd’hui.

« La crainte d’être dégradés et de tomber du rang élevé d’hommes libres et d’Anglais dans un état de servitude, et cela quand nos âmes gardent à la liberté l’amour le plus fort, quand nous voyons clairement la misère qui se prépare pour nous et pour notre postérité : voilà ce qui trouble nos cœurs. Cette émotion, nous ne pouvons l’exprimer, mais nous ne voulons pas la cacher. Avec nos sentiments et nos idées, comme hommes et comme sujets, le silence serait déloyauté. En vous donnant un avis fidèle, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour seconder le grand objet de vos royales inquiétudes, la tranquillité de votre gouvernement, le bien-être de votre peuple.

« … Nous ne demandons que paix, liberté, sécurité. Nous ne désirons point une diminution de la prérogative royale, nous ne sollicitons pas de nouveaux droits en notre faveur. Avec autant de soin que de zèle, nous tâcherons toujours de maintenir votre royale autorité sur nous et notre liaison avec la Grande-Bretagne.

« … Nous attestons Celui qui sonde les cœurs que nul autre motif n’influence notre conduite que la crainte de la destruction qui nous menace.

« Gracieux Souverain, au nom de votre peuple d’Amérique, permettez-nous de vous implorer : pour l’honneur du Dieu tout-puissant, dont nos ennemie attaquent la pure religion ; pour votre gloire, qui ne peut grandir qu’en rendant vos sujets heureux et unis ; pour l’intérêt de votre famille, qui dépend de son attachement aux principes qui lui ont valu un trône ; pour le salut et le bien-être de vos royaumes, menacés de dangers et de malheurs inévitables,

« Que Votre Majesté, père d’un peuple qui habite des pays divers, mais que réunissent les mêmes lois, la même loyauté, la même foi, le même sang, que Votre Majesté ne laisse pas briser ces liens sacrés pour atteindre un résultat douteux, et qui, s’il était obtenu, ne vaudrait jamais le prix qu’il aurait coûté[21]. »

On voit que sous les formes d’humilité, habituelles aux pétitions, et qui sont de style en Angleterre, Dickinson parlait néanmoins avec autant de fermeté que d’éloquence.

L’adresse aux Américains était l’œuvre de Richard Henry Lee, de Virginie ; elle est d’un ton sévère qui convient à la gravité des circonstances.

Après le long récit de tous les actes du Parlement qui ont violé l’indépendance coloniale et qui menacent de la détruire, l’adresse explique et justifie la modération du Congrès, en faisant appel à la loyauté, c’est-à-dire à la fidélité dont les colonies ont fait preuve au milieu de leurs souffrances, à la tendre affection qu’elles portent au peuple d’où sont sortis leurs ancêtres. Elle déclare qu’en choisissant un moyen d’opposition qui laisse au peuple anglais le temps de la réflexion, elle a voulu retarder un mouvement dont la rapidité est alarmante[22], et associer le peuple tout entier à une résistance qui sera d’autant plus efficace qu’elle sera l’œuvre de la commune vertu et du commun patriotisme.

« C’est de vous que dépendent maintenant et votre salut et celui de votre postérité… En regard des souffrances momentanées que vous causera une suspension de commerce, pesez les misères sans fin que vous et vos enfants aurez à endurer une fois que le pouvoir arbitraire sera établi. N’oubliez pas l’honneur de votre pays ; c’est votre conduite qui, dans l’estime de l’univers, fera ou la honte ou la gloire de l’Amérique. Si la résistance pacifique que nous vous recommandons ne tient pas, comme le prédisent insolemment vos cruels ennemis, vous serez inévitablement réduits à choisir entre une soumission définitive, infâme, ruineuse, et un conflit plus dangereux que celui d’aujourd’hui.

« Dans cette crise malheureuse, mettez donc tout votre zèle, toute votre énergie à soutenir les mesures pacifiques prises pour votre salut ; mais n’oubliez pas (notre devoir nous force à le dire) que les plans formés contre les Colonies ont été suivis de telle sorte, qu’il est prudent de prévoir des circonstances douloureuses et d’être prêt à tout événement[23]. »

Entre toutes ces adresses, la plus remarquable, celle qui a gardé le plus de célébrité est l’adresse au peuple de la Grande-Bretagne.

