Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 19

Charpentier (2p. 395-419).
DIX-NEUVIÈME LEÇON
1778-1781

Tandis que les négociations se suivaient en France, pour conclure un traité d’alliance et un traité de commerce avec les commissaires américains, l’opinion commençait à s’inquiéter en Angleterre et se tournait vers Chatham, le seul homme capable d’empêcher la guerre avec les Bourbons ou de la terminer heureusement, et de conserver, s’il était possible, l’unité de l’empire.

Chose étrange, celui qui avait le plus grand désir de voir Chatham endosser cette lourde responsabilité, c’était le premier ministre, lord North. L’opposition venait du roi, non du ministre, fatigué d’un pouvoir trop lourd pour lui.

Le 17 février 1778, lord North, comme pour préparer les voies à son successeur, apporta à la Chambre des communes deux bills destinés à terminer la guerre. Son discours, comme tous les discours de ministre, fut une apologie de sa conduite, de sa modération, de sa douceur ; il n’avait pas proposé de taxer l’Amérique, il avait accepté une position qu’il n’avait pas faite ; la guerre avait été malheureuse, il est vrai ; mais le pays n’était pas abattu. Les ressources étaient énormes, la marine plus forte que jamais ; si l’on faisait des concessions, c’était par pur amour de la paix. Il est vrai qu’on avait attendu les menaces de la France pour s’apercevoir que les Américains avaient quelques droits.

Le premier des deux bills était intitulé : Acte destiné à écarter tous les doutes et toutes les appréhensions en ce qui concerne la taxation des Colonies par le Parlement de la Grande-Bretagne. Le bill révoquait expressément le droit sur le thé, et, quant à l’avenir, il déclarait : qu’à dater de cet acte, le roi et le Parlement n’imposeraient aucun droit, taxe ou assise quelconque sur les colonies américaines de Sa Majesté, excepté les droits nécessaires au règlement du commerce, droits dont le produit net serait toujours appliqué aux dépenses de la colonie où ces droits seraient levés. Ainsi le Parlement renonçait complètement à ce droit d’impôt, qui avait été la cause de la guerre[1] ; c’était un peu tard.

Le second bill autorisait Sa Majesté à nommer des commissaires avec pouvoirs suffisants pour traiter avec les colonies insurgentes. Ces commissaires étaient au nombre de cinq, leurs pouvoirs étaient des plus étendus. Ils ne devaient faire aucune difficulté sur le rang ou le titre légal des chefs américains ; on leur donnait toute liberté de traiter avec toute personne ou tout corps politique. Ils pouvaient proclamer la cessation des hostilités, révoquer tout acte postérieur à 1763, demander une contribution modérée aux dépenses communes de l’empire, et au besoin même y renoncer. En deux mots, les commissaires pouvaient accepter toutes conditions, hormis l’indépendance. Obtenir la réconciliation à tout prix, c’était leur mandat. Le Parlement se réservait le droit de confirmer la paix.

Quand lord North eut fini son discours, il se fit un profond et triste silence dans la Chambre. Le parti ministériel était abattu. Qu’était donc devenu cet entêtement qu’on prenait pour de la force ? L’opposition prit la parole, par la bouche de Fox, pour complimenter le ministre de son heureuse conversion, et en même temps pour s’étonner qu’un ministre, changeant aussi complètement d’avis, restât au pouvoir. Lord North croyait-il avoir la lance d’Achille pour guérir les blessures qu’il avait faites ? Pouvait-il s’imaginer que l’Amérique recevrait la paix de cette main douteuse, et qui ne serait jamais celle d’un ami[2] ?

Fox avait raison, mais dans la forme seulement, car lord North était résolu à quitter le pouvoir, et à laisser la place à un ministre moins compromis. Les deux bills furent votés, et le 11 mars 1778 reçurent l’assentiment royal.

Deux jours plus tard, le 13 mars 1778, l’ambassadeur de France, le marquis de Noailles remit à lord Weymouth, secrétaire d’État, une note qui annonçait formellement le traité d’alliance et d’amitié conclu entre la France et les États-Unis. Cette note était conçue en termes qui, par la force des choses, semblaient ironiques et dérisoires. Elle rappelait que, depuis le 4 juillet 1776, les Américains étaient en pleine possession de leur indépendance, et elle ajoutait : « En faisant cette communication à la Cour de Londres, le roi de France est fermement persuadé que la Cour de Londres y verra une nouvelle preuve du constant et sincère désir de la paix qui anime Sa Majesté. Elle espère que Sa Majesté Britannique, animée des mêmes sentiments, voudra également éviter tout ce qui pourrait altérer cette bonne harmonie, et que particulièrement elle prendra des mesures effectives pour que rien n’interrompe le commerce entre les sujets de Sa Majesté et les États-Unis d’Amérique. »

La réponse à cette note, réponse facile à prévoir, fut l’ordre donné à lord Stormont, ambassadeur à Paris, de demander ses passe-ports et de revenir immédiatement à Londres. De son côté, le marquis de Noailles prit ses passe-ports pour retourner à Paris. Ce n’était pas encore la guerre, mais elle n’était plus douteuse pour personne ; et il était certain que l’Espagne suivrait la France. On voyait alors si lord Chatham avait eu raison !

