Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 12

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 67_Ch12-77_Ch13).

XII. Obſtacles qui s’oppoſent aux proſpérités de la Virginie.

La colonie ne tira pas d’une démarche ſi généreuſe le fruit qu’elle en pouvoit attendre. Le nouveau monarque y accorda, par foibleſſe ou par corruption, à des courtiſans avides, des terreins immenſes qui abſorboient les poſſeſſions d’un grand nombre de citoyens obſcurs. L’acte de navigation, imaginé par le protecteur & dont le but étoit d’aſſurer à la métropole l’approviſionnement de tous ſes établiſſemens du Nouveau-Monde, le commerce excluſif de leurs productions, fut obſervé avec une rigueur qui fit preſque doubler de valeur ce que la Virginie devoit acheter, & avilit encore plus ce qu’elle avoit à vendre. Cette double oppreſſion fit tarir les reſſources & les eſpérances de la province. Pour comble de calamité, les ſauvages l’attaquèrent avec une fureur & une intelligence qu’on ne leur avoit pas reconnues dans les guerres précédentes.

Les Anglois s’étoient à peine montrés dans cette région intacte, qu’ils avoient indiſposé le peuple indigène par la mauvaiſe foi qu’ils avoient miſe dans leurs échanges avec lui. Ce germe de diviſion pouvoit être étouffé, s’ils avoient voulu conſentir à prendre des compagnes Indiennes, comme on les en ſollicitoit. Mais, quoiqu’ils n’euſſent pas encore des femmes Européennes, ils repouſſèrent ces liaiſons avec hauteur. Ce mépris irrita les Américains, que l’infidélité avoit aliénés, & ils devinrent ennemis irréconciliables. Leur haine ſe manifeſta par des aſſaſſinats ſociété, par des hoſtilités publiques ; &, en 1622, par une conſpiration qui coûta la vie à trois cens trente-quatre perſonnes ; qui auroit même creusé le tombeau de la colonie entière, ſi les chefs n’euſſent été avertis du danger quelques heures avant l’inſtant arrêté pour le maſſacre général.

Depuis cette trahiſon, il ſe commit de part & d’autre des atrocités ſans nombre. Les trêves entre les deux nations étoient rares & mal obſervées. C’étoient ordinairement les Anglois qui amenoient la rupture. Moins ils retiroient de bénéfice de leurs plantations, plus ils employoient de ruſes & de violences pour dépouiller le ſauvage de ſes fourrures. Cette inſatiable avidité, qui attaquoit ſans diſtinction toutes les peuplades fixes ou errantes au voiſinage de la colonie, leur mit de nouveau les armes à la main, vers la fin de 1675. Elles fondirent, de concert, ſur des établiſſemens imprudemment diſpersés & trop éloignés les uns des autres pour pouvoir ſe ſoutenir réciproquement.

Tant d’infortunes mirent les Virginiens au déſeſpoir. Berkley, après avoir été longtems leur idole, n’eut plus à leurs yeux ni aſſez de fermeté contre les vexations de la métropole, ni aſſez d’activité contre les irruptions de l’ennemi. Tous les regards ſe tournèrent vers Bacon, jeune officier, vif, éloquent, hardi, inſinuant, d’une phyſionomie agréable. On le choiſit tumultuairement, irrégulièrement pour général. Quoique ſes ſuccès militaires euſſent juſtifié cette prévention de la multitude emportée, le gouverneur qui, avec ce qui lui reſtoit de partiſans, s’étoit retiré ſur les bords du Potowmak, n’en déclara pas moins Bacon traître à la patrie. Un jugement ſi sévère, & qui, pour le moment, étoit une imprudence, détermina le proſcrit à s’emparer violemment d’une autorité qu’il exerçoit paiſiblement depuis ſix mois. La mort arrêta ſes projets. Les mécontens, divisés par la perte de leur chef, intimidés par les troupes qu’ils voyoient arriver d’Europe, ne ſongèrent qu’à demander grâce. On ne ſouhaitoit que de l’accorder. La rébellion n’eut aucune ſuite fâcheuſe ; & la clémence aſſura la ſoumiſſion.

