Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 17

Charpentier (2p. 352-371).
DIX-SEPTIÈME LEÇON
chatham. — franklin à paris. — la fayette.

Tandis que les événements se pressaient en Amérique, et que Washington, obligé de fuir devant l’ennemi, avait presque aussitôt fait un heureux retour à Trenton et à Princeton, sans pouvoir toutefois se faire illusion sur sa faiblesse ni remédier à ce désastreux système d’enrôlement à temps qui lui faisait perdre ses meilleurs soldats au jour du danger, il se passait en Europe des faits qui devaient décider de la victoire des États-Unis. L’opinion commençait à s’éclairer en Angleterre ; la France voyait approcher une rupture, qu’elle avait suivie avec une joie jalouse, et La Fayette, partant pour l’Amérique, emportait les vœux de l’Europe avec lui. Voilà les trois sujets de la leçon d’aujourd’hui.

En Angleterre, la session du Parlement, qui avait commencé le dernier jour d’octobre 1776, continua jusqu’en juin 1777. Comme dans les sessions précédentes, ce fut l’Amérique qui fut le principal objet de la discussion. Suivant l’usage, le discours du roi ne parlait que de la prospérité du pays et de la défaite prochaine de l’Amérique ; il faisait appel à la Providence, et demandait des hommes et de l’argent. Lord Rockingham proposa un amendement qui ne réunit que quarante-six votes[1] ; la Chambre des lords était décidée à ne rien voir que par les yeux du ministère : moyen infaillible de perdre un pays, en se proclamant conservateur.

Vers la fin de la session, le 30 mai 1777, Chatham, plus goutteux et plus malade que jamais, reparut après deux ans de retraite forcée ; il se fit transporter à la Chambre des lords, tout enveloppé de flanelle, et se soutenant sur sa béquille pour parler.

Il proposa une adresse à la couronne, déclarant que le Parlement regrettait la guerre contre nature que la Grande-Bretagne faisait à ses colonies, et priant Sa Majesté de prendre de promptes mesures pour en finir de la seule façon juste et raisonnable, c’est-à-dire en écartant des griefs accumulés, en laissant aux Américains le droit de disposer de leur argent.

Il attaqua les ministres avec une virulence extrême sur un point où ils étaient faibles, le secours mendié aux Allemands et aux sauvages ; il ajouta (c’était son idée fixe) que l’Angleterre était sans défense contre les sinistres projets de la France ; qu’on avait dégarni le pays, qu’il n’y avait pas cinq mille hommes en Angleterre, pas davantage en Irlande, ni plus de vingt vaisseaux de guerre en état de servir.

« Mylords, dit-il, sans la paix, sans le retour immédiat de la tranquillité, la nation est ruinée. Quelle a été la conduite de vos ministres ? Ont-ils cherché à se concilier l’affection et l’obéissance de leurs frères d’Amérique ? Ils ont été en Allemagne, ils ont cherché l’alliance et le secours de tout ce qu’ils ont trouvé de misérable, de mendiant, d’insignifiant parmi les petits princes allemands, afin de couper la gorge à nos frères d’Amérique, à un peuple loyal, brave, outragé. Ils ont fait des traités mercenaires avec ces bouchers humains ; on a vendu et acheté le sang des hommes.

« Mais, mylords, ce n’est pas tout ; vos ministres ont négocié d’autres traités. Ils ont déchaîné les sauvages d’Amérique sur leurs frères innocents et sans défense, ils les ont lâchés sur l’âge et la faiblesse ; des vieillards, des femmes, des enfants, des enfants au sein de leur mère ont été égorgés, coupés en morceaux, bouillis, rôtis, mangés vivants. Je n’exagère rien ; voilà l’œuvre de vos ministres. Voilà, mylords, quels sont aujourd’hui les alliés de la Grande-Bretagne ; le carnage, la désolation, la destruction suivent partout nos armes ; voilà comment, aujourd’hui, nous faisons la guerre.