Le roi fit aussitôt communiquer la note française au Parlement ; il y joignit un message dans lequel il assurait les Chambres qu’il était fermement déterminé à maintenir l’honneur de la couronne. Les Chambres votèrent des adresses loyales, à de grandes majorités, mais non sans plus d’une parole amère. Le nom de lord Chatham fut plus d’une fois prononcé, comme celui de l’homme nécessaire, et lord North ne cacha point qu’il était prêt à se retirer, bien que le roi lui eût déclaré qu’il ne voulait pas de lord Chatham et de sa clique, et qu’il ne l’accepterait que s’il venait avec ses amis comme auxiliaire de son ministre favori[3].

Ce fut alors que, le 7 avril 1778, le duc de Richmond proposa une adresse au roi, où l’on priait Sa Majesté de retirer ses flottes et ses armées des treize colonies et de reconnaître leur indépendance. C’était une de ces mesures nécessaires, mais humiliantes, qu’un pays n’accepte qu’à la dernière extrémité. Le patriotisme de Chatham en fut révolté. Dévoré de goutte, il se fît porter à la Chambre des lords, et s’y traîna à sa place, appuyé sur l’épaule de William Pitt, son fils, et de lord Mahon, son gendre.

Ses paroles tremblantes, ses phrases brèves, entrecoupées, étaient un dernier appel au patriotisme anglais :

« Jamais, s’écria-t-il, je ne consentirai à priver de son plus bel héritage un descendant de la maison de Brunswick, un héritier de la princesse Sophie. Mylords, Sa Majesté a succédé à un empire aussi étendu que respectable. Ternirons-nous les fastes de cet empire par un ignominieux abandon de nos droits ? Tomberons-nous à genoux devant la maison de Bourbon ? Certes, Mylords, cette nation n’est plus ce qu’elle était naguère ! Un peuple qui, il y a dix-sept ans, était la terreur du monde, est-il descendu assez bas pour dire aujourd’hui à son ennemi invétéré : Prends tout ce que nous avons, mais donne-nous la paix. Non, c’est impossible. Je n’attaque personne, je ne demande la place de personne, je ne veux pas m’associer à des hommes qui s’entêtent dans leur erreur ; mais, au nom du ciel, s’il est absolument nécessaire de choisir entre la paix et la guerre ; si la paix ne peut être conservée sans perdre l’honneur, pourquoi ne pas commencer la guerre sans hésiter. Je ne connais pas au juste les ressources du royaume, mais je suis sûr qu’elles sont suffisantes pour maintenir nos justes droits. Mylords, tout parti vaut mieux que le désespoir. Faisons au moins un effort, et, s’il nous faut tomber, tombons comme des hommes. »

Le duc de Richmond prit la parole pour dire que personne plus que lui ne désirait l’union des deux pays ; mais que cette union était impraticable ; si l’on ne se hâtait pas d’avoir les Américains pour alliés, ils seraient bientôt les alliés de la France. « Personne, ajouta-t-il, ne respecte plus que moi le grand nom de Chatham, mais ce nom ne peut faire l’impossible ; les choses n’en sont plus au point où le noble lord les a laissées en quittant le pouvoir. Alors nous avions l’Amérique pour nous ; aujourd’hui nous avons l’Amérique contre nous ; alors c’était la Grande-Bretagne et l’Amérique qui tenaient tête à la France et à l’Espagne ; aujourd’hui c’est la France, l’Espagne et l’Amérique qui se réunissent contre la Grande-Bretagne[4]. »

À ces derniers mots, Chatham se leva sous le coup d’une violente émotion ; son œuvre entière était ruinée ; la maison de Bourbon triomphait ; l’Amérique était perdue ; c’était trop d’humiliation pour lui. Il murmura quelques paroles, et tomba foudroyé par une attaque d’apoplexie. La séance fut levée, les pairs entourèrent Chatham, qu’on porta dans une maison voisine. Un mois après, il était mort, sans avoir repris ses facultés. L’Angleterre l’enterrait à Westminster ; elle enterrait avec lui cette souveraineté des mers et du monde qu’elle avait rêvée.

Avec lord Chatham disparaissaient toutes les chances d’une réconciliation, à supposer que cette réconciliation fût possible.

Les commissaires envoyés en Amérique, lord Carlisle, William Eden, plus tard lord Auckland et George Johnstone, devaient se joindre à l’amiral Howe et au général sir William Howe ; mais, à leur arrivée, le général avait demandé et obtenu son rappel ; sir Henry Clinton, son successeur, avait reçu l’ordre d’évacuer Philadelphie, et de se retirer à New-York, point où l’on pouvait se défendre contre une escadre française.

