Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 18

Charpentier (2p. 372-394).
DIX-HUITIÈME LEÇON
bataille de germantown. — defaite de burgoyne. — traité avec la france.

C’est le 31 juillet 1777 que La Fayette recevait sa nomination, et bientôt après Washington le recevait dans sa famille militaire[1], et le mettait au courant des opérations.

Le général Howe était à New-York, où l’on faisait de grands préparatifs d’embarquement. On pouvait menacer Philadelphie ou Charleston, peut-être aussi voulait-on remonter l’Hudson pour rejoindre une armée considérable qui s’organisait dans le Canada, sous le commandement du général Burgoyne, isoler la Nouvelle-Angleterre, et l’écraser.

Tel était le projet primitif du général Howe, qui y renonça, n’ayant pas reçu d’Angleterre les renforts considérables qu’il avait demandés[2].

Vers la fin du mois d’août, on signala la flotte anglaise dans la baie de la Chesapeake ; c’était Philadelphie, le siège du Congrès, qu’on venait attaquer. La route directe était de remonter la Delaware, mais on s’était effrayé des défenses qu’y avaient accumulées les Américains, et l’armée anglaise, prenant un étrange chemin, décrivait un arc de cercle et venait attaquer Philadelphie par la gauche, en se mettant le Maryland à dos.

Le 25 août 1777, les Anglais débarquèrent au fond de la Chesapeake, dans la rivière d’Elk ; ils étaient au nombre de 14 000 hommes ; Washington avait un nombre d’hommes inférieur à leur opposer. Il lui avait fallu traverser Philadelphie, où le Congrès faisait bonne contenance, et marcher au-devant de l’ennemi, qu’il rencontra le 11 septembre auprès d’un petit affluent de la Delaware, qu’on nomme la Brandywine. Jusque-là les Américains avaient eu des combats, et non pas une bataille rangée : cette fois c’était une grosse affaire ; mais Washington ne voulait pas perdre Philadelphie sans frapper un coup.

L’armée anglaise se partagea en deux divisions : l’une, sous les ordres du général Knyphausen, attaqua de front ; l’autre, sous les ordres du comte Cornwallis, fit un circuit, et, tournant les Américains, les prit de flanc et en arrière. Dans de pareilles conditions, la défaite était certaine ; la déroute des Américains fut générale, et La Fayette, en essayant de retenir les fugitifs, fut blessé à la jambe ; Philadelphie était perdue.

Une charmante lettre écrite par La Fayette à sa femme, le 1er octobre 1777, nous donne des détails sur sa blessure ; il plaisante à la française, et ajoute :

« À présent, comme femme d’un officier général américain, il faut que je vous fasse votre leçon. On vous dira : Ils ont été battus. Vous répondrez : C’est vrai ; mais entre deux armées, égales en nombre, et en plaine, de vieux soldats ont toujours de l’avantage sur des neufs ; d’ailleurs, ils ont eu le plaisir de tuer beaucoup, mais beaucoup plus de monde aux ennemis qu’ils n’en ont perdu.

« Après cela on ajoutera : « C’est fort bon ; mais Philadelphie est prise, la capitale de l’Amérique, le boulevard de la liberté. » Vous repartirez poliment : Vous êtes des imbéciles. Philadelphie est une triste ville, ouverte de tous côtés, dont le port était déjà fermé, que la résidence du Congrès a rendue fameuse, je ne sais pourquoi. » Voilà ce que c’est que cette fameuse ville, laquelle, par parenthèse, nous leur ferons bien rendre tôt ou tard.

« S’ils continuent à vous pousser de questions, vous les enverrez promener en termes que vous dira le vicomte de Noailles, parce que je ne veux pas perdre le temps de vous écrire à vous parler politique[3]. »

Tout en raillant avec la grâce et l’esprit d’un gentilhomme français, La Fayette exprimait la pensée générale des Américains. Ils s’étaient habitués au jeu de la guerre et à ses chances journalières.

En décembre 1776, l’approche des Anglais avait jeté la terreur à Philadelphie ; en septembre 1777 on était familiarisé avec cet événement ; on se disait que les Anglais, obligés de garder New-York et Philadelphie, disséminaient leurs forces en les immobilisant. Autant de gagné pour les Américains.

C’est ainsi que Franklin prit la chose, au moins en public. « Non, non, disait-il, ce n’est pas le général Howe qui a pris Philadelphie, c’est Philadelphie qui a pris le général Howe[4]. »

Le Congrès se retira à York, dans la province de Pensylvanie, en mettant la Susquehanna entre lui et l’ennemi. Il y resta huit mois, c’est-à-dire jusqu’à l’évacuation de Philadelphie par les Anglais. Quant à Washington, avec cette froide résolution qui était dans son caractère, il rassembla ses soldats, pieds nus et sans pain, et le 4 octobre 1777, par une matinée brumeuse, il attaqua au point du jour une division de l’armée anglaise établie à Germantown.

