Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 2

Charpentier (2p. 19-40).
DEUXIÈME LEÇON.
premiers essais de taxer les colonies. — premiers projets d’union. — lettre de franklin.

En 1748, Montesquieu consacrait un chapitre de l’Esprit des Lois[1] à exposer les institutions anglaises. Il le faisait avec une timidité extrême, à mots couverts, en mettant toutes choses au conditionnel, en donnant comme des hypothèses le résultat d’une longue et patiente étude faite sur place. On dirait d’une série d’énigmes dont le lecteur doit deviner le mot.

C’est dans ce chapitre qu’il consacre quelques lignes aux colonies d’Amérique :

« Si cette nation envoyait au loin des colonies, elle le ferait plus pour étendre son commerce que sa domination.

« Comme on aime à établir ailleurs ce qu’on trouve établi chez soi, elle donnerait aux peuples de ses colonies la forme de son gouvernement propre, et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verrait se former de grands peuples dans les forêts même qu’elle enverrait habiter. »

Ces paroles de Montesquieu, obscures dans la forme, justes au fond, nous donnent la date à laquelle l’Amérique a commencé d’occuper l’attention de la France. Joignez-y les articles de Voltaire sur Penn et les Quakers, vous aurez à peu près tout ce que nos grands écrivains du dix-huitième siècle nous ont laissé sur les Anglo-Américains. C’est peu de chose ; mais, en France, sous le règne de Louis XV, en un temps où l’on se croyait parvenu à l’apogée de la philosophie, des lumières et de la civilisation, il fallait l’esprit curieux, la vive intelligence d’un Montesquieu pour deviner l’avénement d’un grand peuple, et pour admirer cet empire qui commençait au fond des bois.

Ces colons inconnus avaient pourtant résolu le plus grand problème de la politique moderne, et de la façon qui convenait le mieux à un peuple amoureux de l’égalité. Ils avaient porté dans le désert des sociétés libres et florissantes. Leur gouvernement était celui de la mère patrie, mais sans privilèges et sans abus ; ce qui, en Angleterre, était un composé féodal, monarchique et libéral, était en Amérique une république, révolution facile à expliquer par l’absence de royauté, de noblesse et de clergé, mais que Montesquieu ne semble pas avoir entrevue.

Les libertés individuelles étaient aussi grandes et mieux garanties qu’en Angleterre ; la liberté politique était complète. Le droit électoral était universel et également réparti. Il n’y avait ni villes sans représentation, ni représentation sans villes, comme étaient, jusqu’en 1832, les bourgs pourris. Dans les colonies de l’Est, qui contenaient plus de la moitié de la population totale, l’Assemblée législative était élue annuellement au scrutin secret ; la convocation de l’Assemblée était fixée par la loi. Le salaire du gouverneur était discuté chaque année ; le vote des subsides contenait d’ordinaire pour plus de garantie la nomination des agents chargés de surveiller la dépense.

Les libertés municipales étaient des plus larges ; la liberté religieuse (sauf une exception fâcheuse contre le catholicisme) était complète ; il n’y avait ni incapacités politiques attachées à une communion, ni Église établie. La terre était entre les mains de libres propriétaires ; il n’y avait point de servitudes féodales qui gênassent la souveraineté du maître. Enfin, sur tout le continent, chacun avait des armes, et il n’y avait d’autres troupes que des citoyens.

Il y avait donc chez le peuple américain beaucoup plus d’indépendance personnelle, et beaucoup plus de puissance politique que chez le peuple anglais[2]. C’était une pure démocratie, comme est aujourd’hui le Canada ou l’Australie pour qui ne se paye pas de mots.

Cette liberté, la métropole s’en effraya quand le pays eut grandi ; il y eut plus d’une lutte de la part des gouverneurs et de l’Angleterre. Les gouverneurs sentaient tout l’avantage d’un budget fixe, et d’une longue durée des Assemblées, pour maîtriser la résistance des députés ; mais, si l’on veut s’assurer de l’esprit des colons, qu’on lise les réclamations présentées en 1680 au duc d’York par les colons de New-Jersey[3].

Sir Edmond Andros avait imposé des droits sur les marchandises apportées dans le Delaware, qui faisait alors partie de la colonie ; les colons déclarèrent la taxe illégale et inconstitutionnelle parce qu’elle avait été établie sans leur consentement. Le duc d’York, disent-ils, a accordé aux propriétaires Berkeley et Carteret, non-seulement la terre, mais les pouvoirs du gouvernement.

