Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 16

Charpentier (2p. 330-351).
SEIZIÈME LEÇON
événements de 1776.

Au reçu de la Déclaration d’indépendance, le 9 juillet 1776, Washington la mit à l’ordre du jour, « comme un nouvel aiguillon pour exciter les officiers et soldats à se comporter avec fidélité et courage. Ils doivent comprendre que maintenant la paix et le salut du pays dépendent uniquement du succès de nos armes, et qu’ils servent un État qui peut récompenser leur mérite, et les faire participer aux honneurs d’une patrie libre et heureuse. »

Le lendemain, il écrivait au Congrès de Philadelphie :

« Il ne nous est pas donné de déterminer quelles seront les conséquences des résolutions que nous prenons, mais il dépend de nous d’adopter des mesures qui, sous la protection toute-puissante de la Providence, semblent devoir contribuer à notre bonheur. Je crois que les dernières mesures prises par le Congrès sont de nature à nous assurer la possession de cette liberté et de ces droits, qui nous ont été et nous sont encore refusés, malgré le cri de la nature et l’esprit de la Constitution britannique. Conformément à l’invitation du Congrès, j’ai eu soin de faire proclamer la Déclaration en présence de l’armée ; elle a produit le meilleur effet ; officiers et soldats y ont applaudi chaleureusement[1]. »

Sur les soldats et le peuple elle produisit même un effet si vif, qu’elle amena quelques désordres. À New-York, on renversa une statue du roi George élevée dans Broadway, on la décapita et, comme elle était en plomb, on la fondit pour en faire des balles au service de l’indépendance[2]. Washington, dans un ordre du jour, s’éleva contre cette sotte vengeance. « Le général espère avec confiance que tout officier et tout soldat s’efforcera de vivre et d’agir comme il convient à un soldat chrétien défendant les droits les plus chers et la liberté de sa patrie. » Dès le premier moment, on sentit qu’on avait à la tête de l’armée et du pays un homme fait pour gouverner.

Quelques heures après cette proclamation, l’amiral lord Howe arriva en vue de Sandy-Hook. Howe était porteur d’instructions pacifiques ; et malgré la tournure que les choses avaient prise, il fit une proclamation au peuple pour annoncer l’objet de sa mission. Il venait en Amérique, disait-il, non comme destructeur, mais comme médiateur. À la suite de cette proclamation, il envoya une lettre tout amicale à Franklin qui, en Angleterre, avait vécu intimement avec toute la famille Howe.

La réponse de Franklin, du 31 juillet 1776, est des plus dures :

« Offrir le pardon à des colonies qu’on a outragées, c’est, en vérité, montrer qu’on nous croit encore l’ignorance, la bassesse, l’insensibilité que votre aveugle et orgueilleuse nation s’est longtemps plu à nous supposer… Il est impossible que nous songions à nous soumettre à un gouvernement qui, avec la plus insigne barbarie, a, dans le fort de l’hiver, brûlé nos villes sans défense, excité les sauvages à massacrer nos paisibles cultivateurs, nos esclaves à assassiner leurs maîtres, et qui, en ce moment même, nous envoie des stipendiaires étrangers pour inonder de sang nos provinces.

« … Quand il nous serait possible d’oublier et de pardonner, vous ne pourrez jamais, vous, Anglais, pardonner à un peuple que vous avez si cruellement offensé… Le souvenir du mal que vous nous avez fait vous pousserait à nous accabler de la plus cruelle tyrannie, et à employer tous les moyens pour nous empêcher d’acquérir de la force et de prospérer. »

Franklin ajoute qu’une seule chose est possible : la paix, c’est-à-dire la reconnaissance de l’indépendance américaine ; elle est possible, dit-il, avant que nous ayons contracté des alliances étrangères ; l’Angleterre y gagnera un commerce étendu, tandis que la guerre l’écrasera.

Franklin rappelle que, malgré toutes les calomnies dont il a été l’objet en Angleterre, personne plus longtemps que lui ne s’est efforcé de conserver l’Empire britannique, ce magnifique vase de porcelaine qui, une fois brisé, n’est plus réparable, et a perdu la moitié de son prix ; il rappelle à lord Howe que lui, Franklin, a pleuré de joie à Londres quand il a cru la réconciliation possible, mais à présent il est trop tard.