La situation était difficile ; des commissaires venus au nom de lord North, l’ennemi de l’Amérique, ne pouvaient inspirer de confiance, ils voulurent envoyer au Congrès leur secrétaire ; c’était le docteur Adam Ferguson, professeur de philosophie à Edimbourg, un des esprits les plus originaux de la fin du dernier siècle ; Washington refusa de lui donner un passe-port avant d’avoir l’aveu du Congrès.

Le Congrès, de son côté, avait pris une résolution par laquelle il déclinait toute conférence, à moins qu’au préalable les commissaires n’eussent retiré les flottes et les armées anglaises, c’est-à-dire n’eussent reconnu l’indépendance.

En vain les commissaires s’adressèrent au président du Congrès, pour lui faire connaître l’étendue de leurs pouvoirs ; en vain ils promirent que l’Angleterre ne maintiendrait plus de troupes aux colonies sans l’aveu des assemblées, et qu’on prendrait des mesures pour payer les dettes de l’Amérique et relever le prix du papier-monnaie ; en vain ils offrirent une place ou plusieurs dans le Parlement pour les agents des colonies ; tout en un mot, excepté la souveraineté. Leurs propositions furent dédaigneusement écartées ; le Congrès décida de façon sommaire qu’il n’y répondrait plus. Les ouvertures faites aux particuliers ne furent pas mieux reçues ; des paroles désagréables à la France, dans une communication faite au Congrès, attirèrent une provocation de La Fayette à lord Carlisle, provocation que Sa Seigneurie déclina, mais qui n’en fit pas moins sensation en Amérique et plus tard en Europe. Il ne resta plus aux commissaires qu’à s’embarquer, après avoir fait une proclamation maladroitement menaçante, où l’on faisait entendre que, si les colonies devaient devenir une dépendance de la France, l’Angleterre tâcherait de ne laisser à son ennemie qu’une possession sans valeur.

En Amérique, l’année 1778 se passa sans combats sérieux, si l’on excepte l’attaque faite par Washington contre l’armée anglaise se retirant par les Jerseys, attaque connue sous le nom de bataille de Monmouth, et qui échoua par la faute du général Lee.

Cette inaction, cette impuissance d’un pays occupé par l’ennemi a quelque chose d’étrange pour nous ; mais l’étonnement tombe à la réflexion. Les Anglais n’occupaient qu’un point de ce vaste continent, il n’était pas douteux qu’ils ne pourraient le conserver. De là une indifférence générale. Les États particuliers se constituaient, et organisaient leur gouvernement, tandis que le Congrès était à peu près abandonné, l’armée délaissée, et le papier-monnaie grossissant tous les jours et menant le pays à la banqueroute. Tout le poids des affaires restait sur Washington.

Il s’en plaint éloquemment dans une lettre écrite à M. Benjamin Harrison, de Virginie.

« Il me paraît aussi clair que le jour que jamais l’Amérique n’a eu un besoin plus pressant de la sagesse, du patriotisme et de l’énergie de ses enfants ; aussi, si ce n’est pas un juste sujet d’affliction générale, je suis, pour mon compte, vivement et douloureusement préoccupé de voir que, trop touché de leurs intérêts particuliers, un grand nombre des hommes les plus habiles s’est retiré du Congrès, au grand dommage du bien public. Notre système politique peut être comparé au mécanisme d’une horloge, et nous devrions en tirer une leçon. À quoi bon tenir les petites roues en bon état, si on néglige la grande roue, qui est le ressort principal et le premier moteur de toute la machine ?

« Il faudrait que chaque État ne se contentât pas de choisir ses hommes les plus capables, mais qu’il les obligeât de se rendre au Congrès pour y rechercher avec soin les causes qui ont produit tant d’effets fâcheux dans l’armée et dans le pays. Je voudrais, en un mot, qu’on réformât les abus publics. Si cela n’a pas lieu, il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire les conséquences de l’administration actuelle, pour annoncer que tout le travail que font les États en composant des commissions, en préparant des lois, en confiant les emplois à leurs plus habiles citoyens, n’aboutira pas à grand’chose. Si l’ensemble est mal dirigé, tous les détails périront dans le naufrage général ; nous aurons la honte de nous être perdus par notre propre folie et par notre négligence, ou peut-être par le désir de vivre à l’aise et tranquilles, en attendant la fin d’une si grande révolution ; tandis que les hommes les plus capables et les plus vertueux de notre monde américain devraient travailler à l’accomplir.

« Il est fort à craindre que les États, occupés de leurs affaires, n’aient des idées très-incomplètes du danger présent. Beaucoup de gens éloignés du théâtre de l’action, qui ne voient et ne lisent que les écrits qui flattent leurs désirs, s’imaginent que la lutte tire à sa fin, et que tout ce qui reste à faire, c’est de régler le gouvernement et la police de leur propre État ; désirons qu’un triste revers ne vienne pas tomber sur eux comme un coup de foudre inattendu.

