Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 4

Charpentier (2p. 59-76).
QUATRIÈME LEÇON
mandats d’assistance. — james otis.

Le congrès d’Albany n’eut pas de suite ; mais la guerre faite par l’Angleterre à la France réunit de fait les colonies, et de 1754 à 1760 l’effort de la lutte fut supporté par les milices coloniales et les ressources des plantations. Le danger commun rapprocha les Colonies et la métropole. Pendant la guerre, les alliés ne se disputent pas.

Mais quand le Canada eut été conquis, ce qui fut achevé en 1780, il y eut un double courant d’idées en Amérique et en Angleterre.

En Amérique, où les milices avaient combattu près des troupes régulières et avaient mieux résisté à cette guerre indienne, aux pénibles marches de ce pays sans routes et sans ressources, les colons et Franklin en tête s’étaient dit que leur admiration des troupes régulières était peut-être exagérée[1].

On se disait aussi qu’on avait fait de grands sacrifices pour abattre les Indiens et les Français, et qu’on avait conquis ces nouvelles provinces avec le sang et l’argent américains. On sentait également que, n’ayant plus rien à craindre des Français, on se trouvait n’avoir plus besoin de la mère patrie ; ce n’était qu’un sentiment vague, mais qui devait grandir à la première souffrance.

« Avant la paix, écrivait Hutchinson à lord Darmouth, le 14 décembre 1773, rien ne me paraissait plus désirable que la cession du Canada. Je suis maintenant convaincu que, si le Canada était resté aux Français, l’esprit d’opposition à la métropole n’aurait jamais paru. Cet esprit est plus dangereux pour nous que tout ce que nous avions à craindre des Indiens et des Français[2]. »

En Angleterre, on avait d’autres idées. Les troupes régulières ne rapportaient pas une grande estime des milices coloniales ; les difficultés faites par les législatures pour voter des hommes ou de l’argent plaisaient peu à un gouvernement qui attribuait à la métropole le droit de taxer à son gré les Colonies.

Mais, de 1757 à 1760, Pitt était ministre ; il avait respecté l’indépendance des planteurs, sans leur porter une bien vive affection. Pitt était un de ces hommes passionnés, d’une volonté énergique, qui ont une idée à laquelle ils subordonnent et sacrifient tout le reste. Humilier la France, la chasser de l’Inde, de l’Amérique et des mers, établir partout la suprématie de l’Angleterre et lui donner le monopole du commerce, c’était l’ambition d’un homme que l’Angleterre admire d’autant plus qu’elle retrouve en lui jusqu’à ses défauts. C’était l’Anglais le plus anglais du dix-huitième siècle, et, malheureusement pour nous, ni M. de Choiseul, homme de manège plus que de génie, ni Louis XV, énervé par la mollesse, n’étaient de taille à lui résister.

Un homme tel que Pitt n’embarrasse point sa marche par de petites querelles. Les planteurs lui fournissaient des hommes et de l’argent, cela suffisait ; il ne voulait pas tarir cette ressource par une querelle avec les colons.

Et d’ailleurs ces colons, c’étaient des Anglais, des citoyens. À ce titre, Pitt respectait leur indépendance et refusait d’attenter à leurs droits.

Il nous le dit lui-même dans le fameux discours qu’il prononça en 1766 sur le rappel du droit de timbre :

« Dans les administrations qui ont précédé celle-ci, personne n’a voulu, personne n’a songé à voler aux colons leurs droits constitutionnels. Cela était réservé pour marquer l’ère nouvelle de la dernière administration. Non pas qu’il ait manqué de gens, lorsque j’avais l’honneur de servir Sa Majesté, qui m’aient proposé de me brûler les doigts à un acte de timbre. Dans un jour de détresse, quand les Américains avaient l’ennemi à dos et nos baïonnettes sur la poitrine, peut-être les planteurs se seraient-ils soumis à cet impôt. À prendre un pareil avantage, il n’y avait ni générosité ni justice. Je n’ai pas voulu… »

Mais quand, en 1760, l’avènement de George III eut amené la chute de Pitt, et donné le pouvoir à des créatures telles que lord Bute, l’idée dominante, l’idée qui se retrouve toujours dans les cerveaux étroits, fut qu’il fallait fortifier la prérogative, c’est-à-dire l’autorité.

