Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 3

Charpentier (2p. 41-58).
TROISIÈME LEÇON
projets d’union entre les colonies. — congrès d’albany en 1754. — franklin.

Nous avons vu quels étaient les sentiments et les idées qui régnaient aux Colonies. Ce peuple de planteurs, que l’Europe ignorait, avait pour la liberté un amour jaloux, plus ardent et plus vif que celui même des Anglais pour leurs vieilles institutions. Il fallait aux Américains toutes les libertés civiles et politiques de la mère patrie. En outre, dès le milieu du dernier siècle, ils commençaient à discuter les conditions de leur union avec la métropole ; ils demandaient l’égalité commerciale, c’est-à-dire la liberté de commerce et d’industrie, la seule liberté qui leur manquât. J’ai parlé des projets hardis de Pownall et de Franklin.

Mais pour obtenir la reconnaissance de ces droits, pour forcer l’Angleterre à renoncer au privilège d’exploiter les plantations à son profit, pour lui faire abdiquer la vieille et désastreuse politique commerciale, à laquelle, comme à un talisman, elle attachait l’idée de sa puissance, il eût fallu que les Colonies fussent en état de s’unir et d’imposer à la métropole par leur nombre et leur accord.

Il n’y avait rien de semblable en Amérique.

L’Angleterre n’avait point favorisé l’union des Colonies. Tout au contraire, la devise de ses hommes d’État et de ses économistes était de diviser pour régner. Ce n’était pas assez que la grande étendue des plantations, clair-semées au milieu de cette forêt qu’on appelle l’Amérique du Nord, et qui aujourd’hui même n’est pas à demi défrichée, séparât les Colonies et isolât les comtés ; l’Angleterre considérait chaque établissement comme étranger à ses voisins ; les gouverneurs ne connaissaient que leurs provinces, et il y avait entre les plantations des rivalités qu’on se souciait fort peu d’apaiser.

La Virginie jalousait le Maryland, qui lui faisait concurrence dans la production du tabac ; toutes les Colonies du Sud voyaient d’un œil d’envie l’activité de la Nouvelle-Angleterre. Alors, comme aujourd’hui, on dénonçait l’esprit mercantile et l’audace de ces marchands puritains qui, au mépris des lois de la métropole, poussaient leurs affaires jusqu’à Lisbonne et faisaient une contrebande hardie et profitable avec les Antilles. Alors, comme aujourd’hui, la diversité était dans les intérêts ; mais l’unité avait des racines plus profondes : origine, langue, religion, patriotisme, poussaient à l’unité. C’était le grand courant qui entraînait le pays vers un avenir de gloire et de puissance ; mais au-dessus étaient ces remous superficiels, les seuls que voient les politiques[1]. Ils se trompaient alors, et j’ai la confiance qu’ils se trompent aujourd’hui.

Dès le dix-septième siècle, on trouve cependant un essai d’union entre les Colonies ; mais c’est une union limitée et qui ne comprend que les plantations du Nord. Là, tout est commun : foi, mœurs, idées, lois, intérêts ; c’est partout le même esprit ; la division des provinces est géographique, rien de plus ; l’unité est si grande que l’histoire et la politique réunissent toujours ces différents États sous le nom de Nouvelle-Angleterre. C’est un même peuple et un même pays, ce qui explique son influence et sa force aux États-Unis.

Vous vous rappelez que, dès l’année 1643, les colonies de Massachusetts, Plymouth, Connecticut et New-Haven se réunirent pour se défendre contre les incursions des Indiens et les entreprises des Hollandais de la Nouvelle-Belgique. Les planteurs formèrent une ligue, offensive et défensive, qu’ils déclarèrent perpétuelle, et ils prirent le nom de Colonies unies de la Nouvelle-Angleterre.

Suivant les articles de la Confédération, chaque Colonie conservait la juridiction exclusive sur son propre territoire ; mais, en cas de guerre, offensive ou défensive, chaque membre de la Confédération devait fournir des hommes et de l’argent en proportion de sa population.