« Je considère, dit-il en finissant, la guerre que nous font les Anglais comme étant à la fois injuste et insensée. Je suis convaincu que la froide et impartiale postérité condamnera à l’infamie les hommes qui en ont été les instigateurs ; la victoire même ne pourra pas effacer la honte des généraux qui se sont volontairement engagés à nous attaquer. »

Avant d’avoir reçu cette réponse, lord Howe envoya à Washington un parlementaire avec une lettre. La lettre était adressée à M. George Washington, écuyer. Le colonel Reed répondit qu’on ne connaissait personne de ce nom dans l’armée. Lord Howe, général anglais, envoyé dans une colonie britannique en révolte, ne voulait pas reconnaître à Washington un titre révolutionnaire. De son côté, Washington refusa de recevoir le message adressé à un simple particulier : « Je ne sacrifierai jamais une chose essentielle à une vaine étiquette, écrivait-il au Congrès, mais, pour mon pays et pour ma position, j’ai cru devoir insister sur une marque de considération à laquelle je ne tiendrais pas si l’honneur du pays n’y était engagé. »

Le Congrès approuva cette juste susceptibilité, et il eut raison ; les négociations furent ainsi arrêtées dès le premier jour.

Au moment où il parlait avec cette fierté patriotique, Washington était dans une situation difficile, et ne se faisait pas d’illusion sur les dangers qu’il courait. Pour couvrir New-York, il n’avait pas plus de 10 000 hommes ; c’était trop peu pour garder la baie et arrêter l’ennemi. « Mais, écrivait-il au Congrès, autant que j’en puis juger par le langage et les dispositions apparentes de mes troupes, on me soutiendra… Et quoique cet appel à leur courage puisse ne pas tourner aussi heureusement que je le souhaite, l’ennemi ne réussira pas sans pertes considérables. Tout avantage leur coûtera cher[3]. » C’est le langage d’un grand homme, prévoyant la défaite, et cependant décidé à résister le plus longtemps possible, parce que la résistance est un devoir.

Avec ce calme coup d’œil, et cette force intérieure qui est aussi loin de l’illusion que du désespoir, Washington avait lu dans l’avenir ; le 27 août, les Américains étaient battus à Long-Island ; les gens du Sud avaient tenu vaillamment, les autres, nouvelles recrues, et dans une mauvaise position, n’avaient pu résister à des troupes disciplinées. Washington était resté quarante-huit heures à cheval, mais tous ses efforts avaient été inutiles ; il lui fallut évacuer Long-Island et se retirer à New-York, en faisant passer l’East-River à ses troupes ; opération difficile, et qu’à l’aide d’un brouillard épais il exécuta heureusement.

La retraite lui faisait honneur, mais la situation était déplorable. Cette armée composée de milices était démoralisée. Ces soldats, enrôlés pour un service de six semaines avec gratification de 10 dollars, formaient suivant les justes paroles de Washington[4] « un corps de troupes qui arrive et s’en va sans but ni raison, agit où et comme il lui convient, absorbe vos provisions, épuise vos munitions, et finit par vous abandonner au moment critique.

« Notre position est des plus tristes, écrit-il au Congrès[5]. L’échec que notre division a éprouvé a démoralisé une grande portion de nos troupes, et a jeté dans les esprits la crainte et le désespoir. Au lieu de se roidir par un nouvel effort, la milice est découragée, intraitable, impatiente de retourner dans ses foyers. Il y a déjà un grand nombre d’hommes qui sont dispersés ; des régiments et des compagnies s’en vont tout d’un coup… L’insubordination devient contagieuse, elle gagne ceux qui restent et produit un mépris complet de la discipline et de l’obéissance.

« C’est donc avec un profond chagrin que je me vois forcé de vous avouer le peu de confiance que j’ai dans la généralité de mes troupes… Jusqu’à ces derniers jours, je ne doutais pas que je pouvais défendre New-York ; je n’en douterais pas encore, si les soldats voulaient faire leur devoir ; mais de cela, j’en désespère.

« Il m’est extrêmement pénible de donner d’aussi mauvaises nouvelles ; mais en des circonstances aussi critiques, ce serait un crime que de cacher la vérité. »

En même temps Washington signalait la cause du mal, c’est qu’on ne pouvait compter sur la milice[6]. Il fallait des troupes régulières et engagées pour un assez long temps, en un mot une armée permanente, au moins pendant la durée de la guerre. Et cette armée, il fallait la recruter à la façon anglaise, par des primes et un don de terres, autrement la liberté était perdue.

