Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 6

Charpentier (2p. 97-118).
SIXIÈME LEÇON
l’acte du timbre en amerique. — patrick henry.

La loi du timbre, promulguée le 22 mai 1765, fut aussitôt envoyée aux colonies ; l’exécution n’en devait commencer que le 1er novembre de la même année. Sûr de l’exécution d’une loi à laquelle nul ne pouvait se soustraire sans rendre sa propriété et ses droits incertains, le ministre avait voulu laisser aux planteurs le temps de s’habituer à une mesure dont la justice lui paraissait évidente. En même temps il avait décidé qu’on prendrait les officiers du timbre parmi les Américains eux-mêmes ; c’était un moyen de rendre la perception de l’impôt plus facile[1], et de se faire des créatures dans les colonies.

Les gouverneurs avaient naturellement désigné leurs amis pour ces fonctions, qui promettaient d’être lucratives ; et des hommes qui plus tard figurèrent au premier rang de la révolution avaient accepté, sans scrupule, un emploi légal. Personne ne soupçonnait qu’on pût résister à la Grande-Bretagne. « L’acte du timbre, écrivait Hutchinson, est reçu ici aussi bien qu’on pouvait l’espérer ; il n’y a pas moyen d’y échapper ; l’acte s’exécutera de soi-même[2]. » — « Les larmes me soulagent, » écrivait Otis, imagination ardente, facile à accabler comme à se redresser. Et il ajoutait : « Le devoir de tous est de se soumettre humblement et silencieusement aux décisions de la suprême législature. Sur mille colons, il y en a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf qui n’auront jamais d’autre pensée que de se soumettre en tout et pour tout au roi et à l’autorité du Parlement[3]. »

Cette résignation désespérée n’était pas du goût d’une jeunesse bouillante, et, d’un autre côté, elle valait à Otis les injures des amis du gouvernement ; c’était, disait-on, un Masaniello qui avait peur de la tempête qu’il avait appelée ; mais, à part quelques âmes emportées, c’était le sentiment général qu’il faudrait obéir. Ce n’est pas volontiers qu’un peuple laborieux, sage et patient, envisage les dangers d’une révolution. Il y a dans tous les grands événements un calme qui précède et qui annonce l’orage : on en était là.

Ce fut de la Virginie que partit l’étincelle qui devait tout enflammer. L’assemblée coloniale était réunie ; les chefs ordinaires de l’opinion, presque tous grands propriétaires, avaient évité de toucher à une question brûlante ; mais à la fin de la session, aux derniers jours de mai, un jeune avocat qui venait d’entrer à la Chambre, et qui y était à peu près inconnu, Patrick Henry, sans avoir consulté personne que deux membres, proposa tout à coup des résolutions d’une hardiesse extrême. Il fallait une voix qui dît ce que chacun pensait ; cette voix fut celle de Patrick Henry. Suivant un mot de Jefferson : ce fut lui qui lança la balle de la révolution[4].

Patrick Henry, qui joua un rôle considérable dans les premiers jours de la révolution, était un de ces hommes qu’on ne rencontre guère qu’en Amérique, de ces gens qui se sont faits eux-mêmes, self made, suivant une expression qui nous manque comme la chose même.

Né en 1736, il avait essayé de bonne heure plus d’un métier, sans réussir dans aucun. Deux fois commerçant, il avait deux fois fait de mauvaises affaires. Agriculteur, il avait été obligé de vendre ses propriétés pour payer ses dettes. En désespoir de cause il s’était fait avocat, après six semaines d’études[5]. Il avait lu Coke sur Littleton et les lois de la Virginie, cela lui avait suffi.

Les contemporains nous le représentent comme une espèce de paysan du Danube, gauche dans ses manières, plus que négligé dans ses habits, tour à tour indolent et ardent, sans aucun goût pour l’étude ou la lecture ; mais avec cela causeur, observateur, et ayant cette éloquence simple et franche qui prend les hommes mieux que l’art le plus recherché. Les Américains, qui ont un surnom pour leurs grands hommes, comme nous pour nos rois, l’ont appelé l’Orateur de la nature, titre exact s’il signifie que Patrick Henry devait tout à l’ardeur de son âme et rien à l’éducation.

Voici les résolutions[6] que proposa le nouveau venu :

« Résolu que les premiers aventuriers et planteurs de cette colonie de Sa Majesté ont apporté avec eux et transmis à leur postérité tous les privilèges, franchises et immunités qui ont été de tout temps possédés par le peuple de la Grande-Bretagne.

