Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 20

XX. Le fanatiſme remplit de calamités la Nouvelle-Angleterre.

Ces malheurs fondirent ſur les infortunés habitans de la Nouvelle-Angleterre, qui, moins furieux que leurs frères, osèrent dire que le magiſtrat n’avoit pas le droit de contrainte, en matière de religion. Ce fut un blaſphême, devant des théologiens qui avoient mieux aimé quitter leur patrie, que de montrer quelque déférence pour l’épiſcopar. Par cette pente du cœur humain qui marche de l’indépendance à la domination, ils avoient changé de maxime en changeant de climat, & ſembloient ne s’être arrogé la liberté de penſer, que pour l’interdire aux autres. Ce ſyſtême d’intolérance fut appuyé du glaive de la loi, qui voulut trancher ſur les opinions, en frappant les diſſidens de peines capitales. Les hommes convaincus ou ſoupçonnés de tolérantiſme, furent exposés à de ſi cruelles vexations, qu’ils ſe virent obligés d’abandonner leur nouvel aſyle, pour en chercher un autre exposé à moins d’orages.

Cette maladie de religion étendit ſa sévérité juſqu’aux objets les plus indifférens de leur nature. On en a pour garant une délibération publique, copiée ſur les regiſtres même de la colonie.

« C’eſt une choſe univerſellement reconnue, que l’uſage de porter les cheveux longs, à la manière des perſonnes ſans mœurs & des barbares Indiens, n’a pu s’introduire en Angleterre, qu’au mépris ſacrilège de l’ordre exprès de Dieu, qui dit qu’il eſt honteux à un homme qui a quelque ſoin de ſon âme, de porter des cheveux longs. Cette abomination excitant l’indignation de tous les gens pieux ; nous, magiſtrats, zélés pour la pureté de la foi, déclarons expreſſément & authentiquement que nous condamnons l’impie uſage de laiſſer croître ſa chevelure ; uſage que nous regardons comme une choſe évidemment indécente & malhonnête, qui défigure horriblement les hommes, offenſe les âmes ſages & modeſtes, autant qu’elle corrompt les bonnes mœurs. Juſtement indignés contre ce ſcandaleux uſage, nous prions, exhortons, invitons inſtamment tous les anciens de notre continent, de faire éclater leur zèle contre cette odieuſe coutume, de la proſcrire par toutes ſortes de moyens, & ſur-tout d’avoir ſoin que les membres de leurs égliſes n’en ſoient point ſouillés ; afin que ceux qui, malgré ces sévères défenſes & les voies de correction qui ſeront pratiquées à ce ſujet, ne ſe hâteront pas de s’interdire cet uſage, aient Dieu & les hommes en même tems contre eux ».

Ce rigoriſme, qui rend l’homme dur à lui-même, puis inſociable ; d’abord victime, enſuite tyran, ſe déchaîna contre les Quakers. Ils furent empriſonnés, fouettés & bannis. La fière ſimplicité de ces nouveaux enthouſiaſtes qui béniſſoient le ciel & les hommes, au milieu des tourmens & de l’ignominie, inſpira de la vénération pour leurs perſonnes, fit aimer leurs ſentimens, & multiplia leurs prosélytes. Ce ſuccès aigrit leurs persécuteurs, & les porta aux extrémités les plus ſanguinaires. Ils firent pendre cinq de ces malheureux, qui étoient furtivement revenus de leur exil. On eût dit que les Anglois n’étoient allés en Amérique, que pour exercer ſur leurs compatriotes toutes les cruautés que les Eſpagnols avoient exercées contre les Indiens ; ſoit que le changement de climat rendît les Européens plus féroces ; ſoit que la fureur de religion ne puiſſe trouver de terme que dans l’extinction de ſes apôtres ou de ſes martyres. La persécution fut enfin arrêtée par la métropole même, d’où elle avoit été portée.

Un peuple mélancolique par caractère, étoit devenu ſombre & farouche. Le ſang de ſon monarque couloit encore à ſes yeux. Les uns pleuroient en ſecret ce grand aſſaſſinat ; les autres en auroient volontiers fait un jour de fête. La nation étoit divisée en deux partis violens. Ici, l’on préparoit la vengeance ; là, on s’occupoit à la prévenir par des délations toujours ſuivies d’exils, d’empriſonnemens & de ſupplices. La méfiance séparoit les pères des enfans, les amis des amis. Le tyran ombrageux étoit entouré de courtiſans ombrageux qui entretenoient ſes alarmes, ſoit pour s’élever aux grandes places de l’état, ſoit pour en faire tomber leurs ennemis ou leurs rivaux. La hache étoit ſuſpendue ſur toutes les têtes. La fréquence des révoltes, occaſionnoit la fréquence des exécutions ; & les exécutions fréquentes de perſonnages illuſtres & de citoyens obſcurs, perpétuoient la terreur populaire. Cromwel diſparut enfin. L’enthouſiaſme, l’hypocriſie, le fanatiſme concentrés dans ſon ſein comme dans leur foyer ; les factions, les révoltes, les proſcriptions : tous ces monſtres deſcendirent avec lui dans la tombe. Un jour plus ſerein commença à luire ſur l’Angleterre. Charles II, en recouvrant l’empire, introduiſit parmi ſes ſujets l’eſprit de ſociété, le goût de la table, de la convention, des ſpectacles, de tous les plaiſirs qu’il avoit trouvés en Europe, quand il erroit d’une cour à l’autre, pour recouvrer une couronne que ſon père avoit perdue ſur l’échafaud. Il eut pour apôtres de ſes principes une multitude de femmes galantes, de favoris débauchés, de beaux-eſprits libertins. En peu de tems il changea les mœurs générales ; & il ne falloit pas moins qu’une ſemblable révolution pour aſſurer la tranquilité de ſon adminiſtration ſur un trône enſanglanté. Ce prince étoit un de ces voluptueux délicats, que l’amour des plaiſirs ſenſuels rend quelquefois humains & ſenſibles à la pitié. Touché des ſupplices des Quakers, il en interrompit le cours en Amérique, par une ordonnance de 1661 : mais il ne put y étouffer entièrement l’eſprit persécuteur.

