Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 1

Charpentier (2p. 1-18).
PREMIÈRE LEÇON.
des causes de la révolution.

C’est de l’année 1776, du 4 juillet, jour de la déclaration d’Indépendance, qu’on date la Révolution américaine. C’est ce jour-là, en effet, que les Colonies rompirent l’allégeance, et se mirent en guerre avec la métropole. Mais un peuple ne se jette pas tout à coup dans de pareilles extrémités ; toute révolution a une origine que l’histoire étudie, quand elle veut comprendre la catastrophe. La Révolution anglaise de 1688 était une énigme monstrueuse pour Bossuet, qui ne voyait dans le protestantisme qu’une aberration de l’esprit humain ; la Révolution française est un mystère inexplicable pour qui ne connaît pas le mouvement de l’opinion sous le règne de Louis XV ; la guerre civile qui déchire les États-Unis ne date pas de la présidence de M. Lincoln. Il y a trente ans que le nuage grossit, et que tout homme de sens le signale à l’horizon. Channing, Parker et bien d’autres ont annoncé à l’Amérique que l’esclavage était un cancer qui la rongerait ; on ne les a pas écoutés. Les hommes d’État, les politiques, sont la plupart du temps des gens à courte vue, qui ne songent qu’à l’heure présente ; ils cherchent de petits moyens, de vains palliatifs pour guérir des plaies profondes ; ils flattent les passions, transigent avec les intérêts les moins respectables, s’acquièrent ainsi un grand renom de sagesse, quand ils ont le bonheur de mourir avant l’explosion, et laissent à leurs successeurs tous les dangers et toutes les misères d’une révolution.

Il en a été de la Révolution de 1776 comme de la guerre civile de 1861 ; on l’a prévue, on l’a annoncée trente ans à l’avance. L’abandon du Canada par la France, en 1763, a précipité la séparation ; mais avec la politique suivie par l’Angleterre, et avec la croissance des colonies, cette séparation était inévitable. Une poignée d’émigrants accepte la protection de la métropole ; un groupe de trois millions d’hommes ne se soumet pas à un gouvernement lointain qui l’exploite, à une administration qui gêne ses intérêts et sa liberté ! C’est ce que l’Angleterre, instruite par l’expérience, a compris aujourd’hui. Elle gouverne militairement l’Inde, une nation énervée par sa religion et son climat ; mais le Canada, le Cap, l’Australie, qui sera aussi un monde, se gouvernent eux-mêmes ; leur union avec la métropole est un avantage pour les deux parties, il n’y a ni infériorité ni sujétion. Les colonies ne sont plus que des membres d’une confédération qui peut s’étendre à l’infini.

C’est une des grandes découvertes de la politique moderne, une conquête de la civilisation ; c’est aussi la gloire de l’Angleterre, qui seule a senti que la justice était un lien plus puissant que la force, pour tenir rassemblés par l’intérêt et l’amitié des peuples séparés par les mers ; c’est là le secret d’une puissance maritime qui semble défier le temps ; secret que nous n’avons pas encore pénétré, nous qui nous entêtons à administrer de loin l’Algérie, et qui n’avons pas encore compris, après tant d’échecs, que le premier ressort de toute colonisation, c’est la liberté.

Quelle était la situation des colonies américaines vers le milieu du dix-huitième siècle, à la veille de la prise du Canada ? c’est ce que nous essayerons d’étudier aujourd’hui.

Vous vous rappelez que les premiers émigrants sortirent d’Angleterre durant le dix-septième siècle, à une époque où la Réforme avait fortement remué les âmes, où la haine du pouvoir arbitraire était la passion dominante[1]. Si l’on excepte la Géorgie, colonie de bienfaisance, fondée en 1732, c’est entre 1620 et 1688 que les douze autres colonies s’établirent et reçurent le plus grand nombre d’émigrants. C’est l’amour de l’or ou l’ambition qui envoyait les Espagnols au Mexique, les Français à Saint-Domingue ou au Canada. C’est la religion et la politique qui ont peuplé le nord de l’Amérique.

Nous qui datons de 1789 nos libertés conquises ou espérées, nous supposons volontiers que les autres peuples ont attendu cette glorieuse aurore pour connaître leurs droits et en jouir ; c’est un préjugé. Il explique comment des écrivains qui se croient libéraux prennent tant de peine pour nous démontrer que l’Angleterre souffre encore de la féodalité. Leur amour-propre national souffrirait d’avouer que le plus vieux peuple de l’Europe est un nouveau venu dans la carrière de la liberté.