« Cela seul, ajoutent-ils, pouvait nous décider à acheter la terre, et la raison en est simple. Pour tout homme prudent, la question du gouvernement a plus d’importance que la question du sol ; qu’est-ce que de bonnes terres sans de bonnes lois ? Plus la terre serait bonne, plus la condition serait mauvaise. Il nous faut garantir aux peuples un gouvernement facile, libre et sûr en ce qui touche leur propriété spirituelle aussi bien que temporelle, c’est-à-dire une liberté de conscience que rien ne trouble, une possession inviolable de leurs droits civils et de leur liberté ; autrement qu’y a-t-il d’encourageant dans un désert ? Ce serait une folie que de quitter un pays libre, riche, civilisé, pour planter la solitude, et risquer de grosses sommes afin de donner à autrui le droit de nous taxer à son plaisir… Le droit naturel et la raison s’opposent à cette doctrine par tout le monde, car cela équivaut à dire qu’un peuple libre par la loi, dans sa patrie et sous son prince, est à la merci du prince dans les plantations.

« Si l’on peut nous imposer sans loi, si l’on nous exclut du droit qui nous appartient de voter l’impôt en notre qualité d’Anglais, quelle sécurité avons-nous pour rien de ce que nous possédons ? Rien n’est à nous ; nous sommes serfs à merci non-seulement pour la terre, mais pour notre argent. De pareils abus ont ruiné les gouvernements, et n’en ont jamais élevé aucun à une véritable grandeur. »

Un siècle de cette pratique libérale avait singulièrement agrandi les idées ; il est curieux de voir quels étaient les principes, quelle était la foi politique d’un peuple étranger à la vieille Europe, séparé d’elle par les mers, et qui ne connaissait guère que par ouï-dire nos sociétés où se prolongeait le passé.

Voici un morceau qui vous en donnera quelque idée. C’est une page écrite, vers 1765, par John Adams qui, tout jeune encore, publiait un traité sur le droit canonique et féodal. Adams est un fils de puritain, et il écrit au moment où la querelle commence entre l’Amérique et l’Angleterre. Sa parole a de l’amertume ; elle est dure pour la vieille Église et le vieux monde ; cette dureté même ne fera que mettre plus en relief l’esprit démocratique d’un des principaux et des plus sages acteurs de la révolution :

« Ce qui a colonisé l’Amérique, c’est la grande lutte du peuple contre la conjuration de la tyrannie temporelle et spirituelle. Ce n’est pas la religion seule, comme on le suppose communément, c’est l’amour de la liberté universelle, c’est la haine, la crainte et l’horreur de cette conjuration, qui a décidé, conduit et accompli la colonisation de l’Amérique.

« Nos pères ont vu clairement que de toutes les erreurs et les folies qui ont passé par l’esprit de l’homme, il n’y en a jamais eu de plus extravagante que ces notions de caractère indélébile, de succession non interrompue qui nous sont venues du droit canonique. Ce sont ces idées fantastiques qui ont entouré le prêtre d’une auréole de mystère, de sainteté, de respect, et lui ont donné une supériorité qui n’appartient à aucun mortel, et qui, par la constitution même de la nature humaine, sera toujours dangereuse pour la société. C’est pourquoi nos pères ont démoli toute la hiérarchie de l’épiscopat (ils se sont moqués, comme doit faire tout homme raisonnable et impartial, ils se sont moqués de ces ridicules imaginations qui font sortir de saintes effluves des doigts épiscopaux) ; c’est pourquoi ils ont établi l’ordination pastorale sur le fondement de la Bible et du sens commun.

« Ces émigrants avaient un souverain mépris pour toutes ces misérables inventions de la légitimité, de l’oint du Seigneur, de l’origine divine et miraculeuse du gouvernement ; nuages et mystères dans lesquels les prêtres ont enveloppé le monarque féodal, et d’où ils ont tiré les plus funestes doctrines : celle de l’obéissance passive et de la non-intervention. Les puritains savaient au contraire que le gouvernement est chose simple, claire, intelligible, fondée en nature et en raison, accessible au simple bon sens. Ils détestaient les devoirs humiliants, l’obéissance servile du système féodal ; ils croyaient que toutes ces sujétions d’esclave étaient aussi incompatibles avec la nature humaine qu’avec cette liberté religieuse par laquelle Jésus-Christ nous a affranchis.