« Résolu que, par deux Chartes accordées par le roi Jacques Ier, les planteurs de la Virginie ont été reconnus comme ayant droit à toutes les libertés, privilèges et immunités des sujets anglais, de même que s’ils habitaient et s’ils étaient nés dans le royaume d’Angleterre.

« Résolu que le caractère distinctif de la liberté anglaise, caractère sans quoi l’ancienne Constitution anglaise ne peut subsister, c’est que le peuple a droit de se taxer par lui-même ou par des représentants, qui seuls peuvent connaître quelles taxes le peuple est en état de supporter, quel est le meilleur mode de perception, et qui sont eux-mêmes atteints par les taxes qu’ils établissent.

« Résolu que le peuple lige de Sa Majesté, le peuple de cette très-ancienne colonie, a joui sans interruption du droit d’être gouverné par sa propre assemblée en tout ce qui touche ses impôts et sa police intérieure ; que jamais ce droit n’a été forfait, ni abandonné ; qu’il a été constamment reconnu par le roi et le peuple de la Grande-Bretagne.

« Résolu donc que l’assemblée générale de la colonie a seule le droit et le pouvoir d’imposer des taxes sur les habitants ; et que tout essai afin d’investir de ce pouvoir une personne ou quelques personnes que ce soit en dehors de cette assemblée a une tendance manifeste à détruire la liberté anglaise non moins que la liberté américaine[7]. »

Une résolution aussi hardie que la dernière était faite pour troubler toute assemblée. Déclarer par acte législatif que le peuple des colonies n’était pas tenu d’obéir à une loi faite par le Parlement, c’était lever l’étendard de la révolte contre la mère patrie. Robinson le président, Peyton Randolph, l’attorney du roi, et George Wythe, employèrent toutes leurs forces pour modérer le ton de ces résolutions violentes ; mais Patrick Henry enleva l’assemblée.

Il déclara que mettre un impôt sur les colonies sans leur consentement était un acte tyrannique ; que le roi d’Angleterre, en donnant sa sanction à la loi, avait pris le rôle d’un tyran ; et, faisant une audacieuse et menaçante allusion à la destinée des tyrans : — « César, dit-il, a eu son Brutus, Charles Ier son Cromwell, et George III… (Trahison ! cria le président. Trahison ! trahison ! cria l’assemblée). George III, dit Patrick Henry en regardant le président et d’une voix ferme, fera bien de songer à leur exemple. Si c’est là de la trahison, faites-en votre profit. »

Ces paroles violentes entraînèrent les jeunes membres de l’assemblée ; les résolutions furent toutes adoptées, à une faible majorité ; la cinquième à une voix seulement[8]. Mais la nuit porte conseil, le lendemain on décida (en l’absence de Henry) qu’on rayerait la cinquième résolution sur le journal de la Chambre.

L’assemblée fut aussitôt dissoute par le lieutenant gouverneur, qui voulait étouffer la révolte dans le bouton ; mais les résolutions furent imprimées et circulèrent aussitôt dans toutes les colonies, avec les deux paragraphes suivants, ajoutés par une main inconnue :

« Résolu que le peuple lige de Sa Majesté, les habitants de cette colonie, ne sont tenus d’obéir à aucune loi ou ordonnance établissant une taxe quelconque, si cette loi ou ordonnance n’est pas le fait de l’assemblée générale.

« Résolu qu’on regardera comme ennemi de la colonie de Sa Majesté quiconque, par parole ou par écrit, maintiendra qu’en dehors de l’assemblée coloniale une personne ou plusieurs personnes ont le droit d’imposer une taxe quelconque en ce pays[9]. »

Les résolutions de l’assemblée de Virginie se répandirent aussitôt par toute l’Amérique ; la Virginie, la vieille province, the old dominion, jouissait d’une grande autorité ; c’était un pays tout anglais, respectable par la richesse et la grande situation des planteurs ; elle et le Massachusetts formaient les deux têtes des colonies.

Déjà d’ailleurs, avant que ces nouvelles fussent arrivées à Boston, Otis, convaincu que l’union était le seul moyen de faire une résistance efficace, sans sortir de la soumission due à la mère patrie, avait proposé de convoquer un congrès américain, congrès qui se réunirait sans convocation royale, et qui serait composé de délégués de treize colonies, nommés par les Chambres de représentants, sans consulter le conseil ni le gouverneur. C’était un souvenir du congrès de 1754 ; mais la portée de cette mesure était tout autre, car il s’agissait d’y juger les actes mêmes du Parlement.

