Histoire politique des États-Unis/Tome 2/Leçon 14

Charpentier (2p. 281-303).
QUATORZIÈME LEÇON
patrick henry. — congrès de 1775. — washington.

L’année 1774 s’était achevée en Amérique avec l’espérance d’une réconciliation. Les planteurs s’étaient flattés que le peuple anglais, dans l’intérêt de son commerce et par crainte d’une guerre civile, guerre lointaine et difficile, se serait prononcé dans les élections pour les amis de la paix et de l’union.

Bientôt détrompés de cette illusion, les colons s’imaginèrent que la voix de Chatham serait toute-puissante sur le Parlement ; dernière espérance à laquelle il fallu renoncer.

Au lieu de recevoir la réparation qu’ils attendaient, ils apprirent que des troupes étaient envoyées au Massachusetts, que leur commerce était étroitement resserré, que le bill des pêcheries condamnait 30 000 matelots de la Nouvelle-Angleterre à mourir de faim ; qu’en deux mots l’orgueil national, un faux honneur, une fausse dignité entraînaient le roi, le ministère, le Parlement et le peuple anglais lui-même à réduire les colonies par la force, et à les obliger de reconnaître la suprématie législative et financière du Parlement.

Ces nouvelles accablèrent tous ceux qui, en Amérique, se flattaient encore d’éviter une rébellion dont ils n’attendaient rien de bon ; mais les hommes ardents, les patriotes (c’étaient ceux qui voyaient le mieux l’avenir), pensèrent que le moment était venu de s’armer, et de se préparer à la résistance.

Parmi ces hommes, il en était un, le plus éloquent de tous, Patrick Henry, qui saisit la première occasion d’arracher le voile, et de montrer à ses concitoyens qu’il n’y avait plus pour eux qu’un parti à prendre : vaincre ou mourir.

Au mois de mars 1775, la Convention de Virginie se réunit à Richmond, dans la vieille église. Elle avait voté des remercîments au Congrès de 1774, et protesté de son désir de revoir ces beaux jours[1] trop tôt passés, où l’Amérique vivait heureuse et libre sous la protection de la mère patrie, quand Patrick Henry demanda la parole, et proposa : « Que la colonie fût immédiatement mise sur le pied de défense, et qu’à cet effet on nommât un comité, chargé d’enrôler, d’armer et de discipliner un nombre de miliciens suffisant. »

Cette proposition jeta l’alarme parmi les esprits modérés ; ils ne voulaient pas renoncer à l’espoir d’une réconciliation ; les négociants de la Grande-Bretagne avaient témoigné de leur sympathie ; le roi (à en juger par la proposition de lord North) avait reçu la pétition du Congrès, et s’en était ému ; des mesures violentes soulèveraient le peuple anglais contre les planteurs. D’ailleurs pouvait-on résister ? Où étaient les soldats, les armes, les généraux, les magasins, l’argent, nerf de la guerre ? On manquait de tout ; et on avait contre soi le peuple le plus formidable du monde, un peuple maître de la mer, riche, armé, puissant. Des mesures extrêmes n’étaient que la folie d’un noble cœur ; l’effet certain serait de livrer l’Amérique en proie à la Grande-Bretagne, et de convertir des prétentions illégitimes en un droit que par malheur l’histoire respecte : le droit de conquête. On se perdait par témérité[2].

Tels étaient les sentiments des hommes modérés, et des gens timides qui forment d’ordinaire la majorité des assemblées, lorsque Patrick Henry prit la parole :

« Il est naturel à tous les hommes, dit-il, de s’abandonner aux illusions de l’espérance. Nous sommes toujours prêts à fermer les yeux pour ne pas voir une vérité désagréable, et à écouter l’espérance, cette sirène qui nous charme jusqu’à ce qu’elle nous change en brutes. Est-ce là un rôle qui convienne à des hommes sages, engagés dans la grande lutte de la liberté. Sommes-nous de ces gens qui ont des yeux pour ne pas voir, et des oreilles pour ne pas entendre ce qui touche à leur salut ici-bas ? Pour ma part, quelle que soit l’angoisse qu’il m’en coûte, je veux connaître toute la vérité, connaître le plus mauvais côté des choses, et m’y préparer.

« Pour guider mes pas je n’ai qu’une lumière, celle de l’expérience. Pour juger l’avenir je ne connais que le passé. À juger par le passé, à voir la conduite du ministère anglais depuis dix ans, je demande ce qui peut justifier les espérances dont ces messieurs s’amusent et amusent la Chambre. Est-ce le sourire perfide avec lequel on a reçu notre pétition ? Ne vous y fiez pas : c’est un piège ; ne vous laissez pas trahir par un baiser.