« Victorieuses ou vaincues, les armes de ce pays sont déshonorées. Est-ce ainsi qu’autrefois nous agissions ? Est-ce par de semblables moyens que nous sommes parvenus à ce faîte de grandeur et de gloire qui, en portant notre réputation dans tous les coins du globe, rendait témoignage à notre justice, à notre pitié, à notre intégrité nationale ? Est-ce en se servant du tomahawk et du scalpel que la valeur et l’humanité britannique étaient devenues proverbiales ? Est-ce ainsi que nos triomphes mêmes et l’éclat de nos conquêtes pâlissaient à côté de l’honneur national ? Est-ce en déchaînant des sauvages, pour qu’ils plongent leurs mains dans le sang de nos ennemis, que nous avions uni ensemble les devoirs du soldat, du citoyen et de l’homme ? Est-ce là une guerre honorable ? Est-ce là cette grandeur et cette générosité qui fait de l’ambition une vertu[2] ? »

Puis s’adressant au bon sens anglais :

« Vous ne pouvez conquérir les Américains, cria-t-il. Vous parlez du nombre de vos troupes, vous dites que vous disperserez leur armée ; il me serait aussi facile de la chasser devant moi avec cette béquille. Vous avez fouillé tous les recoins de l’Allemagne, mais quarante mille paysans allemands ne réduiront jamais un nombre décuple d’hommes libres et d’Anglais ; ils peuvent tout ravager, ils ne peuvent rien conquérir !

« Mais qu’est-ce que vous voulez conquérir ? Est-ce la carte d’Amérique ? Qu’est-ce que peuvent faire vos troupes en dehors de la protection de votre flotte ? En hiver, si on les rassemble, elles meurent de faim ; si on les disperse, elles sont surprises en détail. Je sais ce que valent les espérances et les promesses du printemps ; je connais l’appât que nous jettent les ministres, mais à la fin arrivent l’équinoxe et le désappointement.

« Vous n’avez rien gagné en Amérique que des garnisons. Depuis trois ans vous apprenez aux Américains l’art de la guerre, et ce sont de bons écoliers. Ces forces que vous avez envoyées, c’est trop pour faire la paix, c’est trop peu pour faire la guerre.

« Supposons que vous l’emportiez ? Et après ? Pouvez-vous forcer les Américains à vous respecter ? Leur ferez-vous porter vos couleurs ? N’aurez-vous pas planté dans leur cœur uns haine invincible ? Le sang qu’ils ont reçu dans leurs veines vous dit assez qu’ils ne vous respecteront jamais.

« Si les ministres sont fondés à dire qu’il n’y a aucune espèce de traité entre l’Amérique et la France, il vous reste encore une chance ; le point d’honneur est sauf, hâtez-vous de traiter.

« Acceptez le plan que je vous offre, il peut produire une diversion considérable en Amérique, et nous donner ici l’unanimité ; il laisse un choix à l’Amérique ; ce choix, elle ne l’a pas eu jusqu’à présent. Vous lui avez dit : Posez les armes ; elle vous a répondu comme les Spartiates : « Viens les prendre. »

« Pensez-y, dit-il en finissant. S’il paraît un traité avec la France, alors déclarez la guerre, n’auriez-vous que cinq vaisseaux de ligne ; mais la France reculera le plus longtemps possible avant de faire un traité. Maintenant vous êtes à la merci de tous les petits princes d’Allemagne ; les prétentions de la France grandiront chaque jour, elle deviendra partie avouée soit en paix, soit en guerre. Vous avez essayé d’une soumission sans condition, essayez d’une justice sans condition. Vous y compromettrez moins votre dignité qu’en vous soumettant aux demandes des chancelleries d’Allemagne. Nous sommes les agresseurs, nous avons attaqué l’Amérique comme l’Armada espagnole a jadis attaqué l’Angleterre. Essayez de la bonté. La bonté n’a jamais nui à personne, elle mettra le trône du roi où il doit être, dans le cœur de ses peuples, et alors des millions d’hommes, ici ou au loin, qui ne parlent que de reproches et de révoltes, prieront Dieu pour le souverain[3]. »

Le débat qui suivit cette motion fut des plus vifs ; les ducs de Grafton et de Manchester, les lords Camden et Shelburne soutinrent Chatham, qui fut surtout attaqué par lord Mansfield et le nouvel archevêque d’York, le docteur Markham. Ce n’est pas le moindre inconvénient des évêques politiques, que de leur voir prêcher la guerre et le Dieu des combats. Chatham parla une seconde fois avec la même éloquence ; mais ce fut en vain ; 76 voix contre 26 rejetèrent sa proposition.