Les tories d’Amérique sourirent à cette folle proposition ; Grenville lui-même était convaincu que les jalousies provinciales et la différence des intérêts empêcheraient toujours les colonies de s’unir, et les tiendraient dans l’étroite dépendance de la métropole. Mais, sans s’inquiéter de cette prophétie, la Chambre des représentants du Massachusetts adopta le projet d’Otis, en écartant tout ce qui pouvait diviser les esprits. On n’aborda point, on refusa même de discuter la question de savoir si les colonies seules avaient le droit d’établir des taxes intérieures. On envoya une lettre circulaire à toutes les assemblées coloniales, en demandant que les délégués de ces différentes assemblées se réunissent à New-York, le premier lundi d’octobre 1765, pour consulter ensemble, et considérer s’il n’était pas nécessaire d’adresser au gouvernement et au peuple anglais une réclamation commune. Otis et deux autres membres, amis du gouvernement, furent choisis comme délégués[10].

Cette décision, soutenue par des pamphlets, par des articles de journaux, d’autant plus ardents que le timbre menaçait la presse, mirent en feu toutes les têtes. — « Si nous sommes Anglais, disait-on, qu’est-ce donc que notre propriété ? » — « Le grand M. Locke, ajoutait-on, a établi que nul n’est propriétaire de ce qu’un autre peut lui prendre. » — « Coke, disait un légiste, a établi qu’un seigneur peut tailler son vilain à merci et miséricorde ; mais qu’il est contre les franchises de la terre qu’un homme libre soit taxé autrement que de son aveu dans le Parlement. » — « Où va-t-on ? disaient les hommes d’affaires. Qui arrêtera le Parlement dans cette voie ? Bientôt nous verrons un impôt foncier. Que faire avec ces gens qui crient toujours : Donne, donne, et qui ne disent jamais : Assez[11]. »

La religion, qui en Amérique se mêle à toute la vie, était invoquée à l’appui de la résistance. À New-York, les partisans de l’Église épiscopale prêchaient l’obéissance au roi, comme étant l’oint du Seigneur. — « L’oint du Seigneur, répondait un puritain, c’est le peuple. » On citait la Bible, qui ordonne de se soumettre à l’autorité. Mais à Boston cette citation était proclamée une sottise jointe à une impiété. — « La tyrannie, criait-on, n’est pas un gouvernement ; l’Évangile nous promet la liberté, la glorieuse liberté des enfants du Christ. » « Je n’ai pas de doute sur ce point, disait le célèbre prédicateur Mayhew, la religion n’oblige aucun peuple à être esclave, quand ce peuple peut conquérir sa liberté[12]. »

C’était, je crois, donner aux paroles de l’Évangile un tout autre sens que le véritable ; mais les épiscopaux n’étaient pas plus dans le vrai. L’Évangile ordonne l’obéissance aux pouvoirs établis ; mais, quand ce pouvoir est contractuel, l’Évangile n’autorise pas le souverain à briser le contrat ; c’est ainsi du moins que saint Thomas et les théologiens de son école l’ont toujours entendu. Il faut rendre cette justice aux jésuites qu’ils ont maintenu, en théorie, le droit du peuple contre le droit de l’usurpateur et du tyran.

Au milieu de cette effervescence on formait des associations pour résister à la loi du timbre par tous les moyens légaux. Ces associations s’intitulaient les Fils de la liberté ; c’était un mot dont s’était servi le colonel Barré, et qui avait fait fortune en Amérique.

Par malheur, à côté de ces associations qui voulaient respecter la loi, le peuple, plus facilement ému, agissait avec violence. Des officiers du timbre insultés, des maisons pillées, c’était le triste côté de la résistance, la tache qui gâte toutes les révolutions, et qui trop souvent perd la liberté. Disons à l’honneur de l’Amérique que, s’il y eut de ces excès, il y en eut moins qu’en aucun autre pays, et que l’opinion les condamna résolument.

Malgré l’émotion générale, la proposition du Massachusetts recevait un accueil assez froid dans les autres provinces. Les gouverneurs écrivaient à Londres que la mesure échouerait ; cette prétendue résistance allait s’évanouir et couvrir le Massachusetts de ridicule, quand la hardiesse d’une assemblée releva les esprits. Le pays qui fonda l’unité américaine était celui qui, un siècle plus tard, devait essayer de la briser, c’était la Caroline du Sud.