« Demandez-vous comment cet accueil gracieux de notre pétition s’accorde avec ces préparatifs de guerre qui couvrent nos mers et assombrissent notre pays ? Des flottes, des armées, sont-ce là des choses nécessaires pour une œuvre d’amour et de réconciliation ? Avons-nous refusé de nous réconcilier, pour qu’il soit nécessaire d’appeler la force afin de reconquérir notre amour ? Ne nous abusons pas ; tout cela, ce sont des instruments de guerre et de conquête, le dernier argument des rois.

« … Nous avons fait tout ce qui était possible pour détourner l’orage qui approche. Nous avons fait des pétitions, des remontrances, des supplications ; nous nous sommes prosternés devant le trône, nous avons imploré le roi pour qu’il arrêtât les mains tyranniques du ministère et du Parlement. Nos pétitions, on ne les a pas regardées ; nos remontrances ont amené un redoublement de violences et d’insultes ; nos supplications ont été dédaignées ; on nous a repoussés du pied du trône avec mépris.

« Après cela, il est chimérique de nourrir encore des espérances de paix et de réconciliation. Il n’y a plus de place pour l’espérance. Si nous voulons être libres, si nous voulons sauver ces droits précieux que nous défendons depuis si longtemps, si nous ne voulons pas abandonner bassement la noble lutte dans laquelle nous sommes engagés depuis si longtemps, cette lutte que nous nous sommes promis de soutenir jusqu’à ce que nous ayons obtenu le glorieux prix de la dispute, — il faut combattre, je le répète, il faut combattre. Un appel aux armes et au Dieu des armées est tout ce qui nous reste.

« Nous sommes faibles, dit-on, — incapables de lutter avec un adversaire aussi formidable. — Mais quand serons-nous plus forts ? Sera-ce la semaine prochaine, ou l’an prochain ? Sera-ce quand on nous aura désarmés, et qu’il y aura un soldat anglais établi dans chaque maison ? L’irrésolution, l’inaction nous donneront-elles des forces nouvelles ? Acquerrons-nous des moyens de résistance en restant indolemment couchés sur le dos, occupés à poursuivre de vains fantômes d’espérance, tandis que notre ennemi nous tiendra pieds et poings liés ? Non, nous ne sommes pas faibles si nous savons user des ressources que Dieu et la nature ont mises en notre pouvoir.

« Un peuple de trois millions d’âmes, un peuple armé pour la sainte cause de la liberté et dans un pays comme le nôtre, est invincible ; il défie toutes les armées que l’Angleterre peut envoyer contre lui. D’ailleurs, nous ne sommes pas seuls. Il y a un Dieu juste qui préside aux destinées des nations ; il suscitera des amis pour combattre nos batailles. La victoire n’appartient pas seulement à la force, elle appartient aussi à la vigilance, à l’activité, à la bravoure. Enfin, nous n’avons pas le choix. Pour nous retirer de la lutte il est trop tard, quand même nous aurions la lâcheté de la déserter. Il n’y a plus de retraite pour nous que dans la soumission et l’esclavage ! Nos chaînes sont forgées ! On en entend le bruit dans les plaines de Boston ! La guerre est inévitable. Qu’elle vienne donc, je le répète, qu’elle vienne !

« À quoi bon affaiblir les choses. On peut crier : la paix ! la paix ! — Il n’y a plus de paix. La guerre est commencée. La première brise qui soufflera du Nord apportera à nos oreilles le bruit des armes. Nos frères sont déjà en campagne. Que faisons-nous ici à rester oisifs ? qu’est-ce que désirent ces messieurs ? qu’est-ce qu’ils veulent ? La vie est-elle si chère, la paix est-elle si douce qu’il faille l’acheter au prix des fers et de la servitude ? Que le Dieu tout-puissant nous en préserve ! Je ne sais pas ce que feront les autres, mais pour moi donnez-moi la liberté, ou donnez-moi la mort[3]. »

Personne n’applaudit, on était trop ému ; les cœurs étaient gagnés par cette mâle éloquence ; les résolutions furent votées. Patrick Henry entra dans le comité de défense avec Richard, H. Lee, George Washington, et le jeune Jefferson.

En disant que la première brise du Nord apporterait en Virginie le bruit des armes, Patrick Henry avait prophétisé. Le 19 avril 1775, le sang coula, dans une escarmouche que les Américains, assez disposés à grossir les choses, ont appelée la bataille de Lexington.

