Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 5

Charpentier (2p. 77-96).
CINQUIÈME LEÇON
paix de 1763. — projets de townshend. — grenville. — droit de timbre, pamphlet d’otis. — l’impot est voté par le parlement (1765).

La paix de 1763 acheva la victoire de l’Angleterre, et la laissa maîtresse incontestée de l’Amérique du Nord, depuis la baie d’Hudson jusqu’au golfe du Mexique. Pour des hommes d’État, c’était une occasion admirable de relier ce continent à la mère patrie par le lien commun de l’intérêt, du droit et de la liberté.

Mais les hommes d’État de la Grande-Bretagne avaient, en politique et en économie politique, des idées toutes différentes de ces larges conceptions qui amènent une union solide. Assurer le monopole commercial et industriel de la métropole, et pour cela réduire les colonies à la plus étroite dépendance, c’était leur Credo commun, et ce Credo, il faut le dire, était celui de la grande majorité des Anglais. On différait sur le choix des moyens, mais non pas sur le principe. Robert Walpole avait refusé de se mettre la Nouvelle-Angleterre sur les bras, ayant déjà bien assez de sa querelle avec la vieille Angleterre[1] ; Pitt avait trouvé indigne de lui de taxer, sans leur aveu, des citoyens anglais ; mais ni Walpole ni Pitt ne doutaient un instant du droit suprême du Parlement. C’était pour eux une question de convenance, rien de plus.

Aussitôt la paix conclue, le Bureau du commerce, où ressortissaient les affaires coloniales, Bureau présidé par Charles Townshend, s’occupa des moyens à prendre pour régler et organiser les colonies. Townshend, qui avait la réputation de connaître l’Amérique, était un de ces hommes d’État qui décident légèrement les affaires sérieuses, confiants dans leur audace, et résolus d’exécuter sans scrupule les mesures où ils sont entrés sans réflexion[2].

Le premier objet que se proposait le président du Bureau du commerce, c’était de tirer des colonies un revenu dont le ministère anglais disposerait sous la simple signature du roi. Le ministère ne voulait pas supporter plus longtemps la désobéissance aux instructions royales, ni souffrir la prétention de ces Chambres coloniales, qui entendaient voter les impôts ni plus ni moins que le Parlement de la Grande-Bretagne. Il fallait mettre la royauté hors de page. On annonçait que le roi ne ferait plus de réquisitions, c’est-à-dire des propositions que les colonies pouvaient refuser ; on remplacerait ces réquisitions par un impôt mis directement sur les colonies par le Parlement anglais[3].

Ce qu’on voulait obtenir n’est pas douteux : c’était la toute-puissance du ministère et l’affaiblissement politique des plantations. Ce revenu imposé aux colonies constituerait une liste civile avec laquelle on payerait en Amérique tous les officiers royaux. En d’autres termes, les gouverneurs, les juges, les fonctionnaires publics, jusque-là dépendant des colonies, seraient désormais dans la main du roi, et n’auraient plus rien à attendre que de lui ; révocables, du reste, à son bon plaisir. C’était constituer, en chaque colonie, une garnison civile faite pour maintenir les planteurs dans l’obéissance, et exalter l’autorité de la Grande-Bretagne[4].

Pour en arriver là, il fallait déchirer les Chartes coloniales ; mais cela n’arrêtait pas Townshend. Il voulait leur substituer partout un même gouvernement ; il avait cette passion d’uniformité que Montesquieu a si bien définie une de ces « idées qui saisissent quelquefois les grands esprits, mais qui frappent infailliblement les petits. » Un homme d’État souffre la variété et voit l’unité foncière des choses. Lord Melbourne[5], un des plus sages politiques de l’Angleterre, lorsqu’il trouvait une mesure trop difficile, demandait, comme solution, si on ne pourrait pas laisser la chose aller toute seule ; maxime d’un paresseux, plus profonde et plus utile que l’agitation stérile de ces gens qui trouvent toujours qu’il y a quelque chose à faire, et qui ne font que gâter ce qu’ils touchent.