Les représentants de la Caroline étaient en session quand la proposition du Massachusetts y fut discutée, le 25 juillet 1765. Elle y rencontra d’abord de l’opposition ; un membre de l’Assemblée, bel esprit, s’amusa à ridiculiser le projet d’union :

« Si vous acceptez, dit-il, le projet de composer un congrès de députés pris parmi les différentes colonies anglaises, quel plat singulier vous allez faire ! La Nouvelle-Angleterre y mettra du poisson et des oignons ; les colonies du centre y mettront de la graine de lin et de la farine ; le Maryland et la Virginie y ajouteront du tabac ; la Caroline du Nord, de la poix, du goudron et de la térébenthine ; la Caroline du Sud, du riz et de l’indigo ; la Géorgie saupoudrera le tout de sciure de bois. Voilà le mélange absurde que vous ferez avec des éléments aussi hétérogènes que les treize colonies anglaises. »

Un membre campagnard, qui n’était point sot, répondit qu’assurément il ne prendrait pas pour cuisinier le gentleman qui raisonnait avec tant d’esprit, mais que néanmoins il ne craignait pas d’assurer que, si les colonies choisissaient judicieusement les délégués du congrès, elles apprêteraient un plat qui ne serait pas indigne des têtes couronnées de l’Europe[13].

Après une discussion animée où se montra John Rutledge, qui devait jouer un rôle dans la révolution, l’assemblée, entraînée par un patriote, Christophe Gadsden, accepta la proposition à une faible majorité. L’exemple de la Caroline décida le sort de l’Union.

De toutes parts on nomma des commissaires pour se réunir à New-York, et à ces commissaires on donna des instructions rédigées, pour la plupart, en termes énergiques, véritables programmes de liberté.

Parmi ces instructions, il en est une qui est restée célèbre : c’est celle que la petite ville de Plymouth donna au représentant qu’elle envoyait à l’assemblée du Massachusetts. Plymouth, c’était la ville fondée par les pèlerins venus sur la Fleur-de-May, le berceau du puritanisme américain.

Après avoir exprimé leur estime et leur amour pour la Constitution anglaise et établi leurs griefs, les habitants de Plymouth disent à leur représentant, M. Forster :

« Monsieur, vous représentez un peuple descendu des premiers planteurs, et qui habite encore la place où ils ont débarqué. Ici a été posé le fondement de l’empire britannique dans cette partie de l’Amérique. C’est de ce faible commencement que les colonies sont sorties et qu’elles ont grandi d’une façon incroyable, surtout quand on considère que tout a été fait sans le secours d’aucune puissance de la terre. Nous nous sommes défendus, protégés, sauvés nous-mêmes, et de la cruauté des sauvages, et de l’adresse et de l’inhumanité de nos ennemis naturels et invétérés, les Français ; tout cela sans impôt de timbre mis sur nos concitoyens pour faire face à nos dépenses.

« Ici a été le premier asile de la liberté ; nous espérons que cette terre lui sera toujours consacrée, alors même qu’elle deviendrait un désert habité par les sauvages et les bêtes de proie. C’est ici que nos pères, dont la mémoire est sainte, ont fui loin de l’esclavage, pour jouir en paix des privilèges qui leur appartenaient, mais dont la violence et l’oppression les dépouillaient dans la mère patrie. Nous, leurs fils, qu’animent les mêmes sentiments et le même amour de la liberté, nous regardons aujourd’hui comme notre premier devoir de vous exprimer nos sentiments sur l’acte du timbre, et sur ses fatales conséquences pour notre pays. Il y va non-seulement du bien-être, mais de l’existence de notre peuple. Aussi nous vous enjoignons d’exercer toute votre influence en ce qui touche l’acte du timbre, sans manquer à l’allégeance que nous devons au roi, sans altérer nos rapports avec le gouvernement de la Grande-Bretagne. Nous ne voulons pas déshonorer nos ancêtres, nous ne voulons pas encourir les reproches de notre conscience et les malédictions de la postérité ; aussi nous vous recommandons d’obtenir de la Chambre des représentants une déclaration complète de nos droits. Faites-la insérer dans les actes publics, afin que les générations à venir soient convaincues que non-seulement nous avons le juste sentiment de nos libertés, mais que jamais (tout en nous soumettant à la divine Providence) nous ne serons esclaves d’aucun pouvoir sur la terre. Nous avons toujours abhorré l’émeute et le désordre : aujourd’hui nous avons le bonheur de ne rien craindre de pareil, nous avons de bonnes lois suffisantes pour garder la paix de la province, si d’imprudentes mesures ne viennent provoquer le désordre. Vous n’aurez donc point à vous intéresser à la protection des employés du timbre ou du papier timbré[14]. »

Le congrès se réunit à New-York dans les premiers jours d’octobre 1765 ; le gouverneur de la province, Cobden, déclara cette assemblée inconstitutionnelle et illégale, et annonça qu’il ne la reconnaîtrait pas ; mais il n’y avait pas d’armée dans les colonies, le gouverneur ne pouvait agir.