Le général Gage, qui commandait l’armée royale, et qui était à Boston, voulut détruire les armes et les munitions que les colons du Massachusetts avaient réunies à Concord, à vingt milles de Boston, pour soutenir une armée provinciale. C’était un moyen de prévenir les hostilités ; l’expédition était secrète, mais le docteur Warren en avait eu vent et avait fait prévenir le pays ; on sonnait les cloches et on tirait des coups de fusil. Les soldats envoyés par Gage rencontrèrent en chemin la milice de Lexington au nombre de 70 hommes ; le major Pitcairn leur ordonna de se retirer et de déposer les armes, et les appela rebelles. Dans la retraite, on tira. Qui tira le premier ? C’est toujours le mystère de ces sortes d’événements, où les fusils partent tout seuls.

La poignée d’Américains se dispersa, après avoir perdu quelques hommes ; mais quand les troupes anglaises revinrent de Concord, après avoir achevé leur expédition, elles trouvèrent toutes les milices en armes ; là, comme dans toutes les guerres civiles, l’homme qui connaît le pays, qui se cache dans chaque pli de terrain, derrière chaque mur, a un avantage trop certain sur de braves soldats qui marchent en rang ; les Anglais se retirèrent, poursuivis, décimés, et arrivèrent à Lexington épuisés et, dit un contemporain, « la langue pendant hors de la bouche comme des chiens après la chasse[4]. » Là ils trouvèrent un détachement anglais envoyé prudemment par Gage, et purent rentrer à Boston, toujours harassés par les Américains. Les Anglais avaient 273 hommes tués, blessés ou prisonniers ; les Américains n’en avaient perdu que 90.

En soi c’était une de ces rencontres insignifiantes qui ne restent pas dans l’histoire, et militairement parlant, la troupe anglaise avait rempli son objet ; mais dans une guerre civile, et dans un pays aussi patriote que l’Amérique, ce fut l’étincelle qui alluma l’incendie.

D’une part ces milices américaines, habituées au maniement des armes, et qui avaient fait la guerre aux Canadiens et aux Indiens, avaient soutenu le feu et forcé les Anglais à se retirer. C’était la première épreuve de leurs forces ; les colons savaient maintenant qu’ils n’avaient pas peur, et ils pouvaient faire la guerre. Ce n’étaient point ces lâches qui ne devaient pas soutenir la vue d’un habit rouge ; ils n’avaient pas dégénéré du sang anglais.

Cette guerre, ils ne se faisaient pas d’illusion, ce n’était pas la guerre à l’européenne ; ils n’avaient ni soldats de profession, ni généraux, ni état-major ; l’obéissance même serait difficile dans ces milices où tout le monde était égal ; mais ce serait une guerre nouvelle, où ils auraient pour eux les distances, les forêts, les rivières. Sans doute on pourrait piller et brûler leurs villes ; mais, comme le disait noblement au Congrès Christophe Gadsden, un des délégués de la Caroline du Sud : « Nos maisons ne sont que de la brique, de la pierre et du bois ; si on les détruit, nous les rebâtirons ; mais la liberté, une fois perdue, est perdue à jamais[5]. »

D’un autre côté, c’était la guerre qui éclatait ; c’était la métropole qui commençait le feu. On sortait de cette incertitude qui depuis dix ans pesait sur le pays. Le peuple si longtemps contenu, malgré son impatience, et qui ne comprenait pas ces lenteurs, pouvait enfin agir et non plus parler. C’est l’action qui convient aux hommes.

Aussi, une fois la bataille de Lexington connue, on s’empara presque partout des forts, des magasins, des arsenaux, qui d’après la Constitution étaient remis à la garde des officiers royaux. Le fort de Ticonderoga et celui de Crown-Point, sur le lac Champlain, qui commandait la route du Canada, fut pris au nom du grand lord Jehovah et du Congrès continental par une poignée d’audacieux. L’argent public fut saisi pour les usages de la province ; un emprunt de 100 000 livres voté, et les citoyens déliés de leur obéissance au gouverneur[6].

Enfin le Congrès provincial du Massachusetts vota la levée d’une armée continentale de 30 000 hommes dont 13 600 fournis par la province ; le reste devait être voté par les autres États de la Nouvelle-Angleterre. La levée ne donna pas ce nombre ; mais on eut bientôt une petite armée plus nombreuse que celle des Anglais dans Boston. On bloqua les Anglais dans cette ville, berceau de la révolution. Ce fut assez pour enflammer les esprits, quoiqu’on n’eût pas perdu tout espoir de réconciliation.