L’auteur en était John Jay, député de l’État de New-York. C’était un jeune avocat, descendant d’une famille française de la Rochelle, qui avait fui devant la révocation de l’Édit de Nantes : Jay devait jouer plus tard un rôle important, comme défenseur de la Constitution fédérale avec Madison et Hamilton, et comme le principal diplomate employé par Washington.

Cette adresse, écrite avec une clarté, une ironie toute française, une âpreté toute saxonne, mériterait d’être traduite en entier. En voici du moins le commencement et la fin.

« Amis et Concitoyens,

« Quand une nation qui a été conduite à la grandeur par la main de la liberté, et qui est en possession de toute la gloire que peuvent donner l’héroïsme, la munificence et l’humanité, descend à la tâche ingrate de forger des chaînes pour ses amis et ses enfants ; quand, au lieu de soutenir la liberté, elle se fait l’avocat de la servitude et de l’oppression, on a raison de soupçonner que cette nation a cessé d’être vertueuse, ou qu’elle est singulièrement négligente dans le choix de ceux qui la gouvernent.

« Dans tous les siècles, au milieu de conflits sans nombre, parmi des guerres longues et sanglantes soutenues au dedans et au dehors contre les attaques de puissants ennemis, contre la trahison d’amis dangereux, les Anglais, vos grands et glorieux ancêtres, ont maintenu leur indépendance. Ils vous ont transmis, à vous, leur postérité, les droits de l’homme et les bienfaits de la liberté.

« Nous sommes fils des mêmes aïeux ; nos pères ont eu leur part de ces droits, de ces libertés, de cette Constitution dont vous êtes si justement fiers ; ils nous ont soigneusement transmis ce noble héritage, garanti par la foi du serment, par des contrats solennels avec la royauté ; ne vous étonnez donc pas si nous refusons de rendre notre part d’héritage à des hommes qui ne fondent leurs prétentions sur aucun titre raisonnable, et qui ne les poursuivent que dans un seul dessein. Ils veulent avoir en leur puissance notre vie, notre propriété, pour pouvoir plus facilement vous asservir.

« … Sachez donc que nous nous regardons comme devant être aussi libres que nos concitoyens de la Grande-Bretagne ; nous le sommes, et nous avons droit de l’être. Nul pouvoir sur la terre n’aie droit de nous prendre notre propriété[24] sans notre consentement.

« … Les propriétaires de terres dans la Grande-Bretagne ne sont-ils pas maîtres et seigneurs de leur propriété ? Peut-on la leur prendre sans leur aveu ? L’abandonneront-ils à la disposition arbitraire d’un homme quel qu’il soit, ou d’aucun nombre d’hommes ? Vous savez qu’ils ne le feront pas.

« Pourquoi donc les citoyens d’Amérique seraient-ils moins maîtres de leurs biens que vous ne l’êtes des vôtres ? Pourquoi se mettraient-ils à la disposition de votre Parlement ou de toute autre Assemblée qu’ils n’auront pas élue ? La mer qui nous sépare met-elle une différence dans le droit ? Y a-t-il quelque raison qui prouve qu’un Anglais qui vit à mille lieues du palais de ses rois doit jouir de moins de liberté que celui qui n’en est éloigné que de cent lieues ?

« La raison rejette ces distinctions misérables ; des hommes libres n’en sauraient voir la raison. Et cependant, si chimériques, si injustes que soient ces distinctions, le Parlement affirme qu’il a le droit de nous lier, dans tous les cas, sans exception, avec ou sans notre aveu. Il peut nous prendre nos biens, en user quand et comme il lui plaît ; tout ce que nous possédons, nous le tenons de sa générosité et à titre précaire ; nous ne pouvons le garder qu’aussi longtemps qu’on veut bien le permettre.

« Ces déclarations, nous les regardons comme des hérésies politiques en Angleterre ; elles ne peuvent pas plus nous dépouiller de notre propriété que les interdits du pape ne peuvent arracher aux rois le droit qu’ils tiennent des lois du pays et de la volonté du peuple[25]. »

L’Adresse énumère ensuite les longs griefs de l’Amérique depuis dix ans, et termine par des pages d’une véritable éloquence, éloquence des choses plus que des mots.

« Voici les faits ; considérez maintenant où l’on vous mène.