La première question soumise au congrès fut de savoir quelle serait la situation réciproque des colonies, et si l’on tiendrait compte des différences de population et de territoire. On déclara qu’on se reconnaissait tous pour égaux, sans aucune prééminence d’une colonie sur l’autre, et que par conséquent chaque colonie n’aurait qu’une voix.

La seconde question fut de savoir si l’on s’appuierait sur les Chartes coloniales ou sur le droit naturel ; sur des précédents et des privilèges, ou sur la justice et la raison. Gadsden fit prononcer l’assemblée dans le dernier sens.

« On peut, dit-il, tirer de nos Chartes la confirmation de nos droits communs, de nos droits essentiels comme citoyens anglais ; mais s’y appuyer davantage serait chose fatale. Établissons-nous sur le large terrain de ces droits naturels que nous sentons et que nous reconnaissons tous en notre qualité d’hommes et comme descendants des Anglais. Les Chartes seraient un piège et amèneraient les diverses colonies à agir différemment dans cette grande cause. Il ne doit plus y avoir ici ni des hommes de la Nouvelle-Angleterre, ni des hommes de New-York : nous sommes tous Américains[15]. »

L’assemblée se rendit à cette grande idée ; mais quand Gadsden parlait des droits naturels, ne nous imaginons pas qu’il entendît ces mots au sens de Rousseau ; l’Amérique en était restée à Locke. La liberté civile, la propriété, c’étaient là les droits naturels des Américains, et non pas cet état de nature qui préexiste à toute société, et, qui en la rendant factice et volontaire, la rend impossible.

Le 19 octobre 1765, le congrès vota une déclaration des droits et des griefs des colonies. Dans ce manifeste, composé de quatorze articles, les planteurs reconnaissent l’allégeance qu’ils doivent au roi et leur juste subordination au Parlement ; mais ils affirment que les colons ont droit à toutes les libertés anglaises ; et que la condition essentielle de la liberté, le droit incontesté de tout Anglais, c’est qu’on ne puisse le taxer que de son consentement donné directement ou par ses représentants.

Ils ajoutent :

Que les colons ne sont pas représentés dans la Chambre des communes, et que par leur situation ils ne peuvent pas l’être ;

Que les représentants des colons ce sont les législateurs qu’ils choisissent, et qui seuls peuvent constitutionnellement établir l’impôt que payera le mandant ;

Que tout impôt payé à la couronne étant le libre don du peuple, il est déraisonnable et contraire à la Constitution anglaise que le Parlement de la Grande-Bretagne donne à Sa Majesté le bien des colons ;

Que le jury est le droit inhérent et l’inestimable privilège de tout Anglais, dans les colonies aussi bien que dans la métropole, et que par conséquent l’acte du timbre et tout autre acte qui étend la juridiction des cours d’amirauté au delà de ses anciennes limites a une tendance manifeste à détruire les droits et les libertés des colons[16].

La déclaration des droits fut suivie d’une adresse au roi et d’une pétition à chacune des deux Chambres. Dans ces trois pièces, rédigées par des hommes aussi remarquables qu’Otis, John Rutledge, Robert Livingston, on trouve la même fermeté, la même sagesse, la même modération que dans la déclaration des droits. De tous ces papiers de la guerre d’Amérique on tirerait un cours de droit politique incomparable ; il n’y a là rien de révolutionnaire, rien de chimérique, mais une foi raisonnée et des principes arrêtés.

L’état de l’opinion publique en Amérique fut bientôt connu en Angleterre. « Soyez sûr, écrivait une personne haut placée, que les planteurs ne souffriront jamais la levée de taxes intérieures que n’auront pas votées leurs assemblées. Aucun des employés du timbre n’ose agir. Il faudrait un cœur doublé d’un triple airain pour oser soutenir ici que le Parlement peut disposer du bien des colons sans leur consentement[17]. »

Quand il fallut prendre un parti, le ministère avait changé. Les auteurs de l’acte du timbre avaient quitté le pouvoir, le marquis de Rockingham était à la tête de la nouvelle administration.