Les Américains chargèrent à la baïonnette ; les Anglais, surpris et mis en désordre, eurent peine à se reconnaître, mais un brouillard épais empêcha les Américains de suivre leur avantage ; dans cette nuit, des régiments tirèrent les uns sur les autres. La panique se mit chez des troupes nouvelles, les munitions manquèrent, et l’Anglais resta maître du champ de bataille après avoir perdu 500 hommes.

« La journée a été sanglante, écrivait Washington ; plût au ciel que je pusse ajouter qu’elle a été bonne pour nous. »

Ce n’était pas une victoire, tant s’en faut, mais le combat faisait le plus grand honneur à Washington et aux Américains. Un peuple n’est vaincu que lorsqu’il se résigne à ne plus résister. Ici au contraire, comme à Trenton, comme à Princeton, on voyait des hommes que la défaite n’avait point abattus, et qui, au lieu de se cacher derrière des murs, prenaient l’offensive et venaient attaquer l’ennemi. Que leur manquait-il pour réussir ? La discipline, cette unité que la guerre enseigne avec le temps.

Ce qui est sûr, c’est qu’en France, pays où l’on est bon juge en fait de courage, cette bataille fut très-remarquée. Et lorsque, quelques mois plus tard, en décembre, les commissaires américains conclurent le traité d’alliance avec la France, le comte de Vergennes leur dit : « Vos troupes se sont bien battues en plus d’une occasion, mais rien ne m’a plus frappé que de voir le général Washington attaquer l’armée du général Howe et lui livrer bataille. Amener à ce point une armée de nouvelle levée, cela promet tout pour l’avenir[5]. »

Après la bataille de Germantown, Washington se retira à Whitemarsh, forte position à quatorze milles de Philadelphie. Les deux Howe, l’amiral et le général, purent alors attaquer les forts qui défendaient la Delaware ; les Hessois attaquèrent le fort Redbank ; ils échouèrent, et leur commandant, le comte Donop, mortellement blessé, fut fait prisonnier. Transporté dans le fort, il y fut soigné par un Français, Duplessis de Mauduit, officier du génie, qui avait pris du service en Amérique.

« Ma carrière finit de bonne heure, dit l’Allemand en rendant le dernier soupir, je meurs victime de mon ambition et de l’avarice de mon souverain. »

Donop et Mauduit, c’était l’ancien et le vieux monde aux prises, le soldat et le citoyen, le mercenaire et l’homme qui ne se bat plus que pour la liberté.

Au commencement de décembre, les forts de la Delaware étaient pris, Howe réunit son armée, et offrit bataille à Washington près de Whitemarsh. Le Fabius américain était décidé à ne pas quitter sa forte position ; tout se réduisit à quelques escarmouches, où se distingua la milice du Maryland. Howe, ne pouvant attirer l’ennemi dans la plaine, alla prendre ses quartiers d’hiver à Philadelphie. Cela n’était pas moins nécessaire à Washington. Ses soldats n’avaient pas même de couvertures, et le manque de souliers était si général, qu’on pouvait suivre l’armée à la piste par les traces de sang laissées sur la neige. Washington s’en explique dans une lettre adressée au président du Congrès, Henri Laurens, de la Caroline du Sud, qui venait de remplacer Hancock, obligé de se retirer à cause de sa mauvaise santé. La lettre est du 23 décembre 1777, elle est navrante :

« Je n’ai pas l’ombre d’un doute que, si l’on n’améliore le commissariat, l’armée sera réduite à une de ces trois nécessités : mourir de faim, se dissoudre ou se disperser pour vivre comme elle pourra. Je n’exagère rien, j’ai de fortes raisons pour redouter ce que je vous dis.

« Hier dans l’après-midi, informé qu’un gros de troupes ennemies était sorti de Philadelphie, et se portait sur Derby avec l’intention apparente de fourrager, j’ai donné ordre à mes troupes de s’apprêter pour gêner le dessein de l’ennemi. À ma grande mortification, je fus instruit, à n’en pas douter, que mes hommes ne pouvaient remuer faute de vivres ; une sédition dangereuse avait eu lieu la veille au soir, les efforts courageux de quelques officiers l’avaient étouffée à grand’peine ; on pouvait craindre que la faim ne la fît éclater de nouveau. Je fis venir l’unique commissaire de vivres que nous ayons au camp ; j’appris de lui la triste et alarmante nouvelle que nous n’avions pas une tête de bétail, et qu’il ne lui restait que vingt-cinq barriques de farine.