« Supposez qu’à l’aide de la puissance de la Grande-Bretagne et du concours des catholiques du Canada, le ministère finisse par emporter ce point de l’impôt, qu’il nous réduise à une humiliation, à une servitude complète ; il n’est pas douteux qu’une telle entreprise n’ajoutera quelque chose à cette dette nationale qui déjà pèse sur vos libertés, et vous inonde de pensionnaires et de fonctionnaires. Il est probable aussi que votre commerce en sera quelque peu diminué.

« Il n’importe, vous serez victorieux. Quelle sera alors votre situation ? Quels avantages, quels lauriers recueillerez-vous d’une telle conquête ? Un ministère ne pourra-t-il pas se servir des mêmes armées pour vous asservir ? — Nous cesserons de payer ces troupes, direz-vous ; mais rappelez-vous que les taxes d’Amérique, les richesses de ce vaste continent, les hommes même, et particulièrement les catholiques du Canada, seront dans la main de vos ennemis. Vous n’espérez pas qu’après avoir fait de nous des esclaves, il se trouvera chez nous beaucoup de gens qui refuseront de contribuer à vous réduire au même état d’abjection.

« Ne traitez pas ceci de chimère. Sachez qu’avant un demi-siècle, les droits de cens réservés à la Couronne sur les innombrables concessions de terre de ce vaste continent verseront à flots la richesse dans le coffre royal. Ajoutez à cela le pouvoir de taxer l’Amérique à discrétion ; la Couronne ne dépendra plus de vous par les subsides, elle possédera plus d’argent qu’il n’en faut pour acheter ce qui reste de liberté dans votre île. En un mot, prenez garde de tomber dans le piège qu’on dresse pour nous.

« Nous croyons que chez le peuple anglais il y a encore beaucoup de justice, beaucoup de vertu, beaucoup d’esprit public. C’est à cette justice que nous en appelons. On vous répète que nous sommes des séditieux, impatients de gouvernement, avides d’indépendance. Ce sont des calomnies. Permettez-nous d’être aussi libres que vous l’êtes, nous regarderons toujours notre union avec vous comme notre plus grande gloire et notre plus grand bonheur ; nous serons toujours prêts à contribuer de toutes nos forces à la prospérité de l’Empire. Vos ennemis seront les nôtres, votre intérêt sera notre intérêt.

« Mais si vous souffrez que vos ministres se jouent follement des droits du genre humain ; si, ni la voix de la justice, ni les préceptes de la loi, ni les principes de la Constitution, ni les conseils de l’humanité ne vous empêchent de verser le sang pour cette cause impie, sachez bien que nous ne nous soumettrons jamais à devenir les coupeurs de bois et les porteurs d’eau[26] d’aucun ministre ni d’aucun peuple au monde.

« Replacez-vous dans la situation où nous étions après la dernière guerre (1763), et l’ancienne harmonie sera rétablie[27]. »

Telles étaient ces adresses, dont Chatham devait faire bientôt un magnifique éloge en plein Parlement[28]. Peut-être aurez-vous quelque peine à vous associer à cette admiration. Ce n’est pas là le ton auquel on nous a habitués : cette discussion calme et ferme, cet appel à la raison et au droit ne ressemblent guère à l’éloquence troublée que nous prenons pour la véritable éloquence. Nul appel aux passions, nulles personnalités, rien de ces invectives qui font souvent tout le talent de l’orateur. Ici, c’est le vir probus dicendi peritus, qui expose en bons termes, sans menaces et sans injure, ce qu’il veut et jusqu’où il ira. Ce ne sont pas des hommes qu’il attaque, ce n’est pas une position qu’il veut emporter, un ministère qu’il veut détruire, ce sont ses droits qu’il réclame, sa liberté qu’il défend.

Là est la profonde différence de la Révolution américaine et de la Révolution française. En toutes deux il y a de grands principes engagés (et de plus grands peut-être dans la Révolution française, quand on songe à ce qu’on avait devant soi) ; mais en Amérique il n’y a que des principes engagés, les hommes ne les offusquent jamais ; il n’y a point d’ambitions privées qui fomentent la discorde pour s’élever au milieu du trouble, et grandir par le malheur du pays.