Rockingham était un personnage considérable par son rang et sa fortune ; il avait peu d’expérience, mais c’était un cœur honnête et sincèrement attaché à la liberté. Il avait pour secrétaire et ami un des hommes qui ont le mieux compris la liberté anglaise, et qui l’ont le plus éloquemment défendue, Edmond Burke. Les affaires d’Amérique se trouvaient entre les mains de Conway, du petit nombre de ceux qui s’étaient opposés à l’acte du timbre.

Le ministère était bienveillant pour les colonies, mais indécis sur ce qu’il devait faire. L’honneur du gouvernement semblait engagé ; l’opposition que l’Amérique faisait à la suprématie du Parlement était ressentie comme une injure, non-seulement par le pouvoir, mais par la nation. On résolut de soumettre la question aux Chambres. Au fond, on voulait faire déclarer au Parlement sa suprématie et, du même coup, abandonner un impôt qui devenait menaçant pour la tranquillité de l’empire.

Franklin, qui résidait en Angleterre comme agent de diverses colonies, fut interrogé devant le Parlement avec d’autres personnes. Cet interrogatoire, préparé par les amis que le docteur et l’Amérique comptaient dans la Chambre, est resté célèbre par la vivacité et la finesse des réponses de Franklin. — « Ne pensez-vous pas, lui dit un des adversaires du rappel de l’acte, ne pensez-vous pas que les colonies sont en état de payer le droit de timbre ? » — « Selon moi, répondit Franklin, il n’y a pas assez d’or ni d’argent dans les colonies pour payer une année de droit. » — « Ne savez-vous pas, reprit le membre du Parlement, que le revenu du timbre sera dépensé en Amérique ? » — « Je le sais, dit Franklin ; mais c’est dans les colonies conquises, c’est au Canada qu’on dépensera ce revenu, et non pas dans les colonies qui le payeront. » — « On pourrait amender l’acte, dit un autre membre, de façon à le rendre acceptable aux colonies. » — « J’avoue, répondit gravement le facétieux docteur, que j’ai songé à un amendement. Acceptez-le, l’acte pourra subsister et les Américains seront tranquilles. C’est peu de chose, il n’y a qu’un mot à changer. Au lieu de mettre : à partir du premier novembre mil sept cent soixante-cinq on payera, mettez deux mil sept cent soixante-cinq, et tout ira de soi. »

Ceci était de la plaisanterie ; d’autres réponses plus sérieuses étaient presque menaçantes. — « Si l’on réduit le droit, les Américains payeront-ils ? » — « Non, jamais, à moins d’y être contraints par la force des armes. » — « Que feraient-ils, si on mettait une autre taxe, imposée en vertu des mêmes principes ? » — « Ce serait exactement la même chose que pour l’acte du timbre : les Américains ne payeraient pas. »

Les défenseurs de la loi, qui ne comprenaient rien à la résistance de l’Amérique, et qui ne s’expliquaient pas qu’un peuple habitué à l’acte de navigation se laissât taxer au dehors et refusât de se laisser taxer au dedans, déclarèrent qu’ils ne voyaient rien de fondé dans cette subtile distinction. La réponse de Franklin est un chef-d’œuvre d’ironie : « On a, dit-il, employé une foule de raisonnements pour démontrer aux Américains qu’il n’y a aucune différence entre une taxe intérieure et une taxe extérieure. Jusqu’à présent, ils ne voient pas les choses de cette façon ; mais avec le temps on finira peut-être par les persuader. »

Les dernières questions furent faites par un ami ; on peut croire qu’elles étaient convenues à l’avance. — « Quel était naguère, dit-il, l’orgueil des Américains ? » — « C’était de tirer leurs modes et leurs marchandises d’Angleterre. » — « Et quel est maintenant leur orgueil ? » — « C’est de porter leurs vieux habits jusqu’à ce qu’ils soient en état de s’en faire de neufs. »

Sur cette réponse, Franklin se retira, et la commission leva séance.

Dans cette discussion, comme dans celle de l’adresse, Grenville et ses amis dénoncèrent les prétentions de l’Amérique et les troubles qui avaient accompagné toutes ces résolutions coloniales, « Nous sommes à la veille d’une rébellion ouverte, disait Grenville ; si les doctrines que j’entends professer sont acceptées par le Parlement, il n’y aura plus de gouvernement au-dessus des colonies ; ce sera une révolution. »

Grenville ajoutait qu’il ne comprenait rien à la distinction des taxes intérieures et extérieures ; c’était là une querelle de mots. Taxer, disait-il, c’est l’apanage de la souveraineté, et la souveraineté est en Angleterre dans le Parlement. Protection et obéissance sont réciproques. La Grande-Bretagne protège l’Amérique, l’Amérique doit obéir. Quand donc l’Amérique a-t-elle été émancipée ? Lorsque les colons ont besoin de notre protection, ils sont toujours prêts à la solliciter. C’est pour les protéger que la nation a contracté une dette immense, et maintenant qu’on leur demande d’y contribuer pour une faible part, ils renoncent à notre autorité, insultent nos officiers et se révoltent.