« Jugez de notre situation, lorsque j’ajouterai qu’on ne peut me dire quand on peut espérer recevoir quelque secours.

« Tout ce que j’ai pu faire, ç’a été d’envoyer quelques troupes légères surveiller et inquiéter l’ennemi, tandis que d’autres troupes étaient aussitôt envoyées de différents côtés pour ramasser, s’il était possible, quelques provisions pour les besoins pressants de l’armée. Cela suffira-t-il ? Non ; trois ou quatre jours de mauvais temps amèneront notre destruction. Que deviendra donc l’armée, cet hiver ?

« … Je le déclare dans la sincérité de mon âme, jamais général n’a été plus entravé que moi dans ses opérations par tous les services de l’armée.

« … Il n’est pas une occasion de surprendre l’ennemi avec succès qui n’ait été perdue ou compromise faute de vivres. Et ce mal si grand, si criant, n’est pas tout. Depuis la bataille de la Brandywine, nous n’avons jamais reçu ni savon, ni vinaigre, ni rien de ce que nous a alloué le Congrès. Quant au savon, nous n’en avons pas grand besoin maintenant ; il est peu de nos hommes qui aient plus d’une chemise, beaucoup n’en ont que la moitié d’une, quelques-uns n’en ont pas du tout… Nous avons 2 898 hommes hors de service, parce qu’ils sont nu-pieds et sans vêtements.

« … Depuis le 4 du mois courant, le nombre de soldats valides a diminué de deux mille hommes, en suite des souffrances qu’ils éprouvent par faute de couvertures. Ils ont été obligés, et un grand nombre l’est encore, de rester toute la nuit assis auprès du feu, au lieu de se reposer en se couchant.

« Il est des gentlemen qui, sans savoir si l’armée prendra ou non des quartiers d’hiver, se croient en droit de nous adresser des reproches. Croient-ils donc que les soldats sont de bois ou de pierre ? qu’ils sont également insensibles au froid et à la neige ?… Je puis assurer à ces messieurs qu’il est plus aisé et moins fatigant de rédiger des critiques, quand on est assis dans une chambre commode, au coin d’un bon feu, que de camper sur une colline froide et humide, et de dormir sous la glace et la neige, sans vêtements et sans couvertures. Quelle que soit l’indifférence de ces messieurs, tant de privations et de souffrances me touchent profondément ; c’est du fond du cœur que je plains des misères que je ne puis ni secourir ni prévenir. »

Ce fut au milieu de ces souffrances que Washington eut recours aux réquisitions forcées. Dans ces mesures rigoureuses, mais nécessaires, il mit une modération extrême ; c’en fut assez, cependant, pour exciter le mécontentement et les plaintes de ses amis les plus chauds. Quant à lui on voit dans ses lettres toute sa répugnance, il déclare que retourner à ce moyen extrême lui semblerait le plus grand malheur de sa vie. Il avait l’âme civile, c’est là sa grandeur.

La décision qu’avait prise Washington d’établir ses quartiers d’hiver en pleine campagne, fait autant d’honneur à sa sagacité qu’à sa fermeté. Il ne manquait pas de gens qui, au Congrès, s’étonnaient que l’armée ne marchât pas, et dans l’armée il ne manquait pas d’officiers qui auraient voulu s’installer à York ou à Lancastre, pour y trouver les commodités de la vie. Mais Washington était décidé à tenir l’ennemi en haleine, pour l’empêcher d’étendre ses conquêtes et son influence.

Il s’établit donc à Valley-Forge, forte position entre les collines et les rives de la Schuylkill, a vingt milles seulement de Philadelphie. C’était un désert et une forêt. Il fallait toute l’autorité de Washington pour décider les soldats à défricher cet endroit désolé et à s’y construire des baraques pour l’hiver. La saison fut rude, la misère très-grande, mais Washington souffrait comme le soldat, personne n’osa murmurer.

Tandis que ces événements se passaient en Pensylvanie, d’autres événements, non pas plus honorables, mais plus heureux pour l’Amérique, avaient lieu au Nord. Là les Américains étaient victorieux, et les Anglais humiliés.

Nous avons vu que les Anglais, utilisant à leur profit les souvenirs de la politique française, avaient résolu d’envahir les Colonies-Unies par le Canada. C’était une façon d’isoler la Nouvelle-Angleterre en occupant la ligne qui va des lacs canadiens à New-York par le fleuve Hudson. On avait réuni 7 000 hommes de troupes allemandes et anglaises ; les Allemands commandés par le général Riedesel, les Anglais par le général Burgoyne.