La colonie avoit mis à ſa tête Henri Vane, fils de ce Vane qui s’étoit ſi fort ſignalé dans les troubles de ſa patrie. Ce jeune homme, enthouſiaſte, entêté, digne en tout de ſon père, ne pouvant ni vivre en paix lui-même, ni y laiſſer les autres, reſſuſcita les diſputes également ridicules & ſurannées de la grâce & du libre arbitre. On ſe paſſionna pour ces obſcures & frivoles queſtions. Peut-être auroient-elles allumé une guerre civile, ſi des nations ſauvages, réunies entr’elles, tombant ſur les plantations des Anglois, n’en euſſent maſſacré un grand nombre. Grâces à leurs querelles théologiques, les colons ſentirent d’abord foiblement une ſi rude perte. Mais enfin le danger univerſel devint ſi preſſant, qu’on courut aux armes. L’ennemi repouſſé, la colonie rentra dans ſon caractère de diſſenſion. Cet eſprit de vertige éclata même en 1692, par des atrocités dont l’hiſtoire offre peu d’exemples.

Dans une ville de la Nouvelle-Angleterre, nommée Salem, vivoient deux filles ſujettes à des convulſions, qui étoient accompagnées de ſymptômes extraordinaires. Leur père, paſteur de cette égliſe, les crut enſorcelées. Soupçonnant une ſervante Indienne, qui étoit chez lui, d’avoir jeté quelque ſort ſur ſa famille, à force de mauvais traitemens, il lui fit avouer qu’elle étoit ſorcière. D’autres femmes, séduites par le plaiſir d’intéreſſer le public, crurent que des convulſions qu’elles ne devoient qu’à la nature de leur ſexe, avoient la même origine. Trois citoyens, qu’on nomme au haſard, ſont auſſi-tôt mis en priſon, accusés de ſortilège, condamnés à être pendus, & leurs cadavres ſont abandonnés aux bêtes féroces, aux oiſeaux de proie. Peu de jours après, ſeize perſonnes ſubiſſent le même ſort, avec un juriſconſulte, qui, refuſant de plaider contre elles, eſt, dès-lors, convaincu d’être leur complice. Ces horribles & lugubres ſcènes, embrâſent l’imagination de la multitude. La foibleſſe de l’âge, les infirmités de la vieillerie, l’honneur du ſexe, la dignité des places, la fortune, la vertu ; rien ne met à couvert d’un odieux ſoupçon, dans l’eſprit d’un peuple obsédé par les fantômes de la ſuperſtition. On immole des enfans de dix ans ; on dépouille de jeunes filles ; on cherche ſur tout leur corps, avec une impudente curioſité, des marques de ſorcellerie ; on prend des taches ſcorbutiques que l’âge imprime à la peau des vieillards, pour des empreintes du pouvoir infernal. Le fanatiſme, la méchanceté, la vengeance choiſiſſent, à leur gré, leurs victimes. Au défaut de témoins, on emploie les tortures ; & les bourreaux dictent eux-mêmes les aveux qu’ils veulent obtenir. Si les magiſtrats ſe refuſent à continuer ces horribles exécutions ; ils ſont accusés des forfaits imaginaires qu’ils ceſſent de punir. Les miniſtres de la religion leur ſuſcitent des délateurs, qui leur font payer de leur tête les remords tardifs que leur arrache l’humanité. Les ſpectres, les viſions, la terreur & la conſternation, multiplient ces prodiges de folie & d’horreur. Les priſons ſe rempliſſent, les gibets reſtent toujours dreſſés. Tous les citoyens ſont plongés dans une morne épouvante. Les plus ſages s’éloignent, en gémiſſant, d’une terre maudite, enſanglantée ; & ceux qui y reſtent, ne lui demandent qu’un tombeau. On s’attendoit à la ſubverſion totale de cette déplorable colonie ; lorſqu’au plus fort de l’orage, les vagues tombent & s’appaiſent. Tous les yeux s’ouvrent à la fois. L’excès du mal réveille les eſprits qu’il avoit engourdis. À cette ſtupidité profonde, ſuccède un remords cuiſant & douloureux. Un jeûne général, des prières publiques, demandent pardon au ciel de l’avoir invoqué pour de tels ſacrifices, d’avoir cru le fléchir par le ſang qui l’irrite. On baigne de larmes une terre qui fut innocente & pure, avant d’être ſouillée par le culte ſacrilège & parricide des Européens.