Il y a cependant quelque chose de plus noble que la vanité nationale, c’est l’amour de la vérité. S’aimer soi-même, c’est prendre le triste rôle de Narcisse, et mourir d’ennui dans une stérile adoration. Mesurer la distance qui nous sépare de ceux qui ont passé avant nous, c’est le vrai moyen de les atteindre. Ce n’est ni désespoir, ni jalousie, c’est émulation.

En 1621, au moment de l’émigration de Plymouth, la Chambre des Communes réclamait du roi Jacques Ier la liberté de la parole, « comme un droit ancien incontesté, comme un héritage que lui avaient transmis ses ancêtres[2] ».

Jacques Ier, en digne successeur d’Élisabeth, répondait, il est vrai, « qu’il ne pouvait souffrir un pareil langage, et qu’il eût désiré qu’au lieu de parler de leurs anciens titres et de leurs droits incontestables, les Communes eussent dit qu’elles désiraient tenir leurs privilèges de la grâce et de la concession de leur souverain ».

Parole de pédant couronné, qui nous donne la date d’une querelle qui, pendant soixante-dix ans, occupa la plume, la langue et l’épée des hommes les plus énergiques de l’Angleterre.

Les rois avaient-ils reçu du ciel le droit divin de gouverner leurs peuples comme un troupeau ; les peuples, au contraire, avaient-ils le droit de penser, de prier, de parler et d’agir sans l’aveu d’un maître, en se conformant aux lois qu’ils faisaient eux-mêmes, c’est là toute l’histoire de la Révolution d’Angleterre, pour qui s’élève au-dessus des passions particulières, et cherche à dégager des événements les idées qui les ont amenés.

Il est remarquable que ces soixante-dix ans de révolution et de contre-révolution coïncident avec la colonisation de l’Amérique. Les émigrants appartenaient, pour la plus grande part, à cette classe moyenne qui était la plus hostile à la prérogative royale. Dans les déserts du nouveau monde, ils apportaient avec eux les idées anglaises, les principes anglais, les droits et les privilèges anglais, et, grâce à leur éloignement, ils en usaient.

En Angleterre, après une révolution, le meurtre d’un roi, une république et une contre-révolution, la liberté triompha avec le prince d’Orange, et en 1689 (date célèbre qui devait reparaître un siècle plus tard), c’était un dogme établi, un principe qui depuis lors n’a plus été contesté : « Que le droit inattaquable des sujets anglais était de ne rien céder de leurs biens que par leur propre consentement. Que la Chambre des Communes exerçait seule le droit d’accorder l’argent du peuple d’Angleterre, parce que cette Chambre seule représentait le peuple anglais. Que les taxes étaient un libre don fait par le peuple à ceux qui le gouvernent. Que l’autorité des souverains ne pouvait être exercée que pour le bien des sujets. Que c’était le droit du peuple de se rassembler, de s’occuper paisiblement de ses griefs, de pétitionner pour en obtenir la réparation ; et enfin, d’en appeler à la force pour reconquérir son droit quand des griefs intolérables n’étaient point redressés, quand pétitions et remontrances étaient dédaignées. » Propriété et liberté, c’était la devise des Anglais.

Tels sont les principes que Locke défendait dans son Gouvernement civil ; mais ce n’était point la théorie aventureuse d’un philosophe, c’étaient les maximes qu’avait sanctionnées la Révolution de 1688, et qui faisaient partie du droit public anglais.

C’étaient là des idées qui confondaient les défenseurs de la vieille monarchie. Qu’on lise la Politique de Bossuet, on verra quelle distance il y avait alors entre l’Angleterre et la France. Mais l’avenir appartenait aux idées de Locke, et 1789 devait donner raison à 1689.

Ces idées furent toujours populaires en Amérique ; elles répondaient aux sentiments d’indépendance qui avaient amené l’émigration ; elles répondaient plus encore aux sentiments religieux des colons. Chez eux la religion était la mère de la liberté.

Presque tous les colons étaient protestants ; et tout protestantisme, quand il n’a pas dégénéré en une orthodoxie morte, est fondé, plus ou moins visiblement, sur la liberté et la responsabilité propre du chrétien. Chacun fait son salut ou se damne à ses risques et périls ; il n’y a point l’intermédiaire d’une Église qui vous assure le Ciel en échange de l’obéissance et de la résignation.