Le Congrès résolut de lever quatre-vingt-huit bataillons, mais c’étaient des bataillons sur le papier ; il fallait quelque chose de plus sérieux pour arrêter les Anglais.

Après ce premier succès, le général Howe en revint à ses idées de pacification. Parmi les officiers pris à l’affaire de Brooklyn se trouvait le général Sullivan ; lord Howe l’envoya sur parole au Congrès de Philadelphie. Sullivan était porteur d’un message verbal. Suivant cette commission, Howe disait qu’il ne pouvait traiter avec le Congrès, ne pouvant le reconnaître, mais il désirait avoir une conférence avec quelques membres du Congrès, qu’il considérerait comme simples particuliers. Il les recevrait au lieu qu’on voudrait indiquer, et demandait qu’on s’entendît, en un moment où il n’y avait pas encore de coup décisif, et où par conséquent aucune des parties ne pouvait dire qu’elle avait été forcée d’accepter un arrangement. Il ajoutait que si le Congrès était disposé à traiter, on pourrait et on devrait lui accorder bien des choses qu’il n’avait pas encore demandées ; et que si, après les conférences, il y avait chance probable d’arrangement, on reconnaîtrait l’autorité du Congrès, sans quoi l’accord ne serait pas complet.

Le Congrès répondit qu’étant le représentant d’États libres et indépendants, il enverrait quelques-uns de ses membres, non pas comme simples particuliers, mais en comité, pour connaître les pouvoirs et les propositions de l’amiral. Les trois commissaires choisis par le Congrès furent Franklin, John Adams, et Edouard Rutledge de la Caroline du Sud, tous trois partisans déclarés de l’indépendance, et ennemis de la Grande-Bretagne.

Le 11 septembre 1776, la conférence eut lieu à Staten-Island, en face de la ville d’Amboy ; lord Howe reçut les commissaires avec une grande politesse ; mais on était loin du temps où Franklin et lord Howe passaient gaiement leurs soirées à Londres, assis devant l’échiquier de miss Howe. Le rapport adressé au Congrès par les commissaires montra tout ce qu’il y avait de résolution et de rancune dans le cœur des Américains.

« Nous avons dit à Sa Seigneurie qu’il ne fallait plus compter que l’Amérique rentrât sous la domination de la Grande-Bretagne. Nous avons rappelé le passé, les humbles et fréquentes pétitions adressées par les colonies au roi et au Parlement, pétitions traitées avec mépris, et qui n’avaient reçu que des réponses insultantes, la patience inouïe que nous avons montrée sous ce gouvernement tyrannique. Nous avons ajouté que, pour déclarer notre indépendance, nous avions attendu les derniers actes du Parlement qui nous déclarent la guerre et nous mettent hors de la protection du roi. Cette Déclaration a été demandée par le peuple de toutes les colonies, elle a été partout approuvée ; toutes les plantations se regardent maintenant comme des États indépendants, et ont établi leur gouvernement en conséquence. Il n’est donc pas au pouvoir du Congrès de stipuler pour elles, et de consentir à ce qu’elles redeviennent dépendantes. Il n’est pas douteux que les colonies inclinent à la paix, et qu’elles concluront volontiers avec l’Angleterre un traité avantageux aux deux pays. Si Sa Seigneurie n’a pas de pouvoirs suffisants pour traiter avec nous comme États indépendants, il peut, si l’Angleterre a quelque bon vouloir, obtenir des pouvoirs nouveaux bien plus aisément que le Congrès n’obtiendra des colonies un consentement à se soumettre. »

Ainsi finit la conférence[7] ; les commissaires s’étaient assurés que lord Howe n’avait même pas le pouvoir d’accorder un pardon général aux Américains s’ils rentraient dans l’obéissance ; le Congrès publia tout ce qui s’était passé dans la réunion, afin d’éclairer le peuple des États-Unis.