La tranquilité ne fut pas plutôt rétablie, que l’on s’occupa du ſoin de ſe rapprocher des Indiens. Toute liaiſon avoit ceſſé avec eux depuis quelque tems. L’aſſemblée générale de 1678 r’ouvrit les communications : mais elle ordonna que les échanges ne pourroient ſe faire que dans les marchés qu’elle fixoit. Cette innovation déplut aux ſauvages ; & les choſes ne tardèrent pas à reprendre leur premier cours.

Un objet plus important, c’étoit de redonner de la valeur au tabac, la plus importante & preſque l’unique production de la colonie. On penſa que rien ne contribueroit plus efficacement à le tirer de l’aviliſſement où il étoit tombé, que de repouſſer de la province ceux que le Maryland & la Caroline y portaient, pour les faire paſſer en Europe. Si les légiſlateurs avoient été plus éclairés, ils auroient compris que cet entrepôt devoit faire tomber tôt ou tard dans leurs mains le fret de cette denrée & les rendre les arbitres de ſon prix. En l’éloignant de leurs ports par une avarice mal raiſonnée, ils ſe donnèrent, dans tous les marchés, des concurrens qui leur démontrèrent d’une manière bien amère le vice de leurs principes.

Ces arrangemens étoient à peine faits, qu’au printems de 1679 il arriva un nouveau chef à la colonie. C’étoit le lord Colepepper, Les troubles qui avoient récemment bouleversé cet établiſſement, l’enhardirent à propoſer un règlement qui condamneroit à un an de priſon & à une amende de 11 250 liv. tous les citoyens qui parleroient ou qui écriroient contre leur gouverneur ; à trois mois de priſon, & à une amende de 2 250 l. ceux qui parleroient ou qui écriroient contre les membres du conſeil ou quelqu’autre magiſtrat.

Ce Colepepper avoit-il donc peur qu’on doutât des vices de l’adminiſtration & de l’infidélité des adminiſtrateurs ? En quels lieux du monde les peuples n’ont-ils pas tiré les mêmes conséquences du ſilence qu’on leur impoſoit ? Eſt-ce l’éloge ou le blâme qu’on redoute de celui à qui l’on ordonne de ſe taire ? Ces défenſes calomnient le gouvernement, s’il eſt bon ; puiſqu’elles tendent à perſuader qu’il eſt mauvais. Mais comment réuſſir à les faire obſerver ? Peut-on ignorer qu’il eſt dans la nature de l’homme de ſe porter aux actions, du moment où l’on y attache de la gloire en y attachant du péril ? L’opprimer & l’empêcher de gémir & de ſe plaindre, c’eſt une atrocité contre laquelle il ne manque jamais de ſe révolter. Comment connoîtrez-vous les rebelles à vos ordres ? Par l’eſpionnage, par les délations, par les voies les plus sûres de diviſer les citoyens, & de ſuſciter entre eux la méfiance & les haines. Qui punirez-vous ? Les hommes les plus honnêtes & les plus généreux qui ne ſe tairont jamais, lorſqu’ils ſeront perſuadés qu’il eſt de leur devoir de parler. N’en doutez pas : ils braveront vos menaces, ou ils les éluderont. S’ils prennent le premier parti, oſerez-vous les traîner dans une priſon ? Si vous l’oſez, croyez-vous qu’ils tardent long-tems à trouver des vengeurs ? Si vous ne l’oſez pas, vous tomberez dans le mépris. S’ils avoient été libres de s’expliquer avec franchiſe, ils auroient mis de la dignité & de la modération dans leurs remontrances. La contrainte & le danger du châtiment les tranſformeront en libelles violens, amers & séditieux ; & c’eſt votre tyrannie qui les aura rendus coupables. Souverains, ou vous dépoſitaires de leur autorité, votre adminiſtration eſt-elle bonne ? livrez-la à toute la sévérité de notre examen ; elle n’y peut gagner que du reſpect & de la ſoumiſſion. Eſt-elle mauvaiſe ? corrigez-la ou défendez-la par la force. Puiſque vous êtes d’abominables tyrans, ayez du moins aſſez d’audace pour l’avouer. Si vous êtes juſtes, laiſſez dire & dormez en paix. Si vous êtes oppreſſeurs, le repos & le ſommeil ne ſont pas faits pour vous ; & malgré tous vos efforts, vous n’en jouirez pas. Souvenez-vous du ſort de celui qui conſentoit à être haï, pourvu qu’il fût craint. Vous le ſubirez, à moins que vous ne ſoyez environnés que de vils eſclaves, tels qu’étoient ſans doute alors les habitans de la Virginie. Les repréſentans de cette province accordèrent, ſans balancer, leur conſentement à une loi qui aſſuroit l’impunité à tous les brigandages des adminiſtrateurs. D’autres malheurs ne tardèrent pas à aggraver les infortunes de la Virginie.