« Je suis né et je mourrai monarchique, disait un des parvenus du nouveau règne, lord Melcombe ; les gens de la Cité n’ont point à nous demander compte de ce que nous faisons ; nous leur enseignerons de meilleures manières, ils en ont besoin[3]. »

« C’est Dieu, disait Barrington, qui a donné au roi la prérogative ; il a laissé aux sujets la gloire de l’obéissance[4]. »

Raisonner ainsi, ressusciter les idées et les mots de Louis XIV, c’était oublier qu’on vivait chez le peuple qui avait fait la révolution de 1688 ; mais si, en Angleterre, on souffrait de pareilles folies, en Amérique, et surtout dans la Nouvelle-Angleterre où dominait le vieux sang puritain, où les institutions étaient républicaines, on en était resté à Locke, et on ne comprenait que la liberté.

Malheureusement les ministres anglais n’avaient plus besoin du bon vouloir des colons, depuis que la paix était assurée ; et, dans leur infatuation, ils ne songeaient qu’à les réduire à la commune sujétion. Comme ils n’avaient aucun plan arrêté, ils écoutaient volontiers les faiseurs de projets. Les évêques voulaient établir l’épiscopat et planter au delà des mers la hiérarchie religieuse, de façon à installer sinon l’uniformité, au moins la domination d’une Église privilégiée ; des politiques, comme le gouverneur Bernard, parlaient de ramèner à la forme d’un gouvernement royal les gouvernements de Charte et les gouvernements de propriétaires ; ils rêvaient de constituer une noblesse sur cette terre d’égalité, afin de diviser les intérêts, et de rattacher la classe riche à la monarchie, et aux institutions aristocratiques de la mère patrie ; des légistes proposaient (et on les écouta) d’établir des juges amovibles, de façon à assurer le triomphe des lois de la métropole et des idées du gouvernement. Enfin des financiers, gens qu’on ne repousse guère, s’occupaient de tirer un revenu des colonies, par l’intervention du Parlement, soit afin d’affranchir les ministres des critiques et des gênes qu’opposaient les législatures coloniales, soit pour assurer et fortifier les lois de navigation et de commerce, soit pour créer de nouvelles sinécures (grand moyen de gouvernement parlementaire), soit enfin pour retirer les fonctionnaires coloniaux de la dépendance des planteurs, et les mettre dans la main de l’État.

Ce furent les financiers qu’on écouta les premiers. Leurs mesures semblaient d’exécution facile, il ne s’agissait que de réclamer l’obéissance à de vieilles lois qu’on négligeait d’appliquer. L’Amérique ne contestait pas, en principe, le droit qu’avait le Parlement de régler le commerce, pouvait-elle se refuser à l’exécution de lois votées par la suprême puissance législative ? À vrai dire, Franklin lui-même ne le croyait pas.

Ce fut alors qu’un homme, jusqu’alors inconnu, un simple avocat de Boston, donna le signal de la résistance, et qu’il alluma un feu qui ne devait plus s’éteindre. Cet homme, dont le nom est resté cher à l’Amérique, mais est à peu près inconnu en Europe, c’était James Otis.

En 1760, Bernard étant gouverneur du Massachusetts (c’était un zélé défenseur de la prérogative royale), on reçut en Amérique un ordre du conseil, afin de faire exécuter strictement les Actes du commerce. Au besoin on devait s’adresser à la suprême judicature de la province pour en obtenir des mandats d’assistance ( Writs of assistance) à délivrer aux employés des douanes.