Dans le nord de l’Amérique, dans la Nouvelle-Angleterre, la religion était le puritanisme sous des formes diverses. Les colons étaient des dissidents, c’est-à-dire des hérétiques qu’en Angleterre la loi frappait d’incapacité politique. La signature des trente-neuf articles et le test étaient deux barrières qui fermaient les Chambres et l’administration à quiconque ne s’avouait pas membre de l’Église établie. Les émigrants se savaient jalousés par les évêques, et, à ce titre, ils n’avaient qu’un faible amour pour une métropole dont ils craignaient l’inimitié religieuse. De leur côté, les évêques anglicans regardaient les dissidents d’Amérique comme des enfants égarés qu’on pouvait souffrir au désert pendant quelque temps, mais ils espéraient bien qu’un jour viendrait où ces brebis perdues rentreraient dans le giron de l’Église d’Angleterre. Ce qui faisait dire à Whitefield que les évêques s’imaginaient trop facilement qu’une société, qui s’était établie pour propager l’Évangile, n’avait été instituée que pour propager l’épiscopat[3]. C’était là une singulière illusion. Tout au contraire, on avait affaire à de petites Églises indépendantes qui s’administraient elles-mêmes, ne souffraient aucune intervention dans leurs doctrines ou dans leurs pratiques : véritables foyers de liberté civile, véritables écoles de gouvernement républicain.

Au Sud, c’était la religion anglicane qui dominait ; mais, en passant la mer, on avait laissé à l’ancien monde le gouvernement ecclésiastique et la hiérarchie. On avait emporté la liturgie, le common prayer, mais on n’avait pas d’évêques, et on n’en voulait pas avoir. Il n’y eut en effet d’évêques en Amérique qu’après la séparation, quand tout danger de domination avait disparu.

En Amérique, on ne connaissait donc point le système qui fait de la religion un engin de gouvernement. Cette politique qui relie le plus humble vicaire au métropolitain, et les met tous deux dans la main de l’État, n’a jamais été reçue dans les colonies. Chaque Église était formée de la congrégation des fidèles ; son autorité finissait aux murs du temple ; il ne lui était possible ni de dominer, ni de servir ; elle n’était ni la maîtresse, ni l’esclave du pouvoir.

Ainsi, quoique, au dix-huitième siècle, il y eût en Amérique une foule de sectes, toutes étaient obligées de se tolérer mutuellement ; il n’y avait qu’une exception et fort triste pour le catholicisme.

Et, par une conséquence naturelle, toutes ces Églises, indépendantes en religion, étaient républicaines en politique ; elles repoussaient les théories inventées par des évêques de cour, la doctrine de non-résistance et d’obéissance passive. Les colons s’avouaient soumis aux puissances, mais dans les limites de la loi et du contrat[4].

L’éducation encourageait ces idées. Ce serait une illusion de croire, parce que les colonies n’avaient rien du luxe de la civilisation européenne, qu’elles étaient en arrière pour l’éducation. Tout au contraire, il y a eu, dès le premier jour, des écoles et des universités en Amérique. Les artistes de génie, les poëtes y ont manqué ; il faut une saison favorable pour que cette fleur de la civilisation s’épanouisse ; les colons n’en étaient pas encore là, mais ils se tenaient au courant de la science européenne, ou plutôt anglaise, et l’on n’était guère moins instruit à Cambridge de Massachusetts, qu’à Cambridge d’Angleterre ou à Oxford.

Il y avait surtout une branche d’études qui était singulièrement cultivée : c’était le droit. Comme les Anglais, comme les Normands leurs ancêtres, et surtout comme tous les peuples libres, les Américains avaient le respect de la loi et, tranchons le mot, le goût des procès.

En France, quand on touche à ses droits, le peuple se résigne et chansonne ses maîtres. En Angleterre, on plaide avec une ténacité qui finit par conquérir l’opinion et lasser le pouvoir. Ainsi en était-il dans les colonies ; les légistes y tenaient le premier rang.