« L’esprit séditieux des colonies, continuait-il, doit sa naissance aux factions de cette Chambre. On ne réfléchit pas aux conséquences de ce qu’on dit, pourvu que cela serve à l’opposition. On nous a annoncé que nous marchions sur un terrain dangereux ; en nous a prédit la désobéissance. Qu’était cela, sinon dire aux Américains de résister aux lois et encourager leur obstination, en leur promettant un soutien ici ?… Peuple ingrat d’Amérique !… Quand j’avais l’honneur de servir la couronne, nous, chargés d’une énorme dette, nous leur avons donné des primes sur leurs bois, leur fer, leur chanvre et le reste. Nous avons abandonné en leur faveur l’acte de navigation, ce palladium du commerce britannique, et cependant je suis injurié dans tous les journaux comme un ennemi du commerce américain[18]. »

Pitt se leva pour répondre :

« On m’accuse, dit-il, d’avoir donné naissance à la sédition en Amérique. Les colons ont librement exprimé leur opinion sur un Acte malheureux ; cette liberté est devenue leur crime. Je suis fâché d’entendre dénoncer comme un crime la liberté de parole dans cette Chambre. Mais cette imputation ne me décourage pas. C’est une liberté que j’entends exercer. Personne ne doit s’effrayer de l’exercer. C’est une liberté dont aurait pu profiter celui qui la calomnie. Il aurait dû en profiter. Il aurait dû abandonner son projet.

« On nous dit que l’Amérique est en état de rébellion ouverte. Je me réjouis que l’Amérique résiste. Trois millions d’hommes, si bien morts à tout sentiment de liberté qu’ils se résignent à devenir esclaves, seraient des instruments faits pour asservir tout le reste.

« Pour défendre la liberté, je ne viens point ici armé de toutes pièces, avec des précédents et des actes du Parlement, avec le livre des Statuts relié en parchemin… Il me serait trop aisé de montrer que, même sous des rois arbitraires, le Parlement a rougi de taxer le peuple sans son consentement, et lui a accordé des représentants… Le pays de Galles n’a jamais été taxé par le Parlement jusqu’à ce qu’il ait été incorporé.

« Mais je ne veux pas discuter un point de droit particulier avec l’orateur ; je connais son talent ; j’ai été éclairé par ses recherches. « Mais pour la défense de la liberté en vertu d’un principe général, d’un principe constitutionnel, c’est là un terrain où je me sens assuré, où je ne crains personne.

«… Notre pouvoir législatif sur les colonies est un pouvoir suprême. Quand il cessera d’être suprême, je conseillerai à chacun de nous de vendre ses terres et de s’embarquer pour l’Amérique. Quand deux pays sont liés, comme l’Angleterre et ses colonies, sans être incorporés ensemble, il faut qu’il y en ait un qui gouverne. Le plus grand gouverne le moindre, mais de façon à ne point ruiner les principes fondamentaux qui sont communs à tous deux. Si l’orateur ne comprend pas la différence entre les taxes intérieures et extérieures, je n’y puis que faire ; il est trop évident qu’il y a une distinction entre des droits imposés pour régler le commerce, dans l’intérêt commun, et des impôts mis pour lever un revenu.

« On nous demande quand les colonies ont été émancipées. Je désire savoir quand elles ont été asservies.

« On a parlé beaucoup, au dehors, de la force et de la puissance de l’Amérique. C’est un sujet délicat. Dans une bonne cause, sur un bon terrain, la force de l’Angleterre peut écraser l’Amérique. Je connais la valeur de vos troupes, l’habileté de vos officiers. Il n’y a pas une compagnie d’infanterie, avant servi en Amérique, où vous ne puissiez trouver un homme d’assez de science et d’expérience pour en faire un gouverneur de colonie.