« Rappelez-vous, toutefois, qu’il faut défendre la liberté à tout hasard. Nous y avons droit ; ce droit, c’est notre Créateur qui nous l’a donné. Quand nous ne l’aurions pas de nature, nos pères nous l’auraient conquise et achetée au prix de leur bien-être, de leur fortune, de leurs sacrifices et de leur sang. Et l’on ne peut garder la liberté, s’il n’y a chez le peuple une éducation générale ; le peuple, par sa nature même, a droit à l’instruction, puisque son grand Créateur, qui ne fait rien en vain, lui a donné l’intelligence et le désir de savoir. Mais en outre le peuple a un droit incontestable, imprescriptible, un droit divin de connaître le caractère et la conduite de ceux qui le gouvernent. Les gouvernants ne sont que les mandataires, les agents, les fidéicommissaires du peuple ; s’ils trahissent ou s’ils négligent misérablement la cause, l’intérêt, le dépôt qu’on leur a remis, le peuple a le droit de révoquer l’autorité qu’il a donnée lui-même ; il a le droit de constituer des agents meilleurs et plus capables. Répandre les lumières et les connaissances parmi les derniers rangs, a plus d’importance pour le public que n’en peut avoir la fortune du pays ; je ne dis pas seulement pour le public, mais pour les riches eux-mêmes et pour leur postérité[4]. »

Transportez-vous par la pensée à Paris vers la même époque, c’est-à-dire sous le ministère de M. de Choiseul, sous le règne de la Dubarry, au moment où Rousseau, publiant l’Émile et le Contrat social, est dénoncé par l’archevêque de Paris, poursuivi par la Sorbonne, par le Parlement, par les états généraux de Hollande, par Genève, sa patrie, vous sentirez que l’ancien et le nouveau monde ne sont plus au même diapason. En Amérique, l’esprit général est démocratique ; il y a un siècle que les derniers flots de la révolution sont apaisés. Le peuple jouit en paix d’une liberté déjà vieille. En France, le trouble est dans les intelligences ; il y a deux sociétés en lutte : un avenir qui a peine à naître, un passé qui a peine à mourir. Ainsi s’explique le facile succès de l’Amérique et nos échecs douloureux. Comme les Anglais du dix-septième siècle, nous avons voulu renouveler tout d’un coup les idées et les institutions, c’est trop de la moitié. Changez d’abord les idées, les institutions tomberont d’elles-mêmes comme des feuilles que la sève abandonne et que le vent d’automne dissipe au loin.

Revenons à l’Amérique.

Les pages d’Adams nous ont montré, dans toute son effervescence, l’esprit d’un avocat ardent et passionné ; mais cet esprit était plus ou moins celui de la population tout entière, dès le milieu du dix-huitième siècle. Nous avons sur ce point un témoignage de la plus haute importance, et qui a été souvent cité, celui de Pierre Kalm, voyageur suédois, qui visita l’Amérique en 1748. Voici ce qu’il écrit[5] :

« Les colonies anglaises se sont tellement accrues en richesse et en population, qu’elles rivaliseront bientôt avec l’Angleterre. Aussi, pour maintenir le commerce et le pouvoir de la métropole, leur est-il défendu d’établir des manufactures nouvelles qui pourraient faire concurrence aux Anglais. On ne peut chercher l’or et l’argent qu’à la condition de l’embarquer aussitôt pour l’Angleterre. À l’exception d’un petit nombre de places fixées, les colonies n’ont point la liberté de trafiquer en dehors des possessions britanniques, et on ne permet point aux étrangers le moindre commerce avec les colonies américaines. Il y a une foule de restrictions pareilles.

« Cette oppression a rendu les colons moins tendres pour la métropole. Et cette froideur est augmentée par le grand nombre d’étrangers qui se sont établis en Amérique. Des Hollandais, des Allemands, des Français sont mêlés aux Anglais, et n’ont aucune affection pour la vieille Angleterre.

« En outre il y a toujours des gens mécontents et qui aiment le changement. Ajoutez qu’une liberté excessive et la prospérité nourrissent un esprit indomptable. J’ai entendu non-seulement des Américains de naissance, mais des émigrants anglais, dire publiquement qu’avant trente ou cinquante ans les colonies de l’Amérique du Nord constitueront un État séparé et entièrement indépendant de l’Angleterre.

« Mais comme le pays est sans défense du côté de la mer, et que du côté de la terre on a la présence inquiétante des Français, ces dangereux voisins empêchent que l’attachement des colonies à la métropole ne tombe tout à fait. Le gouvernement anglais n’a donc point tort de considérer le voisinage des Français dans l’Amérique du Nord comme la cause principale qui maintient les colonies dans la soumission. »

Ces observations recueillies surtout à New-York par le voyageur suédois sont d’une vérité parfaite. Nous y trouvons à la fois les causes qui amenèrent la révolution, et les obstacles qui la retardèrent. Les causes, c’était l’amour de la liberté, le sentiment du droit, la haine de l’oppression ; l’obstacle, c’était le voisinage du Canada, obstacle qui disparut en 1763.