Quelques explications sont nécessaires pour faire comprendre la portée de cet ordre du conseil. Quand on écrit l’histoire de la Révolution française, on n’a point besoin de ces détails ; c’est toujours pour une idée, pour un principe, quelquefois pour un mot qu’on se querelle ; chez les Anglais, c’est toujours pour un droit. En France, c’est le pays, c’est un parti qui se soulève. En Angleterre ou en Amérique, c’est un individu qui attend le moment où son intérêt est lésé pour demander justice, la loi à la main. Chez nous, c’est dans les Chambres qu’on discute ; on remue des questions générales qui agitent tous les esprits généreux de l’Europe (là est le secret de notre influence) ; chez les Saxons, on s’adresse à un tribunal, et on plaide. Le théâtre est moins grand, la question n’est pas moins importante ; si l’on s’y dispute avec une éloquence moins solennelle, on ne s’y bat ni avec moins d’acharnement ni avec moins de succès.

Les Actes de commerce constituaient le monopole au profit des marchands et négociants anglais ; c’était à eux que la loi réservait tous les transports et toutes les fabrications. Ces Actes, on ne les exécutait pas dans la Nouvelle-Angleterre, car, à y obéir, on n’eût pas vécu. Il y avait surtout un grand commerce avec les Antilles ; on y portait du bois de construction et du poisson ; on en tirait en échange du sucre, et surtout des mélasses qu’on distillait pour en tirer de l’alcool. C’est avec cet alcool qu’on faisait la traite des noirs, et c’est au moyen de la traite qu’on payait les marchandises tirées d’Angleterre. Toute l’industrie, toute la vie des plantations dépendait donc de ce commerce depuis longtemps toléré, et sur lequel Walpole et Pitt avaient fermé les yeux.

Un acte de l’année 1733, connu sous le nom d'Acte du sucre, avait établi un droit d’entrée dans les colonies sur ces sucres et mélasses ; la loi n’avait point été exécutée au Massachusetts, non plus que dans les provinces voisines ; le droit n’avait jamais été levé. L’ordre d’exécuter la loi effraya toute la colonie, « plus encore, écrivait le gouverneur Bernard, que la prise du fort William Henry et l’approche des Français en 1757[5]. »

Comment exécuter la loi ? c’était là le difficile. La procédure qui avait été réglée par des lois du règne de Charles II, lois douteuses[6], autorisait les collecteurs de douanes à poursuivre partout la fraude, et au besoin à entrer dans les maisons suspectes et à les fouiller. Cela se faisait, ou devait se faire, en vertu d’un generat warrant ou mandat général, qui ne spécifiait ni la maison suspecte, ni la personne dénoncée, ni l’objet fraudé.

C’est, je crois, ce qui existe encore aujourd’hui en France, au moins pour certains objets, tels que le tabac, les cartes à jouer, la poudre ; ce droit semble indispensable pour assurer les privilèges du fisc. Nous avons une police fiscale ; le mot ne se trouverait pas dans les lois anglaises.

Mais, depuis le règne de Charles II, les idées de liberté avaient fait du chemin en Angleterre. En 1760, c’était une maxime reçue que la maison d’un Anglais est son château, sa forteresse. Pour y entrer, il fallait un warrant spécial ou mandat, délivré par un magistrat, et spécifiant le nom de la personne et le délit commis, délit attesté par deux témoins assermentés. Un mandat spécial ruine l’arbitraire ministériel ou judiciaire ; c’est une des plus solides garanties de la liberté.

En Angleterre, le dernier exemple d’une arrestation par mandat général est celui de Wilkes, qui fut arrêté en 1763. C’était un homme turbulent et séditieux, qui avait déclaré que la Chambre des communes ayant, dans certaines de ses résolutions, excédé ses pouvoirs, n’était plus légitime, et ne pouvait plus voter l’impôt ; que, par conséquent, l’impôt n’était plus obligatoire. Il avait laissé saisir ses meubles, et poursuivi le collecteur en violation de domicile et saisie arbitraire. Ce fut un procès qu’il perdit. Mais le ministère voulut aller plus loin ; on fit saisir les papiers de Wilkes, et arrêter cinq ou six de ses complices. Wilkes, qui connaissait les lois et l’esprit anglais, poursuivit l’agent qui avait exécuté les ordres ministériels (il n’y a pas en Angleterre d’article 75 de la Constitution de l’an VIII). L’agent, qui n’avait fait qu’obéir au ministre, fut condamné en son nom propre et privé à payer 25 000 francs ; les autres agents qui avaient fait des arrestations illégales furent condamnés à 50 000 francs de dommages-intérêts.