Et cependant ce qui fait aujourd’hui la grandeur de son nom, ce sont ces batailles perdues pour la défense de la justice et de l’humanité.

Dans la Chambre des communes, l’opposition ne fut pas moins vive : à ces terribles accusations, les ministres avaient une réponse toute prête, une arme d’un métal si dur, qu’après avoir tant servi elle est encore toute neuve, et durera sans doute autant que l’ignorance et la crédulité. Ceux qui défendaient l’Amérique étaient les ennemis de l’Angleterre ; il n’y avait qu’à les faire taire pour que tout allât bien. N’est-il pas évident que, si on pendait tous ceux qui se plaignent de souffrir, il n’y aurait plus de malades, et que tout le monde se porterait bien, officiellement ?

Le ministre proposa donc la suspension partielle de l’habeas corpus ; un bill qui permettait à Sa Majesté, (c’est-à-dire aux ministres) de saisir et de détenir toute personne chargée ou soupçonnée du crime de haute trahison commis en Amérique, ou sur les hautes mers. La course devenait piraterie.

« Nous avons, disait lord North, beaucoup de prisonniers que, pendant la guerre présente, nous avons saisis en flagrant délit de haute trahison ; et il y a des gens coupables de ce crime qu’on pourrait arrêter, mais que, faute de preuves, on ne pourrait pas garder en prison. »

Et faute de preuves on s’attribuait le droit de les interner ou de les exiler.

« Nos libertés sont en danger, cria Fox, qui venait de passer à l’opposition, et commençait à sentir que l’arbitraire blesse souvent ceux-là même qui l’ont établi.

« Qui sait, ajouta-t-il, si, dans la plénitude de leur malice, les ministres ne se mettront pas un jour en tête que j’ai servi à Long-Island, sous le général Washington ? En pareil cas, que me servirait-il de plaider un alibi, d’assurer à mes anciens amis que durant la campagne d’Amérique j’étais en Angleterre, et n’ai vu d’autre mer que la Manche entre Douvres et Calais, et que toute ma piraterie a été commise sur des poissons muets ?

« — Tout cela peut être vrai, me répondra un ministre ou quelque valet de ministre, mais vous êtes suspect, cela suffit ; ce n’est pas le moment de la preuve. Je sais que vous aimez l’Écosse ; aussi, par cette lettre munie du seing royal, je vous envoie étudier la langue erse dans l’île de Bute[4]. Aussitôt que l’effet du bill aura cessé, vous aurez la liberté de retourner où bon vous semblera, et alors vous pourrez sommer vos accusateurs de prouver leurs accusations de haute trahison commises en Amérique ou sur les hautes mers, ou de piraterie. Mais alors ils vous riront au nez, et vous diront qu’ils ne vous ont jamais accusé ; vous n’étiez pas coupable, vous étiez suspect[5]. »

C’était, je le veux, une crainte imaginaire ; mais pourquoi ? Parce qu’il y avait en Angleterre assez d’esprit public, un Parlement assez résolu et une presse assez libre pour empêcher l’abus. Mais sans ces garanties, quel citoyen eût été à l’abri du danger ? « Personne, disait Malesherbes à Louis XV, n’est assez grand chez nous pour échapper à la vengeance d’un ministre, ni assez petit pour ne pas craindre la rancune d’un commis. »

Vous avez vu que Chatham parle souvent d’un traité de l’Amérique avec la France ; c’est qu’en effet ce traité était forcé ; il était dans l’air ; on pouvait dire : Je n’en sais rien, mais je l’affirme.

Les Anglais nous avaient chassés du Canada et du continent par la paix de 1763 ; mais Choiseul, signant ce traité, s’était écrié : Nous les tenons ; il avait compris dès le premier jour que les colonies, délivrées de la crainte de la France, seraient trop puissantes pour supporter la tutelle oppressive de l’Angleterre.