Se délivrer des Français d’abord, pour avoir à soi tout le continent ; puis ensuite, obtenir l’égalité avec les citoyens de la métropole, ou se débarrasser des Anglais, c’est toute la politique de l’Amérique, de 1748 à 1776. Il ne faut pas supposer un plan arrêté, une conspiration permanente ; ce n’est pas ainsi que les choses se passent, et ce n’est jamais par calcul qu’un peuple s’engage dans une révolution. On suit son intérêt ; on défend ses droits, on s’irrite de résistances injustes, et un jour l’explosion éclate, au regret de tout le monde, et quand il est trop tard pour reculer. C’est là l’histoire de l’Amérique.

Voyons quels étaient les griefs contre l’Angleterre, et ce qu’on faisait en même temps, d’accord avec elle, pour chasser les Français. Des deux façons on approchait de l’union et de la résistance commune ; paix et guerre servaient l’émancipation américaine, et hâtaient son avènement.

Les colonies avaient été fondées par des concessions royales ; le Parlement n’était pas intervenu. Ces Chartes, fort larges pour la plupart, laissaient aux colonies toute liberté d’administration intérieure, et notamment leur abandonnaient les avantages et les charges du gouvernement. C’était, comme le dit Montesquieu, plus pour étendre son commerce que pour étendre sa domination, que l’Angleterre avait envoyé ces essaims dans le désert ; l’objet principal du gouvernement anglais était d’assurer à la métropole un grand marché de matières premières, tout en lui réservant le monopole du commerce et de l’industrie. Telle était alors la politique coloniale de toute l’Europe, politique désastreuse pour les colonies qu’elle empêchait de travailler, mauvaise pour la métropole dont elle affaiblissait les échanges, cause perpétuelle de jalousie et de guerre entre les grandes puissances du vieux monde, Espagne, Hollande, France et Angleterre. Il semblait que la ruine du voisin fît la fortune de ses rivaux.

L’Angleterre surtout, comme le dit justement Montesquieu[6], « était souverainement jalouse, et s’affligeait plus de la prospérité des autres qu’elle ne jouissait de la sienne. Ses lois, d’ailleurs douces et faciles, étaient si rigides à l’égard du commerce et de la navigation qu’on faisait avec elle, qu’elle semblait ne négocier qu’avec des ennemis. »

Cette jalousie, cette fureur de monopole était poussée si loin que, depuis l’acte de navigation de 1651, renforcé par l’acte 12, Charles II, les gouverneurs coloniaux, en entrant en charge, devaient jurer de faire observer l’acte de navigation, faute de quoi ils étaient privés de leurs offices, déclarés incapables de remplir une fonction coloniale, et amendables de 1 000 livres sterling.

En 1670, Josias Child, dans ses Discours sur le commerce, faisait l’éloge de la frugalité, de l’industrie, de la tempérance de la Nouvelle-Angleterre, du bonheur de ses lois et de ses institutions ; il affirmait que, de toutes les plantations d’Amérique, il n’y en avait aucune qui fût mieux faite pour construire des vaisseaux, ou pour nourrir des matelots, non-seulement à cause de l’industrie naturelle du peuple, mais à cause des pêcheries de morues et de maquereaux. Mais sa conclusion était qu’il fallait bien se garder de laisser les colonies s’accroître au préjudice de l’Angleterre, et que la Nouvelle-Angleterre était la plus préjudiciable de toutes les plantations. C’était aussi l’opinion de Davenant, grand économiste sous le règne de Guillaume III.

En 1719, la Chambre des Communes d’Angleterre déclarait, qu’élever des manufactures dans les colonies, c’était diminuer leur dépendance[7].

En 1732, sur la plainte des chapeliers de Londres qui accusaient les Américains d’exporter des chapeaux en Espagne, au Portugal, aux Antilles, le Parlement rendait un acte qui défendait l’exportation au dehors, le commerce entre plantations, et qui restreignait la fabrication.

Défense d’embarquer des chapeaux, de les charger sur un chariot ou un cheval, avec l’intention de les exporter. Défense d’avoir plus de deux apprentis ; défense de s’établir chapelier avant d’avoir fait sept ans d’apprentissage ; défense d’employer un nègre pour ce grand œuvre des chapeaux[8] ; on trouve là toutes les folies et toutes les niaiseries de la prohibition.