Tous les ans on devait tenir un Congrès, où chaque Colonie déléguerait deux commissaires, avec pouvoir de délibérer sur la paix et la guerre, et sur tous les points d’intérêt commun. Toute décision, adoptée par la majorité des trois quarts, obligeait la Confédération[2].

Cette association, visiblement empruntée de la république des Provinces-Unies, le grand modèle de l’époque, est le premier germe d’essais successifs qui devaient amener enfin la confédération pendant la guerre de l’indépendance, et l’union après la paix. On y sent déjà une prudence jalouse, qui est sensible dans la constitution des États-Unis ; chaque colonie veut conserver sa souveraineté intérieure, et avec raison, car cette indépendance municipale est une des meilleures garanties de la liberté.

À la suite de cet accord, les Colonies de la Nouvelle-Angleterre agirent, de fait, comme États indépendants, durant près de quarante années. La guerre civile qui déchirait l’Angleterre ne permettait guère de s’inquiéter de ces plantations perdues dans le désert, et à peine peuplées. On laissa donc la Confédération se mouvoir en toute liberté dans une sphère des plus étroites ; on avait peu à se mêler de ses guerres avec quelques tribus indiennes ; ce fut seulement en 1686 qu’elle disparut, quand Jacques II fit annuler les chartes de la Nouvelle-Angleterre, et remplaça ces libres gouvernements par une commission qui tomba avec lui[3].

Après la dissolution de cette première Confédération, les habitants de la Nouvelle-Angleterre essayèrent plus d’une fois de ces réunions communes, de ces associations qui sont dans l’esprit des peuples libres. Pour traiter avec les Indiens, pour leur résister, pour empêcher les empiétements des Français, il y eut souvent de ces congrès de gouverneurs et de commissaires, et on y appela même des députés des autres Colonies.

Mais ce ne furent que des essais sans importance, quoique cependant l’idée germât et grandît peu à peu.

C’est ainsi qu’en 1697 William Penn avait proposé d’établir un congrès annuel de toutes les provinces du continent d’Amérique, avec pouvoir de régler le commerce[4]. C’est ainsi qu’en 1698, et dans une toute autre idée, Nicholson, gouverneur de la Virginie, présentait à la reine Anne un mémoire où il proposait de fonder un empire américain.

Il demandait que toutes les Colonies anglaises, sur le continent de l’Amérique du Nord, fussent réduites en un seul gouvernement, sous un vice-roi, et qu’on y entretînt une armée sur pied, afin de réduire les ennemis de la reine, « En d’autres termes, dit Beverly[5], c’était implorer le secours de Sa Majesté pour mettre les plantations sous une discipline militaire ; c’était par conséquent fournir une belle occasion à un vice-roi de secouer la domination de l’Angleterre. »

C’est sans doute ce qu’on sentit dans les conseils de la reine Anne ; on ne voit pas qu’il ait été donné suite aux projets de Nicholson. Les Anglais n’ont aucun goût pour cette centralisation et cette uniformité qui font la passion des gouvernements d’Europe, chez les peuples imbus des idées latines. À quoi bon établir des vice-royautés à l’espagnole ? Le règne des lois suffisait.

Ce qui a une tout autre importance que ces premiers essais, c’est le Congrès qui se tint à Albany en 1754, et le projet d’union présenté par Franklin. Ce projet échoua devant les jalousies coloniales et les craintes de la métropole, mais l’idée n’en fut point perdue ; elle devait renaître vingt ans plus tard. Le premier plan de confédération ressemble fort au projet de Franklin.

Avant de parler de ce projet, disons d’abord quelles causes l’avaient amené. C’est un souvenir douloureux pour des Français : car nous jouons le grand rôle dans cette affaire ; c’est contre nous que la première confédération fut proposée et préparée par Franklin.