Depuis lors il n’y a plus eu de warrant général en Angleterre ; l’affaire de Wilkes a fait jurisprudence, grâce au chief justice, M. Pratt (depuis lord Cambden), qui déclara tout general warrant inconstitutionnel, illégal et nul. La résistance légale d’un méchant homme, qui défendait le droit commun, a servi au triomphe de la liberté.

En 1761 et longtemps avant, ce même esprit de liberté régnait dans la Nouvelle-Angleterre ; et ceci nous explique comment les Actes du commerce, quoique reçus dans la colonie, n’y étaient point exécutés. Il n’y avait pas moyen de poursuivre la fraude, dès que la justice ne s’y prêtait pas ; et les juges des colonies ne voulaient en rien s’associer aux exigences fiscales de la métropole.

C’était pour forcer la main aux juges que l’ordre du Conseil de 1760 leur ordonnait de délivrer, à l’exemple de la cour de l’Échiquier, des Writs of assistance, mandats qui mettaient au service des collecteurs tous les officiers de la colonie, et autorisaient les collecteurs agissant par l’autorité de la loi « à entrer, même de force, dans toute maison ou boutique, pour y chercher les marchandises étrangères frauduleusement importées, ou celles qui n’avaient pas payé les droits. »

Les marchands de Salem et de Boston résolurent de s’opposer à l’exécution de cet ordre ; ils présentèrent une pétition à la cour supérieure, et ils prirent pour avocat James Otis, qui, pour les servir, donna sa démission d’avocat général, et entra résolument au service de la liberté.

En février 1761, l’affaire se présenta devant la cour supérieure de Boston, dans le vieil hôtel de ville. Les quatre juges étaient présidés par le chief justice Hutchinson, tout dévoué à la métropole.

L’avocat de la couronne rappela le statut de Charles II, et le statut de Guillaume III qui donnait aux officiers du revenu en Amérique droit à la même assistance qu’aux fonctionnaires anglais. Refuser l’exécution du writ, c’était déclarer « que le Parlement de la Grande-Bretagne n’était pas le souverain législateur de l’empire britannique[7] ; » en d’autres termes, c’était de la rébellion.

Otis, nature irritable, passionnée, et par cela même éloquente, fit un long discours dont il ne nous est resté que des fragments, conservés par la mémoire des contemporains.

Il commença en faisant allusion à la place qu’il avait résignée, et déclara qu’il était prêt à tout sacrifier, position, fortune, santé, réputation, et la vie même, s’il le fallait, pour répondre à l’appel de la patrie.

Il déclara que les mandats d’assistance lui semblaient un détestable abus du pouvoir, destructif des libertés anglaises, destructif des principes de la loi. Toujours, ajouta-t-il, je m’opposerai à cette espèce d’autorité qui a perdu deux rois d’Angleterre, coûtant à l’un sa tête, à l’autre son trône[8].

Puis, passant à l’examen de ces mandats généraux, il dit, et ceci mérite toute notre attention :

« Dans les vieux livres de droit, au titre des justices de paix, Vos Seigneuries trouveront des précédents de warrants généraux pour fouiller les maisons suspectes. Mais, dans les livres modernes, vous ne trouverez que des mandats spéciaux afin de fouiller telle et telle maison spécialement désignée, et dans laquelle le complaignant a déjà juré qu’il suppose qu’on a caché les objets suspects. Vous verrez dans nos précédents qu’il n’y a de légal que des mandats spéciaux.