Aussi, dès les premières querelles entre les colonies et la métropole, la France eut-elle l’œil ouvert sur ces difficultés. En 1767, le ministre français résidant à Londres avait pour le docteur Franklin, agent des colonies, une telle amitié, il s’inquiétait avec tant de souci des souffrances et des plaintes américaines, que le docteur, qui alors ne voulait pas briser le vase de porcelaine, sachant qu’il était fragile, et une fois brisé irréparable, écrivait à son fils :

« J’imagine que cette nation intrigante aimerait à se mêler de nos affaires et à souffler le feu entre la Grande-Bretagne et ses colonies ; mais j’espère que nous ne lui donnerons pas ce plaisir. »

En 1775, le docteur n’en était plus là ; la nation intrigante était devenue une amie qu’on voulait conquérir. On écrivait à Franklin que l’Europe souhaitait à l’Amérique le plus heureux succès ; mais, disait Franklin, à qui les mots ne suffisaient pas : « Si nous rompons avec l’Angleterre, et si nous nous déclarons indépendants, y aura-t-il une puissance en Europe qui veuille s’allier avec nous, et profiter de notre commerce, qui avant la guerre s’élevait à 7 millions livres sterling (175 millions francs) par an, et qui doit grandir avec la rapide croissance de notre peuple[6] ? »

Cette nation vers laquelle l’Amérique insurgée jetait les yeux, c’était son ancienne ennemie, la France ; aussi, dès le mois de mars 1776, voyons-nous le Congrès envoyer Silas Deane, du Connecticut, comme agent politique près de la cour de Versailles.

Silas Deane arrivait comme simple marchand ; il devait, suivant ses instructions, solliciter une entrevue avec le ministre des affaires étrangères, le comte de Vergennes, et demander au gouvernement français, ou de lui fournir, ou de lui laisser acheter ce qu’on ne pouvait se procurer en Amérique : des vêtements, des armes, des munitions pour vingt-cinq mille hommes, et cent pièces de canon de campagne. En même temps Silas Deane devait sonder le ministre, pour savoir si la France reconnaîtrait l’Amérique indépendante ; il offrait de transférer à la France les avantages commerciaux dont l’Angleterre jouissait précédemment.

Silas Deane arriva à Paris vers le 1er juillet 1776 ; son arrivée fut aussitôt connue à Londres, et lord Stormont fut envoyé tout exprès à Paris pour surveiller les mouvements de l’agent américain.

Néanmoins, par l’intermédiaire d’un ami de l’Amérique, M. Dubourg, Silas Deane fut facilement introduit à Versailles auprès de M. de Vergennes.

Dès le mois de mars, un mémoire, rédigé par M. Gérard (de Rayneval), premier commis des affaires étrangères, ainsi qu’un mémoire présenté au roi par M. de Vergennes[7], avait examiné la question et réglé la conduite de la France.

Il y avait trois partis à prendre : 1° la guerre ; 2° une paix franche avec l’Angleterre ; 3° une neutralité qui secourrait les Américains, en les reconnaissant comme belligérants.

La paix franche avec l’Angleterre, M. de Yergennes n’en voulait pas.

« Les Anglais, disait-il, habitués à se conduire par l’impulsion de leurs intérêts, et à juger des autres par eux-mêmes, croiront toujours que nous ne laisserons pas échapper une si belle occasion de leur nuire…

« Une apathie trop marquée… sera interprétée comme l’effet de la crainte, et de cet amour immodéré de la paix qui, depuis peu d’années, a produit tant de maux et d’injustices… Il est à craindre, en ce cas, que l’Angleterre ne devienne plus exigeante encore qu’elle ne l’est déjà, et qu’elle n’ose tout, soit directement et à face découverte, soit par l’insolence et l’injustice de ses visites et de ses croisières, et par des insultes de détail qu’elle ne voudra ni ne pourra réparer, et que nous ne pourrons ni ne voudrons dévorer. Les Anglais ne respectent que ceux qui peuvent se faire craindre. »

La guerre avait un certain attrait pour M. de Vergennes.