« Le public croit qu’en ce moment les États sont mal représentés, que les plus grands intérêts de la nation sont détestablement menés dans le Congrès, soit par manque d’habileté ou d’assiduité, soit par suite de la discorde et de l’esprit de parti. Un tel état de choses est plus déplorable qu’autrefois, car nous sommes très-avancés dans la lutte, et, suivant l’opinion générale, nous approchons d’un heureux dénoûment ; l’Europe a les yeux fixés sur nous, je suis sûr que plus d’un espion politique nous surveille pour découvrir notre situation, et donner avis de notre faiblesse et de nos besoins. »

L’année 1779 se passa de la même façon ; les forces anglaises, fort réduites, se bornaient à faire quelques expéditions sur les côtes, qui n’étaient que des cruautés et des ruines inutiles. L’armée américaine, également diminuée, mal payée, mal vêtue, mal nourrie, ne pouvait rien empêcher. De part et d’autre on attendait l’arrivée des troupes françaises, qui devaient, pour ainsi dire, décider l’affaire avec les Anglais.

Cependant la misère était générale, le papier-monnaie avait pris de telles proportions qu’il perdait toute valeur ; on l’avait pris au 20e, au 40e au 100e de son prix nominal. Un officier anglais raconte, dans ses voyages, qu’en décembre 1779 son hôtelier, dans le Maryland, lui présenta une note de 732 livres (18 300 francs), et qu’il la paya avec 4 guinées et demie, c’est-à-dire 112 fr. 50 c.

Le Congrès qui, par sa négligence, avait laissé venir un pareil état de choses, repoussait avec dédain, et comme une injure, la crainte d’une banqueroute.

« Une république sans foi, une république banqueroutière, est-il dit dans une adresse du Congrès à ses constituants, datée du 13 septembre 1779, ce serait une chose sans exemple dans l’histoire du monde. Qu’on ne dise pas, qu’on ne puisse jamais dire que l’Amérique n’a pas été plus tôt indépendante qu’elle est devenue insolvable[5]. » Belles paroles, mais qui ne précédèrent la banqueroute que de deux ans.

Les effets de ce papier-monnaie ne se firent pas attendre ; Washington nous en a laissé la triste peinture :

« S’il me fallait faire la peinture du temps et des hommes d’après ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu et ce que je sais, je dirais, en un mot, que l’oisiveté, la dissipation et l’extravagance s’en sont emparés ; que la spéculation, le péculat et une soif insatiable de richesses l’emportent sur toute autre considération, et dominent tous les hommes ; que des disputes de partis et des querelles de personnes sont la grande affaire du jour ; tandis qu’on néglige et qu’on ajourne de semaine en semaine et de jour en jour tout ce qui touche les fondements mêmes de l’État, une dette énorme et qui grossit sans cesse, des finances ruinées, un papier déprécié, la perte de tout crédit. En ce moment notre papier perd 50 p. 100 par jour, dans cette ville ; je ne serais pas surpris que dans quelques mois il n’eût plus de cours ; et cependant une soirée, un concert, un dîner, un souper qui coûtera trois ou quatre cents livres non-seulement empêchera les gens de s’occuper de leurs affaires, mais même d’y penser, tandis qu’un grand nombre d’officiers quittent le service par suite de leur dénûment absolu.

« … Voici le tableau : du fond de mon âme je le crois vrai, et je vous annonce que je suis plus effrayé de ce que je vois aujourd’hui, que je ne l’ai jamais été depuis le commencement de la querelle[6]… »

Si je cite ces tristes lettres, c’est pour mieux faire comprendre ce qu’est un grand homme. La lettre suivante, datée de West-Point, 16 août 1779, nous fera connaître, dans toute sa simplicité, le Fabius américain.

« Au docteur Cochran, chirurgien en chef de l’armée,
« Cher docteur,

« J’ai invité madame Cochran et madame Livingston à dîner demain avec moi ; mais ne suis-je pas en honneur obligé de leur dire quelle chère je leur ferai faire ? Comme je déteste de tromper, lors même qu’il ne s’agit que de l’imagination, je vais m’acquitter de mon devoir. D’abord il est inutile d’affirmer que ma table est assez grande pour recevoir ces dames ; elles en ont eu hier la preuve oculaire. Il est peut-être plus nécessaire de leur dire de quelle façon elle est habituellement servie ; c’est l’objet de ma lettre.

« Depuis notre arrivée dans ce bienheureux séjour, nous avons eu un jambon, quelquefois une épaule de cochon salé pour garnir le haut de la table ; un morceau de bœuf rôti orne l’autre bout, et un plat de fèves ou de légumes, plat presque imperceptible, décore le milieu. Quand le cuisinier se met en tête de briller (je présume qu’il en sera ainsi demain), nous avons en outre deux pâtés de tranches de bœuf, ou deux plats de crabes. On en met un de chaque côté du plat du milieu, et on réduit ainsi à six pieds la distance d’un plat à l’autre, qui sans cela serait presque de douze pieds.

« Le cuisinier a eu dernièrement l’esprit de découvrir qu’avec des pommes on peut faire des gâteaux ; il s’agit de savoir si grâce à son génie nous n’aurons pas un gâteau de pommes au lieu d’un de nos pâtés de bœuf.