Par amour de la règle, par goût de l’uniformité, Townshend voulut donc imposer l’Amérique et lui enlever ses Chartes coloniales. Ce n’est pas tout, il lui fallait une armée permanente maintenue aux frais de ceux dont elle gênerait la liberté. Vingt régiments ou dix mille hommes, nourris et payés par l’Amérique, devaient lui rappeler sans cesse qu’elle appartenait à l’Angleterre[6].

Enfin, et pour compléter le système, il fallait, tout en diminuant les droits d’importation, rendre plus stricte l’exécution de l’acte de navigation, empêcher des gens téméraires et imprudents d’élever des fabriques au delà des mers. Écraser les colons, c’était, dans le langage du temps, servir l’intérêt public[7]. Le langage n’a pas changé ; l’intérêt public, c’est toujours avec ce manteau qu’on étouffe le droit et la liberté.

Il semble qu’un pareil projet aurait dû attirer l’attention des amis de la Constitution, en Angleterre ; mais on ne voit pas que personne s’en soit inquiété. Le ministère, il faut lui rendre cette justice, agissait en toute sûreté de conscience, avec une foi absolue dans son droit, et sans même soupçonner une résistance possible des colonies. Qu’il y eût quelque rumeur, quelque mécontentement passager, la chose n’avait rien qui pût surprendre ; mais de là à un soulèvement, il y avait un abîme. Personne n’y croyait en Angleterre : on était au lendemain du jour où l’on avait abattu la France ; et j’ajoute que personne n’y croyait aux colonies[8]. Il fallut dix ans de querelles et d’agitations pour décider les Américains ; mais aussi, une fois décidés, ils ne reculèrent plus.

La chute de lord Bute, en avril 1763, amena la retraite de Townshend, et mit à la tête des affaires George Grenville ; ce fut lui qui eut le triste honneur d’attacher son nom à l’impôt du timbre, première entreprise sur les droits des planteurs, qui devait amener la séparation.

George Grenville était un légiste ; il se croyait libéral parce que le premier article de son symbole politique, qui était celui des whigs, c’était l’omnipotence du Parlement. Comme si une assemblée qui n’a pas même de responsabilité morale ne pouvait pas être plus tyrannique qu’un homme, toujours retenu par la crainte de l’opinion, et qui tout au moins redoute l’incorruptible avenir.

C’était en outre un de ces administrateurs minutieux qui se noient dans leurs paperasses ; un de ces pédants politiques qu’on admire dans les assemblées, parce qu’ils connaissent tous les détails sans jamais s’élever jusqu’aux principes[9] ; un de ces hommes qu’un proverbe allemand caractérise finement, en disant que les arbres les empêchent de voir la forêt. On a dit de lui, avec une vérité plaisante « qu’il avait perdu l’Amérique parce qu’il avait lu les dépêches américaines, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait fait[10]. » Confiants dans leur travail et leur logique, ces esprits étroits sont entêtés, sans savoir commander, et mènent un pays à l’abîme avec une sécurité qui ne les abandonne jamais. Ils ressemblent aux médecins de Molière : pourvu que le patient meure dans les formes, ils ne doutent pas un moment ni de leur droit, ni de leur génie.

Grenville voulut mettre un impôt sur les plantations. La dernière guerre avait été entreprise pour défendre les colonies, il lui semblait juste que les colons prissent leur part des lourdes charges que la victoire avait laissées. La dette publique anglaise était de 140 000 000 liv. st. (3 500 000 000 fr.)[11]. Les planteurs avaient fourni plus que leur contingent d’hommes et d’argent : dans la guerre contre la France, ils avaient dépensé 16 000 000 de dollars (80 000 000 fr.), sur lesquels le Parlement leur avait remboursé 5 000 000 de dollars (25 000 000 fr.)[12] ; cependant ils n’auraient pas refusé de contribuer, si on leur avait demandé un libre concours. Grenville n’y songea même pas ; il avait pour lui la lettre de la loi ; il ne lui vint pas à l’esprit de mettre en balance le danger d’aliéner les colons et le revenu net d’un impôt.