N’ayant plus d’espoir du côté du Congrès, lord Howe adressa une proclamation au peuple américain. Il y blâmait les prétentions d’indépendance, prétentions extravagantes et inadmissibles, qu’osait mettre en avant une Assemblée que les Américains égarés souffraient à leur tête ; il promettait le redressement des lois et des mesures dont les colonies se plaignaient, il garantissait la liberté de législation intérieure, et enfin il conseillait aux habitants de réfléchir sérieusement s’il ne valait pas mieux retourner à l’allégeance de la Grande-Bretagne que de sacrifier leurs biens et leurs vies à une cause injuste et précaire.

Cette proclamation, et surtout les désastres de la campagne de 1776, décidèrent un certain nombre de personnes, à New-York surtout, à reconnaître le gouvernement anglais et le pouvoir du Parlement. Parmi ces transfuges, un nom est remarquable, c’est celui de Joseph Galloway, qui, en 1774, avait été envoyé au Congrès par la Pensylvanie.

Dans une guerre civile, il n’y a point de place pour les neutres ; Solon avait raison d’exiger qu’en ce cas chacun prît parti ; l’Amérique se partagea en deux camps : les patriotes, c’était l’immense majorité, et les tories ou partisans de l’obéissance, les amis de la Grande-Bretagne. Ce fut de part et d’autre une haine violente. Certes, il n’y a pas d’âme plus belle et plus humaine que Washington ; à la veille de la bataille de Long-Island, nous le voyons préoccupé de faire sortir de New-York les femmes et les enfants, et de trouver des secours pour les vieillards, les malades, les pauvres gens sans travail[8], mais Washington ne pardonna jamais aux tories, et ne se fit jamais scrupule de saisir leurs biens et leurs personnes. On peut juger par là quelle était l’animosité d’un peuple poussé au désespoir. Les Américains avaient à la bouche le mot de Cosme de Médicis : « Dieu nous ordonne de pardonner à nos ennemis, il ne dit rien de nos amis[9]. » Il est permis de croire qu’on allait trop loin.

Les négociations avaient retardé, mais non pas arrêté les opérations militaires. Le 14 septembre, l’armée anglaise, avec l’assistance de la flotte, passa l’East-River, et chercha un point de débarquement sur l’île de New-York. Enfermer l’armée dans l’île, c’était finir la guerre d’un coup. Les milices américaines lâchèrent pied, prises d’une terreur panique : « Je fis tout ce que je pus pour les rallier et les ramener au feu, écrit Washington[10], mais ce fut en vain ; à l’approche d’un petit corps ennemi composé de soixante ou soixante-dix hommes le désordre s’accrut, et nos hommes disparurent dans la plus grande confusion, sans tirer un seul coup de fusil. »

Ce fut, dit-on, la seule fois que Washington perdit son sang-froid accoutumé. « Son Excellence, écrit le général Greene, était si indignée de l’infâme conduite de ses troupes, qu’elle ne songeait plus qu’à mourir[11]. » Il fallut que ses aides de camp saisissent la bride de son cheval, et l’entraînassent dans une direction opposée. Sa profonde douleur perce dans la lettre écrite le 16 septembre au président du Congrès. « Nous sommes maintenant campés sur les hauteurs de Haarlem, où l’ennemi, j’espère, ne trouvera qu’une défaite en cas d’attaque, si toutefois nos soldats veulent bien montrer un peu de bravoure. Mais l’expérience m’a convaincu, à mon grand regret, qu’il faut plutôt souhaiter ce résultat que l’attendre. Quoi qu’il en soit, j’espère qu’il se trouvera dans nos rangs des gens qui combattront comme des hommes, et qui prouveront qu’ils sont dignes de la liberté. »

New-York était évacué, les Anglais en prirent possession le 15 septembre, et s’y maintinrent jusqu’à la fin de la guerre. Ce fut là que se réfugièrent tous les tories,

Jusque vers la fin d’octobre, Washington se maintint sur les hauteurs de Haarlem, essayant d’aguerrir ses soldats, et peu à peu de les habituer au feu ; un engagement, qui eut lieu le 28 octobre aux White plains, montra que les soldats se faisaient à leur métier ; mais l’hiver approchait, et aussi le congé des milices ; l’armée américaine fondait à vue d’œil ; et quand les Anglais, sous les ordres de lord Cornwallis, menacèrent d’envahir les Jerseys, Washington n’avait avec lui que trois mille cinq cents hommes. Ce fut avec cette poignée de soldats qu’il lui fallut se retirer, ou plutôt fuir devant l’ennemi. Sa situation nous est exprimée avec une grande vérité par un contemporain qui a écrit jour par jour l’histoire de la révolution américaine, le docteur Ramsay.