Même jalousie pour les fabriques de fer. En 1750, le Parlement permet d’exporter le fer en gueuse ou en barre, mais il interdit toute forge ou autre engin pour battre ou étirer le fer, ou pour faire de l’acier, sous peine de 200 livres sterling d’amende. Tous ces ateliers sont déclarés common nuisance, en d’autres termes leur existence constitue un délit. Ordre est donné aux gouverneurs de les détruire, sur la déposition de deux témoins, dans les trente jours, sous peine de 500 livres sterling d’amende[9].

Ce n’était pas là seulement la politique des hommes d’État, c’était aussi celle des économistes du temps. Les colonies américaines étaient donc à la fois très-libres et très-esclaves : très-libres politiquement, pour ce qui touchait à leur gouvernement intérieur ; très-esclaves commercialement, pour tout ce qui touchait à leurs intérêts. La jalousie de la métropole les affaiblissait, et, en même temps, les divisait. Elles ne sentirent leur unité nationale que lorsqu’elles se réunirent d’abord pour envahir le Canada, et chasser les Français du continent, ensuite pour résister aux prétentions de l’Angleterre, et recourir aux armes[10].

Comment se fait-il que des peuples amoureux de leur liberté souffrissent de pareilles gênes dans leur commerce et leur industrie ? c’est ce qu’il est facile d’expliquer, en Europe, par les idées du dix-septième siècle, idées qui ont régné jusque de nos jours ; mais, en Amérique, ces idées avaient fait leur temps ; le commerce, la navigation et l’industrie naissaient d’eux-mêmes sur ce sol fécond, sur cette terre placée en bordure le long des mers, avec les plus beaux fleuves du monde. Là-bas le système prohibitif était une cause perpétuelle d’irritation, et si, lors de la révolution, ce grief s’obscurcit, c’est que la querelle porta sur un point plus vif et plus sensible : le droit prétendu par le Parlement de taxer les colonies, c’est-à-dire de les gouverner chez elles, sans elles, malgré elles. Pour les colons, c’était tout à la fois les attaquer dans leurs privilèges de citoyens anglais, et leur extorquer leur argent.

Dès le commencement du dix-huitième siècle, il ne manquait pas, en Angleterre, de financiers et de politiques qui voyaient de mauvais œil ces républiques américaines, et qui voulaient en détruire l’indépendance. Mais, pendant le ministère de Walpole, toutes ces prétentions jalouses échouèrent entièrement. Walpole a laissé une mauvaise réputation ; on n’a pas impunément contre soi des hommes tels que Swift et Bolingbroke. Il usait d’ailleurs largement de la corruption, et se vantait de connaître le tarif de chaque conscience en un temps où les consciences ne se vendaient pas très-cher, ayant peu de prix ; mais c’était un esprit sage, sans passion, et qui avait pour devise : Quieta non movere. Il ne se sentait nul désir de troubler les colonies et d’affaiblir un admirable marché. À tous les projets des novateurs il répondait par de sages paroles que l’histoire a conservées :

« Je laisserai, disait-il, le projet de taxer les Américains a ceux de mes successeurs qui auront plus de courage que je n’en ai, ou qui seront moins amis du commerce que je ne suis. Durant mon administration, j’ai toujours eu pour principe d’encourager le commerce des colonies américaines en lui laissant la plus grande latitude. Il a été quelquefois nécessaire de fermer les yeux sur quelques irrégularités de leur commerce avec l’Europe ; car en les encourageant à développer leurs affaires avec l’étranger, si les Américains gagnent 500 000 livres sterling, je suis sûr qu’en moins de deux ans la moitié de ce bénéfice entre dans le Trésor de Sa Majesté, par le travail et le produit de ce royaume, une immense quantité de nos marchandises s’exportant aux colonies. Plus le commerce américain grandit au dehors, plus les colonies ont besoin de nos produits. C’est là une façon de les taxer qui s’accorde bien mieux avec leurs constitutions et leurs lois[11]. »

C’était là le langage d’un homme d’État ; c’était aussi celui de Pitt qui ne voulait pas qu’on taxât directement l’Amérique. Mais, ajoutait-il avec une férocité particulière aux amis de la prohibition : « Si l’Amérique s’avisait de fabriquer un bas, ou un clou de fer à cheval, je voudrais lui faire sentir tout le poids de la puissance de ce pays. »

Sous une administration moins prudente que celle de Walpole, ces projets revenaient sur l’eau, quand, en 1754, la question politique prit le dessus. Chasser les Français de la vallée de l’Ohio, les repousser au delà des lacs, et un jour les expulser du Canada, telle était alors la pensée commune des Américains et des Anglais ; et, au premier rang, parmi les Américains, se trouvait un homme qui était alors le plus hardi et le plus décidé des ennemis de la France, comme il le fut plus tard de l’Angleterre ; c’était Benjamin Franklin.