« Si ces dames peuvent se contenter d’un pareil festin, et se servir d’assiettes qui jadis étaient de fer blanc, mais qui aujourd’hui sont de fer (sans qu’on les ait ainsi changées à force de les nettoyer), je serai heureux de les voir, et je suis tout à vous, cher docteur[7]. »

L’année 1780 s’ouvrit en Amérique sous de sombres auspices ; les plaintes de Washington n’avaient rien amené ; au lieu de 35 000 hommes qu’avait décrétés le Congrès, le général en avait 12 000 qui mouraient de faim[8]. Mais au dehors la position de l’Angleterre s’aggravait ; ce n’était plus seulement la France et l’Espagne qui s’alliaient contre la Grande-Bretagne et qui la menaçaient ; c’étaient toutes les puissances neutres qui protestaient contre le droit de visite que s’attribuait l’Angleterre et qu’elle exerçait avec sa jalousie habituelle. Dès le jour de l’an 1780, un convoi hollandais, qui se rendait dans la Méditerranée, repoussait à coups de canon le commodore Fielding, et ne cédait qu’à la force. — « Vous fournissez d’armes et de munitions nos ennemis les Français et les Espagnols, » disaient les Anglais. — « Vous insultez notre pavillon ! » répondaient les Hollandais.

Cette affaire émut singulièrement l’impératrice Catherine ; les croiseurs espagnols avaient saisi dans la Méditerranée deux vaisseaux russes qui portaient du grain à la garnison anglaise de Gibraltar. — « Mon commerce, répétait-elle, c’est mon enfant. »

Le 26 février 1780, le ministre russe Panin, ennemi de l’Angleterre, adressa aux cours belligérantes sa fameuse déclaration portant : 1° que le pavillon couvrait la marchandise ; 2° qu’il n’y avait d’articles de contrebande que ceux qui étaient stipulés tels par un traité ; 3° que les neutres ne pouvaient reconnaître qu’un blocus effectif.

Ces principes, aujourd’hui passés dans le droit des gens, étaient nouveaux alors, et en contradiction avec les prétentions exclusives de l’Angleterre ; en 1780, ils devinrent le fondement de la neutralité armée, alliance contractée entre la Russie, la Suède et le Danemark, pour soutenir au besoin par les armes les droits des neutres. La Hollande et la Prusse s’y joignirent plus tard ; l’Espagne et la France acceptèrent le principe ; l’Angleterre se trouva seule contre l’Europe et l’Amérique, décidées toutes deux à maintenir la liberté des mers[9]. C’est le premier bienfait de la révolution américaine, ce n’est pas le moindre.

Au mois d’avril 1780, La Fayette revint de France, où, sur la nouvelle de la guerre, il était retourné au commencement de 1778 pour offrir son bras à son pays. Il apportait une nouvelle qui réjouit singulièrement Washington. On avait demandé l’appui de la France, et dès l’année précédente, la flotte du comte d’Estaing avait paru avec peu de succès sur les côtés de l’Amérique. Mais on n’avait pas demandé de troupes ; d’une part, on craignait toujours que la France ne se rétablît au Canada, et que l’Amérique ne changeât un maître contre un autre ; d’un autre côté, les souvenirs de l’ancienne rivalité étaient assez vivants pour qu’on ne sût pas si Américains et Français combattraient volontiers sous le même drapeau.

La Fayette, qui, suivant le mot du vieux Maurepas, aurait démeublé Versailles pour aider l’Amérique, avait pris sur lui de demander des secours en hommes et en argent ; il venait annoncer à Washington l’arrivée d’une première division française, commandée par le général de Rochambeau, et forte de plus de 5 000 hommes. La seconde division, demeurée à Brest faute de bâtiments de transport, n’arriva jamais.

Les instructions données à Rochambeau par le ministère français étaient pleines de prudence et de délicatesse. Le général et ses troupes devaient, dans tous les cas, être sous les ordres de Washington. Quand les deux armées seraient réunies, les troupes françaises devaient être considérées comme auxiliaires, et céder la préséance en prenant la gauche. À égalité de rang et d’ancienneté, les officiers américains prendraient le commandement.

Ces instructions, communiquées à Washington avant le débarquement des Français, produisirent le meilleur effet. Depuis l’arrivée des Français jusqu’à leur départ, la plus parfaite harmonie régna entre nos troupes, les soldats et le peuple américain. Les officiers continentaux prirent aussitôt des cocardes noires et blanches (le noir était la couleur de la cocarde américaine), et on se rappelle encore aux États-Unis que nos soldats, campés près des vergers américains, s’éloignaient sans avoir touché un fruit. Les poules et les cochons se promenaient au milieu des tentes, dit La Fayette[10]. Franklin, dans ses Mémoires, n’est pas moins explicite, et célèbre la délicatesse du soldat français. Les Anglais de Braddock n’avaient pas laissé de pareils souvenirs.