Toutefois, il faut lui rendre cette justice, qu’il ne procéda point de façon violente ou téméraire.

Dans la session de 1764, Grenville proposa tout un système de mesures coloniales, fondées, disait-il, sur les vrais principes de la politique, du commerce et des finances[13]. En d’autres termes, il augmentait le nombre des douaniers, employait les forces navales et militaires d’Angleterre à réprimer la contrebande, établissait un règlement uniforme et sévère pour les cours d’amirauté, qui jugeaient ce délit sans assistance du jury, et se flattait d’arriver ainsi à la suppression d’un commerce défendu avec l’étranger[14]. Étouffer l’industrie coloniale, cela était correct, régulier, légal ; Grenville ne douta ni de son droit, ni du succès.

Quant à l’impôt du timbre, invention fiscale empruntée de la Hollande, Grenville se contenta de le proposer, sans demander un vote immédiat. Il voulait d’abord faire vider une question de droit constitutionnel, et répondre par des faits aux gens qui prétendaient que le Parlement n’avait pas le droit d’établir aux colonies des taxes intérieures[15] ; il voulait, en outre, que l’Amérique payât sa part des dépenses de la métropole ; l’impôt du timbre lui paraissait commode et bien choisi ; mais il était prêt à le remplacer par un autre si les colonies en trouvaient un préférable. Il mettait un an d’intervalle entre la proposition et le vote, pour entendre les agents que les plantations entretenaient en Angleterre, leur laisser le temps d’écrire à leurs commettants et d’en recevoir des instructions.

Grenville, suivant ses propres expressions, voulait ainsi prouver sa tendresse aux colonies[16]. Non-seulement il les consultait, mais il favorisait leur exportation des matières premières, en donnant des primes à l’importation en Angleterre des chanvres et des lins d’Amérique. En outre, il mettait la Nouvelle-Angleterre presque sur le pied d’égalité avec la métropole pour la pêche de la baleine, encore bien qu’il fût convaincu qu’une fois libres les pêcheurs américains surpasseraient les Anglais, et qu’on leur donnait là de l’occupation pour plus de trois mille matelots[17]. Quand la question de droit fut présentée au Parlement, il ne se trouva pas, dans toute l’opposition, une seule personne pour contester l’omnipotence parlementaire. Un membre se leva et dit : « Nous sommes forts, j’espère que nous serons indulgents[18] ; » et tout fut dit.

Avec les agents des colonies, Grenville prit ce langage tendre qui est particulier aux financiers lorsqu’ils établissent un impôt.

C’était par amour pour les colonies qu’il avait présenté ce projet. Il était raisonnable que les plantations contribuassent à se protéger elles-mêmes, et payassent leur part des lourdes charges d’une guerre que la Grande-Bretagne avait faite pour leur compte. L’impôt du timbre était d’une assiette commode, d’une perception facile, ne demanderait qu’un petit nombre d’agents, n’entraînerait aucune visite dans les maisons, aucune influence extralégale. En consentant à l’établissement de cet impôt, les colons établiraient un précédent qui ferait qu’à l’avenir on ne les taxerait pas sans leur demander leur avis[19].

Donner leur avis n’était pas ce que demandaient les planteurs ; c’était leur libre vote qu’ils voulaient conserver. Ce délai accordé par le ministre était un leurre, un mensonge, disait Burke, dans un moment où il était moins parlementaire que de coutume. Cette façon de traiter les contribuables rappelle trop une caricature publiée en France, en 1787, lors de l’assemblée des notables ; le contrôleur général de Calonne consultait des dindons et leur demandait à quelle sauce ils voulaient être mangés. — Nous ne voulons pas être mangés, disaient les dindons. — Vous sortez de la question, répondait le ministre. — Réponse ridicule, mais qui plus d’une fois a été faite sérieusement, en tous pays.