Chez nos pères, les légistes ont laissé une mauvaise réputation ; la royauté, qui a senti toute la force de la justice, ou tout au moins de ce qui n’en est que le masque, la légalité, a de bonne heure rangé les légistes de son côté. Ce sont eux qui ont fait ou servi l’unité et l’égalité française. En Angleterre, ils se sont partagés, et par ce partage même ils ont servi les droits du peuple ou, sous un autre nom, la liberté. En Amérique, où le pouvoir de la métropole n’était représenté que par un gouverneur sans finances et sans armée, où l’opinion était la suprême puissance, les légistes ont été les défenseurs de la liberté. C’est ce qui explique un des caractères les plus saillants de la Révolution américaine. La nôtre est une bataille, celle de l’Amérique est un procès. On avance pas à pas ; on discute, on écrit ; c’est moins brillant, mais cela reste. Une victoire n’est que le succès d’un jour. Le pouvoir, vaincu la veille, prend sa revanche le lendemain. Un arrêt, quand l’opinion le sanctionne, devient une loi ; il entre dans les institutions et, mieux encore, dans les mœurs. C’est une de ces conquêtes qui constituent l’empire invisible et tout-puissant de la liberté.

À cette éducation de la vie publique que donnent les Tribunaux et les Chambres, il faut ajouter qu’on lisait beaucoup en Amérique. Il n’y avait point de grandes bibliothèques ; on s’y occupait assez peu de science, et point du tout d’érudition ; avant tout, il fallait défricher le sol et constituer le capital national ; tout portait à l’action. Mais en chaque maison était la Bible, et dans le plus pauvre loghouse on la lisait et on la méditait tous les soirs. À cela joignez l’histoire des martyrs puritains et de leurs longues souffrances, les souvenirs de la Révolution d’Angleterre, et enfin des pamphlets venus d’outre-mer et consacrés à la défense de la liberté. Les Lettres de Caton, le Whig indépendant[5], pamphlets aujourd’hui oubliés, étaient populaires en Amérique où tout parlait de liberté.

La situation du pays et les mœurs des colonies contribuaient fortement à entretenir l’esprit d’indépendance. C’était la terre d’égalité ; tous les habitants avaient le même rang. Il n’y avait ni rois, ni nobles, ni évêques, ni toute cette hiérarchie de gens dépendants qui s’incline devant le supérieur qui la fait vivre, et rend à l’inférieur le mépris qu’on lui témoigne en haut. Nul souvenir féodal, nul souvenir même de gloire acquise ou de services rendus ne troublaient cette complète uniformité. Aussi le Credo politique d’un Américain était-il d’une simplicité extrême. On le trouve en tête de la Déclaration d’indépendance et de la plupart des Constitutions ; il ressemble à quelques-unes de nos déclarations de droit, et surtout à nos célèbres principes de 1789, par la raison toute simple que nos Constitutions ont emprunté leur préambule à l’Amérique ; ce qui explique peut-être pourquoi dans ces Chartes la liberté n’est que sur le frontispice. Mais, tandis que chez nous ces déclarations stériles sont une protestation contre le passé, chez les Américains c’est le simple exposé de vieilles idées qui sont sorties des entrailles de la société, et qui n’ont rien de commun avec la philosophie du dix-huitième siècle.

Ce Credo peut se résumer ainsi :

Dieu a fait tous les hommes originairement égaux ; il leur a donné le droit de vivre, d’être propriétaires, et autant de liberté qu’il est possible d’en avoir sans empiéter sur les droits d’autrui. Tout gouvernement n’est qu’un établissement politique, un contrat tacite entre gens naturellement égaux, établissement fait pour servir au bonheur de toute la communauté, et non pas à l’agrandissement d’un seul homme ou de quelques privilégiés[6]. On en revient ainsi à la définition d’Aristote, et ce n’est pas le seul exemple de ce fait curieux que la liberté politique a certains principes, certaines conditions essentielles, qui, par le fond des choses, rapprochent la société moderne des démocraties de la Grèce et de Rome.

C’est dans ces sentiments qu’on élevait la jeunesse américaine ; le genre de vie qu’elle menait ajoutait encore aux premières impressions.

Dans un pays immense où la terre était sans valeur, chacun était propriétaire, ou pouvait le devenir aisément. C’était, avec la condition d’avocat et la navigation, le seul état possible, puisque la jalousie de l’Angleterre gênait tout grand commerce et toute industrie.

Tandis qu’en Angleterre le sol était entre les mains de l’Église ou de familles puissantes, et que le fermier se trouvait dépendant par la force des choses, en Amérique le nom de farmer désignait et désigne encore le propriétaire du sol, le planteur. Dans le Sud, le farmer était un gentilhomme vivant au milieu de ses vastes domaines, entouré de ses noirs et de ses engagés ; au Nord, c’était un cultivateur qui travaillait de ses mains, sans avoir rien à attendre ni à craindre de personne.