En 1753, nous étions maîtres non-seulement du Canada et de la Louisiane (et la Louisiane à cette époque était à elle seule un monde inconnu), mais encore de cet immense pays qu’on appelle aujourd’hui le Far-West, et qui est destiné à devenir le plus grand pays agricole, le plus grand État que l’histoire aura vu, la Chine exceptée. Nous avions reconnu et descendu l’Ohio, la belle rivière ; nous avions établi soixante fortins le long des lacs, et à ne considérer que le droit de possession et de premier établissement, ce magnifique pays était à nous. Nos missionnaires, nos soldats, nos coureurs de bois, l’avaient découvert et commençaient à le coloniser. L’avenir de l’Amérique était à la France et non pas aux Anglais.

C’est ce que sentaient les Américains, c’est ce qu’ils voulaient éviter. Établis entre les Alleghanys et la mer, dans un pays dont la plus grande profondeur n’a pas plus de soixante-dix lieues, ils ne voulaient pas qu’on colonisât derrière eux et sans eux un continent qui pouvait nourrir des millions d’hommes ; ils sentaient qu’un jour ce peuple nouveau les jetterait à la mer.

Et, d’un autre côté, ils n’ignoraient pas que la vallée de l’Ohio, et le pays qui borde les lacs, était un des plus beaux de l’Amérique, par l’extrême richesse et la fertilité du sol, la salubrité de l’air, la douceur du climat, l’abondance de la chasse et de la pêche, la facilité du commerce avec les Indiens, et l’immense avantage des communications par eau, les fleuves et les lacs s’étendant à des centaines de lieues[6].

« Il est indubitable, disait Franklin, qu’en moins d’un siècle peut-être il y aura là un État populeux et puissant ; grand accroissement de pouvoir soit pour l’Angleterre, soit pour la France[7]. »

Franklin proposait donc de passer les Alleghanys et d’établir deux fortes colonies entre l’Ohio et le lac Erié, ce qui était couper en deux la puissance française, et briser ce cercle qui du Canada à la Louisiane enserrait les possessions anglaises. Dans ce projet, il était secondé par Pownall, et par tous les gouverneurs de province. Pownall et Franklin sentaient qu’il y avait un moyen sûr de se délivrer de nous et de nous repousser : ce n’était pas en se battant, c’était en colonisant. C’est ainsi que grandissaient les colons anglais ; tandis que nous courions les bois, ils défrichaient, plantaient et multipliaient. Ce n’était pas au fusil que restait l’avantage, c’était à la cognée.

« Il est certain, disait Pownall, dans un Mémoire présenté au duc de Cumberland en 1756[8], que nous avons toujours fait reculer les Français et que nous avons chassé les Indiens du pays, bien plus en colonisant qu’en combattant ; et que partout où nos établissements ont été faits sagement et complètement, les Français n’ont pu nous faire reculer, ni par eux-mêmes, ni par leurs chiens de guerre, les Indiens.

«… Un établissement (dans la vallée de l’Ohio) non-seulement finira par payer ses dépenses, mais nous rapportera tout autant qu’aucune autre colonie ; il donnera de la force et de l’unité à notre empire d’Amérique, et nous assurera la possession du pays. Mais par-dessus tout la chose est nécessaire. Les plantations anglaises sont à bout ; elles sont colonisées jusqu’aux montagnes. »

Du droit et de la possession des Français, il n’en est pas question. Pownall et Franklin ne parlent que des droits anglais. Ces droits reposent sur des chartes qui donnaient en général le pays d’une mer à l’autre ; c’est-à-dire des terres qu’on n’avait même pas vues. Quant à la possession, il n’y en avait point de trace. Tandis que nous avions soixante forts établis, le long des lacs et des rivières, les Anglais n’avaient pas encore descendu la montagne ; et, comme le disaient les Indiens : « Les Français sont des hommes, ils se fortifient partout ; vous, vous êtes des femmes ; il n’y a qu’un pas du Canada ici, les Français viendront aisément et vous mettront à la porte[9]. »

Pour s’emparer de la vallée de l’Ohio, le gouverneur de la Virginie, Dinwiddie, envoya, en 1754, à la tête de cent cinquante volontaires[10], un jeune homme de vingt-deux ans, qui, l’année précédente, avait déjà reconnu la vallée de l’Ohio : c’était George Washington. Il devait s’emparer de la fourche de l’Ohio, c’est-à-dire du confluent de la rivière des Alleghanys et de la Monongaela[11], qui en se réunissant forment l’Ohio, point où est aujourd’hui Pittsburg, mais où dès lors les Français avaient bâti un fort, appelé fort Duquesne et commandé par M. de Contrecœur.