« Si, dit-il, les dispositions du roi de France et du roi d’Espagne[8] étaient guerrières, s’ils étaient disposés à se livrer à l’impulsion de leur intérêt, et peut-être à la justice de leur cause, qui est celle de l’humanité si souvent offensée par l’Angleterre ; si leurs moyens militaires et pécuniaires étaient au point de développement et d’énergie convenable, et proportionnés à leur puissance effective, il faudrait sans doute leur dire que la Providence a marqué ce moment pour l’humiliation de l’Angleterre, qu’elle l’a frappée de l’aveuglement, qui est le précurseur le plus certain de la destruction, et qu’il est temps de venger sur cette nation les menaces qu’elle a faites depuis le commencement du siècle à ceux qui ont eu le malheur d’être ses voisins et ses rivaux.

« Il faudrait alors ne négliger aucun des moyens possibles pour rendre la campagne prochaine aussi vive qu’il se pourrait, et pour procurer des avantages aux Américains.

« Le degré d’acharnement et d’épuisement des deux partis, qui en résulterait, déterminerait alors l’instant de frapper des coups décisifs, qui feraient rentrer l’Angleterre dans l’ordre des puissances secondaires, lui raviraient l’empire qu’elle prétend exercer dans les quatre parties du monde avec autant d’orgueil que d’injustice, et délivreraient l’univers d’un tyran avide qui veut à la fois engloutir tout le pouvoir et toutes les richesses.

« Mais, ajoute M. de Vergennes, ce n’est pas là le point de vue où les deux monarques veulent se placer ; leur rôle paraît, dans la conjoncture actuelle, devoir se borner à une prévoyance circonspecte mais active. »

Le système était donc de voir venir, et la politique acceptée par Louis XVI était celle-ci :

1° Continuer à entretenir avec dextérité la sécurité du ministère anglais sur les intentions de la France et de l’Espagne.

2° Donner aux insurgents des secours secrets en munitions et en argent.

3° Ne point pactiser avec eux jusqu’à ce qu’ils se rendissent indépendants, que leur gouvernement fût assuré, et qu’on n’eût plus à craindre une réunion de la métropole et des colonies.

En d’autres termes, on acceptait la guerre dans l’avenir.

En attendant, on rétablissait la marine, on accumulait des provisions, on préparait des escadres à Toulon et à Brest, tandis qu’on engageait l’Espagne à en préparer une au Ferrol.

M. de Vergennes reçut Silas Deane, il lui dit que la France sentait l’importance du commerce de l’Amérique, que ces relations mutuelles étaient dans l’intérêt des deux pays, et qu’on laisserait les ports ouverts à l’Amérique et à l’Angleterre.

Qu’on n’encouragerait pas l’embarquement de provisions militaires ; mais que, si la douane ou la police y mettait quelque obstacle, on trouverait moyen de le lever.

Quant à l'indépendance, c’était le secret du temps ; on ne pouvait donc rien dire. Mais on avertit Silas Deane de se méfier de lord Stormont, qui devait avoir des espions, et pourrait demander son extradition[9] ; on l’engagea à s’adresser, non plus à M. de Vergennes, mais à M. Gérard, qui avait la confiance du ministre.

Après la prise de New-York par les Anglais en septembre 1776, on sentit en Amérique qu’on avait un besoin absolu de la France, et on résolut d’envoyer trois personnes, en mission secrète, à la cour de France. Franklin, malgré son grand âge (il avait soixante-dix ans), fut choisi à l’unanimité. Quand on lui annonça sa nomination, il répondit modestement : « Je suis vieux, et ne suis plus bon à rien ; mais, comme disent les marchands de drap quand ils arrivent au bout de la pièce : c’est le dernier morceau, prenez-le au prix que vous voudrez[10]. » On lui adjoignit Silas Deane, qui était en France, et enfin, au refus de Jefferson, Arthur Lee, qui était en Angleterre.

Franklin s’embarqua le 1er novembre, non pas sans crainte d’être pris par les Anglais, qui lui auraient fait un mauvais parti ; mais il débarqua sain et sauf dans la baie de Quiberon, et arriva à Paris avant la fin de l’année.

C’était assurément le meilleur choix qu’on pût faire. Avec son air vénérable, ses cheveux sans poudre, ses vêtements de gros drap, le bonhomme Franklin fut bientôt un personnage populaire ; mais ce bonhomme était en même temps l’ami de tous les philosophes, le commensal de madame Helvétius, le membre de l’Académie des sciences ; il séduisit la cour non moins que la ville ; sa petite retraite de Passy fut un rendez-vous politique ; il donna à l’Amérique une force toute-puissante en France, l’opinion.