« Voilà pourquoi je déclare que le writ qu’on vous demande est illégal : il est général.

« C’est un pouvoir qui met la liberté de chacun de nous dans la main du plus petit commis.

« Je le répète, j’admets des mandats spéciaux pour fouiller certaines places désignées, mandats délivrés sur le serment de certaines personnes ; mais je n’admets point de mandat universel.

« Voyez la forme de celui-ci : il est adressé « à tous les juges, shériffs, constables et autres sujets, » c’est-à-dire à tous les sujets de Sa Majesté.

« Armé de ce writ, chacun peut devenir légalement un tyran, contrôler, emprisonner, tuer toute personne dans le royaume.

« Ce writ est perpétuel ; il n’y a point de date qui lui donne une échéance. Personne n’est responsable de l’usage qu’il en fait. Chacun peut s’assurer dans sa petite tyrannie et répandre autour de lui la terreur et la désolation, jusqu’à ce que la trompette de l’archange excite d’autres émotions dans son âme.

« En troisième lieu, avec ce writ à la main, une personne peut entrer en plein jour dans toute maison ou boutique, suivant son caprice, et en forçant chacun à l’assister.

« Or, une des branches principales de la liberté anglaise, c’est la liberté du foyer. La maison d’un Anglais est sa forteresse ; tant qu’il y est tranquille, il y est aussi bien gardé qu’un prince dans son palais.

« Si vous déclarez que le writ est légal, vous anéantissez ce privilège. Des douaniers entreront dans nos maisons quand bon leur semblera ; on nous ordonnera de leur en ouvrir les portes. Leurs agents peuvent entrer, briser serrures, barres et tout ce qu’il leur plaît. Que ce soit malice ou vengeance, il n’importe ; ni tribunal, ni personne n’a droit de s’en inquiéter. Il suffit d’un soupçon, on ne demande même pas un serment[9].

«…On oppose, ajouta-t-il, je ne sais quels précédents, un ordre du Conseil, un statut ; mais un statut ne peut pas légitimer ces mandats généraux.

« Aucun acte du Parlement ne peut établir une semblable procédure. Un acte du Parlement contraire à la Constitution est nul de soi. »

De là Otis passa au fond de la question : avait-on le droit de taxer les colonies sans leur aveu ? Les Américains avaient accepté les Actes de commerce comme règlements de commerce, jamais comme impôts. C’est alors qu’il prononça (si l’on en croit Adams) le fameux mot : Impôt sans représentation, c’est tyrannie.

Ces paroles d’Otis mirent en feu l’auditoire ; la majorité des juges ne résista pas à l’émotion, elle était du même sang que l’avocat. Hutchinson recula devant celui qu’il appelait tout bas : le grand incendiaire des colonies[10]. Tout ce qu’il put obtenir de ses collègues, ce fut de continuer la cause à une autre session, afin d’avoir le temps de recevoir des ordres d’Angleterre.

Ces ordres ne permettaient pas de résistance : la cour céda, et, dès lors, elle accorda des writs d’assistance chaque fois que les officiers du revenu en demandèrent ; il semble qu’en fait on usa d’une grande modération[11].

Mais ces mandats étaient si impopulaires qu’en 1762 l’assemblée du Massachusetts, revenant à la charge, passa un bill pour qu’on n’accordât ces mandats qu’aux officiers de douane, et seulement sur information spéciale et serment. Le gouverneur Bernard refusa de consentir à ce bill, et par représailles l’assemblée réduisit le salaire du gouverneur[12].

Mais si, en 1760, Hutchinson pouvait décider trois juges à voter avec lui, il n’avait point de prise sur l’opinion ; et depuis le discours d’Otis le pays était en feu.