L’arrivée de la flotte commandée par le chevalier de Ternay eut lieu au mois de juillet 1780 ; nous ne pouvions venir plus à propos ; dès le mois de mai, sir Henry Clinton s’était emparé de Charleston. La perte de Charleston était un coup de massue, suivant l’expression de La Fayette[11], le Sud tout entier échappait à la confédération. À la première nouvelle de notre arrivée, Clinton revint à New-York, laissant lord Cornwallis en Caroline. Au moyen de la flotte anglaise il menaça la flotte française qui était à New-Port, en Rhode-Island, et força Rochambeau à rester inactif pour défendre au besoin l’escadre en danger.

L’année se passa ainsi à s’observer, tandis que les Anglais faisaient des progrès dans la Caroline, et que le Congrès, sorti de sa torpeur, décrétait que les troupes enrôlées le seraient non plus pour trois mois, mais pour toute la durée de la guerre, et que les officiers qui resteraient au service jusqu’à la paix conserveraient la demi-solde jusqu’à la fin de leurs jours ; deux bonnes mesures qui ne furent exécutées ni l’une ni l’autre.

La première n’était pas d’une exécution aisée, car, en Amérique, l’esprit militaire n’existe point : on se bat bien, mais l’état de soldat est peu considéré ; on veut être libre, même sous les armes, et ne pas s’engager. On s’en aperçut lorsque, le 1er janvier 1781, 1 300 hommes cantonnés à Morristown en Pensylvanie se révoltèrent parce que leur solde était arriérée, ou payée en un papier déprécié, leur misère extrême, et surtout parce qu’on retenait sous les drapeaux un certain nombre de soldats qui s’étaient engagés à servir trois ans, ou durant la guerre, ce qu’ils entendaient et non sans raison d’un terme moindre de trois années.

Les mutins tuèrent un capitaine, blessèrent mortellement un autre officier, marchèrent sur Princeton avec six pièces de campagne, menaçant le Congrès qui était à Philadelphie. Sur l’avis de Washington, on n’employa que la douceur, et on transigea avec les rebelles ; mais aussitôt d’autres désordres éclatèrent, il fallut employer la rigueur pour en venir à bout.

Ainsi l’armée se dissolvait, la banqueroute était imminente, les ressources du pays épuisées ; ce fut alors que, le 15 janvier 1781, sur la demande du Congrès, Washington donna des instructions au colonel John Laurens qui se rendait en France pour solliciter de nouveaux secours d’hommes et d’argent. Cette lettre, écrite de la main de Washington, et qui doit se trouver au ministère des affaires étrangères, montre qu’en ce moment c’était de la France seule que l’Amérique attendait le salut.

Washington expose que l’Amérique, n’ayant pas de richesse accumulée, de capital national, la guerre a épuisé les forces naturelles du pays, et l’a conduit peu à peu à une crise qui rend indispensable le secours de la France, secours immédiat et efficace.

Le papier-monnaie, sans fonds de rachat, est tellement déprécié que la défiance est partout.

Les réquisitions sont impossibles, il n’y a plus de crédit. La campagne de 1780 s’est faite sans un shilling[12].

L’armée a tellement souffert que sa patience est à bout ; elle n’a ni habillement, ni vivres, ni solde ; le mécontentement est partout.

Le peuple est aussi découragé et mécontent. Le premier enthousiasme, qui lui a fait accepter la guerre pour ne pas perdre la liberté, est passé, « Il est à craindre qu’un peuple commerçant et libre, peu accoutumé à de lourdes charges, fatigué de contributions d’un genre nouveau et odieux, ne consente pas à des sacrifices à la hauteur des circonstances, et qu’il ne s’imagine qu’il n’a fait qu’échanger une tyrannie contre une autre. »

De tout ceci résulte, suivant le général :

L’absolue nécessité d’un secours immédiat en argent, secours assez abondant pour permettre à la confédération de rétablir ses finances, de relever le crédit et de donner de l’énergie aux opérations futures.

L’importance d’un effort décisif des armées alliées pour conquérir enfin la liberté et l’indépendance des États-Unis.

« Sans argent, ajoute Washington, nous ne ferons dans la prochaine campagne qu’un faible effort, et probablement ce sera le dernier ; avec un secours, nous fatiguerons l’obstination de l’ennemi.

« Le second moyen ne peut se passer du premier ; combinés ensemble, ils donneront à cette lutte une issue glorieuse ; ils mettront le sceau aux obligations que notre pays a déjà à la magnanime générosité de ses alliés, et perpétueront notre union par tous les liens de reconnaissance et d’affection, aussi bien que d’avantages mutuels, les seuls qui puissent la rendre solide et indissoluble. »

Si Washington tenait à nos troupes, c’était non-seulement à cause de leur courage et de leur nombre, mais aussi (c’est un de nos titres d’honneur que de pareils éloges) parce que « l’excellence des troupes françaises, la parfaite discipline, l’ordre constant, les dispositions conciliantes, l’ardeur des Français ont singulièrement accru le respect et la confiance du peuple pour ses amis. »

D’accord avec Rochambeau, le général aurait voulu que la France envoyât un renfort de 15 000 hommes ; mais si l’envoi devait diminuer les secours en argent, il demandait qu’on envoyât plutôt de l’argent. Ce qui manquait à l’Amérique, c’étaient des ressources plutôt que des soldats.