En France, au contraire et de bonne heure, les hommes passent avant les principes ; dès la Constituante il y a des partis qui songent moins à la liberté qu’au pouvoir. Qu’est-ce que la Convention ? Quelle différence d’idées justifie la guerre à mort des Girondins et des Jacobins ? Est-ce pour fonder la liberté, ou pour écraser un parti qu’on accumule les confiscations, les proscriptions, les fusillades, l’échafaud ? Qu’est-ce que le 18 fructidor, et les déportations qui le suivent ? Qu’est-ce que tous ces coups d’État dont notre histoire est pleine ? Qu’y a gagné la liberté ? Qu’y a gagné la France ?

Aujourd’hui même le grand obstacle à la liberté, n’est-ce pas que chacun ne la voit que pour soi et pour ses amis ? Ne demande-t-on pas six mois de dictature pour la fonder ; comme si rien pouvait le supporter qu’elle-même ? On la veut blanche, bleue, rouge, parce qu’on est ou rouge, ou blanc, ou bleu. Messieurs, notre drapeau est de trois couleurs, comme pour nous apprendre que ce n’est pas trop de tous les partis pour défendre au dehors l’unité nationale et l’honneur du pays. En est-il autrement à l’intérieur ? Ne sentirons-nous pas qu’il faut en finir avec les vieux partis, les souvenirs odieux, les haines séculaires, et que ce n’est pas trop et de toutes les mains, et de tous les cœurs pour servir, non pas une idole sanglante, mais cette amie du foyer et de la commune, cette gardienne de l’âme et de la conscience qu’on nomme la Liberté !


  1. La Géorgie ne s’était pas encore jointe à la Confédération.
  2. Lord Mahon, VI, 14 ; Ticknor Curtis, I, 13.
  3. Curtis, History of the Constitution, I, 18.
  4. Ticknor Curtis, I, 15.
  5. Suivant Bancroft, Amer. Rev., IV, 121, en 1774, le chiffre des habitants aurait été de 2 600 000, dont 500 000 nègres.
  6. Sparks, Vie de Washington (trad. franc.), I, 159.
  7. Wirt, Life of Patrick Henry, p. 88.
  8. Bancroft, Amer. Rev., IV, 131.
  9. Wash. Irving. Life of Wash., I, 281.
  10. Pitkin, I, 584.
  11. Curtis, I, 19.
  12. Bancroft, Amer. Rev., IV, 133 ; Curtis, I, 21.
  13. Bancroft, Amer. Rev., IV, 134.
  14. Nemine contradicente. Ce résolu se trouve en tête de chaque article ; je l’ai retranché, et j’ai supprimé tout ce qui est du patois juridique, pour laisser à la pensée toute sa netteté.
  15. C’était la concession faite au parti de la paix, aux idées de Dickinson ; on réservait le principe. Curtis, I, 21.
  16. Pitkin, I. 286.
  17. Id., I. 287-289.
  18. Question. — Les Canadiens désapprouvent-ils le jury en matière civile ?

    Carleton. — Beaucoup. Ils m’ont souvent dit qu’il était extraordinaire que des gentlemen anglais trouvassent plus de sûreté pour leurs propriétés dans la décision de tailleurs, de cordonniers, mêlés à des gens de boutique, que dans la main de juges de profession.

    Lord North. — Ont-ils exprimé le désir d’avoir une assemblée ?

    Carleton. — Tout au contraire. Dans nos conversations, ils m’ont toujours répété qu’en voyant les disputes perpétuelles de la Couronne et des assemblées dans les autres colonies, ils aimaient mieux ne pas avoir d’assemblées. — Lord Mahon, VI, 18.

  19. La Caroline du Sud fit stipuler l’exportation du riz. Déjà perce l’égoïsme qui a toujours tristement distingué cet État.
  20. Pitkin, I, 289.
  21. Pitkin, I, 295.
  22. Pitkin, I, 298.
  23. Pitkin, I, 299.
  24. Property, dans la langue constitutionnelle de l’Angleterre, a un sens plus étendu que notre mot propriété. Il désigne tout ce qui appartient à l’homme, sa vie, ses droits, ses biens.
  25. Life of John Jay. Appendice, I, 466.
  26. Expressions bibliques souvent employées par les Anglais pour désigner des gens asservis.
  27. Life of John Jay, I, 474.
  28. Voyez la leçon suivante.