Ce sont nos pères, il faut le dire, qui avaient reconnu et parcouru ce vaste continent de l’Amérique du Nord, dont les colonies anglaises ne faisaient que la moindre part. Maîtres du Canada et des lacs, amis des Indiens, c’est nous qui, par nos missionnaires et nos coureurs de bois, avions découvert le Mississipi, fondé la Louisiane, et établi une communication par l’Ohio et les lacs entre le nord et le midi, communication défendue par des forts et des postes avancés. Nous prenions ainsi à revers les colonies anglaises adossées aux Alleghanys, et qui n’avaient point dépassé la crête de la montagne. Si la France avait soutenu ses colons, si le gouvernement ne les avait pas lâchement abandonnés, c’est à nous, à notre langue, à nos idées qu’appartenait le Nouveau Monde. On demande souvent ce que coûtent les princes voluptueux ; quelquefois même on parle de Louis XV comme d’un homme d’esprit ; la grandeur de la France, la civilisation française, l’avenir sacrifié à une fille publique : voilà l’œuvre de cet homme dont le règne est la honte de notre pays.

Pour nous chasser de la vallée de l’Ohio, deux hommes clairvoyants, deux amis, Franklin et Pownall, avaient imaginé, chacun de son côté, un projet de confédération entre les colonies. Tous deux complétaient ce projet par l’idée d’une union plus étroite entre l’Angleterre et les plantations. C’est ce dernier point que j’examinerai aujourd’hui, conservant, pour la prochaine leçon, les essais de confédération qui ont préparé les esprits à la révolution et à l’union.

Thomas Pownall, qui fut vice-amiral, gouverneur du Massachusetts et de la Caroline du Sud, et lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Jersey, est aujourd’hui fort oublié. Son livre sur l’Administration des Colonies anglaises a eu cependant cinq éditions de 1768 à 1774. C’était un de ces hommes qu’on n’écoute guère, parce qu’ils avancent sur leur temps, et qu’ils ont trop tôt raison ; c’est le crime que les habiles pardonnent le moins. Rendons justice à ces esprits clairvoyants, nous qui sommes la postérité ; c’est le moyen peut-être d’assurer une meilleure fortune à leurs successeurs.

Pownall, qui avait résidé longtemps en Amérique, et qui aimait les colonies, avait été frappé de ce grand fait qui, aujourd’hui, crève les yeux ; c’est que, depuis la colonisation de l’Amérique, et depuis l’ouverture du commerce avec l’Asie, le grand intérêt qui couvrait et surmontait tous les autres, c’était l’intérêt commercial. La politique de l’avenir était la politique commerciale, et ce qui, pour lui, amenait la crise américaine, c’était précisément cet intérêt qui commençait à faire sentir sa puissance.

Pour y satisfaire que proposait-il ? C’était de renverser entièrement le système anglais. Ce système commercial, qui était celui de toute l’Europe, donnait tout à la mère patrie. La métropole était un royaume souverain, tout-puissant, ayant en sa dépendance des provinces lointaines qu’on administrait comme une ferme, des colons qu’on gouvernait comme des sujets, et quelquefois comme des vaincus. Pownall proposait de remplacer ce royaume par un empire, par une grande domination maritime qui comprendrait sur le pied d’égalité tous les territoires occupés par des Anglais. L’Angleterre n’aurait plus été la maîtresse de ses colonies ; elle aurait été simplement le centre, le siège politique d’un empire couvrant le monde entier.

Pownall allait plus loin ; il prévoyait un avenir possible qui déplacerait ce centre politique et pourrait le porter en dehors même de l’Angleterre ; mais, disait-il[12], profitons du moment où ce centre est chez nous pour établir un empire accepté de tous, et qui assure à l’Angleterre une prépondérance universelle. Si nous n’avons pas cette sagesse, les colonies, au lieu de devenir une part de notre État, deviendront une faction. Si nous les réunissons par la justice, la douceur, l’intérêt commun, elles sont à nous ; si nous voulons continuer à les rattacher à nous par force, nous les unirons l’une à l’autre, et contre nous, par une communauté d’intérêts politiques. Nous aurons quelque jour un empire américain distinct et séparé de la Grande-Bretagne[13].

Pownall s’ouvrit de ce projet au duc d’York, fut bien accueilli par ce prince, demanda une audience au ministre, et naturellement ne l’obtint pas. En pleine paix il songeait aux orages à venir. Pour les sages du temps, c’était un rêveur.