À la fin de juin 1777, l’armée partit de Crown-Point, sur le lac Champlain, et s’empara de Ticonderoga, et peu après du fort Edouard ; elle arrivait ainsi dans la vallée de l’Hudson.

La marche était difficile, il fallait traverser des bois et des marais sans routes. Il n’était pas aisé de tirer des vivres du Canada ; on n’avait que des viandes salées venues d’Angleterre, et transportées par le Saint-Laurent et le lac Champlain. On avançait néanmoins, en poussant devant soi des Indiens, qui pillaient et tuaient les ennemis, et quelquefois même les amis[6].

Ces horreurs, qui eussent abattu un peuple faible, soulevèrent le peuple énergique de la Nouvelle-Angleterre. Ce n’est pas un peuple de soldats, l’armée est pour lui une servitude. Mais décrocher son fusil du mur, monter à cheval et courir au danger, c’est là ce qu’il excelle à faire. Amis, parents, tout l’encourage, et tel qui n’a que deux couvertures en donne une à celui qui part pour défendre le pays.

Burgoyne eut bientôt en face de lui une armée de 13000 hommes, armée sans ordre et sans discipline, qui n’eût pas tenu en plaine, mais composée d’hommes résolus, braves, et tireurs admirables. Les Anglais n’en firent que trop l’expérience.

Cette armée avait pour chef le général Gates, Anglais d’origine ; il n’avait qu’un talent médiocre ; mais sous ses ordres était un Américain hardi et plein de ressources ; c’était Arnold, que l’envie devait jeter plus tard dans les bras des Anglais, pour y mériter le renom d’un traître, et pour échouer misérablement.

La première rencontre eut lieu à Bennington, entre un corps allemand, commandé par le colonel Baum, et les milices de New-Hampshire, commandées par le général Stark. Dès qu’il aperçut l’ennemi, Stark se tourna vers ses soldats : « Mes enfants, leur dit-il, voilà les habits rouges, il faut qu’ils soient à nous, où Molly Stark sera veuve ce soir. » Les Anglais et les Allemands furent battus, repoussés, ayant 200 tués et 700 prisonniers.

Cette affaire de Bennington, véritable escarmouche, arrêta Burgoyne. Pour ne rien donner au hasard, il voulut s’assurer de trente jours de vivres, et resta près d’un mois en place[7], laissant à ses ennemis tout le temps d’encombrer la voie et de se fortifier.

Enfin le 19 septembre, Burgoyne abandonnant ses communications avec le Canada, passa l’Hudson à Saratoga. Les Américains étaient placés sur une rangée de petites collines nommées hauteurs de Behmus ; un officier polonais avait choisi cette position militaire, cet officier, c’était Kosciusko.

L’attaque anglaise, bravement conduite, ne put déloger les Américains ; Burgoyne se trouva réduit à rester en place, inquiété la nuit, et par l’ennemi, et par des troupeaux de loups qui venaient en hurlant dévorer les cadavres des malheureux soldats.

Une seconde attaque, essayée le 7 octobre, amena la retraite des Anglais. Arnold, sans ordres, prit l’offensive à son tour ; Burgoyne, obligé de se retirer avec une armée en désordre, réduite à 3 500 hommes, six jours de vivres et des ennemis invisibles qui l’entouraient de toutes parts, fut obligé, le 13 octobre, de traiter avec le général Américain, et de se rendre, à des conditions honorables sans doute, mais qui, s’ils prouvaient que les Anglais s’étaient bravement battus, n’en accusaient que mieux l’échec qu’ils avaient reçu.

Quand, le matin du 17 octobre, les soldats anglais se furent rassemblés pour déposer leurs armes et recevoir les vivres dont ils avaient grand besoin, le général Gates s’approcha de Burgoyne, et lui dit avec une phrase banale qui aurait pu arriver plus à propos : « Général, je suis heureux de vous voir. » Burgoyne, plus homme d’esprit que soldat, répondit : « Je le crois, général, car la fortune de la guerre est toute pour vous. »

Les soldats Américains se conduisirent avec une convenance qui toucha les vaincus. Burgoyne lui-même raconte qu’après la Convention (nom adouci pour la capitulation), une des premières personnes qu’il vit fut le général Schuyler. Il possédait à Saratoga des scieries et des magasins qui valaient au moins 10 000 livres sterling, et que Burgoyne avait fait brûler, parce qu’ils gênaient sa défense.