En même temps que le Congrès provincial du Massachusetts prenait ces mesures énergiques, il envoyait à la hâte un navire, portant à Franklin les premières nouvelles de l’affaire de Lexington, avec une adresse au peuple de la Grande-Bretagne, qui se terminait ainsi :

« Frères, voici les marques de la vengeance ministérielle qu’on nous fait ressentir, parce que nous refusons, ainsi que les colonies nos sœurs, de nous soumettre à l’esclavage ; mais ces cruautés ne nous ont pas détachés de notre royal souverain. Nous nous proclamons sujets loyaux et obéissants ; si durement qu’on nous ait traités, nous sommes encore prêts à exposer notre vie et notre fortune pour défendre la personne du roi, sa famille, sa couronne, sa dignité. Mais nous ne nous soumettrons pas lâchement à la persécution et à la tyrannie de vos cruels ministres ; nous en appelons au ciel de la justice de notre cause, nous sommes résolus à vivre libres ou à mourir.

« Nous ne pouvons croire que l’honneur, la sagesse et la valeur des Bretons les laissera longtemps spectateurs inactifs de mesures où ils sont eux-mêmes si profondément intéressés ; mesures poursuivies en opposition aux protestations solennelles de plus d’un noble lord, en opposition à l’avis des membres de la Chambre des communes, que leur science et leur vertu ont mis au premier rang dans le pays ; mesures exécutées contrairement à l’intérêt, aux pétitions et aux résolutions de tant de cités opulentes, de bourgs respectables de la Grande-Bretagne ; mesures incompatibles avec la justice, et cependant poursuivies sous le spécieux prétexte d’alléger les charges de la nation ; mesures qui, si elles réussissaient, finiraient par la ruine et l’esclavage de l’Angleterre aussi bien que des colonies persécutées.

« Nous espérons sincèrement que le grand Souverain de l’univers, qui tant de fois a soutenu l’Angleterre, vous aidera à nous sauver de la ruine ; et qu’unis à la mère patrie par un lien constitutionnel, nous ferons bientôt tous ensemble un peuple libre et heureux[7]. »

Ce fut là un nouveau trait de la résistance. De toutes parts, dans la chaire, le barreau, la presse, on distingua le roi de ses ministres. Le roi ne pouvait mal faire ; c’est le ministère qu’on accusait de trahison ; il abusait du nom royal, disait-on, afin de couvrir des mesures inconstitutionnelles. Le mot guerre ministérielle devint commun ; c’était le moyen de concilier l’allégeance et le refus d’obéissance[8].

Vaine fiction, dira-t-on, que cette responsabilité ministérielle. Non, ce n’est pas une fiction ; c’est l’essence même de la liberté constitutionnelle. Un peuple fait lui-même ses affaires, et se donne ainsi le moyen de changer sans trouble son gouvernement. Vaut-il mieux faire une révolution ?

Le 10 mai 1775, le jour même où fut pris le fort Ticonderoga, le Congrès nouveau se réunit à Philadelphie. Dès le commencement de l’année, lord Darmouth avait adressé une circulaire aux gouverneurs des colonies, pour leur enjoindre d’empêcher, s’il était possible, l’élection de délégués à un Congrès si désagréable au roi. Mais, malgré cette défense, l’élection se fit sans hésitation et sans obstacle dans les douze colonies, et presque partout par des conventions populaires[9]. Avant la fin de la session, la Géorgie se joignit à ses sœurs. Ces élections avaient eu lieu avant l’affaire de Lexington, les instructions étaient pacifiques et demandaient la réconciliation[10].

Franklin était arrivé à Philadelphie le 5 mai ; le lendemain matin, par un vote unanime de l’assemblée de la province, il fut ajouté au nombre des délégués au Congrès. Depuis 1757, sauf un retour de deux ans dans sa patrie, il avait vécu en Angleterre ; il s’y était lié avec tous les personnages politiques ; nul mieux que lui ne connaissait les idées et les sentiments du ministère, les chances d’un changement dans la politique anglaise. Son témoignage, jeté dans la balance, était donc d’un poids extrême. Mais Franklin n’en était plus à hésiter. Aussi longtemps qu’il avait cru à une réconciliation honorable, il l’avait soutenue avec assez d’ardeur pour déplaire aux patriotes du Massachusetts ; maintenant il ne croyait plus qu’à la résistance et à la séparation.

Les événements de Lexington étaient trop récents pour que le Congrès n’en fût pas fortement ému. Néanmoins il choisit pour président Peyton Randolph, président du précédent Congrès, connu par ses opinions modérées. Charles Thomson fut aussi réélu secrétaire ; mais à peu de jours de là, Randolph s’étant retiré[11], on choisit unanimement en sa place Hancock, riche négociant de Boston, l’âme de la résistance avec Samuel Adams, tous deux signalés comme ennemis par le général Gage, et exceptés de l’amnistie qu’on offrait à la rébellion.