Quand la nouvelle arriva en Amérique, les colonies, sans se consulter, furent toutes d’avis de refuser l’impôt et de n’en proposer aucun autre. Pour elles, comme pour Grenville, le point en question n’était point l’argent à fournir, mais le principe engagé ; elles ne voulaient pas être taxées dans un Parlement où elles n’étaient pas représentées.

Ce fut alors qu’Otis publia, à Boston, un livre intitulé : les Droits des colonies anglaises. C’était moins un pamphlet qu’un traité sur les premiers principes du gouvernement et sur les droits naturels de l’homme et du citoyen. Otis nous donne un résumé de sa philosophie politique ; on y voit à quel degré on en était arrivé dans ce pays, que l’Europe regardait comme bien au-dessous d’elle par la civilisation, et qui, en politique, était de plus d’un siècle en avant de ce continent qui le dédaignait.

« Le gouvernement, dit Otis, n’est pas fondé sur la force, comme Hobbes le prétend, ni sur un contrat : c’est la théorie de Locke et de la révolution de 1688 ; ni sur la propriété, comme l’a prétendu Harrington, dans son Océana. Il sort des besoins de notre nature ; il a son fondement éternel dans l’immuable volonté de Dieu. C’est au même instant que l’homme est entré dans le monde et dans la société.

« Dans toute société humaine, il doit exister une volonté souveraine, dont les décisions suprêmes n’ont d’appel qu’au ciel. Ce souverain pouvoir est originairement et finalement dans le peuple. En fait, jamais peuple n’a renoncé librement à ce droit divin ; en droit, toute renonciation est nulle. Royauté et prêtrise sont des inventions pour attraper la foule. Le bonheur de l’humanité demande que cette antique et puissante alliance soit brisée à jamais.

« Dans la grande Charte qu’il a donnée à la race humaine, le tout-puissant Monarque de l’univers, ce Maître qui sait tout, a placé la fin du gouvernement dans le bonheur des hommes. La forme du gouvernement est laissée aux membres de chaque société ; l’organisation du gouvernement et son administration doivent être conformes à la loi de la raison universelle. Il n’y a pas de prescription assez longue pour annuler la loi de la nature et la concession de Dieu, qui a donné à tous les hommes le droit d’être libres. Quand tous les princes, depuis Nemrod, auraient été des tyrans, cela n’établirait pas le droit de la tyrannie. Lorsque les dépositaires de la puissance législative et exécutive penchent vers la tyrannie, leur résister est un devoir ; s’ils sont incorrigibles, il faut les déposer.

« Le premier principe, la fin du gouvernement, c’est de pourvoir au bonheur du peuple entier. Cela ne peut se faire que par un pouvoir législatif et exécutif qui, en dernière analyse, est aux mains du peuple, là où Dieu l’a placé ; mais les difficultés qui s’opposent à l’assemblée universelle du peuple ont donné lieu au droit de représentation. Ce transfert du pouvoir entre un petit nombre de mains était nécessaire ; mais remettre à un seul ou à un petit nombre le pouvoir de tous, et donner à ce petit nombre l’hérédité, c’est l’œuvre intéressée des faibles et des méchants. Rien n’est héréditaire que la vie et la liberté. Le grand problème de la politique, c’est de trouver la meilleure combinaison des pouvoirs législatif et exécutif… mais le premier principe, c’est l’égalité et la puissance du peuple.

« Les meilleurs écrivains du droit public ne contiennent rien de satisfaisant sur les droits naturels des colonies. Grotius et Puffendorf établissent le droit sur le fait. Leurs recherches ne sont trop souvent que l’histoire des anciens abus ; c’est de ces savants que les cours d’amirauté apprennent à juger les affaires par les règles du droit romain et du droit féodal. Trop d’étude n’amène qu’une ridicule infatuation. Les colons anglais ne tiennent pas leurs libertés et leurs terres de la volonté du prince. Les colons sont des hommes, enfants communs du même Créateur, frères de leurs concitoyens de la Grande-Bretagne.