« Je lui exprimai mes regrets, dit Burgoyne, et lui expliquai les raisons qui m’avaient fait agir. Il me pria de n’y plus penser, ajoutant que les circonstances me justifiaient, suivant les principes et les règles de la guerre, et qu’en même occasion il aurait fait la même chose. Il fit plus, il chargea un de ses aides de camp de me conduire à Albany pour me procurer, disait-il, un meilleur logement que n’en trouverait un étranger. L’aide de camp me conduisit à une maison élégante, et, à ma grande surprise, me présenta à madame Schuyler et à sa famille. Durant tout mon séjour à Albany, je restai chez le général avec une table de vingt couverts pour moi et mes amis, et toutes les démonstrations d’hospitalité possibles[8]. »

Le marquis de Chastelleux, qui en 1780 fît un voyage en Amérique, ne fait pas une peinture moins aimable de Schuyler et de sa famille, mais il ajoute la réflexion suivante, qui est bien d’un bel esprit du dix-huitième siècle :

« Le général Schuyler est encore plus aimable quand il n’est pas avec sa femme ; en quoi il ressemble à beaucoup de maris européens. »

De toutes les batailles d’Amérique, aucune, peut-être, n’eut plus d’influence que cette affaire de Saratoga, qui se termina par la reddition de 3 500 hommes. Ce fut pour l’Angleterre une leçon de modération ; elle apprit, pour la première fois, que son pouvoir avait des bornes, que la distance, l’éloignement, le courage de ses sujets révoltés pouvaient la forcer de céder.

Pour les colonies, ce fut une leçon de confiance en leur bon droit ; après trois années de misères, le sort tournait, on pouvait espérer l’indépendance et la paix.

Pour l’Europe, c’était aussi un grand avertissement ; l’Angleterre échouait, on pouvait s’allier avec les colonies et humilier une antique rivale. La France n’eut garde de laisser échapper cette occasion.

Ce qui n’est pas moins singulier, c’est que cet événement, si considérable par ses conséquences, fut tout à fait en dehors de l’action de Washington. Ce fut un général obscur dont les soldats emportèrent la victoire, et cette victoire, on s’en servit pour humilier Washington. Gates écrivit au Congrès, et ne prit même pas la peine d’informer le général en chef de ce qu’il avait fait. « Espérons que tout finira bien, écrivait froidement Washington à Patrick Henry[9]. Si notre cause réussit, peu m’importe où et par qui cela arrive. »

Cela est d’une âme héroïque ; mais il est triste de voir que les contemporains sentaient si peu qu’ils avaient au milieu d’eux un grand homme ; c’est une justice à rendre au jeune La Fayette, qu’il n’en douta jamais ; toutes ses lettres respirent la joie de vivre auprès d’un grand et excellent homme ; il n’y a chez lui ni envie, ni faiblesse, rien que l’admiration et l’amour. C’est là peut-être son plus beau titre à l’estime de l’Amérique et de la postérité.

Les événements d’Amérique eurent leur contre-coup sur le continent.

Le 20 novembre 1777, le roi ouvrit le Parlement en personne, et demanda de nouveaux moyens d’écraser la rébellion. On ignorait la reddition de Burgoyne, mais on connaissait ses embarras.

Lord Chatham reparut sur la brèche. Sa politique se résumait en un point : maintenir l’union de l’Angleterre et des colonies, seul moyen d’abaisser la France ; à ce prix tout céder à l’Amérique, lui reconnaître tous les droits qu’elle réclamait, hormis l’indépendance, et rappeler les troupes du nouveau continent. Lord Rockingham et ses amis pensaient qu’il était trop tard, et que reconnaître l’indépendance était une nécessité. C’était une dure vérité qu’ils n’osaient encore proclamer publiquement. Ce fut donc Chatham qui soutint tout le poids de la discussion de l’Adresse.

Entre autres parties de son discours, il y eut une phrase où il parla « des souffrances, et peut-être de la perte totale de l’armée du Nord, » phrase prophétique, qui fit une sensation profonde quand, dix jours plus tard, on apprit le désastre de Saratoga.

L’énergie de ses paroles fut plus grande que jamais, et aujourd’hui encore, dans les écoles d’Angleterre et d’Amérique, c’est dans ce discours de Chatham qu’on fait apprendre aux enfants l’éloquence moderne et le grand art de parler.

« Mylords, dit-il, au milieu d’embarras et de périls semblables aux nôtres, l’usage de la couronne a toujours été de demander avis et secours à cette Chambre, le grand conseil héréditaire de la nation. C’est le droit du Parlement que de donner cet avis, c’est le devoir de la couronne que de le demander.