Le Congrès n’avait rien dans ses instructions qui l’autorisât à prendre des mesures décisives, mais les circonstances faisaient de lui un gouvernement de révolution. La guerre civile avait commencé, le sang avait coulé. Quelle que fût l’issue de la lutte, séparation ou réconciliation, le Congrès devenait nécessairement l’organe et le représentant de la résistance.

Dès le début, Hancock saisit le Congrès d’une relation officielle de l’affaire de Lexington, et d’une adresse du Congrès provincial du Massachusetts qui demandait conseil, assistance, et suggérait l’idée qu’il était nécessaire de lever une armée américaine pour défendre la cause commune[12].

En même temps le peuple de la ville et du comté de New-York demandait au Congrès ce qu’il fallait faire lors de l’arrivée des troupes anglaises, qu’on savait en route pour la colonie.

Le 15 mai[13], le Congrès recommanda qu’à l’arrivée des troupes à New-York la colonie restât sur la défensive, aussi longtemps que cela serait compatible avec la sécurité publique ; qu’on laissât les troupes tranquilles dans les casernes ; mais qu’on ne leur permît pas de faire des fortifications, ni de couper les communications entre la ville et le pays ; et que si les soldats commençaient les hostilités, ou touchaient à la propriété privée, on repoussât la force par la force.

Le Congrès recommanda aussi de transporter les munitions militaires hors de la ville, et de préparer un refuge pour y conduire les femmes et les enfants en cas de nécessité.

Cela était suffisant pour New-York ; le Massachusetts demandait un secours plus efficace. Le 26 mai, le Congrès, invoquant la situation critique des colonies, les actes du Parlement, le sang versé, l’arrivée prochaine de renforts anglais, déclara que, « pour défendre les colonies et les mettre à l’abri de toute tentative à main armée, afin d’exécuter les actes du Parlement, il fallait placer les colonies sur le pied de défense.

En d’autres termes, le Congrès levait une armée.

Mais en même temps, et pour ne pas se départir de cette ferme modération qui faisait leur force, les délégués résolurent de présenter une dernière pétition au roi, dans laquelle il serait inséré « que des mesures seraient prises pour ouvrir une négociation afin d’accommoder les malheureuses disputes qui existaient entre la Grande-Bretagne et les colonies[14]. »

Faire une adresse au roi semblait chose inutile à un grand nombre des membres du Congrès, on ne pouvait douter qu’elle ne fût refusée ; mais il y avait des gens qui avaient une foi plus robuste, et Dickinson fut chargé encore une fois de rédiger une adresse[15], qui fut remise à M. Penn. Cette adresse protestait de la loyauté américaine et du désir de se réconcilier à des conditions honorables pour toutes les parties.

Il y eut également une adresse au peuple de la Grande-Bretagne, adresse rédigée par Richard H. Lee ; on y prodiguait les expressions les plus tendres. Amis, Concitoyens et Frères, tels étaient les premiers mots de la lettre ; on y rappelait aux Anglais qu’eux aussi avaient défendu la liberté ; on y protestait qu’on ne cherchait pas l’indépendance.

« Avons-nous appelé à notre aide ces puissances étrangères qui sont les rivales de votre grandeur ? Vos troupes étaient peu nombreuses et sans défense, avons-nous pris avantage de ces difficultés pour les chasser de nos villes ? Ne les avons-nous pas laissées se fortifier, recevoir de nouveaux renforts ?

« Laissez à vos ennemis et aux nôtres le triste soin de dire que c’est la peur qui nous a retenus. La vie des Anglais nous est toujours chère. Les Anglais sont fils de nos aïeux ; de mutuels bienfaits, de longues relations ont resserré entre nous les liens de l’amitié. Quand les hostilités ont commencé, quand nous avons été attaqués par un caprice de vos troupes, nous avons repoussé l’attaque et rendu coup pour coup, mais nous avons gémi de ce que nous avons été obligés de faire ; nous n’avons pas appris à nous réjouir d’une victoire sur les Anglais[16]. »

C’était, on le voit, avec autant de fermeté que de dignité qu’on se présentait à l’Angleterre, une pétition d’une main, une épée de l’autre, laissant la métropole choisir entre le droit et la force.