« Pendant que les Américains en retraite traversaient le pays, personne ne se joignait à eux, tandis qu’une foule d’habitants couraient au-devant de l’armée royale, pour faire leur paix et obtenir protection. D’un côté était une armée nombreuse, bien habillée, bien équipée, qui séduisait les yeux par l’élégance de l’uniforme ; de l’autre une poignée de pauvres soldats, que leurs tristes vêtements avaient fait surmonter ragamuffins (les déguenillés), et qui fuyaient pour sauver leur vie. Ce ne fut pas seulement le peuple qui changea de parti dans cette triste condition des choses ; quelques-uns des hommes influents dans le New-Jersey et la Pensylvanie en firent autant[12]. »

Ce reste d’armée ne suivit même pas Washington jusqu’au bout ; les brigades de New-Jersey et de Maryland profitèrent du terme de leur engagement pour se retirer ; et quand, le 10 décembre, il passa la Delaware, il n’avait plus avec lui que dix-sept cents hommes. Ce n’était pas assez pour couvrir Philadelphie, où siégeait le Congrès, déjà menacé par l’ennemi.

À ce moment le Congrès, comme toutes les assemblées où l’on parle beaucoup, où l’on agit peu, voulut rassurer les esprits par une proclamation, ce qui d’ordinaire ne sert qu’à les effrayer davantage. Le 11 décembre, il démentit comme faux et malicieux le bruit répandu que le Congrès songeait à quitter Philadelphie. Le Congrès déclarait qu’il avait une plus haute opinion du bon peuple de Pensylvanie, et qu’il ne quitterait pas Philadelphie, à moins qu’une nécessité suprême ne l’y obligeât. Ces résolutions furent transmises à Washington, pour qu’il les fît porter à l’ordre du jour. Washington s’excusa de n’en rien faire ; il avait pour système que rien ne réussit ici-bas que la vérité. Il ne fallut pas longtemps pour lui donner raison. Deux jours après cette proclamation héroïque, il y eut un retour d’opinion, et le Congrès s’ajourna, pour se retrouver au 20 décembre non plus à Philadelphie, mais à Baltimore, dans le Maryland.

Philadelphie fut sauvée cependant ; d’abord, par la prudence de Washington, qui, en passant la Delaware, avait fait rassembler tous les bateaux de façon à n’en laisser aucun du côté de New-Jersey, et ensuite par l’inaction du général Howe, qui satisfait de sa campagne, et voyant arriver l’hiver, remit au printemps la suite de la guerre, et ordonna à lord Cornwallis de prendre ses quartiers d’hiver dans le New-Jersey.

Washington ne perdit pas un moment pour refaire une armée. Il lui vint des soldats de différents côtés, quatre régiments de l’armée du Nord, et enfin la milice de la cité et du comté de Philadelphie, qui s’était bravement portée à son secours. Néanmoins ses espérances n’étaient pas grandes ; il était visible qu’avec ces milices flottantes on ne résisterait jamais à des armées régulières.

Il écrivait le 18 décembre 1776 :

« Je ne doute point que le général Howe ne fasse cet hiver quelque tentative sur Philadelphie ; je ne vois pas comment nous pourrons lui résister dans une quinzaine de jours, époque à laquelle expirent les engagements de toutes nos troupes, excepté celles de la Virginie, déjà fort réduites, et le régiment de Smallwood, composé de gens du Maryland. En un mot, si l’on ne fait un suprême effort pour recruter une nouvelle armée, je crains que la partie ne soit bientôt perdue ; triste dénoûment, auquel n’auront pas peu contribué les intrigues de l’ennemi, le mauvais esprit de certaines colonies, le système ruineux des engagements à courte date, et la confiance aveugle qu’on a placée dans la milice. Ces conséquences fâcheuses, je les ai prévues et presque prophétisées il y a seize mois.

« Vous ne pouvez vous faire une idée des embarras de ma situation. Jamais homme n’a eu, je crois, plus de difficultés à vaincre, et moins de ressources pour les combattre. Convaincu cependant de la justice de notre cause, je ne puis me figurer que nous succombions, bien que notre étoile puisse rester quelque temps encore cachée dans le nuage. »

Le 20 décembre, il écrivait au président du Congrès qu’il avait ordonné le recrutement de trois bataillons d’artillerie ; et demandait qu’on étendît ses pouvoirs.