C’est dans cette vallée que, le 27 mai 1754, Washington, prévenu, dit-on, par les Indiens que les Français voulaient tirer sur le premier Anglais qu’ils verraient, se rencontra, par une nuit pluvieuse, avec un détachement de Français, commandé par M. Villiers de Jumonville, qui venait en parlementaire.

« Feu ! » cria Washington, et il donna l’exemple ; Jumonville fut tué avec dix Français ; vingt et un furent faits prisonniers ; Washington en ce moment n’avait pas plus de quarante hommes avec lui.

La vengeance ne se fit pas attendre ; cinq cents Français, soutenus par des Indiens et conduits par le capitaine Villiers, frère de Jumonville, se portèrent sur le fort Necessity, où s’était retiré Washington, et l’attaquèrent avec fureur. Washington fut obligé de traiter ; il obtint de se retirer en Virginie avec ses troupes, en signant une capitulation écrite en français, et qui portait « que M. Villiers, chargé de venger l’assassin commis sur un officier français porteur d’une sommation et sur son escorte, voulait bien accorder grâce à tous les Anglais qui étaient dans le fort. »

Cette capitulation, rédigée en pareils termes, est restée comme une épine dans la chair des Américains ; c’est une ombre sur la gloire du héros. On a prétendu que l’interprète avait trompé le jeune Washington, qui ne savait pas le français ; je crois que cette excuse n’est pas nécessaire ; il est probable qu’il eût suffi de savoir ce que signifiait en canadien le mot d'assassin, qui peut-être est synonyme de meurtre. D’ailleurs l’assassinat était involontaire : Washington n’aurait point tiré sur un parlementaire, s’il l’avait reconnu.

Ce coup de fusil, tiré dans les déserts du Nouveau Monde par un officier inconnu, alluma, comme une traînée de poudre, une guerre universelle, qui tourna tout à l’avantage de l’Angleterre. Je veux parler de la guerre de Sept ans.

C’est à ce moment que, dans la crainte d’une guerre avec la France, guerre qu’il était d’autant plus facile de prévoir que les Anglais et les Américains y poussaient de toutes leurs forces ; c’est alors, dis-je, que, sur l’ordre des lords du commerce, on convoqua à Albany, dans l’État de New-York, un congrès de commissaires députés par toutes les Colonies, afin de conférer avec les chefs des six nations indiennes sur les moyens de défendre à la fois les intérêts des sauvages et ceux des colons. Toutes les plantations y furent représentées, à l’exception de la Géorgie. Un petit-fils de Penn avec Franklin et deux autres commissaires y représenta la Pensylvanie ; le gouverneur Hutchinson y représentait le Massachusetts ; Pownall aussi était présent, mais, ce semble, sans caractère officiel.

On se réunit au mois de juin 1754. Par une coïncidence toute naturelle quand une idée est dans l’air, plusieurs des commissaires avaient apporté des projets de confédération et d’union, et parmi eux Franklin. Le besoin d’une union était depuis longtemps ressenti par les patriotes et les hommes éclairés.

Les Américains avaient toujours souffert de leurs divisions provinciales. Quand une affaire commune demandait des mesures générales, il se trouvait toujours quelque assemblée égoïste, qui profitait de la crise pour demander des avantages qu’on ne lui aurait pas autrement accordés. C’était une cause de querelles et d’impuissance ; on attendait ce que faisaient les autres, pour ne pas faire plus, ou pour faire moins[12]. C’est ainsi qu’on venait de laisser la Virginie seule aux prises avec les Français ; la désunion des Colonies faisait la force des Canadiens[13].