Dans l’origine de la colonie, la juſtice était adminiſtrée avec un déſintéreſſement qui garantiſſoit l’équité des jugemens. Une ſeule cour prenoit connaiſſance de tous les différends, & prononçoit en peu de jours avec le droit d’appel à l’aſſemblée générale qui n’apportait pas moins de diligence à les terminer. Cet ordre de choses laissoit trop peu d’influence aux gouverneurs sur la fortune des particuliers, pour qu’ils ne cherchâssent pas à l’intervertir. Par leurs manœuvres & sous divers prétextes, ils firent régler que les évocations portées jusqu’alors aux représentans de la province, isolent exclusivement à leur conseil.

Une innovation plus funeste encore fut ordonnée en 1692, par le chevalier Androff. Il voulut que les loix, les tribunaux, les formalités, tout ce qui faisoit un cahos de la jurisprudence angloise, fût établi dans son gouvernement. Rien ne convenoit moins aux planteurs de la Virginie que des status si bizarres, si compliqués, souvent si contradictoires. Aussi ces hommes peu éclairés se trouvèrent-ils engagés dans un labyrinthe où ils ne voyoient point d’issue. Ils étoient généralement alarmés pour leurs droits, pour leurs propriétés ; & cette inquiétude ralentit assez long-téms leurs travaux.

Ils ne furent poussés avec vigueur & avec succès qu’après le commencement du siècle. Rien n’en arrêta l’accroissement. Seulement les frontières de la colonie éprouvèrent dans les derniers tems quelques dégâts de la part des ſauvages, irrités par des atrocités & des injuſtices. Ces démêlés furent terminés en 1774. On les auroit oubliés ſans le diſcours que tint Logan, chef des Shaweneſes à Dunmore, gouverneur de la province.

« Je demande aujourd’hui à tout homme blanc, ſi preſſé par la faim, il eſt jamais entré dans la cabane de Logan, ſans qu’il lui ait donné à manger ; ſi venant nud ou tranſi de froid, Logan ne lui a pas donné de quoi ſe couvrir. Pendant le cours de la dernière guerre, ſi longue & ſi ſanglante, Logan eſt reſté tranquille ſur ſa natte, déſirant d’être l’avocat de la paix. Oui, tel étoit mon attachement pour les blancs, que ceux même de ma nation, lorſqu’ils paſſoient près de moi, me montroient au doigt, & diſoient : Logan eſt ami des blancs. J’avois même pensé à vivre parmi vous : mais c’étoit avant l’injure que m’a faite un de vous. Le printems dernier, le colonel Creſſop, de ſang froid & ſans être provoqué, a maſſacré tous les parens de Logan, ſans épargner ni ſa femme, ni ſes enfans. Il ne coule plus aucune goutte de mon ſang dans les veines d’aucune créature humaine. C’eſt ce qui a excité ma vengeance. Je l’ai cherchée. J’ai tué beaucoup des vôtres. Ma haine eſt aſſouvie. Je me réjouis de voir luire les rayons de la paix ſur mon pays. Mais n’allez point penſer que ma joie ſoit la joie de la peur. Logan n’a-jamais ſenti la crainte. Il ne tournera pas le dos pour ſauver ſa vie. Que reſte-t-il pour pleurer Logan quand il ne ſera plus ? Perſonne ».

Que cela eſt beau ! comme cela eſt ſimple énergique & touchant ! Démoſthène, Ciceron, Boſſuet ſont-ils plus éloquens que ce ſauvage ? Quelle meilleure preuve de cette ſentence ſi connue, que c’eſt le cœur qui rend l’homme diſert ?