Il demandait enfin (c’était une vue de génie) que la France transportât la guerre navale en Amérique ; guerre qui réduisait l’ennemi à la défensive et lui interdisait tout espoir d’étendre ses conquêtes, guerre facile pour la France, puisque sur cette longue côte d’Amérique elle trouvait partout des ports, des ressources et des provisions.

Du reste, ajoutait Washington, ce n’est qu’un emprunt que nous demandons, et nul peuple n’aura plus de facilité à s’acquitter. Nos dettes sont peu considérables, notre territoire est immense ; la fécondité du sol, nos ressources commerciales, tout assure qu’en peu d’années l’Amérique pourra se libérer.

Le peuple est mécontent, disait-il en finissant, mais plutôt de la façon dont la guerre est conduite que de la guerre elle-même. Un puissant secours en argent relèvera nos finances et nos esprits.

L’immense majorité aime l’indépendance des États-Unis, a en horreur la réunion à la Grande-Bretagne, et recherche l’alliance de la France ; mais, en temps de guerre, des sentiments ne suffisent pas, il faut des moyens ordinaires (c’est-à-dire des hommes et de l’argent), car l’absence de ces moyens entraîne oppression, malheur et découragement.

Cette lettre remise à Franklin, et présentée par lui au ministre et au roi, eut un plein succès au moins pour ce qui touche l’argent ; mais, en accordant l’emprunt sollicité, on stipula que l’argent destiné à l’armée serait laissé à la disposition du général Washington. On avait plus de confiance en lui seul que dans le Congrès tout entier.

Les conseils de Washington, suivis par la cour de France, amenèrent les plus heureux résultats. Vers la fin d’août, le comte de Grasse arriva des Antilles avec une flotte de 28 navires de guerre et 4 000 hommes de troupes. Nous avions 36 navires, tandis que les Anglais n’en avaient que 25.

Ce fut ce moment que saisit Washington pour faire une campagne en Virginie. Il n’y avait pas à hésiter. Cornwallis était entré dans la province : s’il s’y installait, s’il prenait Richmond, le Sud était perdu. Cornwallis était plein d’espérance ; il poursuivait La Fayette, qui, avec 4 000 hommes, se défendait de rivière en rivière. « L’enfant ne m’échappera pas, » écrivait Cornwallis : The boy can not escape me. La Fayette avait vingt-quatre ans.

Washington sentait la nécessité de frapper un grand coup pour réveiller tant de courages endormis. Le Congrès, qui au début de la guerre avait été la tête et le cœur du pays, était languissant et sans influence ; la banqueroute et la ruine générale étaient imminentes ; les États de l’Est se refroidissaient depuis que la guerre avait passé dans la Caroline, et que leurs côtes n’étaient plus menacées.

Le 14 septembre 1781, Washington était au quartier général de La Fayette, à Williamsbourg, et prenait le commandement de l’armée combinée, ayant sous ses ordres Rochambeau. Cornwallis fut obligé de s’enfermer dans York-Town et de s’y fortifier. Les Français et les Américains mirent le siège devant la place ; ils étaient au nombre de 18 000 hommes. Le général anglais n’avait que 7 000 hommes pour se défendre. La place était faible, et dès le 16 septembre, Cornwallis écrivit à sir Henry Clinton : « La ville n’est pas en état de défense. Si vous ne pouvez pas me secourir prochainement, attendez-vous aux plus mauvaises nouvelles. »

Le 1er octobre, la place était investie ; la flotte française avait donné cinquante pièces de canon de gros calibre et seize mortiers ; Américains et Français rivalisaient de courage et de hardiesse ; le 14, deux redoutes étaient enlevées ; le 18 octobre, les Anglais furent forcés de se rendre, les troupes de terre prisonnières des États-Unis, les troupes de mer prisonnières de la France.

Washington écarta tout spectateur inutile et supprima tout signe de joie publique ; le succès lui suffisait. Les Anglais sortirent, saluant courtoisement les officiers français, regardant d’un air fier ces rudes milices qui cette fois les avaient vaincus[13].

« Le traitement que nous avons reçu, écrivait Jord Cornwallis à Chatham, est tout à fait convenable. Mais la bonté et les attentions que nous ont témoignées les officiers français, leur délicatesse, la façon généreuse, pressante dont ils nous ont offert leur bourse en public et en particulier, a vraiment dépassé tout ce qu’on peut dire. J’espère que c’est là un souvenir que n’oubliera jamais un officier anglais, si la fortune de la guerre lui met un Français en son pouvoir. »

Après la reddition de lord Cornwallis, la guerre d’Amérique était finie, au moins en ce qui touche les opérations militaires. Avec les mécontentements qui grossissaient en Europe, l’Angleterre ne pouvait persister dans une voie pleine de sacrifices et de dangers, sans résultat possible. « J’espère, écrivait Washington à La Fayette, en 1779, que notre tendre et généreuse mère recevra d’assez rudes leçons pour être enfin convaincue, elle et tous les tyrans du monde, que la route la meilleure et la seule qui conduise sûrement à l’honneur, à la gloire, à la vraie dignité : c’est la justice. » L’heure était venue pour l’Angleterre ; il lui fallait s’humilier sous la dure étreinte du malheur.