À Albany, l’union fut votée à l’unanimité ; on déclara l’union des Colonies absolument nécessaire pour leur conservation. Le projet de Franklin fut ensuite adopté par la commission avec quelques modifications. Son plan, comme il le dit lui-même, était de concentrer sur certains points d’intérêt général tous les pouvoirs des gouverneurs en une seule main, tous les pouvoirs des assemblées en une seule assemblée, appelée Grand Conseil.

Ce projet ressemble non point à la constitution des États-Unis, quoiqu’il y ait un grand nombre de traits pareils, mais à la confédération qui dura pendant la guerre avec l’Angleterre.

Le siège du gouvernement fédéral était provisoirement placé à Philadelphie (où se tint aussi plus tard le Congrès) ; c’était le point central, on y pouvait arriver du New-Hampshire, ou de la Caroline du Sud, en quinze ou vingt jours, à cheval. Par mer, le chemin était beaucoup plus court, une semaine de Charleston.

La Constitution était un compromis entre la prérogative royale et le pouvoir populaire ; et plus encore entre le pouvoir central et la souveraineté des États.

Le roi devait nommer et entretenir un président général, qui aurait un veto sur toutes les lois. Et comme on voulait éviter toute dispute entre le président et le grand Conseil, disputes dont on n’avait que trop d’exemples dans les Colonies, on lui attribuait un traitement sur le quit rent, ou cens des terres de la couronne en Amérique, qui, à ce qu’on supposait, suffirait bientôt à la liste civile du président.

Le peuple des Colonies devait élire tous les trois ans un grand Conseil, qui avait le pouvoir législatif ; c’étaient les différentes législatures qui devaient choisir les conseillers, comme aujourd’hui elles élisent les sénateurs.

Chaque colonie devait envoyer un nombre de représentants proportionnel à ses contributions, mais qui ne pouvait descendre au-dessous de deux, ni s’élever au-dessus de sept[14].

Le gouverneur général nommait tous les officiers militaires, mais de l’avis du Conseil. La séparation absolue de la législation et de l’administration n’a jamais été reçue en Amérique. C’est le Conseil qui nommait tous les officiers civils, c’était une conséquence de son droit de voter le budget.

Ce gouvernement fédéral n’avait que des pouvoirs limités, comme aujourd’hui le gouvernement de Washington. Chaque Colonie gardait ses institutions et ses libertés domestiques ; mais c’était le pouvoir fédéral qui était chargé des affaires indiennes[15], des achats de terre[16] et du commerce extérieur ; c’était lui qui devait établir, organiser et gouverner temporairement les plantations nouvelles, ce qu’on nomme aujourd’hui les territoires. À lui de lever des troupes[17] et d’équiper des vaisseaux et navires sur les mers, lacs et rivières ; à lui de faire des lois générales et de lever les taxes nécessaires pour la défense du pays et la protection des territoires.

Le grand Conseil devait se réunir tous les ans et choisir son président ; on ne pouvait ni le dissoudre, ni le proroger, ni le tenir rassemblé plus de six semaines sans son consentement ou sans un ordre spécial de la couronne[18].

Le projet soumis à l’assemblée fut chaudement soutenu par les délégués de la Nouvelle-Angleterre ; le seul défaut qu’y trouvait le Connecticut, c’est qu’on y donnât le veto au président général ; pour lui, le projet n’était pas assez républicain. Dans le sens royaliste, il n’y eut d’opposition que de la part de Delancey, lieutenant-gouverneur de New-York, un des délégués de la Virginie. Il aurait voulu réserver aux gouverneurs coloniaux un droit de veto sur les élections au grand Conseil ; on lui répondit qu’en Angleterre le roi n’est qu’un tiers du pouvoir législatif, tandis qu’ici on lui donnait déjà la moitié. En allant plus loin, on serait virtuellement taxé par un congrès de gouverneurs ; ce ne seraient plus les citoyens qui voteraient librement l’impôt ; la condition essentielle de la liberté anglaise serait violée. Au contraire, avec le système proposé, le grand Conseil était la représentation des législatures, le principe était respecté.

