Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 11

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 62_Ch11-67_Ch12).

XI. Par qui & comment a été établie la Virginie.

Cette autre colonie, avec le même ſol, avec le même climat que le Maryland, a ſur lui quelques avantages. Son étendue eſt beaucoup plus conſidérable. Ses fleuves reçoivent de plus gros navires & leur permettent une plus longue navigation. Ses habitans ont un caractère plus élevé, plus ferme, plus entreprenant : ce qu’on pourroit attribuer à ce qu’ils ſont plus généralement d’origine Britannique.

La Virginie étoit, il y a deux ſiècles, tout le pays que l’Angleterre ſe propoſoit d’occuper dans le continent de l’Amérique Septentrionale. Ce nom ne déſigne plus que l’eſpace borné d’un côté par le Maryland, & de l’autre par la Caroline.

Ce fut en 1606 que les Anglois abordèrent à cette plage ſauvage. James-Town fut leur premier établiſſement. Un malheureux haſard leur offrit au voiſinage un ruiſſeau d’eau douce, qui, ſortant d’un petit banc de ſable, en entraînoit du talc, qu’on voyoit briller au fond d’une eau courante & limpide. Dans un ſiècle qui ne ſoupiroit qu’après les mines, on prit pour de l’argent cette pouſſière mépriſable. Le premier, l’unique ſoin des nouveaux colons fut d’en ramaſſer. L’illuſion fut ſi complète, que deux navires étant venus porter des ſecours, on les renvoya chargés de ces richeſſes imaginaires. À peine y reſtoit-il un peu de place pour quelques fourrures. Tant que dura ce rêve, les colons dédaignèrent de défricher les terres. Une famine cruelle fut la punition d’un ſi fol orgueil. De cinq cens hommes envoyés d’Europe, il n’en échappa que ſoixante à ce fléau terrible. Ce reſte malheureux alloit s’embarquer pour Terre-Neuve, n’ayant des vivres que pour quinze jours, lorſque Delavare ſe préſenta avec trois vaiſſeaux, une nouvelle peuplade, & des proviſions de toute eſpèce.

L’hiſtoire peint ce lord comme un génie élevé au-deſſus des préjugés de ſon tems. Son déſintéreſſement égaloit ſes lumières. En acceptant le gouvernement d’une colonie qui étoit encore au berceau, il ne s’étoit proposé que cette ſatiſfaction intérieure que trouve un honnête homme à ſuivre le penchant qu’il a pour la vertu ; que l’eſtime de la poſtérité, ſeconde récompenſe de la généroſité, qui ſe dévoue & s’immole au bien public. Dès qu’il parut, ce caractère lui donna l’empire des cœurs. Il retint des hommes déterminés à fuir un ſol dévorant ; il les conſola dans leurs peines ; il leur en fit eſpérer la fin prochaine : & joignant à la tendreſſe d’un père toute la fermeté d’un magiſtrat, il dirigea leurs travaux vers un but utile. Pour le malheur de la peuplade renaiſſante, le dépériſſement de ſa ſanté obligea Delaware de retourner dans ſa patrie, mais il n’y perdit jamais de vue ſes colons chéris ; & tout ce qu’il avoit de crédit à la cour, il l’employa toujours à leur avantage.

Cependant la colonie ne faiſoit que peu de progrès. On attribuoit cette langueur à la tyrannie inséparable des privilèges excluſifs. La compagnie qui les exerçoit fut proſcrite à l’avènement de Charles I au trône. Avant cette époque, l’autorité étoit toute entière dans les mains du monopole. Alors la Virginie reçut le gouvernement Anglois. La couronne ne lui fit acheter ce grand avantage que par une redevance annuelle de 2 liv. 5 s. pour chaque centaine d’acres qu’on cultiveroit.

Juſqu’à ce moment, les colons n’avoient pas connu de véritable propriété. Chacun y erroit au haſard, ou ſe fixoit dans l’endroit qui lui plaiſoit, ſans titres ni convention. Enfin des bornes furent posées ; & des vagabonds devenus citoyens, reçurent des limites dans leurs plantations. Cette première loi de la ſociété fit tout changer de face Les défrichemens ſe mutiplièrent de tous les côtés. Cette activité fit accourir à la Virginie une foule d’hommes courageux, qui vinrent y chercher, ou la fortune, ou ce qui en dédommage, la liberté. Les troubles mémorables qui changèrent la conſtitution Angloiſe, augmentèrent encore ce concours d’une foule de monarchiſtes, qui allèrent attendre auprès de Guillaume Berkley, gouverneur de la colonie, & dévoué comme eux au roi Charles, la déciſion du deſtin ſur ce prince abandonné. Les intérêts de la monarchie furent même ſoutenus par ce lieutenant zélé après que la fortune eut écrasé le monarque. Mais quelques habitans, séduits ou gagnés, ſe voyant ſecondés d’une puiſſante flotte, livrèrent la colonie au protecteur. Si le chef ſe vit entraîné malgré lui par le torrent, il fut, du moins, parmi ceux que Charles avoit honorés de places de confiance & d’autorité, le dernier qui plia ſous Cromwel, & le premier qui rompit ſes chaînes. Cet homme courageux gémiſſoit dans l’oppreſſion, lorſque les cris du peuple le rappelèrent à la place que la mort de ſon ſucceſſeur laiſſoit vacante. Loin de céder à des inſtances ſi flatteuſes, il déclara qu’il ne ſerviroit jamais que le légitime héritier du monarque détrôné. Cet exemple de magnanimité, dans un tems où l’on ne voyoit point de jour au rétabliſſement de la maiſon royale, fit tant d’impreſſion ſur les eſprits, que, d’une voix unanime, on proclama Charles II en Virginie, avant qu’il eût été proclamé en Angleterre.