Maître de son domaine, indépendant par sa situation, le colon pouvait vivre à sa guise, chasser, pêcher, cultiver à sa façon. Il n’y avait là ni dîmes, ni champarts, ni ces terribles privilèges de chasse qui, en France, jusqu’en 1789, ont peuplé les galères de criminels imaginaires ; qui, en Angleterre aujourd’hui, quoique fort adoucis, gênent encore la culture, sinon la propriété.

Non-seulement le colon était libre, mais tout lui faisait sentir sa liberté. Ses besoins étaient peu nombreux, et c’est de son travail seul qu’il en attendait la satisfaction. La terre lui donnait son linge, ses habits, sa nourriture, ses plaisirs. L’argent était rare. Les villes étaient peu peuplées ; les marchands et ouvriers ne faisaient pas le quinzième de la population. C’était un peuple de propriétaires, c’est-à-dire un peuple qui, forcément, avait les habitudes et le goût de la liberté.

La forme du gouvernement ajoutait à cet esprit d’indépendance. Toutes ces colonies s’étaient établies, par elles-mêmes, sans l’appui du Gouvernement ; la liberté était sortie soit d’une simple Charte de Compagnie, soit d’une concession royale, d’autant plus large que le roi se souciait moins de ces déserts inconnus.

Faire l’histoire de ces Constitutions serait chose inutile. Avec quelques différences, toutes se ressemblaient au fond. C’était une image de la métropole. Partout un gouverneur, un Conseil, une Chambre de représentants, c’est-à-dire une ombre du système anglais : roi, lords, communes ; et le modèle futur de l’organisation fédérale : président, sénat, assemblée de représentants.

Mais on sent quelle différence énorme il y avait entre un roi héréditaire et un gouverneur temporaire sans privilèges, sans liste civile, sans armée, entre une aristocratie princière et quelques conseillers ; c’était la même forme, mais le fond était tout différent. Cette forme qui couvrait une aristocratie en Angleterre, couvrait en Amérique une démocratie.

C’est ce qu’a senti un des derniers gouverneurs royaux du Massachusetts, Hutchinson[7].

« Il ne serait pas aisé d’imaginer un gouvernement subordonné qui fût moins contrôlé par le gouvernement suprême que ne l’étaient les gouvernements des colonies. On avait laissé chaque colonie faire ses propres lois, et les adapter au génie du peuple et aux circonstances locales. Le Massachusetts, en particulier, était régi par des lois toutes différentes des lois anglaises, sans toutefois leur être contraires.

« Non-seulement les lois pénales, la façon d’administrer la justice, la loi de succession différaient de la Constitution anglaise et avaient été réglées au gré des colons ; mais on leur avait permis d’établir un culte, une discipline, une Église qu’on tolère à peine en Angleterre. »

En d’autres termes, le germe démocratique qui, en Angleterre, est étouffé par l’aristocratie héréditaire, l’Église anglicane et les privilèges du sol, avait levé en Amérique, et commençait à s’y épanouir.

Ces assemblées de représentants que possédait chaque colonie donnaient encore au moindre citoyen le goût et l’habitude de la liberté. L’impôt était voté et réparti par l’Assemblée ; c’était l’Assemblée qui salariait annuellement le gouverneur, les officiers, les juges. On sentait le prix de ces privilèges ; il n’est pas de colonie qui ne résistât à tous les efforts tentés par l’Angleterre pour rendre l’administration indépendante de l’Assemblée.

Un siècle à l’avance on voit dans cette organisation le premier germe de la révolution. D’une part, les colonies sont convaincues qu’elles sont des Parlements au petit pied, le parlement colonial, et que, par conséquent, le Parlement d’Angleterre n’a aucun droit d’intervenir dans leur gouvernement intérieur. D’autre part, la façon dont elles résistent à tout empiétement de la prérogative royale, montre assez avec quelle jalousie elles enferment la royauté dans ses plus étroites limites, et ne lui laissent que le stérile honneur d’une suprématie nominale. Hormis le commerce et la navigation dont on laisse le règlement à la métropole, pour tout le reste, les colons sont souverains chez eux. Ils repoussent l’ingérence de la royauté, et plus encore celle du Parlement.

Qui donnait aux colonies cette force de résistance ?

À l’origine ce fut leur petitesse et leur peu d’importance ; plus tard, ce fut leur éloignement. Avant l’invention de la vapeur, c’était un long voyage que d’aller en Amérique. Entre l’ordre et l’exécution il y avait plusieurs mois d’intervalle, et la décision était difficile, car on était mal renseigné.