« … Dans dix jours, notre armée n’existera plus. Si le court intervalle qui nous reste est employé à consulter le Congrès sur l’opportunité des mesures à prendre, opportunité évidente pour tous, si nous attendons qu’il nous ait fait parvenir ses décisions à une distance de cent quarante milles, nous aurons perdu un temps précieux et manqué notre but.

« On m’objectera que je réclame des pouvoirs qu’il est dangereux de confier ; mais aux maux désespérés il faut des remèdes extrêmes. Je déclare en toute sincérité que je n’ambitionne pas ces pouvoirs, je soupire aussi ardemment qu’aucun autre citoyen après le moment où nous pourrons abandonner l’épée pour la charrue ; mais, comme officier et comme homme, je suis obligé de déclarer que personne n’a jamais rencontré autant d’obstacles que moi sur sa route. Il est inutile d’ajouter que la courte durée des enrôlements et notre confiance aveugle dans la milice ont amené tous nos malheurs, et causé l’effrayant accroissement de notre dette. L’ennemi se recrute chaque jour de nos mécontents. Ses forces s’accroîtront comme la boule de neige qui roule, si nous n’imaginons pas quelque moyen d’en arrêter le progrès. »

Washington demandait une armée en état de lutter contre l’ennemi. Il lui fallait cent-dix bataillons ; « ce n’est pas, selon moi, le moment de reculer devant la dépense ; l’argent n’est pas le seul objet à considérer.

« On pensera peut-être que je m’écarte de la ligne de mes devoirs en donnant des conseils avec tant de liberté ; mais une réputation à garder, des biens à conserver, la crainte de perdre la liberté, le plus cher de tous les biens, enfin une vie dévouée au service du pays, peuvent me servir d’excuse. »

Le Congrès (et c’est là son plus bel éloge) comprit ce noble et patriotique langage ; le 27 décembre 1776 il déclara que, pour éviter la servitude dont la Grande-Bretagne menaçait l’Amérique, « il était nécessaire de recourir au pouvoir militaire afin de sauver la liberté civile, et qu’un corps nombreux, délibérant, et éloigné du théâtre de la guerre, n’était pas en état de conduire avec vigueur et décision les affaires militaires. »

En conséquence, le Congrès donnait à Washington une véritable dictature militaire, dont il bornait seulement la durée à six mois. On l’autorisait à lever le nombre de troupes qu’il avait demandé, cent-quatre bataillons d’infanterie, trois mille chevaux, trois régiments d’artillerie et un corps d’ingénieurs dont il fixerait la solde ; en outre, on lui donnait le droit de requérir les milices partout où il le jugerait nécessaire ; de former des magasins où et quand il le jugerait à propos, de nommer à tous les grades au-dessous de celui de brigadier général, de prendre par réquisition tout ce qui serait nécessaire à l’armée, d’arrêter toute personne non affectionnée à la cause américaine, ou qui refuserait de recevoir le papier-monnaie, à charge d’envoyer à l’État, auquel ces accusés appartiendraient, leur nom, le délit, et la liste des témoins. Washington remercia le Congrès, en disant avec sa modestie ordinaire : « Si mes efforts ne sont pas couronnés de succès, la faute devra, je pense, en être imputée à notre malheureuse situation et aux difficultés que j’ai à combattre, plutôt qu’à un manque de vigilance et de zèle pour les intérêts de mon pays, dont la prospérité a toujours été le principal objet de mes soins[13]. »

Et il écrivait le même jour à Robert Morris, commissaire du Congrès :

« Loin de me croire affranchi de toutes les obligations civiles, par cette marque de confiance que me donne le Congrès, j’aurai toujours présent à l’esprit que, si l’épée a été notre dernière ressource pour sauver nos libertés, c’est aussi la première chose dont il faut se défaire quand ces libertés seront solidement établies[14]. »

Avant même d’avoir reçu cette réponse, Washington avait pris une résolution hardie, celle d’attaquer l’ennemi dans ses quartiers d’hiver, pour ranimer l’esprit public et l’esprit de l’armée. C’était, disait-il, la nécessité, la cruelle nécessité qui l’obligeait d’agir avec une poignée d’hommes[15]. Pour cela il songea à repasser la Delaware, et à attaquer deux corps de Hessois, placés à Trenton et à Borden-Town, les barrières des Jerseys. Ces étrangers, qui ne parlaient point la langue du pays, et qui étaient doublement odieux aux habitants, seraient sans doute tenus dans l’ignorance des mouvements de l’ennemi ; en outre, ils étaient peu sur leur garde, leurs postes étaient mal garnis et sans retranchements.