On ne fera pas ce reproche à Franklin.

Ce n’est certes pas un rêveur ce bonhomme Richard, qui cherche si bien l’art de faire fortune, et qui le trouve dans le travail et l’économie. Dans une lettre adressée à Shirley, gouverneur du Massachusetts, Franklin demandait une représentation des colonies dans le Parlement, l’abolition du monopole et des privilèges de la mère patrie :

« Au gouverneur Shirley,
« Boston, 22 décembre 1754.
« Monsieur,

« Depuis la conversation dont il a plu à Votre Excellence de m’honorer, au sujet d’une union plus intime entre les colonies et la Grande-Bretagne, qui s’établirait en accordant aux colonies des représentants dans le Parlement, j’ai réfléchi sur cette question, et je suis d’avis que cette union conviendrait fort aux colonies, pourvu qu’on leur accordât un nombre raisonnable de représentants, et que tous les vieux actes du Parlement qui restreignent le commerce ou paralysent les manufactures des colonies fussent rapportés en même temps. En deux mots, il faudrait que les sujets anglais de ce côté-ci de l’eau fussent, à cet égard, mis sur le même pied que ceux de la Grande-Bretagne, jusqu’à ce que le nouveau Parlement qui représentera l’ensemble jugeât à propos, dans l’intérêt général, de rétablir ces anciens ou quelques-uns de ces anciens règlements.

« Ce n’est pas que j’imagine qu’on accordera aux colonies assez de représentants pour que leur nombre ait du poids ; mais je pense qu’ils seront assez nombreux pour que ces lois soient mieux et plus impartialement considérées ; que peut-être ils l’emporteront sur l’intérêt particulier de quelque petite corporation ou de quelques métiers d’Angleterre pour qui, ce me semble, on a quelquefois plus d’égard que pour toutes les colonies, plus d’égard que ne le permettent l’intérêt général et le bien public. Je crois aussi que le gouvernement des colonies par un Parlement où elles seraient sincèrement représentées serait beaucoup plus agréable à notre peuple que le système qu’on a dernièrement essayé d’introduire en vertu d’instructions royales, et qu’il conviendrait aussi beaucoup mieux à la nature de la Constitution et de la liberté anglaises. Si ce nouveau Parlement jugeait à propos, dans l’intérêt général, d’établir des lois semblables à celles qui pèsent si lourdement sur les colonies, ces lois seraient acceptées de meilleur cœur et plus facilement exécutées.

« J’espère aussi qu’au moyen de cette union le peuple de la Grande-Bretagne et le peuple des colonies apprendraient à se considérer mutuellement, non point comme appartenant à des sociétés qui ont des intérêts différents, mais comme appartenant à une seule communauté qui n’a qu’un même intérêt ; ce qui, j’imagine, contribuerait à fortifier tout le corps, et affaiblirait beaucoup le danger d’une séparation future.

« Il est, je crois, reçu que l’intérêt général d’un État, c’est que le peuple soit nombreux et riche, qu’il y ait assez d’hommes pour le défendre, et assez d’argent pour payer les taxes qui défrayent les charges publiques. Cela est nécessaire pour garantir la sécurité de l’État et pour repousser l’étranger ; mais il ne semble pas aussi important que le combat soit soutenu par John plutôt que par Thomas, ni que l’impôt soit payé par William plutôt que par Charles. La fabrication du fer occupe et enrichit les sujets anglais ; mais qu’importe à l’État que le fabricant vive à Birmingham ou à Sheffield, ou dans les deux endroits à la fois, puisque de toute façon il habite l’Empire et met à la disposition de l’État sa personne et ses biens ! Si demain on pouvait dessécher les sables de Godwin et gagner sur la mer des terres égales à un comté d’Angleterre, serait-il juste de refuser aux habitants de ce nouveau territoire les privilèges dont jouissent les autres Anglais ? Pourrait-on leur interdire de vendre leurs produits dans les mêmes ports, ou de faire eux-mêmes leurs souliers, parce qu’un marchand ou un cordonnier vivant dans le vieux pays s’imaginerait qu’il y a plus d’avantage pour lui à trafiquer ou à faire des souliers pour le compte d’autrui ? Serait-ce juste, alors même que le nouveau territoire aurait été conquis aux frais de l’État ? Et ne serait-ce pas encore moins juste, si la charge et la peine de gagner ce nouveau territoire à la Grande-Bretagne avaient été laissées aux premiers colons ?