À cinquante-sept ans de distance, John Adams, qui avait été l’élève et le protégé d’Otis, écrivait avec une chaleur toute juvénile :

« Otis était une flamme ! Avec sa facilité de citations classiques, sa profonde érudition, son rapide résumé des événements de l’histoire, sa profusion d’autorités légales, son coup d’œil prophétique, avec le torrent de son impétueuse éloquence, il poussait tout devant lui. Ce jour-là est née l’indépendance américaine ! Ce jour-là fut semée cette semence de patriotes et de héros qui devaient défendre la jeune Amérique : Non sine Diis animosus infans[13].

« Dans cette foule qui encombrait l’auditoire, chacun me parut sortir, comme je fis, pour aller prendre les armes contre les writs d’assistance. Ce fut là la première scène et le premier acte d’opposition contre les prétentions arbitraires de la Grande-Bretagne. En quinze ans, de 1761 à 1776, l’enfant avait grandi, c’était un homme, il proclama sa liberté ! »

Aux élections de mai 1761, Otis fut nommé à la législature, quoiqu’il ne se fût jamais mêlé des affaires publiques ; dès ce jour, il eut des amis dévoués, et des ennemis qui ne lui pardonnèrent point.

Dans cette assemblée, il apporta sa fougue et son talent, secondé dans sa résistance contre le gouvernement par la jalousie patriotique de ses collègues. On peut juger de l’esprit public par le fait suivant :

En 1762, le gouverneur avait mis cinquante hommes sur le Manchester, sloop garde-côte, qui protégeait les pêcheries de Terre-Neuve ; on craignait une expédition française ; c’était une dépense de 72 livres sterling (1 440 francs).

En soi, le fait était insignifiant ; mais ce n’était pas le premier exemple de dépenses faites sans le vote de l’assemblée ; il y avait un principe engagé dans l’affaire, une question de dignité et de souveraineté. L’assemblée réclama ; Otis dressa un projet de lettre au gouverneur. On le trouvera fort vif ; mais, comme le disait finement Burke : « En d’autres pays plus simples ou moins vifs, le peuple ne juge des mauvais principes d’un gouvernement que par ses souffrances actuelles ; en Amérique, ils préviennent le mal et jugent de la souffrance par la méchanceté du principe. Ils devinent à distance un mauvais gouvernement et sentent l’approche de la tyrannie au premier souffle qui n’est pas pur. »

Voici la lettre d’Otis :

« Nos devoirs envers nous-mêmes et envers nos constituants nous obligent à faire des remontrances à Votre Excellence contre les augmentations de dépenses faites par le gouverneur et le conseil.

« C’est ravir à la Chambre son plus cher privilège, le droit de voter en premier lieu l’impôt.

« En fait, c’est annihiler une branche de la législature. Et quand une fois les représentants du peuple ont abandonné ce privilège, le gouvernement devient promptement arbitraire.

« Il n’y a point de nécessité qui puisse justifier une Chambre de représentants qui abandonnerait un pareil privilège. Qu’importe au peuple d’être sujet de George ou de Louis, du roi de la Grande-Bretagne ou du roi de France, si tous deux sont des rois arbitraires, comme tous deux le seraient si tous deux pouvaient lever des taxes sans le Parlement ? »

Quand on lut ce dernier passage, un des représentants cria : Trahison, trahison ! Mais, après un discours très-animé que prononça Otis, la lettre fut votée à une forte majorité, et Otis nommé un des commissaires pour la porter au gouverneur.

Bernard le gouverneur se plaignit de ces déclamations, qui semblaient faire croire au peuple que ses droits étaient en danger. De pareilles harangues, disait-il, pouvaient convenir au règne de Charles II ou de Jacques II, elles étaient injustes et sans fondement sous le règne bon et bienveillant de George III.

Bernard mentait, car il connaissait mieux que personne les projets du ministère ; c’était lui qui poussait aux nouveautés qui amenèrent la révolution.