Il ne suffisait pas de décider qu’on lèverait une armée, ni même de décréter une émission d’assignats pour la soutenir, seul moyen qui fût à la disposition du Congrès, dans un pays qui se révoltait pour n’être pas taxé ; il fallait mettre à la tête de cette armée un homme assez résolu pour jouer son honneur et sa vie dans une pareille entreprise, assez considérable pour être accepté par des colonies jusque-là mutuellement étrangères. Parmi les Américains il y avait un certain nombre d’officiers de milice qui s’étaient distingués dans la guerre du Canada, mais il n’y en avait aucun qui se fût fait un grand nom, et qu’on pût mettre en comparaison avec les généraux anglais. Dans toutes ces guerres l’Angleterre avait toujours tenu au second rang les milices coloniales et leurs officiers. C’était même là une cause ordinaire de mécontentement dans toutes les guerres contre les Français.

Dans le choix d’un général, le Congrès se décida par une raison politique. Entre les colonies du sud, la Virginie, par son ancienneté, sa population, sa richesse, son influence, était au premier rang. C’est sur elle que s’appuyaient les États du centre, plus calmes que les gens du Massachusetts[17]. Rattacher cette colonie au Massachusetts en lui empruntant un général en chef, c’était une pensée juste et profonde. D’autre part, la Virginie offrait à l’Amérique un homme dont le caractère était universellement estimé, et qui, au Congrès de 1774, s’était fait connaître par son énergie et son caractère.

C’était le colonel George Washington. John Adams, du Massachusetts, proposa de lui conférer le commandement.

Par un vote unanime, le 15 juin 1775, Georges Washington fut nommé général en chef de toutes les forces levées, ou à lever, pour la défense des colonies, avec appointement de 500 dollars par mois. Il n’y eut ni rivalité ni jalousie dans le Congrès, il n’y en eut pas davantage dans les colonies. Dès le premier jour l’Amérique reconnut Washington pour son chef ; il eut jusqu’à la fin la confiance du pays.

Quel était cet homme qui allait prendre une si grande place dans l’histoire ?

George Washington avait alors quarante-trois ans ; il était né en Virginie le 11 février 1732 ; son arrière-grand-père, John Washington, était un gentleman anglais qui, quatre-vingts ans plus tôt, était venu s’établir en Virginie. Son éducation avait été des plus simples : la géométrie, la trigonométrie, l’arpentage y avaient tenu la plus grande place. Sa mère, qu’il aimait tendrement, avait refusé d’en faire un marin ; il s’était destiné à la profession d’arpenteur, profession qui ne ressemble à rien de ce que signifie ce nom pour les habitants de l’ancien monde. En Amérique, dans ce pays où le désert recule chaque jour, l’arpenteur est le pionnier de la civilisation ; c’est lui qui parcourt le désert, le découvre, le mesure et prépare ainsi les voies de la colonisation[18]. À l’époque de Washington, il y avait de plus les rapports avec les Indiens, le charme de l’inconnu, et même du danger.

Telle fut la première éducation de Washington ; on ne voit pas qu’il ait jamais su d’autre langue que l’anglais. Il n’eut jamais d’instruction classique, et si dans la guerre de la révolution il en vint à comprendre à peu près les officiers français, il ne put jamais ni parler ni écrire notre langue[19].

Mais si la vie spéculative manqua à Washington, il se dédommagea par la vie active ; les hommes lui en apprirent plus que les livres. Grand voyageur dans le désert, grand chasseur, plus tard officier de milices et grand propriétaire, il s’habitua de bonne heure à vouloir et à agir. La volonté, l’action, c’est ce qui manque aux gens trop civilisés. « Je ne veux pas que mes moines lisent, disait saint François d’Assise, ils ne prêcheraient plus. »

Ce goût d’action fit que de très-bonne heure Washington prit du service militaire ; il commença sa réputation en combattant auprès de ces Anglais qu’il devait trouver plus tard en face de lui[20].

En 1754, vous vous rappelez comment sa rencontre dans la vallée de l’Ohio, avec le capitaine Jumonville, amena la première rupture qui décida la guerre de Sept ans.

En 1755, il était aide de camp du général Braddock dans cette expédition de la vallée de l’Ohio où Braddock se fit battre par nos Canadiens et se fit tuer par une bravoure inutile. Le major Washington, le seul officier monté qui ne fut pas tué ou blessé, reçut quatre balles dans ses habits et eut deux chevaux tués sous lui. Ce fut grâce à son courage, à sa prudence, à sa connaissance des lieux, qu’il put ramener les restes de Braddock et de son armée, donnant aux Américains cette joie secrète, qu’au milieu même de la défaite des Anglais un milicien d’Amérique s’était conduit en héros.