« Les colons sont des hommes, ils sont donc libres de naissance ; car, par la loi de nature, tous les hommes naissent libres, qu’ils soient blancs ou qu’ils soient noirs. Il n’y a point de raison pour asservir un homme, quelle que soit la couleur de sa peau. Est-il juste de réduire un homme en esclavage, parce que sa peau est noire et qu’il a des cheveux crépus au lieu de cheveux chrétiens ? Un nez plat, une face écrasée, est-ce un argument logique en faveur de la servitude ? Les richesses des Antilles, l’intérêt de la métropole, ne peuvent fausser la balance de la vérité et de la justice. La liberté est un don de Dieu, rien ne peut l’anéantir.

« Les droits politiques et civils des colons anglais ne reposent pas davantage sur une Charte de la couronne. La grande Charte, si vieille qu’elle soit, n’est pas le commencement de toutes choses ; elle n’est pas sortie du chaos au jour de la création. Un jour peut venir où le Parlement déclarera nulle et de nul effet toute Charte américaine ; mais ce jour-là les droits des colons, comme hommes et comme citoyens, ces droits naturels, inhérents à leur qualité, inséparables de leurs têtes, ne seront pas atteints. Périssent les chartes, ces droits dureront jusqu’à la fin du monde.

« La distinction des taxes extérieures et intérieures n’a point de fondement. Si le Parlement peut taxer notre commerce, il peut taxer nos terres, établir la dîme, établir le timbre ; il n’y a point de limite à son autorité. Ces impôts, quelle que soit la chose qu’ils frappent dans les colonies, commerce, terres, maisons, vaisseaux, meubles, sont inconciliables avec les droits des colons, comme sujets anglais et comme hommes. Tout acte du Parlement contraire aux principes fondamentaux de la Constitution anglaise est nul de soi.

« Les colons n’ignorent pas ce que l’indépendance leur coûtera de sang et d’or. Ils n’y songeront jamais, à moins qu’ils ne soient poussés à ce moyen suprême par cette oppression ministérielle qui rend fous les plus sages, et qui rend forts les plus faibles. Le monde est à la veille du plus grand spectacle qu’aura jamais vu l’humanité. Qui veut gagner le prix, Dieu est avec lui. L’humanité veut en finir avec cette servitude générale qui a si longtemps pesé sur elle, l’humanité triomphera[20]. »

Malgré ce langage énergique, Otis ne songeait à rien de moins qu’à une rébellion ; c’est de résistance légale qu’il parlait. « Résister par la force au roi et au Parlement, disait-il, c’est haute trahison. Si le Parlement nous impose le fardeau, c’est notre devoir de nous soumettre jusqu’à ce qu’on nous décharge. »

Otis était un légiste et croyait à la puissance du droit[21]. Il y avait auprès de lui des hommes, comme Samuel Adams, moins confiants, plus hardis, et qui déjà envisageaient froidement l’avenir.

Cet écrit d’Otis fut envoyé en Angleterre par les représentants du Massachusetts. « Jamais, était-il dit dans la lettre énergique qui était jointe à cet envoi, jamais nous ne reconnaîtrons au Parlement de la Grande-Bretagne le droit d’imposer un peuple qui n’est pas représenté dans la Chambre des communes. Si nous ne sommes pas représentés, nous sommes esclaves[22]. » La lettre fut imprimée avec l’écrit et, en 1766, on y fit allusion dans la Chambre des lords, à la suite des troubles qu’amena en Amérique l’acte du timbre voté en 1765 par le Parlement. On déclara que l’homme qui avait pu écrire de pareilles choses était un fou.