Comme conclusion de son discours, Bernard demandait qu’on effaçât des journaux de la Chambre certains passages « où le nom sacré d’un roi bien-aimé était traité avec peu de respect. »

La Chambre se rendit à cette demande ; et Otis proposa d’insérer dans l’adresse les mots suivants en tête du passage attaqué :

« Avec tout le respect dû à la personne sacrée et au gouvernement de Sa Majesté, pour lesquels nous professons le plus sincère attachement et la plus parfaite loyauté, qu’il nous soit permis de dire qu’il importerait peu… »

Mais, à ce moment, le député irritable qui avait crié trahison se mit à crier : Effacez, effacez ! L’amendement ne fut pas voté, on effaça les mots qui avaient choqué le gouverneur, et ce fut en cet état que le message lui fut renvoyé[14].

Pour justifier son opinion et la conduite de la Chambre, Otis publia un pamphlet dont nous parlerons à la prochaine leçon, car ce fut le texte où puisèrent tous les défenseurs de la révolution.

L’exemple d’Otis n’est point rare dans l’histoire. Il se trouve toujours un moment où un homme (qui n’est pas toujours un grand homme) devient l’organe et la voix de la nation. C’est un des plus curieux spectacles que présente l’humanité, une des plus grandes leçons pour les cœurs faibles et qui se laissent abattre par le succès de l’injustice.

Un gouvernement est tout-puissant. Soutenu par l’armée, par une seconde armée de fonctionnaires, par le découragement ou l’indifférence de la foule, il semble qu’il peut tout faire et que le peuple soit résigné à tout souffrir ; cent fois ce gouvernement a essayé sa force, cent fois il a réussi ; mais peu à peu la coupe s’emplit, le mécontentement monte ; le peuple cherche ce qu’il veut, et ne le trouve pas. Tout à coup un homme se lève et prononce quelques mots, auxquels le premier peut-être il n’attache point une grande importance. Le cri est trouvé ; c’est le son de la trompette qui réveille les âmes endormies ; le peuple se reconnaît et reprend possession de lui-même ; alors éclate ce que Napoléon nommait si bien l’impuissance de la force, alors paraît la toute-puissance de l’idée. C’est à qui servira sous ce nouvel étendard ; les ambitieux se jettent du côté où souffle la fortune ; en se précipitant ils emportent la balance ; la victoire est certaine ; l’histoire l’enregistre ; mais souvent l’histoire est ingrate comme la fortune, elle oublie l’homme qui un jour a été la voix du pays. C’était, dit-on, le simple écho du sentiment national, il a dit ce que chacun pensait. Oui, mais il a eu le courage de le dire ; sans ce mot magique qui a rompu le charme, qui sait si le sommeil ne durerait pas encore ? L’ingratitude ne convient pas aux peuples ; ils ont besoin de grands hommes ; ils ont plus besoin encore de ces obscurs serviteurs, de ces soldats qui risquent tout, sans espoir et sans ambition, pour soutenir ou relever le vieux drapeau.


  1. Franklin, Mémoires, I, 57.
  2. Pitkin, I, 157.
  3. Bancroft, Amer. Rev., I, 471.
  4. Bancroft, Ibid.
  5. Pitkin, I, p. 160.
  6. Life of Otis, p. 60, à la note.
  7. Bancroft, Amer, Rev., I, 473.
  8. Je suis dans ce résumé : Tudor. Life of Otis, p. 63 et suiv ; Bancroft, Amer. Rev., I, 474.
  9. Life of James Otis, p. 66.
  10. Bancroft, Amer. Rev., I, 47 6.
  11. Life of Otis, p. 86, note.
  12. Pitkin, I, 161.
  13. Allusion à la médaille d’alliance frappée à Paris, et dont l’idée fut donnée par Franklin. Sur la face, la tête de la Liberté : Libertas Americana. 4 juillet 1776.

    Au revers Hercule enfant qui lutte avec un Lion (l’Angleterre) ; il est défendu par Minerve (la France), qui couvre l’enfant d’un bouclier avec des fleurs de lis, sur lequel se jette le lion. La devise, fournie par sir William Jones, est : Non sine Diis animosus infans ; au-dessous est la double date : 17 octobre 1777 — 19 octobre 1781.

  14. Life of Otis, p. 119 et suiv.