Dès le mois de mai 1777, il écrivait à son ami, le docteur Cooper, un des grands patriotes de la révolution :

« Toute l’Europe est de notre côté : nous avons du moins tous les applaudissements et tous les vœux. Ceux qui vivent sous un pouvoir arbitraire n’en aiment pas moins la liberté, et font des vœux pour elle. Ils désespèrent de la conquérir en Europe ; ils lisent avec enthousiasme les constitutions de nos colonies devenues libres. Il y a tant de gens qui parlent de se rendre en Amérique avec leur famille et leur fortune aussitôt que la paix sera faite et notre indépendance établie, qu’on croit généralement que l’émigration européenne nous apportera un prodigieux accroissement de force, de richesse et d’industrie. On croit aussi que, pour diminuer ou prévenir cette émigration, les tyrannies d’Europe devront se détendre, et accorder à leurs peuples plus de liberté. C’est ici un commun dicton que notre cause est la cause du genre humain, et que nous combattons pour la liberté de l’Europe en combattant pour la nôtre. C’est une glorieuse tâche que nous assigne la Providence ; j’espère qu’elle nous a donné une énergie et une vertu suffisantes pour ce grand objet, et qu’elle finira par couronner nos entreprises par le succès[11]. »

Franklin avait raison ; c’était là l’état de l’opinion, mais l’opinion ne se fait pas seule, il faut des gens qui écrivent, parlent, agissent, et cette opinion, personne plus que Franklin n’avait contribué à la faire naître ; ce fut lui qui gagna la France à l’Amérique ; ce n’est pas le moindre service qu’il a rendu à son pays.

Dès son arrivée, il fit un de ces actes décisifs qui enlèvent l’opinion ; lord Stormont avait ce défaut trop commun aux Anglais de prendre un langage menaçant, et de s’imaginer que tout doit plier devant un Anglais ; à Versailles on le supportait avec peine. Franklin lui écrivit pour lui proposer l’échange de matelots pris de part et d’autre par les croisières des deux pays ; lord Stormont fit à cette demande la réponse laconique qui suit : « L’ambassadeur du roi ne peut recevoir des rebelles aucune communication, à moins qu’ils ne viennent implorer leur grâce de Sa Majesté. » Franklin renvoya la lettre avec ces mots : « En réponse à une lettre qui touche aux intérêts les plus sacrés de l’humanité, nous avons reçu la note indécente ci-incluse ; nous la renvoyons à Votre Seigneurie pour qu’elle fasse de plus sérieuses réflexions. »

J’ai dit que Franklin avait beaucoup contribué à la conquête de l’opinion ; il est un homme qu’il faut mettre à côté de Franklin, et qui fit plus peut-être, car il était Français, c’est La Fayette.

Gilbert de Motier, marquis de La Fayette, était né en 1757 ; son père, colonel des grenadiers de France, avait été tué à Minden, quelques jours avant la naissance de son fils ; sa mère, morte en 1770, l’avait laissé orphelin à treize ans, et possesseur d’une grande fortune, 200 000 livres de rente. Suivant l’usage, on l’avait fait officier quand il n’était qu’un enfant ; il était entré aux mousquetaires noirs ; ce qui n’empêchait pas qu’on le mît au collège, d’où il ne sortait qu’aux jours de revue. De là il était passé à l’Académie de Versailles pour apprendre à monter à cheval ; à seize ans, on l’avait marié à mademoiselle de Noailles, et envoyé au régiment, à Metz.

Ce fut là qu’en 1776 il fut invité par le maréchal de Broglie à dîner avec le duc de Gloucester, frère du roi d’Angleterre. Le duc, qui avait à se plaindre de la façon dont on traitait la duchesse à la cour, était dans l’opposition[12]. Il venait de recevoir la Déclaration d’indépendance, et pendant tout le dîner on parla de ce grand événement. Le jeune La Fayette s’enflamma, et conçut aussitôt le projet de partir pour l’Amérique avec deux de ses jeunes amis, le comte de Ségur et le vicomte de Noailles, qu’il devait retrouver à la Constituante. Il avait, disait-il, l’ambition de la liberté.