C’est ce que sentit lord North. Quand il apprit la reddition de York-Town, nous dit un contemporain, lord Germaine, secrétaire d’État, il reçut cette nouvelle comme s’il avait reçu un boulet de canon en pleine poitrine. Il ouvrit les bras, poussa un cri : « Mon Dieu, tout est perdu ! » et, se promenant à grands pas dans sa chambre, il répéta plusieurs fois ces mots dans une agitation et une souffrance incroyables.

Le roi reçut la nouvelle avec plus de courage, et répondit à lord Germaine en protestant de sa résolution d’aller jusqu’au bout. Seulement (et ceci est remarquable) lord Germaine s’aperçut qu’oubliant son exactitude germanique, le roi n’avait mis sur la dépêche ni l’heure ni la minute de la réception, preuve certaine qu’il était agité.

À Paris, la nouvelle arriva le 26 novembre 1781. Franklin écrivit à John Adams en Hollande : « Je vous félicite de ces glorieuses nouvelles. L’Hercule enfant dans son berceau a écrasé le second serpent. » Le premier était le général Burgoyne. La comparaison plut assez à Franklin pour que plus tard, sous sa direction, on en fît une médaille : Non sine Dis animosus infans.

Tels sont les souvenirs que nous avons laissés sur cette terre lointaine, souvenirs que le général La Fayette devait perpétuer jusqu’au 20 mai 1834, souvenirs que Tocqueville aimait à réveiller, souvenirs que j’invoque aussi comme notre gloire la plus pure.

Que l’Amérique devienne grande, glorieuse, prospère, unie, qu’elle soit non pas un peuple, mais un monde ; mais qu’elle n’oublie jamais que sans ambition, sans jalousie, sans intérêt, la France a veillé auprès de ce berceau. Qu’elle n’oublie pas cette cocarde blanche et noire qui lui rappelle que les Français ont versé leur sang pour lui conquérir l’indépendance et lui donner un continent.


  1. Lord Mahon, VI, 225.
  2. Lord Mahon, VI, 227.
  3. Lord Mahon, VI, 232.
  4. Lord Mahon, VI, 241.
  5. Lord Mahon, VI, 288.
  6. Lettre à Benj. Harrison. 30 décembre 1778.
  7. Sparks, t. II, p. 114.
  8. Lord Mahon, VII, 55.
  9. Lord Mahon, VII, 45, 46. On ne fit pas grand’chose à l’origine ; Catherine appelait cela la nullité armée.
  10. Mémoires, t. I, p. 347.
  11. Mémoires, t. I, p. 373.
  12. La Fayette, Mémoires, I, 396.
  13. Suivant la tradition américaine, tradition consacrée par un tableau placé au Capitole, de Washington, ce serait le général Lincoln, le vaincu de Charleston, qui aurait reçu l’épée de lord Cornwallis. Les Mémoires de nos officiers français racontent autrement cette grande scène :

    Rochamheau nous dit : « Lord Cornwallis étant malade, le général O’Hara défila à la tête de la garnison. En arrivant, il me présenta son épée ; je lui montrai vis-à-vis de moi le général Washington à la tête de l’armée américaine, et je lui dis que l’armée française étant auxiliaire dans le continent, c’était au général américain à lui donner ses ordres. »

    Mathieu Dumas, dans ses intéressants Mémoires, est plus explicite (Mémoires de Mathieu Dumas. Paris, 1839, t. I, p. 89) :

    « Je fus chargé d’aller au-devant des troupes de la garnison et de diriger la colonne ; je me plaçai à la gauche du général O’Hara. En approchant des tranchées, il me demanda où était le général Rochambeau. — « À notre gauche, lui dis-je, à la tête de la ligne française. »

    — Le général anglais pressa le pas de son cheval pour présenter son épée au général français. Pressentant son intention, je partis au galop pour me placer entre lui et M. de Rochambeau, qui, dans ce moment, m’indiquait du geste le général Washington, placé en face de lui à la tête de l’armée américaine. — « Vous vous trompez, dis-je au général O’Hara, le général en chef de notre armée est à droite. » — Je l’y conduisis, et, à l’instant où il élevait son épée, le général Washington le prévenant, lui dit : « Never from such good a hand. » (Jamais d’une aussi bonne main.)

    « La garnison défila entre les deux lignes, au delà desquelles je la fis former en bataille et mettre les armes en faisceau. Les officiers anglais témoignaient le plus vif dépit, et je me souviens que le colonel Abercrombie, des gardes anglaises, le même qui depuis périt en Égypte sur le champ de bataille où il venait de triompher, au moment où sa troupe mettait bas les armes, s’éloigna rapidement, se couvrant le visage et mordant son épée. »