Washington choisit le jour, ou plutôt la nuit de Noël, pour attaquer les Hessois à Trenton. Il pensa que les Allemands, après avoir joyeusement fêté Noël, seraient mieux endormis, et moins sur leur garde que jamais. L’entreprise réussit, quoique les glaces flottantes, et un orage de neige et de grêle eût retardé jusqu’à huit heures du matin l’attaque, qui devait avoir lieu à quatre heures. Les Hessois furent surpris, leur colonel tué, et un millier d’hommes se rendit à l’armée américaine[16]. Les Américains n’avaient eu que deux soldats tués, et deux autres gelés à mort.

Washington avait repassé le fleuve avec ses prisonniers, quand il apprit que le second corps des Hessois se retirait sur Princeton ; il se hâta de reprendre l’offensive ; mais, c’était la fin de l’année, les engagements expiraient, il fallut tout l’effort des officiers, et une gratification de dix dollars par homme pour retenir sous les drapeaux pendant quelques semaines des gens qui se battaient pour la patrie.

À la nouvelle du désastre de Trenton, lord Cornwallis accourut de New-York dans le New-Jersey. Le 2 janvier 1777, il était en vue de l’armée américaine, qui se trouvait dans la situation la plus difficile : se retirer, c’était livrer Philadelphie : combattre avec une rivière derrière soi, c’était risquer les dernières forces de l’Amérique. Washington prit un de ces partis hasardeux qui réussissent presque toujours en guerre : laissant les feux allumés dans son camp, il fit un détour pendant la nuit, et alla attaquer à Princeton les troupes que lord Cornwallis avait laissées à l’arrière-garde. Là, Washington combattit avec cette ardeur héroïque qui était le seul défaut que lui reprochassent ses soldats ; il s’exposait trop ; on eût dit que cette froide et calme nature s’animait au milieu du danger. L’expédition remplit et au delà son objet ; le général Howe fit évacuer le New-Jersey, que les Hessois avaient pillé et insulté au nom du roi légitime, et qui avait pris en horreur ses prétendus défenseurs. Aux approches de l’armée américaine, on voyait les habitants se hâter d’arracher de leurs maisons un bout de haillon rouge cloué sur la porte, en signe d’affection pour la couronne ; c’était l’affection de la peur.

Ces succès de Trenton et de Princeton retentirent par toute l’Amérique. Ce fut une résurrection, dit un contemporain. Parmi ceux qui avaient crié le plus fort à l’origine, quand tout était tranquille, il en était plus d’un qui, changeant de langage, avait crié que les armées anglaises étaient irrésistibles, et que la guerre de l’indépendance était une folie ; ils se mirent à crier de nouveau, mais sur un autre ton. On célébra partout le nouveau Fabius :

Unus qui nobis cunctando restituit rem,
Non ponebat enim rumores ante salutem ;
Ergo magisque magisque viri nunc gloria claret.

Mais ce qui valait mieux que de grands mots et de vaines clameurs, c’est que les Américains reprenaient confiance en eux-mêmes ; on savait maintenant qu’on pouvait se battre, même en rase campagne, et résister avec succès. Les engagés reparurent, les vieux soldats se décidèrent à rester sous les drapeaux, et il fut possible de les mieux vêtir et de les mieux nourrir. On était loin cependant d’avoir une véritable armée ; ce n’était pas la fin des épreuves.

Au milieu de toutes ces agitations, un seul homme restait calme : c’était Washington. Au moment du plus grand abandon de la fortune, il avait dit froidement à un de ses principaux officiers, le colonel Reed, qu’il résisterait jusqu’au bout, reculant, s’il le fallait, d’État en État, de position en position, et s’il était forcé partout, maintenant la guerre derrière les Alleghanys[17]. C’est ainsi qu’on fait de grandes choses, et qu’on sauve son pays. Là est la vertu.