Ajoutez que le gouvernement se trouvait isolé. Il n’avait pas là toutes les ressources qui, dans un vieux et grand pays, permettent au pouvoir de faire à distance ce qu’il veut, en s’attachant mille bras dont il paye le dévouement. Il n’y avait ni grandes fonctions à distribuer, ni emplois lucratifs, ni honneurs, cette menue monnaie de la vanité. Il n’y avait pas davantage d’armées, de forteresses, de garnisons. On ne pouvait ni acheter les gens, ni les effrayer. Otez la crainte et l’espoir, que reste-t-il à un gouvernement pour durer ? Rien que l’amour du peuple : c’est la justice seule qui peut le donner.

Enfin, et comme dernier trait, il faut dire que les colons n’avaient rien qui pût les attacher particulièrement à la mère patrie. Ils étaient Anglais dans l’âme, si l’on entend par là qu’ils avaient les idées religieuses, politiques, littéraires de l’Angleterre ; mais non si l’on entend par là l’amour d’un gouvernement que leurs ancêtres avaient fui, et qu’ils ne connaissaient que pour en souffrir.

Au moment de la révolution, on en était à la troisième, à la quatrième, quelquefois même à la cinquième génération d’émigrants ; ces hommes, dont les aïeux avaient quitté l’Angleterre, chassés par Charles Ier ou par Jacques II, ne pouvaient être attachés ni à la maison de Hanovre, ni à la métropole. Que trouvaient-ils dans leurs souvenirs ? Des persécutions.

Après la paix de 1763, quand les difficultés avec l’Amérique commencèrent, le chancelier de l’échiquier, Charles Townshend, à la fin du discours où il proposait de taxer les colonies, s’écria, dans une de ces effusions touchantes où se plaisent les ministres des finances qui mettent le patriotisme dans l’impôt :

« Et maintenant, ces Américains, plantés par nos soins, nourris par notre bonté jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à ce degré de force et d’importance, et protégés par nos armes, ces Américains oseraient-ils refuser d’apporter leur obole pour nous relever du lourd fardeau qui pèse sur nous ? »

Un des plus éloquents défenseurs de l’Amérique, le colonel Barré (un nom français), lui répondit :

« Les colons plantés par vos soins ? Non, c’est votre oppression qui les a plantés en Amérique. Ils ont fui votre tyrannie jusque dans un désert inhospitalier ; ils se sont exposés à toutes les misères humaines, à toutes les cruautés des sauvages, et cependant, animés par le véritable amour de la liberté anglaise, ils ont affronté tous ces maux avec plaisir en les comparant à ceux qu’ils souffraient dans leur patrie, à ceux que leur infligeaient les mains de ces hommes qui auraient dû être leurs amis.

« Les colons nourris par votre bonté ? Ils ont grandi grâce à votre négligence. Aussitôt que vous en avez pris soin, ce soin s’est borné à leur envoyer, pour les gouverner et pour les piller, des commis de quelques commis des députés de cette Chambre, des gens dont la conduite a plus d’une fois glacé dans leurs veines le sang de ces amis de la liberté, des gens élevés là-bas aux plus hauts sièges de la justice, mais trop heureux d’échapper ici aux tribunaux en partant pour un pays étranger.

« Les colons protégés par vos armes ? Ce sont eux qui ont noblement pris les armes pour vous défendre ; ce sont eux qui, au milieu de travaux infinis, ont déployé toute leur valeur pour défendre un pays dont les frontières étaient inondées de sang, tandis que dans l’intérieur on vous sacrifiait toutes les ressources pour vous aider.

« Et, croyez-moi, l’esprit de liberté qui a animé ce peuple dès l’origine, cet esprit ne l’abandonnera pas[8]. »

Le colonel Barre disait vrai ; on ne l’écouta pas. L’orgueil anglais ne pouvait admettre la résistance légitime des colons, mais ces paroles sont restées dans l’histoire comme une justification de la révolution américaine, et, à ce titre, il est bon de les rappeler.


  1. Ramsay, Hist. of the American Revol. Philad., 1785, t. I, p. 26.
  2. Ramsay, I, 26.
  3. Hinton. Hist. of the U. S., p. 183.
  4. Ramsay, p. 29.
  5. Ramsay, p. 30.
  6. Ramsay, I, p. 31.
  7. Hinton, p. 181.
  8. Hinton, p. 182.