« Mais aujourd’hui, dans la crise où nous sommes, on ne vous demande ni conseil, ni appui ; c’est la couronne qui, seule et d’elle-même, vous déclare que rien ne changera sa résolution de poursuivre les mesures que seule elle a concertées ; et quelles mesures, Mylords ! Des mesures qui jusqu’à présent n’ont produit que mécomptes et défaites. Je ne peux pas, Mylords, je ne veux pas me joindre à ces félicitations sur des échecs et des disgrâces. Nous sommes dans un moment dangereux et terrible ; l’heure de l’adulation est passée. Pour nous tirer de cette crise difficile et menaçante, il faut autre chose que de vaines flatteries. Il est nécessaire de parler au trône le langage de la vérité. Nous devons, si la chose est possible, dissiper l’ombre et l’illusion qui l’enveloppent ; il faut montrer sous ses vraies couleurs, dans tout son danger, la ruine qui est à nos portes.

« Dans leur présomption, les ministres peuvent-ils croire que nous soutiendrons leur folie ? Le Parlement est-il tellement mort à sa dignité et à son devoir qu’il soutienne des mesures qu’on nous impose de force ? Des mesures, Mylords, qui ont réduit ce grand et florissant empire à devenir un objet de mépris et de dédain ? Hier encore, l’Angleterre aurait résisté au monde entier ; aujourd’hui, il n’y a personne d’assez misérable pour la respecter.

« Ces colons, qu’à l’origine nous avons méprisés comme des rebelles, mais que maintenant il nous faut reconnaître comme des ennemis, sont conjurés contre nous ; notre ennemi invétéré les fournit de provisions et d’armes, il consulte leur intérêt, il reçoit leurs ambassadeurs, et nos ministres ne peuvent pas et n’osent pas agir avec dignité, avec énergie.

« Nous connaissons déjà en partie l’état désespéré de nos troupes là-bas. Personne, plus que moi, n’estime et n’honore les armées anglaises ; je connais leur vertu et leur courage ; je sais qu’elles peuvent tout faire, excepté ce qui est impossible, et je sais que la conquête de l’Amérique anglaise est une impossibilité. Vous ne pouvez pas, Mylords, vous ne pouvez pas conquérir l’Amérique.

« Quelle est votre situation là-bas ? Nous ne savons pas tout peut-être, mais nous savons qu’en trois campagnes nous n’avons rien fait, et nous avons beaucoup souffert. Vous pouvez forcer vos dépenses, redoubler vos sacrifices, accumuler tous les secours, étendre votre trafic jusqu’aux boucheries de tous les despotes allemands, tous vos efforts seront vains et impuissants ; et doublement impuissants, par cela même que vous vous appuyez sur des secours mercenaires, des secours qui excitent un incurable ressentiment dans le cœur de vos adversaires, de ces hommes que vous livrez aux fils mercenaires de la rapine et du brigandage, de ces hommes que vous dévouez, eux et leurs biens, à la cruauté vénale de quelques pillards soudoyés. Si j’étais un Américain, comme je suis un Anglais, tant qu’un soldat étranger resterait dans ma patrie, jamais je ne déposerais les armes, jamais, jamais, jamais[10]. »

À ce cri du patriotisme indigné, l’Assemblée tressaillit ; mais, après la première émotion, les pairs furent rassurés par les ministres ; on leur déclara qu’on ne croyait pas que la France ni l’Espagne entretinssent des dispositions hostiles contre la Grande-Bretagne, que d’ailleurs l’Angleterre avait 42 vaisseaux de ligne en commission, dont 35 à la mer, et qu’une pareille marine pouvait défier toute la maison de Bourbon.

La Chambre, rassurée par cette vérité ministérielle, et ne demandant qu’à être trompée, repoussa l’amendement de Chatham par 97 voix contre 28. Aux Communes, le même amendement, présenté par le jeune marquis de Granby, soutenu par Burke et par Fox, fut repoussé par 283 voix contre 86[11].

Quelques jours plus tard, le 2 décembre 1777, arriva la nouvelle de la reddition de Burgoyne ; ce fut un coup de foudre. Ce n’était d’abord qu’un bruit vague ; des déserteurs anglais avaient apporté ces rumeurs à Ticonderoga, et de là ces rumeurs avaient gagné Québec. Mais vers le 15 décembre on reçut les dépêches de Burgoyne ; c’en fut assez pour abattre lord North, qui, dès le premier jour de la guerre, avait servi une passion qu’il ne partageait pas ; il déclara à la Chambre qu’après les fêtes de Noël, il lui proposerait d’examiner quelles concessions on pourrait faire à l’Amérique pour en obtenir un traité de réconciliation. Chatham à la Chambre des lords, Burke et Fox à la Chambre des communes, insistèrent pour que le Parlement ne mît point de retard à cette affaire urgente ; on s’ajourna au 20 janvier.