« Jamais si belle cause n’avait attiré l’attention des hommes ; c’était le dernier combat de la liberté, et sa défaite ne lui laissait ni asile, ni espérance. Oppresseurs et opprimés, tous allaient recevoir une leçon ; ce grand ouvrage devait s’élever, ou les droits de l’humanité se perdaient sous ses ruines. En même temps les destins de la France et ceux de sa rivale allaient se décider ; l’Angleterre se voyait enlever, avec les nouveaux États, un grand commerce tout à son avantage, un quart de ses sujets augmentant sans cesse par une rapide multiplication, et l’émigration de toutes les parties de l’Europe ; enfin, plus que la moitié et la plus belle portion du territoire britannique. Mais se réunissait-elle à ses treize colonies, c’en était fait de nos Antilles et de nos possessions d’Afrique et d’Asie, de notre commerce maritime, et par conséquent de notre marine, enfin de notre existence politique.

« À la première connaissance de cette querelle, mon cœur fut enrôlé, et je ne songeai qu’à joindre mes drapeaux. De ma famille je n’attendais que des obstacles ; je comptai donc sur moi, et osai prendre pour devise à mes armes ces mots : Cur non ? afin qu’ils me servissent quelquefois d’encouragement et de réponse. Silas Deane était à Paris, mais on craignait de le voir, et sa voix était couverte par les cris de lord Stormont… En présentant à M. Deane ma figure, à peine âgée de dix-neuf ans, je parlai plus de mon zéle que de mon expérience, mais je lui fis valoir le petit éclat de mon départ, et il signa l’arrangement[13].

Ce n’était pas chose aisée pour M. de La Fayette que de partir, même sur un vaisseau équipé à ses frais ; les lettres de sa famille étaient terribles, et une lettre de cachet péremptoire l’envoyait à Marseille et en Sicile ; sa jeune femme était grosse, ses amis effrayés. La Fayette brava tout, partit pour Bordeaux, et déguisé en courrier, gagna le Passage, où l’attendait son vaisseau ; de là il écrivit à M. de Maurepas, qui ne lui répondait pas, que son silence était un ordre tacite, et partit après cette plaisanterie.

Après une traversée difficile, il débarqua à Charleston, en Caroline, fit trois cents lieues à cheval pour gagner Philadelphie, et en arrivant y trouva une déception. Un grand nombre d’étrangers, français, allemands, polonais, étaient venus demander du service ; mais tous étrangers à la langue anglaise, et peu habitués à cette guerre de paysans[14]. On avait été bientôt fatigué de leurs prétentions et de leur incapacité.

La Fayette fut reçu par Lowell, le président du comité des affaires étrangères, avec une froideur qui équivalait à un congé ; il fit passer au Congrès un petit billet ainsi conçu : « D’après mes sacrifices, j’ai le droit d’exiger deux grâces : l’une est de servir à mes dépens, l’autre est de commencer comme volontaire. »

Ce style nouveau réveilla le Congrès, qui vota le 31 juillet 1777 une résolution ainsi conçue :

« Attendu que le marquis de La Fayette, par suite de son grand zèle pour la cause de la liberté, dans laquelle les États-Unis sont engagés, a quitté sa famille et les siens, et est venu à ses frais offrir ses services aux États-Unis, sans réclamer ni traitement ni indemnité particulière, et qu’il a à cœur d’exposer sa vie pour notre cause, résolu : que ses services sont acceptés, et qu’en considération de son zèle, de l’illustration de sa famille et de ses alliances, il aura le rang et la commission de major général dans l’armée des États-Unis[15]. »

Peu de jours après il fut présenté à Washington, et vit l’armée américaine, onze mille hommes, mal armés, plus mal vêtus ; les mieux habillés avaient de larges vestes de toiles grises ; il y avait loin de là aux mousquetaires noirs. — « Nous devons être embarrassés, dit Washington, de nous montrer à un officier qui quitte les troupes françaises. » — « C’est pour apprendre et non pour enseigner que je suis ici, » répondit La Fayette ; et il ajoute : « Ce ton réussit, parce qu’il n’était pas commun aux Européens[16]. »

Dès lors commença entre Washington et La Fayette une amitié paternelle et filiale qui ne cessa jamais ; mais en même temps commença pour La Fayette une gloire qui, quinze ans plus tard, en faisait l’homme le plus considéré de France, au début de la Révolution.