« Fou ? dit lord Mansfield. Prenez garde. La folie est contagieuse. Masaniello était fou, personne n’en doute ; cela ne l’empêcha pas de renverser le gouvernement de Naples. Dans toute assemblée populaire, en toute question populaire, la folie gagne vite[23]. »

Lord Mansfield avait raison : quand de pareilles questions sont soulevées, quand les droits les plus sacrés sont menacés, un peuple libre est bientôt fou ; il n’y a de sages que des peuples nés pour la servitude ou qui ont lâchement abdiqué jusqu’au sentiment de l’honneur.

Les assemblées coloniales ne s’élevèrent pas aussi haut que l’avocat de Boston ; elles se contentèrent de défendre le principe, que toute taxe doit être votée par ceux qui la payent.

« Sans ce droit, disait l’assemblée de New-York, il n’y a ni liberté, ni bonheur, ni sécurité ; l’idée même de la propriété n’existe plus. La vie est intolérable.

« Nous rejetons avec horreur l’idée de nous prétendre indépendants du suprême pouvoir du Parlement. Nous sommes prêts à reconnaître que le Parlement de la Grande-Bretagne a autorité pour régler le commerce de tout l’empire… Ce que nous réclamons humblement, ce sont ces droits essentiels qui nous appartiennent comme colons, unis par le lien d’une commune liberté avec les libres enfants de la Grande-Bretagne. »

Le Massachusetts, le Connecticut et Rhode-Island allaient plus loin que l’assemblée de New-York. Comme Otis, ils contestaient au Parlement, non pas le droit de régler le commerce, mais le droit de faire des douanes un impôt établi sur les colons sans leur aveu. Déjà on commençait à parler d’union et à sentir le besoin de s’entendre pour résister.

Cette résistance des colonies blessait Grenville dans son amour-propre de ministre, dans sa foi de whig en l’omnipotence du Parlement. Suivant un usage qui, pour être resté dans la politique, n’en est pas moins injuste et mauvais, il fit de l’opposition des colonies défendant leurs droits une révolte, et se cacha derrière la prérogative royale en faisant appel aux préjugés et à l’orgueil du Parlement.

Le 10 janvier 1765, à l’ouverture de la session, le roi présenta la question américaine comme une « question d’obéissance aux lois et de respect à l’autorité législative du royaume[24]. » C’était le moyen de gagner une majorité et de perdre un empire.

La Chambre des lords et la Chambre des communes firent écho aux paroles royales, Charles Townshend déclara qu’il ne fallait pas émanciper les colonies. C’était un de ces mots qui plaisaient à tous les commerçants qui vivaient du monopole colonial. Les paroles de Townshend furent reçues avec acclamation. Que de discours, chaudement accueillis dans les Chambres, ont perdu ceux qui les ont faits sans sauver ceux qui les ont applaudis !

Grenville reçut les agents des colonies et protesta de son respect pour les droits des colons, en même temps que de sa ferme intention de soumettre les plantations à l’impôt, dans l’intérêt commun. Pour que rien ne manquât aux procédés ordinaires des gouvernements qui s’aveuglent, Soame Jenyns, un des plus anciens membres du Bureau du commerce, publia un pamphlet contre l’absurdité d’Otis et l’insolence de New-York et du Massachusetts[25].

En fait d’insolence, rien ne vaut d’ordinaire les pamphlets commandés : celui de Soame Jenyns ne faisait pas exception à la règle.

« Le grand argument, la raison capitale, l’éléphant à la tête de cette armée de nababs, est ceci : « Nul Anglais n’est ou ne peut être taxé que de son aveu, ou de l’aveu de ceux qu’il a choisis pour le représenter. » Ceci est justement le contraire de la vérité. Personne, que je sache, n’est taxé de son aveu, et moins que personne un Anglais… Tout Anglais paie l’impôt ; il n’y en pas un sur vingt qui soit représenté. Les gens de Manchester et de Birmingham sont-ils Anglais ? Payent-ils l’impôt ? Si les gens qu’on impose sont juges de l’équité de l’impôt, le Parlement n’aura jamais le pouvoir d’établir un impôt[26]. »

Partir d’un abus qui existe pour s’opposer à un droit réclamé, c’est de la logique de pamphlétaire ; vient ensuite le cynisme obligé.