Il fallait ce temps aux ministres pour rallier leurs partisans abattus, et pour prendre une résolution.

La Cour de Versailles n’eut point de pareilles hésitations. La campagne de 1777, la prise de Burgoyne avaient prouvé que les Américains étaient en état de se défendre ; c’étaient des ennemis de l’Angleterre, leur amitié était désirable pour la France.

Le 16 décembre 1777, les commissaires des États-Unis furent informés par M. Gérard que le roi était décidé à reconnaître l’indépendance des États-Unis, et à faire un traité avec eux ;

Que dans ce traité le roi ne prendrait aucun avantage de leur situation, pour en obtenir des conditions qu’en d’autres temps ils n’accorderaient pas ;

Que Sa Majesté Très-Chrétienne désirait que le traité une fois fait fût durable, et que l’amitié subsistât toujours entre les deux pays, ce qui n’était pas possible, si chaque nation n’avait intérêt à conserver l’alliance aussi bien qu’à la conclure.

L’intention du roi était donc de traiter avec les nouveaux États comme s’ils étaient depuis longtemps établis, et dans toute la plénitude de leur force et de leur pouvoir.

Le roi était décidé non-seulement à reconnaître, mais à soutenir l’indépendance de l’Amérique.

En agissant ainsi, sans doute il serait engagé dans une guerre, mais le roi ne demandait aucune compensation aux États-Unis ; car ce n’était pas seulement par bon vouloir pour les États-Unis qu’il agissait, mais aussi dans l’intérêt de la France, et pour diminuer le pouvoir de l’Angleterre par la séparation des colonies.

La seule chose que demandait le roi, c’est que les États-Unis s’engageassent à maintenir leur indépendance, et à ne jamais rentrer sous l’obéissance du gouvernement anglais[12].

Il faut rendre justice à Louis XVI : il était impossible d’offrir à un peuple des conditions plus justes et plus honorables ; en même temps, comme toujours, la justice ici c’était la suprême habileté.

En traitant avec les États-Unis sur le pied d’égalité, en ne demandant aucune faveur particulière, aucun monopole commercial, on permettait à l’Angleterre de finir la guerre aussitôt qu’elle voudrait, en acceptant le pied d’égalité commerciale avec la France. À lui fermer les États-Unis, on l’obligeait à des efforts désespérés.

Ce n’est pas tout ; cette libre et généreuse politique faisait de l’indépendance américaine la cause commune de tous les peuples commerçants. La défaite des États-Unis, c’était le retour du monopole britannique ; leur victoire, c’était l’ouverture du nouveau continent à tous les peuples du vieux monde, c’était le triomphe de la liberté commerciale. Les États-Unis avaient pour eux le droit, on y joignait l’intérêt de l’Europe entière ; l’Angleterre se trouvait ainsi sans un allié, et jouait un jeu doublement odieux.

Ce traité, qui ne fut signé que le 6 février 1778, a été souvent reproché au roi Louis XVI comme une des causes de la Révolution. D’une part, la guerre d’Amérique endetta la France, et amena indirectement la réunion des états généraux ; de l’autre, cet appui prêté à des insurgents, à des révoltés contre l’autorité légitime, fut, dit-on, d’un mauvais exemple ; enfin, ajoute-t-on, les amis de La Fayette, et les officiers envoyés en Amérique avec Rochambeau, les Américains, comme on les appelait au début de la Révolution, rapportèrent du nouveau monde des idées subversives et républicaines qui amenèrent la chute même de celui qui avait affranchi les Américains.

Selon moi, ces reproches sont mal fondés, et reposent sur un vieux sophisme : Post hoc, ergo propter hoc. La France était tombée depuis la paix de 1763 et la perte du Canada. S’il est un pays qui ne supporte pas l’humiliation au dehors, c’est le nôtre. Pourquoi la France n’aurait-elle pas saisi l’occasion d’une revanche ? Ce n’est pas elle qui avait soulevé l’Amérique ; elle n’avait pas joué le rôle que quelques années plus tôt les Anglais avaient joué en Corse, contre nous ; elle trouvait un peuple libre, indépendant, soutenant ses droits les armes à la main. Pourquoi donc n’eût-elle pas traité avec eux ?