« Mais sur le terrain où nous sommes, quand il s’agit d’une grande injustice, votre succès serait hasardeux. Si l’Amérique tombait, elle tomberait comme Samson. Elle embrasserait les piliers de notre État, et en tombant écraserait la Constitution avec elle. Est-ce là cette paix dont vous êtes si fiers ? L’avez-vous faite, non pas pour remettre l’épée au fourreau, mais pour la plonger dans les entrailles de vos concitoyens ? Allez-vous vous quereller ensemble, quand toute la maison de Bourbon est unie contre vous ?…

« Les Américains n’ont pas toujours agi avec prudence et modération. Soit ; mais on les a insultés. On les a rendus fous à force d’injustice. Les punirez-vous de la folie que vous leur avez causée ? Laissez la prudence et la modération venir d’abord de votre côté, je me porte fort que l’Amérique suivra votre exemple. Comme dit une ballade de Prior :

Fermez un peu les yeux sur leurs fautes,
Soyez justes pour leurs vertus.

« En résumé, mon opinion est qu’il faut rappeler l’acte du timbre, absolument, totalement, immédiatement. La raison, c’est qu’il est fondé sur un principe erroné.

« En même temps, proclamez la suprématie de ce pays sur les colonies. Proclamez-la dans les termes les plus forts et les plus absolus. Oui, nous pouvons lier leur commerce, limiter leur industrie, et exercer tous les pouvoirs, hormis un seul : nous ne pouvons pas prendre leur argent dans leur poche sans leur aveu[19].

La déclaration de suprématie et le bill de rappel furent votés le 5 mars 1766, et portés à la Chambre des lords.

Là, l’opposition était forte ; mais le droit fut défendu par l’habile jurisconsulte Pratt, devenu chancelier sous le nom de lord Cambden. Il refusa au Parlement le droit de taxer l’Amérique, parce que l’Amérique n’était pas représentée.

« Taxation et représentation, dit-il, sont joints de façon inséparable. C’est Dieu qui les a unis ; il n’y a pas de Parlement anglais qui puisse les séparer. Essayer de le faire, c’est nous frapper au cœur. »

Les deux lois furent votées, et sanctionnées par le roi le 18 mars suivant. C’était là une sagesse dont par malheur on devait bientôt s’écarter.

De pareils exemples sont rares dans l’histoire. Les gouvernements, princes ou ministres, s’engagent aisément et plus tard ne veulent plus reculer. Si le peuple se tait, la réforme est, dit-on, inutile ; s’il se plaint, reculer semble une lâcheté. On s’entête dans l’erreur avec un courage insensé. C’est confondre l’honneur individuel et le devoir d’un gouvernement ; un gouvernement ne doit pas avoir raison contre ses mandataires. Résister à l’injustice de tout un peuple et se laisser briser, c’est le devoir de tout honnête homme ; mais dans les questions d’intérêt général (et les affaires publiques ne sont pas autre chose), quel droit a-t-on de résister ? La plupart du temps, c’est quelque institution surannée qu’on défend avec cette opiniâtreté ; on se croit d’autant plus fort qu’on ne veut rien reconnaître au-dessus de soi. Un gouvernement s’honore et se grandit en reconnaissant quelque chose de plus puissant que lui, le droit, l’intérêt commun. S’il met le droit sous ses pieds, il n’est que la force ; s’il le respecte, il est la loi vivante ; il a pour lui la conscience humaine, plus forte que les baïonnettes et les soldats.


  1. Ce sera comme aux Antilles, disaient les mécontents ; les commandeurs nègres sont les plus cruels. Bancroft, II, 349.
  2. Bancroft, Amer. Rev., t. II, 310.
  3. Bancroft, ibid., II, 308.
  4. Wirt’s Life of Patrick-Henry, p. 38.
  5. Wirt’s, ibid., p. 21.
  6. C’est sous cette forme que les assemblées, en Angleterre et en Amérique, expriment leur opinion ; la résolution répond à notre ordre du jour motivé.
  7. Wirt’s Life of Patrick-Henry, p. 49.
  8. Bancroft, Amer. Rev., t. II, 315.
  9. Pitkin, Hist. of the U. S., I, 176.
  10. Bancroft, Amer. Rev., II, 318.
  11. Bancroft, Amer. Rev., II, 326.
  12. Bancroft, t. II, p. 351.
  13. Ramsay, Hist. de la Carol. mérid., I, 15.
  14. Pitkin, Hist. of the U.S., I, 189.
  15. Bancroft, Amer. Rev., t. II, 381.
  16. Pitkin, t, I, p. 182 et note 8.
  17. Adolphus, Hist. of England. App. n° 5.
  18. Pitkin, I, 207.
  19. Pitkin, I, 211