Quant à l’impôt qui devait fournir aux dépenses générales, on pensa à un droit sur les alcools et à un droit de timbre ; c’est-à-dire à des taxes indirectes et qui n’affectassent pas la propriété.

L’union votée, l’œuvre était loin d’être achevée ; on avait réservé le droit du parlement anglais et la ratification des assemblées ; on se trouvait en face de la métropole et des Colonies, deux puissances également jalouses de leur souveraineté ; des deux côtés le projet échoua.

En recevant les minutes du Congrès, le bureau du commerce fut étonné de voir un plan complet de gouvernement ; à Londres, on n’avait nulle envie de fonder un empire américain. C’était un projet trop démocratique qu’on ne voulut point soumettre au roi ; on le remplaça par un autre projet où l’on ne tenait aucun compte des libertés coloniales. C’étaient les gouverneurs des Colonies qui, avec un certain nombre de leurs conseillers[19], devaient se réunir, lever des troupes, construire des forts et tirer sur le trésor de la Grande-Bretagne pour la dépense, qui plus tard devait être remboursée au moyen d’une taxe mise par le parlement sur les Colonies. On en arrivait ainsi au problème devant lequel Walpole avait reculé.

Dans les Colonies, le projet ne fut pas mieux accueilli ; on trouva qu’il y avait trop de prérogative ; le Connectiez le rejeta, le Massachusetts s’y opposa, et New-York, où Franklin, à son retour d’Albany, avait été chaleureusement reçu, fit un très-froid accueil au projet[20]. Dans le pays même qui avait délégué Franklin, dans la Pensylvanie, le projet ne fut pas plus heureux. « Une manœuvre de certains membres, dit-il, fit qu’on saisit le moment où j’étais absent (ce qui n’était pas très-loyal), et on écarta mon plan sans discussion, ce qui ne fut pas pour moi une petite mortification[21]. »

« Les motifs différents et contraires qui dégoûtèrent de mon plan, continue-t-il, me font soupçonner qu’il tenait un juste milieu, et je suis encore d’avis[22] que son adoption eût été heureuse pour les deux parties. Unies de cette façon, les Colonies auraient été assez fortes pour se défendre elles-mêmes ; on n’aurait pas eu besoin de troupes anglaises, et par conséquent il n’y aurait pas eu de prétexte pour taxer l’Amérique. On eût évité la lutte sanglante que ces prétentions ont amenée.

« Mais (ajoute-t-il avec sa longue expérience) de telles méprises ne sont pas nouvelles ; les histoires sont pleines des erreurs des États et des princes.

« Regarde la terre, tu verras combien peu de gens connaissent leur véritable bien, ou le connaissant le poursuivent.

« Ceux qui gouvernent ont tant d’affaires sur les bras qu’en général ils n’aiment pas à se donner la peine d’examiner et d’exécuter de nouveaux projets. Il est bien rare que ce soient la sagesse et la réflexion qui fassent adopter les bonnes mesures : c’est l’occasion qui les impose. »

Franklin ne fut nullement découragé par son mauvais succès : il ne cessa jamais de croire à trois idées qui occupèrent la fin de sa vie : la liberté des Colonies, leur union, leur extension dans l’Ouest. Cette triple idée il la nourrit vingt ans, et si vieux qu’il fût, en 1776, il lui fut donné de voir tout ce qu’il avait prévu.

Ce sont là de ces exemples qui font du bien ; il semble qu’il en soit de la vie d’un homme comme d’une pièce bien faite : on aime à voir, au dénoûment de la tragédie, la vertu récompensée et le vice puni. Cela serait aussi juste dans la vie que sur le théâtre, si le monde, comme le drame, était fait pour nous et si le premier rôle nous y appartenait. Nous ne pouvons pas avoir une si grande ambition, c’est notre devoir de servir la vérité, le succès ne nous appartient pas.