Mais l’esprit d’indépendance ? Cet esprit n’existait-il pas en France ? Est-ce que Voltaire et Rousseau n’avaient pas écrit avant 1776 ? Est-ce que la Révolution française s’est faite sous l’empire des idées américaines ? Hélas ! non, malheureusement ! Tout ce qu’il y avait d’Américains en France, Jefferson, Gouverneur Morris, ont prédit l’avortement de la Révolution de 1789, parce qu’au lieu d’une liberté constitutionnelle, qui fît la part de l’individu non moins que celle du peuple et des assemblées, nous avons voulu une démocratie à l’antique, ou plutôt la réalisation du chimérique Contrat social. Les lettres de Washington à La Fayette sont remplies de craintes patriotiques sur l’avenir de notre pays.

Repoussons donc ces dangereux paradoxes ; servir la liberté et la justice n’a jamais perdu ni les peuples ni les rois. La plus belle page du règne de Louis XVI dans l’histoire sera le secours donné aux Américains.

La Fayette, dont les lettres n’avaient pas peu contribué à décider la France à soutenir les États-Unis, fut le premier à recevoir dans l’armée américaine les nouvelles du traité. Il courut à Washington, l’embrassa en pleurant de joie, et en criant : « Le roi mon maître a reconnu votre indépendance, et s’allie avec vous pour vous aider à l’établir. »

La joie qu’on en éprouva, dit un contemporain[13], défie toute description. Par l’ordre du général en chef, toutes les brigades s’assemblèrent. Les chapelains offrirent des prières publiques pour remercier le Dieu tout-puissant, et prononcèrent des discours. On tira un feu de joie, et à un signal donné, tous les soldats crièrent, et du fond du cœur : Vive le Roi de France !

Depuis trois années on avait tant souffert, du froid, de la faim, de la guerre, qu’il semblait qu’on fût sauvé dès que la France étendait au delà de l’Océan sa main puissante et secourable. Il fallut que le Congrès tempérât cette confiance trop vive, en prévenant le peuple et l’armée : qu’il fallait s’attendre encore à de rudes épreuves ; que l’alliance française assurait l’indépendance, mais qu’elle ne mettait pas l’Amérique à l’abri des dévastations de l’ennemi.

L’avis était sage ; mais le peuple, qui dans sa foi naïve devançait les événements, ne se trompait pas. Avec l’appui de la France, il était sauvé.

Ce sont là, Messieurs, de grands et beaux souvenirs pour nous, des souvenirs qu’il ne faut pas laisser perdre. Nos histoires sont pleines de guerres avec l’étranger, de haines et de violences séculaires : cela entretient chez nous un patriotisme ombrageux, qui a son bon et son mauvais côté ; mais il y a aussi des pages qui, sans nous rendre moins patriotes, nous laissent de plus douces émotions. Plus d’une fois la France a été au dehors, sans autre intérêt que de servir l’indépendance d’un peuple opprimé. La Grèce, l’Italie, l’Amérique, ont vu nos soldats arriver et sortir en amis ; ce sont là nos trophées les plus glorieux et les plus purs ; ne les perdons pas.

Voilà pourquoi, aujourd’hui que l’Amérique souffre, je réveille ce passé qu’on laisse dans la poudre. On nous aime toujours là-bas, on a besoin de nous, nous pouvons encore être utiles, ne fût-ce que par le poids de l’opinion. Reconnaissons d’anciens et fidèles amis, tendons-leur la main.

Autrefois, dans l’antiquité, une coutume touchante établissait l’hospitalité : une tessera, un médaillon de terre portant la tête de Jupiter hospitalier, était cassé en deux : partagé entre deux familles, il servait de symbole ou de reconnaissance pour l’étranger qui venait d’un pays lointain. On rapprochait les deux morceaux, on y retrouvait un nom commun, le souvenir d’une vieille amitié, la pensée des aïeux. Nous aussi, nous avons notre symbole ; nous ne pouvons prononcer le nom de Washington sans que l’Américain ne réponde par celui de La Fayette : noms inséparables, souvenir impérissable et glorieux qui doit unir la France et l’Amérique d’une éternelle amitié.


  1. C’est ainsi qu’en Amérique on appelle l’état-major d’un général.
  2. Jared Sparks, Vie de Wash., t. II, p. 15.
  3. Mémoires de La Fayette, t. I, p. 104.
  4. Lord Mahon, VI, 169.
  5. Sparks, Wash., t. II, p. 31.
  6. Voir l’histoire de miss Mac-Rea dans Lord Mahon, VI, 179.
  7. Il n’était qu’à cinquante milles d’Albany.
  8. Lord Mahon, VI, 197.
  9. 13 novembre 1777.
  10. Lowell’s, Speaker, p. 124.
  11. Lord Mahon, VI, 215.
  12. Ramsay, Amer. Rev., II, p. 65.
  13. Ramsay, Amer. Rev., II, 68.