Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 19

XIX. Gouvernement établi dans la Nouvelle-Angleterre.

Les Habitans de la Nouvelle-Angleterre vécurent quelque tems en paix, ſans ſonger à donner une baſe ſolide à leur bonheur. Ce n’eſt pas que leur charte, ne les autorisât à établir la forme de gouvernement qui leur conviendroit : mais ces enthouſiaſtes ne s’en occupoient pas ; & la métropole ne prenoit pas aſſez d’intérêt à leur deſtinée, pour les preſſer d’aſſurer leur tranquilité. Ce ne fut qu’en 1630 qu’ils ſentirent la néceſſité de donner une forme à leur colonie.

On convint, à cette époque, d’avoir tous les ans une aſſemblée dont les députés ſeroient nommés par le peuple, où ne pourroient ſiéger que les membres de l’égliſe établie, & qui ſeroit préſidée par un chef, ſans autorité particulière. Il fut fait en même temps deux réglemens remarquables. Le premier fixoit le prix du bled. Par le ſecond, les ſauvages devoient être dépouillés de toutes les terres qu’ils ne cultiveroient pas ; & il étoit défendu à tous les Européens, ſous peine d’une forte amende, de leur vendre des liqueurs fortes ou des munitions de guerre.

Le conſeil national étoit chargé de régler les affaires publiques. C’étoit encore une de ſes obligations de juger tous les procès : mais avec les ſeules lumières de la raiſon, & ſans le ſecours ou l’embarras d’aucun code.

On n’imagina pas non plus des loix criminelles : mais celles des juifs furent adoptées. Le ſortilège, le blaſphème, l’adultère, le faux-témoignage furent punis de mort. Les enfans aſſez dénaturés pour frapper ou pour maudire les auteurs de leurs jours, attiroient ſur eux le même châtiment. Ceux qui ſeroient ſurpris en menſonge, dans l’ivreſſe ou à la danſe, devoient être fouettés publiquement, & le plaiſir étoit interdit comme le vice ou le crime. Le jurement & la violation du dimanche étoient expiés par une forte amende. C’étoit encore une douceur d’expier avec de l’argent une omiſſion de prière ou un ſerment indiſcret.

Cette conduite annonce un peuple livré à la plus vile ſuperſtition. Elle fut pouſſée ſi loin, qu’on changea le nom des jours & des mois, comme ayant une origine païenne. Le nom de saint fut également ôté aux apôtres, à leurs ſucceſſeurs, à tous les lieux connus ſous cette dénomination, afin de n’avoir pas cette apparence de communauté avec l’égliſe de Rome. D’autres innovations auſſi bizarres ſont encore atteſtées par les monumens les plus authentiques.

Il eſt également prouvé que le gouvernement défendit, ſous peine de mort, aux puritains, le culte des images, comme autrefois Moïſe avoit défendu aux Hébreux le culte des dieux étrangers ; que la même punition étoit décernée contre les prêtres catholiques qui reviendroient dans la colonie après en avoir été bannis.

Toute l’Europe fut étonnée d’une intolérance ſi révoltante. Mais chaque ſecte chrétienne n’a-t-elle pas toujours borné le nom d’injuſtice, de violence & de persécution aux rigueurs dont elle étoit la victime ? Na-t-elle pas mis au nombre de ſes dogmes ou de ſes préjugés, que la punition, l’exil, le ſupplice de ceux qu’elle appeloit impies, étoit un hommage à la vengeance céleſte, un droit des élus de Dieu contre ſes ennemis ? Cette rage a été bien plus active contre des partiſans dont on ſe voyoit abandonné. Dans les familles religieuſes comme dans les autres, la haine fraternelle eſt la plus ſanglante de toutes. Les apoſtats ſont les premiers dévoués à l’exécration, à l’anathème des dévots.

Tel eſt l’indélébile & funeſte caractère des malheurs engendrés par la ſuperſtition, qu’ils ne ceſſent jamais que pour ſe renouveler. Tous les cultes partent d’un tronc commun, qui ſubſiſte & qui ſubſiſtera à jamais, ſans qu’on oſe l’attaquer, ſans qu’on puiſſe prévoir la nature des branches qu’il repouſſera, ſans qu’il ſoit permis d’eſpérer d’en arracher une ſeule qu’avec effuſion de ſang. Il y auroit peut-être un remède, ce ſeroit une ſi parfaite indifférence des gouvernemens, que ſans aucun égard à la diverſité des cultes, les talens & la vertu conduiſiſſent ſeuls aux places de l’état & aux faveurs du ſouverain. Alors, peut-être, les différentes égliſes ſe réduiroient à des différences inſignifiantes d’école. Le catholique & le proteſtant vivroient auſſi paiſiblement l’un à côté de l’autre, que le cartéſien & le newtonien. Nous diſons peut-être, parce qu’il n’en eſt pas des matières de religion, ainſi que des matières de philoſophie. Le défendeur du plein ou du vuide ne croit ni offenſer ni honorer Dieu par ſon ſyſtême. Le plus zélé ne compromettroit pour ſa défenſe ou ſa propagation, ni ſon repos, ni ſon honneur, ni ſa fortune, ni ſa vie. Qu’il perſiſte dans ſon opinion ou qu’il l’abandonne, on ne l’appellera point apoſtat. Ses leçons ne ſeront point traitées d’impiétés & de blaſphêmes ; comme il arrive dans les diſputes de religion, où l’on croit la gloire de Dieu intéreſſée ; où l’on tremble pour ſon ſalut à venir, & pour la damnation éternelle des ſiens ; où ces conſidérations ſanctifient les forfaits, & réſignent à tous les ſacrifices.

Que faire donc ? Faut-il, à l’exemple d’un peuple innocent & ſimple, qui voyoit l’embrâſement religieux prêt à gagner ſa paiſible contrée, défendre de parler de Dieu, ſoit en bien, ſoit en mal ? Non, certes. La loi d’un ſilence qu’on ſe feroit un crime d’obſerver, ne ſeroit que de l’huile jetée ſur le feu. Faut-il laiſſer diſputer ſans s’en mêler ? Ce ſeroit le mieux ſans doute : mais ce mieux là ne ſera point ſans inconvénient, tant que les premières années de nos enfans ſeront confiées à des hommes qui leur feront ſucer avec le lait le poiſon du fanatiſme dont ils ſont enivrés. Et quand les pères deviendroient les ſeuls inſtituteurs religieux de leurs enfans, n’y auroit-il plus de déſordre à craindre ? J’en doute. Encore une fois, que faire donc ? Sans ceſſe parler de l’amour de nos ſemblables. On lit de l’iſle de Ternate que les prêtres y étaient muets. Il y avoit un temple ; au milieu du temple une pyramide, & ſur cette pyramide : Adore Dieu, observe les loix, aime ton prochain. Le temple s’ouvroit un jour de la ſemaine. Les inſulaires s’y rendoient. Tous ſe proſternoient devant la pyramide ; le prêtre, debout à côté, en ſilence, montrait de l’extrémité de ſa baguette l’inſcription. Les peuples ſe relevoient, ſe retiroient, & les portes du temple ſe refermoient pour huit jours. J’aſſurerois bien qu’il n’eſt mention dans les annales de cette iſle, ni de diſputes, ni de guerres de religion. Mais où verra-t-on jamais un miniſtère indifférent, un catéchiſme auſſi court, & un prêtre muet ? Tachons donc de nous réſigner à toutes les calamités d’un miniſtère intolérant, d’un catéchiſme compliqué, & d’un prêtre qui parle.