Ce fut alors que le jeune major (il n’avait que vingt-quatre ans) fut nommé colonel, et commandant de toutes les forces de la Virginie. Dans ce poste sa conduite fut telle qu’elle lui gagna l’affection et le respect de tous les officiers. Ils lui votèrent une adresse qui est une juste appréciation du mérite d’un homme qui à vingt-sept ans avait déjà les qualités d’un vieux soldat[21].

Il se retira du service en 1755, pour épouser une jeune veuve, miss Martha Custis, qui lui apporta tout à la fois le bonheur et une fortune considérable à joindre à une fortune déjà respectable. Elle avait, de son premier mariage, deux enfants qu’adopta Washington ; elle n’en eut pas de la seconde union. Elle survécut à Washington, qui l’aima toujours tendrement ; il eut ce mérite assez rare d’être à la fois un grand homme, un excellent fils et un bon mari.

L’année même de son mariage, Washington se rendit à Williamsburg pour siéger à l’assemblée ; un vote de la Chambre avait décidé qu’on donnerait un témoignage de respect au colonel. Aussi, dès qu’il se fut assis à son banc, le président, M. Robinson, prit la parole, et avec l’éloquente facilité d’un avocat et la chaleur d’un ami, il remercia le jeune colonel pour les services distingués qu’il avait rendus à son pays.

Washington se leva pour répondre ; il rougit, il bégaya, il trembla, et ne put trouver un mot. Le bon Robinson vint à son aide.

— Asseyez-vous, monsieur Washington, dit-il en souriant : votre modestie égale votre valeur, elle en dit plus que toutes mes paroles.

Telle fut l’entrée de Washington dans la vie politique ; tel fut son premier discours, et, à vrai dire, s’il parla mieux, il ne parla jamais beaucoup plus. « Jamais, dit Jefferson, je n’ai entendu le général Washington ou le docteur Franklin parler plus de dix minutes à la fois, ni toucher autre chose que le point principal, bien sûrs que toutes les petites raisons suivraient d’elles-mêmes. Je crois, ajoute Jefferson, que, si les membres des assemblées observaient cette règle, ils feraient plus de besogne en un jour qu’ils n’en font en toute une semaine[22]. »

Plus d’un général a été aussi peu éloquent que Washington ; mais la différence entre Washington et la plupart des généraux, c’est que Washington a toujours été un personnage civil, un citoyen, dans le plus beau sens du mot. Il n’a jamais mis l’épée au-dessus de la toge.

La guerre pour lui n’a été qu’une crise à traverser ; il ne comprenait et n’aimait que la liberté ; et s’il parlait peu lui-même, il n’avait pas l’horreur de ceux qui parlent ; il estimait les bavards qui défendent les droits d’un pays.

De 1760 à 1773, Washington passa son temps entre son beau domaine de Mont-Vernon et ses fonctions de député ; mais dès que la patrie fut menacée, on le trouva au premier rang. Longtemps il espéra que l’Angleterre aurait le bon sens de s’arrêter devant une rupture, mais du jour où il n’y compta plus, il s’engagea résolument dans le parti de l’indépendance.

Sa nomination le surprit, et dans la seule lettre à sa femme qui soit restée, il lui dit qu’il a fait tout en son pouvoir pour éviter cet honneur, « non-seulement par désir de rester avec elle et avec sa famille, mais par la conviction que c’était là une charge trop lourde pour sa capacité. Mais, ajoute-t-il, puisque c’est une espèce de destin qui m’engage dans ce service, j’espère que mon acceptation doit amener quelque heureux résultat ; je me confie à la Providence, qui jusqu’à présent m’a préservé et protégé. »

Le lendemain de sa nomination, Washington se leva, et de sa place adressa les paroles suivantes au président :

« Je suis vraiment touché de l’honneur qu’on m’a fait, mais j’éprouve une grande inquiétude ; je sens que mes talents et mon expérience militaire peuvent ne pas répondre à l’étendue et à l’importance de la mission qu’on me confie. Cependant, puisque le Congrès le désire, j’accepte ce devoir difficile, je ferai tout mon possible pour le service du Congrès, pour le soutien d’une glorieuse cause. Je prie le Congrès de recevoir mon remercîment cordial pour ce beau témoignage de son approbation.

« Mais s’il arrive quelque événement malheureux qui soit défavorable à ma réputation, je prie tous les membres de cette assemblée de se souvenir qu’aujourd’hui je déclare avec la plus entière sincérité que je ne me crois pas égal au commandement dont on m’honore.