« Y a-t-il un moment plus favorable pour demander quelque assistance aux colonies qu’alors que l’Angleterre s’est épuisée à leur procurer le salut ? Y a-t-il un temps plus convenable pour mettre un impôt sur leur commerce que lorsque notre protection leur permet de faire concurrence à nos manufactures ? Y a-t-il une saison plus propice pour les obliger à constituer quelque joli revenu à leurs gouverneurs que lorsque ces gouverneurs ne peuvent vivre qu’à la condition de manquer à leurs instructions ? Y a-t-il un temps mieux choisi pour les obliger à fixer le traitement des juges que lorsque ces juges dépendent de l’humeur des assemblées, et ne peuvent obtenir des salaires que durant leur mauvaise conduite[27] ? Y a-t-il un temps plus favorable pour les obliger à maintenir une armée à leurs propres frais que lorsque cette armée est nécessaire pour leur propre protection, et que nous sommes incapables de l’entretenir ?

« … Pour rendre, dit-on, l’exercice du pouvoir parlementaire juste et légal, on a proposé d’introduire dans la Chambre des Communes quelques représentants des colonies. Mais j’ai vu tant de preuves de la facilité de parole que possèdent ces gentlemen de l’autre monde, que j’ai peur qu’une pareille importation d’éloquence ne mette en danger l’Angleterre. Nous aurions meilleur marché à payer leur armée que leurs orateurs. »

Jenyns terminait en affirmant que le droit était incontestable, et son exercice nécessaire ; il faisait appel à tous les partis pour soutenir des mesures que tout homme de bon sens devait approuver, que tout sujet anglais devait exiger d’une administration anglaise[28].

C’est toujours le même procédé ; les ministres aiment qu’on leur commande au nom du pays ce qu’ils ont envie de faire. J’imagine qu’il y a un moule commun pour tous les pamphlets officiels ; ils ont tous le même caractère et la même laideur. Qui en a lu un les a lus tous. Toujours l’insolence de la force, le cynisme de l’intérêt, le mépris du public, l’appel aux préjugés ; toujours le même défi au bon sens, le même calcul sur l’ignorance des peuples. Les pamphlétaires officiels réussissent comme les charlatans : leur grand secret, c’est, l’impudence.

La loi portée au Parlement, les agents des colonies, Franklin à leur tête, essayèrent d’adresser des pétitions. On les refusa ; l’usage n’étant pas, en Angleterre, de recevoir des pétitions contre un money bill[29]. On eût dit qu’il s’agissait d’établir le péage d’un pont ou d’une route.

Le courant était irrésistible : « Nous avons le pouvoir de les taxer, disait un ministre, nous les taxerons. » On voulait en finir avec ces prétentions d’indépendance du Parlement qui révoltaient les vieux Bretons.

« Nous ne pouvons rien, écrivait tristement Franklin, autant vaudrait empêcher le soleil de se coucher[30]. »

Le 25 février 1765, malgré l’opposition de Barré, du général Conway et de l’alderman Beckford, la loi fut votée par les Communes à une majorité des quatre cinquièmes[31]. Le 8 mars, elle passa à la Chambre des lords sans amendement, sans opposition.

Personne en Angleterre ne soupçonnait que la loi pût rencontrer la moindre résistance en Amérique. Quelques années plus tard, dans ses mémoires financiers, Grenville déclarait qu’il n’avait prévu aucune opposition, et qu’il aurait parié sa tête que la loi serait exécutée. C’est à l’avidité et à l’ingratitude des colons qu’il attribuait tout le mal.