« La dureté de ce système ne serait-elle pas encore plus visible si l’on refusait au peuple du nouveau pays de lui accorder des représentants dans le Parlement qui le soumet à de pareilles impositions ?

« Maintenant, je considère les colonies comme autant de comtés gagnés à la Grande-Bretagne, et bien plus avantageux pour elle que s’ils avaient été conquis sur la mer, le long de ses côtes, et joints à son territoire. Et, en effet, les colonies, placées en différents climats, fournissent une plus grande variété de produits et de matières pour un plus grand nombre de manufactures. Séparées par l’Océan, elles accroissent le nombre des navires et des matelots. Ces colonies sont toutes comprises dans l’Empire britannique (qui ne s’est étendu que par elles ; la force et la richesse de l’ensemble n’étant que la force et la richesse des parties), qu’importe donc à l’État qu’un commerçant, un forgeron, un chapelier s’enrichisse dans la Vieille ou dans la Nouvelle Angleterre ? Si l’accroissement de la population demande deux forgerons au lieu d’un qu’on employait jusque-là, pourquoi le nouveau forgeron n’aurait-il pas la liberté de vivre et de travailler dans le nouveau pays, aussi bien que l’ancien forgeron a le droit de vivre dans le vieux pays ?

« Enfin pourquoi la protection de l’État s’exercerait-elle avec partialité, à moins que ce ne soit pour favoriser ceux qui ont le plus de mérite ? S’il y a quelque différence, il me semble que ceux qui ont agrandi l’Empire et le commerce de l’Angleterre, qui en ont augmenté la force, la richesse, la population, au risque de leur vie et de leur fortune, en des pays nouveaux et étrangers, il me semble, dis-je, que ceux-là ont droit à quelque préférence.

« J’ai l’honneur, etc.

« B. Franklin. »

Voilà une lettre que l’économie moderne avoue complètement, et qui fait honneur aux lumières non moins qu’au patriotisme de Franklin. On ne l’écouta pas, on lutta vingt ans contre la justice et la vérité ; on arriva à la guerre et à la séparation.

Mais l’Angleterre s’est instruite par l’expérience. Aujourd’hui ses colonies sont une part de l’empire, ou, mieux encore, elles sont des empires par elles-mêmes. L’Angleterre les considère du même œil qu’une mère qui voit grandir ses filles ; elle ne leur demande que leur amour, le sentiment d’une commune origine et d’un commun intérêt. Ce n’est plus Pownall, ce n’est plus Franklin qui est un rêveur et un révolutionnaire ; les rêveurs sont les célèbres ministres de l’époque, illustres inconnus qui ont conquis l’obscurité comme récompense des fautes qu’ils ont commises, du sang qu’a fait répandre leur ignorance et leur imbécillité.

Ainsi passent les choses du monde. Quand on lit l’histoire, il semble qu’on assiste à l’éternelle légende de la Sibylle. Trois fois elle se présente avec ces livres fatidiques qui contiennent l’avenir. La première fois, c’est la plainte d’un simple particulier, la voix du bon sens ; elle se nomme la Raison. La seconde fois, c’est la voix d’un peuple qui souffre, la Sibylle se nomme Réforme. La troisième fois, elle est armée, et se nomme Révolution. Heureux les rois, heureux les peuples qui, laissant à toute pensée une libre carrière, accueillent, dès le premier jour, cette divinité bienfaisante à son premier sourire, et ne se laissent pas entraîner dans ces conspirations de l’ignorance, de l’intérêt et de la passion, d’où la liberté elle-même ne sort que sanglante et mutilée !


  1. Liv. XIX, ch. xxvii.
  2. Bancroft, American Révolution, t. I, p. 16.
  3. Pilkin, Political and Civil Hist. of the U. S. New-Haven, 1828, t. I, p. 80.
  4. J’emprunte cette citation à l’Éloge d’Adams, par Sprague ; Eulogies pronounced in the several States in honor of… John Adams and Thomas Jefferson. Hartford, 1826. P. 260.
  5. Bancroft, Hist. of the U. S., t. III, p. 465.
  6. Esprit des Lois, XIX, ch. xxvii.
  7. Pitkin, I, 101.
  8. Pitkin, p. 103.
  9. Ibid., p. 92. Il faut dire qu’on ne put jamais exécuter ces actes dans le Massachusetts.
  10. Pitkin, p. 104.
  11. Hinton, Hist. of the U. S., p. 182.
  12. Pownall, The Administration of the Colonies. Lond., 1774, t. I, p. 10 et 46.
  13. Pownal, The Administration of the Colonies. London, 1774, t. I, p. 10 et 46.