Cette gloire, on la lui fit payer cher. Si l’on en croit plus d’un historien, La Fayette n’a été qu’un médiocre général, un orateur ordinaire, un politique à idées fausses, qui a toujours eu la marotte d’habiller la France à l’américaine, sans voir la différence des deux pays. Napoléon à Sainte-Hélène, dans un livre où il a exhalé toutes ses rancunes, les léguant à la postérité, qui ne peut les accepter que sous bénéfice d’inventaire, a dit : « La Fayette était un homme sans talent, dans la vie civile comme dans la vie militaire ; son esprit était étroit, son caractère plein de dissimulation, et égaré par de vagues idées de liberté, qui chez lui étaient mal définies et mal digérées. »

Passe pour le jugement militaire. La Fayette, à vrai dire, n’a jamais été mis à une grande épreuve et n’a pu montrer que son courage personnel ; mais, en fait de liberté, il est permis de croire qu’il s’y entendait un peu mieux que Napoléon. S’il n’avait pas le génie du conquérant, il avait l’amour de la liberté, et l’amour, dit-on, donne de l’esprit même aux sots. Il s’en fallait de beaucoup que La Fayette fût un sot ; c’était au contraire un homme d’un esprit très-fin et très-droit ; il parlait à merveille, et, n’en déplaise à Napoléon, ne mentait jamais. C’était le plus sincère des hommes et le plus fidèle des amis. Il avait au plus haut degré ce qui manque à la plupart des Français, une foi politique, un grand et noble caractère. « Qu’avez-vous fait sous l’Empire ? lui disait-on. — Je suis resté debout, répondit-il. » Cette réponse, combien d’hommes en France auraient-ils pu la faire ?

Aussi, en 1810 comme en 1830, la France retrouva-t-elle le général La Fayette toujours fidèle à la seule cause qu’il ait jamais servie. Grande figure après tout, et qui tient dans l’histoire une place que plus d’un héros peut envier.

De tout temps on a vu en France des gens qui se font bravement tuer ; l’esprit y court les rues, dit-on, le talent n’y est pas rare, le succès encore moins ; mais des patriotes qui aiment sincèrement la liberté, et qui, dans une longue vie, n’aient servi qu’elle, le nombre n’en est pas grand. Ceux-là, il faut les honorer ; ce sont nos ancêtres. Heureux le peuple qui, au jour où il en a besoin, peut retrouver au milieu de lui ces figures sereines, qui sont restées debout au milieu de l’orage, et n’ont jamais eu qu’une ambition, l’ambition de la liberté !


  1. Après ce vote, Rockingham et ses amis se retirèrent de la Chambre et n’y parurent plus que pour voter des bills d’intérêt privé. Singulier patriotisme que celui qui abdique ! Lord Mahon, VI, 145.
  2. Hazlitt, Eloq. of the british Senate, I, 173.
  3. Lord Mahon, VI, 155.
  4. Lord Bute était le favori du roi.
  5. Lord Mahon, VI, 153.
  6. Pitkin, I, 385.
  7. De Witt, Jefferson, p. 494.
  8. En vertu du pacte de famille, les deux cours agissaient ensemble.
  9. Pitkin, I, 406.
  10. Lord Mahon, VI, 125.
  11. Franklin Work, I, 308.
  12. Lord Mahon, VI, 160.
  13. Mémoires de La Fayette, I, p. 9.
  14. Un de ceux qui rendirent le plus de service, en établissant la discipline, le baron de Steuben, vétéran de l’école de Frédéric II, est resté célèbre par ses fureurs. Quand il avait épuisé tous ses jurons allemands et français contre ses recrues, il appelait son aide de camp, Walker, le seul, avec Hamilton, qui parlât français dans l’armée : « Venez, Walker, mon ami, sacre de gaucheries de ces badauds, je n’en puis plus ; je ne peux plus jurer. »
  15. Mémoires de La Fayette, p. 19.
  16. Ibid., p. 20.