Du reste, les agents des colonies eux-mêmes étaient convaincus qu’il fallait se soumettre, Franklin tout le premier. Dans ses rêves les plus hardis, il ne prévoyait la résistance des colonies que dans un lointain reculé, quand la population se serait élevée au niveau de celle de la métropole. Il fallait un siècle pour cela.

Aussi dit-on que, lorsqu’un des agents s’embarqua pour porter en Amérique la nouvelle de l’adoption de la loi et demanda à Franklin ses instructions secrètes, Franklin répondit : « Dites à nos concitoyens qu’ils aient le plus d’enfants possible et le plus tôt possible. »

L’Amérique fut moins prudente que ses agents ; confiante dans son droit, elle entreprit aussitôt de résister en multipliant les protestations légales, les pétitions et les pamphlets.

Cette résistance raisonnée, cette patience que rien ne lasse, ces chicanes de légistes nous étonnent. Le premier mot d’un Français, c’est : Battons-nous ; le premier mot d’un Saxon doublé d’un Normand c’est : Plaidons.

Cette différence foncière des deux peuples n’a jamais été si visible que dans l’histoire des deux révolutions. Nous donnons tout au hasard, le Saxon défend son droit par tous les moyens légaux avant d’en appeler à la force. Le caractère des deux nations est peint dans la devise que chacune d’elles a choisie : Dieu protège la France, disons-nous ; belle devise, mais incomplète ; car enfin Dieu ne nous a pas promis sa protection si nous ne nous aidons nous-mêmes ; il ne s’est pas chargé de nous sauver de nos erreurs et de nos folies, « Avant d’agir, disait je ne sais plus quel sage, réfléchissez qu’il y a un Dieu et qu’il vous voit ; une fois votre parti pris, agissez comme si Dieu n’existait pas. »

Dieu et mon droit, dit la devise anglaise ; celle-là est complète, elle fait la part de Dieu et celle de l’homme ; elle ne convient pas moins au citoyen qu’au chrétien.


  1. Coxe’s Life of Walpole, I, 753.
  2. Bancroft, Amer. Rev., II, p. 90.
  3. Bancroft, ibid., Il, p. 92.
  4. Bancroft, Amer. Rev., p. 93.
  5. Discours de lord Derby sur l’Adresse 1863 (février).
  6. Bancroft, Amer. Rev., II, 97.
  7. Bancroft, ibid., II, 208.
  8. Voyez le discours d’Otis à Boston, en 1763. Bancroft, Amer. Rev., t. II, p. 101.
  9. Bancroft, ibid., II, p. 114.
  10. Lord Mahon, Hist. of Engl. ; ch. xliii, t. V, p. 84. Édit. de Lepsig.
  11. Hildreth, II, 510.
  12. Hildreth, Hist. of the U. S., t. II, p. 514.
  13. Bancroft, Amer. Rev., II, 177.
  14. Bancroft, II, 181.
  15. Bancroft, Amer. Rev., II, 211. — Hildreth, Conf., II, 517.
  16. Bancroft, Amer. Rev., II, 207.
  17. Bancroft, ibid., II, 210.
  18. Bancroft, ibid., II, 212.
  19. Bancroft, Amer. Rev., II, 214.
  20. Bancroft, Amer. Rev., II, 231.
  21. Hildreth, U. S., II, p. 523.
  22. Hildreth, Hist., II, 521.
  23. Life of Otis, p. 172.
  24. Bancroft, Amer. Rev., II, 261.
  25. Life of Otis, p. 189. Sous le titre de Objections on the Taxation of the Colonies by the legislature of Great Britain, briefly considered.
  26. Otis disait plus tard qu’avec ce système de représentation virtuelle, les sauvages Tuscaroras représenteraient l’Angleterre.
  27. Allusion à l’expression during good behaviour, qui équivaut à l’inamovibilité.
  28. Bancroft, Amer. Rev., t. II, p. 2G3.
  29. Hildreth, U. S., I, 524.
  30. Bancroft, Amer. Rev., t. II, 281.
  31. Hildreth, II, 525. 294 contre 49.