Mais si chacun ne peut se promettre la longue vie et le bonheur de Franklin, chacun peut du moins imiter sa persévérance. Quand nous défendons la vérité, nous ne savons jamais assez combien elle est forte et féconde ; la foi nous manque. Si nous en avions davantage, nous marcherions toujours droit devant nous, semant la vérité, semant la justice, sans regarder en arrière. Il périra plus d’une semence sur les pierres et dans les bas-fonds, les oiseaux du ciel en mangeront une partie ; qu’importe, s’il en lève quelques grains ?

Nos arrière-neveux nous devront cet ombrage.

Il faut aimer la liberté comme on aime sa fille, l’élever, la doter, à force de privations et de sacrifices, et la marier un jour à quelque rejeton d’une génération meilleure, qui sache l’aimer et lui rester fidèle quand nous n’y serons plus.


  1. Pownall, qui n’était pas un homme ordinaire, déclarait, dans son Administration des Colonies (1768, t. I, p. 35, 36, 93), que les Colonies n’avaient pas un seul principe commun d’association. Diversité d’établissements, diversité de chartes et de gouvernements, opposition d’intérêts, rivalités et jalousies mutuelles, rendaient toute union chimérique. C’est en 1768 qu’il réimprimait pour la quatrième fois cette prophétie, qui allait être démentie par l’événement.
  2. Kent, Commentaries on American Law, I, 202.
  3. Kent, ibid., p. 203.
  4. Bancroft, American Revol., t. I, p. 141.
  5. Histoire de la Virginie, p. 143.
  6. À Saint-Louis de Missouri, on se glorifie de commander à 46 000 milles, c’est-à-dire à 15 000 lieues d’eau navigable (Mississipi, Missouri, Ohio, etc.). Trollope, North America, t. II, p. 261.
  7. Franklin, Plan for settling two Western Colonies in North America. 1754. Albany Papers. Works, t. III.
  8. Pownall, Adm. of the Colon., t. II, p. 229. Il dit lui-même que ce Mémoire a été rédigé sur des notes envoyées en 1754 et 1755 au comte d’Halifax.
  9. Bancroft, Amer. Rev., I, 138.
  10. Bancroft, ibid., I, 131.
  11. Ce que nos Canadiens appelaient la rivière Malengueulée.
  12. New-York avait des visées égoïstes pour monopoliser le commerce indien ; les quakers de Philadelphie ne voulaient pas faire la guerre. (Albany papers, p. 177.)
  13. Albany papers. Franklin, t. II, p, 176.
  14. La première répartition donnait 48 membres : 7 pour le Massachusetts, 7 pour la Virginie, 6 pour la Pensylvanie, 5 pour le Connecticut, 4 pour New-York, etc.
  15. C’est en attirant tout le commerce indien entre les mains de l’Union que Franklin espérait grandement affaiblir le Canada. (Albany papers, Franklin, t. II, p. 177 et 181.)
  16. C’est par l’Union que Franklin espérait établir ses colonies de l’Ouest et briser le commerce et la puissance des Français. (Albany papers, etc.)
  17. Mais de l’aveu des législatures locales. (Ibid., p. 182.)
  18. Et, suivant l’usage américain, on payait aux députés des gages, 10 shillings par jour (20 milles comptant pour une journée), assez pour que nulle personne capable ne fût exclue par sa fortune, assez peu pour que des gens incapables ne fissent pas de la députation une spéculation. (Franklin, t. II, p. 180.)
  19. En certains États c’était le peuple qui nommait le Conseil ; en d’autres, c’était le gouverneur.
  20. Bancroft, Amer. Rev., I, 141.
  21. Mémoires, p. 53.
  22. Franklin écrit ses Mémoires après la conquête de l’indépendance.