La poſtérité ne ſaura jamais, ſans doute, quelle fut l’origine, quel fut le remède de cette épidémie. Elle avoit peut-être ſa ſource dans la mélancolie que des enthouſiaſtes persécutés avoient apportée de leur pays ; qui s’étoit nourrie avec le ſcorbut qu’ils avoient pris ſur mer ; qui s’étoit fortifiée par les vapeurs & les exhalaiſons d’une terre nouvellement défrichée, par les incommodités & les peines inséparables d’un changement de climat & de genre de vie. Cette contagion ceſſa, comme tous les maux épidémiques, par la communication même qui l’épuiſa ; comme tous les maux de l’imagination, qui s’évaporent par les tranſports du délire. Le calme vint après la fièvre ardente, & ce ſombre accès d’enthouſiaſme ne reprit plus aux Puritains de la Nouvelle-Angleterre.

En renonçant à l’eſprit de persécution qui a marqué de ſang toutes les ſectes, les habitans de cette colonie conſervèrent encore de trop fortes teintes du fanatiſme & de la férocité qui avoient ſignalé les triſtes jours de ſa naiſſance.

La petite-vérole, qui eſt moins ordinaire mais plus meurtrière en Amérique qu’en Europe, cauſoit, en 1721, des ravages inexprimables à Maſſachuſet. Cette calamité fait penſer à l’inoculation. Pour prouver l’efficacité de cet heureux préſervatif, un médecin habile & courageux inocule ſa femme, ſes enfans & ſes domeſtiques ; il s’inocule lui-même. On l’inſulte ; on le regarde comme un monſtre vomi par l’enfer ; on le menace de l’aſſaſſiner. Ces fureurs n’ayant pas empêché un jeune homme très-intéreſſant de recourir à cette pratique ſalutaire, un ſcélérat ſuperſtitieux monte à ſa fenêtre durant la nuit, & jette dans la chambre une grenade remplie de matières combuſtibles.

Les citoyens les plus raiſonnables ne ſont pas révoltés de tant d’atrocités ; & leur indignation ſe porte ſur les eſprits hardis qui aiment mieux recourir au ſavoir des hommes que de s’en rapporter aux vues de la providence. Le peuple eſt affermi par ces diſcours inſensés dans la réſolution de ne pas ſouffrir une nouveauté qui doit attirer ſur l’état entier les infaillibles & terribles effets du courroux céleſte. Le magiſtrat qui craint une sédition, ordonne aux médecins de s’aſſembler. Par conviction, par foibleſſe ou par politique, ils déclarent l’inoculation dangereuſe. Un bill la défend ; & ce bill eſt reçu avec un applaudiſſement dont il n’y avoit point d’exemple.

Vous ſentez vos cheveux s’agiter ſur votre front. Vous frémiſſez d’horreur ; & vous avez oublié les obſtacles que cette pratique ſalutaire a trouvés parmi vous ; & vous ne penſez pas que vous auriez commis les mêmes atrocités il y a deux cens ans. Avouez donc enfin les ſervices importans que vous a rendus le progrès des lumières. Ayez pour leurs promoteurs le reſpect & la reconnoiſſance que vous devez à des hommes utiles qui vous ont garantis de tant de crimes que vous euſſiez commis par ignorance & par ſuperſtition.

Peu d’années après, s’ouvre une nouvelle ſcène encore plus atroce. Depuis long-tems on accordoit dans ces provinces une odieuſe prime à ceux des colons qui donnoient la mort à quelque Indien. Cette récompenſe fut portée en 1724 à 2 250 liv. John Lovewel, encouragé par un prix ſi conſidérable, forme une compagnie d’hommes féroces comme lui pour aller à la chaſſe des ſauvages. Un jour il en découvrit dix, paiſiblement endormis autour d’un grand feu. Il les maſſacra, porta leur chevelure à Boſton, & reçut la récompenſe promiſe. Anglo-Américains, oſez à préſent adreſſer quelques reproches aux Eſpagnols ? Qu’ont ils fait ? qu’auroient-ils pu faire de plus inhumain ?… Et vous étiez des hommes ? & vous étiez des hommes civilisés ? & vous étiez des chrétiens ? Non. Vous étiez des monſtres à exterminer ; vous étiez des monſtres contre leſquels une ligue formée eût été moins criminelle que celle que Lovewel forma contre les ſauvages. Si le lecteur me demande la date de cette ſcélérateſſe ; ſi elle eſt de la fondation de la colonie ou d’un tems moderne, j’eſpère qu’il me diſpenſera de lui répondre.