« Quant à la solde, je prie le Congrès de croire qu’aucune considération pécuniaire ne m’aurait fait accepter cet emploi difficile, au prix de mon bien-être et de mon bonheur domestique ; je ne veux donc point tirer un revenu de mon commandement. Je tiendrai un compte exact de mes dépenses. Je ne doute pas que le Congrès ne les acquitte ; c’est tout ce que je désire[23]• »

Ce compte fut tenu, et de sa propre main.

À ce discours d’une simplicité antique, le Congrès répondit avec la fermeté et la noblesse de sénateurs romains.

En remettant à Washington le brevet de commandant en chef, on y joignit une résolution par laquelle tous les membres du Congrès déclaraient « qu’ils soutiendraient et assisteraient le général, et, au risque de leur vie et de leur fortune, l’aideraient à défendre la cause de la liberté américaine. »

À ces résolutions on joignit des instructions qui l’autorisaient « à détruire ou à faire prisonnier quiconque serait trouvé en armes contre le bon peuple des colonies ; » toutes ces instructions se résumaient en ces paroles mémorables :

« Autorité vous est donnée de disposer de l’armée sous votre commandement de la façon que vous jugerez la plus avantageuse pour arriver au but que nous nous proposons ; dans cette grande mission qui vous est confiée, que votre soin principal soit : que les libertés d’Amérique ne reçoivent pas de détriment[24]. »

L’imitation romaine était permise en ce moment.

C’est ainsi que Washington entra sur la scène politique ; jamais situation ne fut plus difficile, ni succès plus douteux, et la défaite, c’était le déshonneur et la mort. Point d’armée, point d’argent ; des colonies ardentes au premier moment de la lutte, mais qui allaient bientôt se refroidir ; tout cela eût effrayé un ambitieux.

Mais Washington n’était pas un ambitieux ; c’était un patriote ; il ne regarda pas le danger, il regarda son devoir. Plus tard il y eut des gens lassés, désespérés, des soldats mécontents, Washington fut toujours le même ; on lui offrit la suprême autorité, il ne pensa qu’à la patrie ; général ou président, il ne regarda jamais le pouvoir que comme une charge et un dépôt.

Aussi quand il mourut, au milieu de ces hommages officiels qui d’ordinaire passent si vite, on distingua la voix du Congrès en deuil proclamant Washington « l’homme qui avait été le premier dans la guerre, le premier dans la paix, le premier dans le cœur de ses compatriotes. »

C’était la vérité ; aujourd’hui encore le souvenir de celui qu’un président appelait le premier et le meilleur des hommes[25] protège l’Amérique et lui rappelle son unité. Anciens soldats de Washington, le nom de leur général et leur drapeau leur crient de ne pas se diviser.

Washington a rendu à la civilisation le plus grand service que puisse lui rendre un homme ; il a réhabilité et sanctifié l’honnêteté politique. Trop souvent le génie n’a été que l’égoïsme triomphant, et a eu pour compagnon obligé le despotisme et la servitude ; les grands politiques que l’histoire admire sottement ont été la malédiction de l’humanité ; Washington nous a montré comment le génie et la liberté s’accordent, et comment il n’y a pas de gouvernement plus fécond et plus beau que celui d’un grand homme de bien.


  1. Halcyon days.
  2. Wirt, Life of Patrick Henry, p. 91.
  3. Wirt, Life of Patrick Henry, p. 93.
  4. Lord Mahon, VI, 39.
  5. Ramsay, Amer. Rev., I, 197.
  6. Pitkin, I, 327.
  7. Pitkin, I, 327.
  8. Ramsay, Amer. Rev., I, 197.
  9. Curtis, History of the Const., I, 29.
  10. Id., ibid.
  11. Ramsay, Amer. Rev., I, 209.
  12. Curtis, I, 31. — Ramsay, Amer. Rev., I, 207.
  13. Ramsay, Amer. Rev., I, 207.
  14. Pitkin, I, 330.
  15. Ramsay, Amer. Rev., I, 213.
  16. Pitkin, I, 332.
  17. Curtis, I, 42.
  18. « Depuis un mois, écrit-il en 1748, je n’ai pas couché quatre nuits dans un lit ; je marche tout le jour, le soir je me mets auprès du feu sur un peu de paille ou de foin, ou sur une peau d’ours, à côté du mari, de la femme, des enfants, comme des chiens et des chats ; et heureux celui qui a le coin du feu. » (Lord Mahon, VI, 46.)
  19. Life of Wash. by Jared Snarks, 10.
  20. Curtis, I, 45. — Lord Mahon, VI, 46.
  21. Curtis (I, 47) donne cette adresse.
  22. Mémoirs, I, 50 (éd. 1829).
  23. Pitkin, I, 334.
  24. Pitkin, I, 334.
  25. Polk, Messag. Dec. 1847.