Cette leçon, toute remplie d’événements, et qui nous montre quelle était la faiblesse de la confédération, a une portée morale. Depuis quelque temps on nous a fait une théorie commode pour supprimer les grands hommes ; le temps des héros est passé. C’est l’esprit public, c’est l’opinion qui gouverne, un grand homme n’est que l’expression de son siècle et de son pays, une espèce de harpe éolienne, qui résonne au souffle du vent.

J’ai peu de goût pour ce panthéisme historique, je vois au contraire que c’est partout l’individu qui existe, et je ne crois guère que réunir ensemble des ignorants et des sots soit un moyen infaillible de produire de l’esprit.

Mais néanmoins il y a une part de vérité dans cette fausse idée.

Oui, le temps des héros est passé, si l’on entend par héros ces hommes qui font vivre un siècle de leur pensée, qui lui donnent leur fièvre ; cela est bon à des époques où l’homme a besoin d’être mené ; cela est mauvais en des temps civilisés. Le temps des Alexandre et des César est fini.

Mais s’il n’y a plus de héros légendaires, si les individus jouent un plus grand rôle et ne sont plus une pâte ductile entre les mains d’un maître, il y a place, et une place chaque jour plus large, pour les grands caractères. Ce qui est à craindre dans notre temps, ce sont ces courants d’opinion, ces coups de majorité qui entraînent un pays et le précipitent. En France, rien ne réussit comme le succès, disait madame de Staël ; mais ce succès même, nous le compromettons par notre emportement.

Ce qu’il nous faut, ce sont des hommes qui restent à leur place quand le flot recule, et qui sans crainte ni espoir, mais avec un calcul certain, attendent le retour de la marée. Cela n’est pas nécessaire seulement pour résister à l’ennemi, mais pour résister à l’abandon, à l’indifférence publique, dans les jours où la liberté est honnie, calomniée, maudite. Tout le monde ne peut pas être Washington, mais tout le monde peut prendre pour modèle l’homme qui proclame que la liberté est le plus grand bien du monde, et qui, devant le péril, ne recule point d’un pas, laissant le succès à la fortune, et gardant pour lui le devoir.


  1. New-York, 10 juillet 1776.
  2. Wash. Irv., Vie de Washington, p. 529.
  3. Marshall’s, Life of Wash., II, p. 393 (8 août 1776).
  4. Lettre du 20 décembre 1776.
  5. 2 septembre 1776.
  6. « On ne peut discipliner en quelques jours des hommes qui ont vécu libres et sans contrôle ; les privilèges qu’ils s’arrogent, les exemptions qu’ils obtiennent exercent une fâcheuse influence ; l’appui qu’ils prêtent dans le combat est contre-balancé par la discorde, l’irrégularité et la confusion dont ils sont cause. » (Lettre du 2 septembre 1776.)

    Reed écrivait : « Quand je regarde autour de moi, et que je cherche ceux qui parlaient si haut d’honneur et de mort, je tombe de surprise en surprise. Quelques-uns de nos messieurs de Philadelphie qui étaient venus nous voir ont disparu avec une excessive vitesse au premier coup de canon. Ces fils de la liberté qui, ailleurs, font tant de bruit sont les plus silencieux sur le champ de bataille. Wash. Irving., Vie de Washington, p. 589.

  7. En finissant, lord Howe assura son vieil ami, le docteur Franklin, que c’était pour lui un profond chagrin que d’affliger des personnes pour qui il avait tant d’estime.

    « Je remercie Votre Seigneurie de ce bon sentiment, répondit Franklin avec sa bonne humeur ordinaire ; de leur côté, les Américains tâcheront de diminuer la peine que vous ressentez, en prenant bon soin de leur propre personne, » (Wash. Irving., p. 592.)

  8. Lettre du 17 août 1770.
  9. Lord Mahon, VI, 88.
  10. Au président du Congrès, 16 septembre 1776.
  11. Lord Mahon, t. VI, p. 120. Corresp. de Wash., lettre du 16 septembre. Note.
  12. Lord Mahon, VI, 132.
  13. Lettre du 1er janvier 1777.
  14. À Robert Morris, 1er janvier 1777.
  15. Lord Mahon, VI, 135.
  16. Ramsay, Vie de Wash., 81.
  17. Lord Mahon, VI, p. 141 ; Ramsay, Vie de Wash., p. 75.